Revue musicale - 31 octobre 1878

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Revue musicale - 31 octobre 1878
Revue des Deux Mondes3e période, tome 30 (p. 194-214).
REVUE MUSICALE

M. Gounod a écrit jusqu’à ce jour quatre opéras pour notre première scène lyrique : Sappho (16 avril 1851), la Nonne sanglante (1854), la Reine de Saba (28 février 1862), et finalement Polyeucte, qu’on vient de représenter; sur ces quatre ouvrages, trois ont complètement disparu, et le plus récent aura selon toute vraisemblance le destin des trois autres. Chose singulière que Faust, l’unique partition de l’auteur qui se maintienne au répertoire, n’y soit point née, et qu’il ait fallu pour l’importer du Théâtre-Lyrique les prédilections particulières de M. Perrin, qui, cédant à son goût du pittoresque, résolut d’installer en bon lieu cette musique et de la tirer de l’obscurité à grand renfort de lumière électrique! C’est que peut-être M. Gounod ne s’est jamais trop rendu compte de l’objectif vers lequel il tendait au théâtre. Des doctrines, n’en a pas qui veut. Regardez M. Richard Wagner; c’est un caractère, un homme d’esthétique et de science, entêté, mais convaincu, personnel à outrance, mais virilement, sans roucoulades ni vapeurs ; s’il lui prend fantaisie d’écrire des préfaces ou de gros livres, sa discussion vous montre tout de suite que vous avez affaire à un écrivain qui connaît son métier; vous pouvez être en absolu désaccord sur les principes, mais il ne vous est pas permis de nier que tout cela soit d’un style solide et fort, d’un esprit toujours sûr de la question mythique, religieuse, historique et philosophique qu’il agite. Qui dit maître, dit unité de conception. Spontini, Weber, Meyerbeer, ont un ensemble de doctrines qui ressort de leurs œuvres mêmes. Jamais l’amour féminin, l’amour pur, chaste, sublime, ne trouva pour s’exprimer au théâtre une voix plus adorable que la voix de Julia dans la Vestale. C’est de l’antique, non plus sophistiqué d’après Gluck, mais de l’antique révélé, inspiré, ayant vie et parfum, l’antique de notre André Chénier en poésie. Que sont, près de cette incomparable invocation à Lucine, de ce mélodieux soupir d’une belle âme divinement émue, vos hymnes à Vesta avec leurs savantes combinaisons de timbres où la clarinette « voilée et pudique » se charge de donner à ce qu’on nous chante « une transparence mystique et céleste?» Eh bien, Spontini, même alors qu’il ne s’élève plus à ces hauteurs, ne se contredit pas ; si de la Vestale vous passez à Fernand Cortez, à Olympie, vous saisirez toujours un idéal de conception ferme et soutenu. Weber et Meyerbeer, eux aussi, savent ce qu’ils veulent; M. Richard Wagner, bien qu’il ne soit pas un homme de théâtre dans le sens que nous prêtons au mot, connaît d’avance le terrain qu’il parcourt et reste fidèle à son programme; s’il étude une situation, c’est que sa théorie lui défend de l’aborder; mais la situation ne lui échappe pas. Ainsi, par exemple, il évitera ces longs quatuors coupés à l’italienne, et s’il veut peindre un épisode de catacombes, il se dira qu’il faut que la scène soit imposante, courte, et se hâte vers l’événement; quant à ce jeune Romain chantant des barcarolles vénitiennes dans sa gondole, il l’exclura d’emblée comme un personnage compromettant qui pourrait faire croire à la galerie qu’il vient là uniquement pour faciliter l’écoulement d’une romance dont le dessin rythmique est d’ailleurs charmant.

En avait-on assez parlé de cette scène du baptême ! l’effet n’a pas répondu à ce que les amis de l’auteur en attendaient, et, ni comme élévation, ni comme caractère, ne saurait se comparer à rien de ce que nous offrent en ce genre la Juive et le Prophète. Cela débute par une marche religieuse bien manœuvrée et se terminant sur un silence placé devant la pénultième note du rythme; la prière des chrétiens qui vient ensuite manque d’invention, et ce fameux morceau, qui devait porter la fortune de l’ouvrage, risquerait de sombrer, n’était un beau mouvement de Polyeucte qui remet juste à flot l’équipage. Qu’on se figure une gamme chromatique ascendante, suivie d’une progression descendante; l’inspiration vaut ce qu’elle vaut, mais il n’y a pas moins là un très habile emploi des nuances; la même phrase reprise en chœur, — toujours en harmonie plaquée, — termine ce deuxième acte. Je parlerai du ballet tout à l’heure, car pour ce qui constitue le premier tableau du troisième acte, le mieux est de ne point s’en expliquer ; la cantilène de Sévère se rattache à cette catégorie de mélodies de salon dont le Gounod de Venise et de Medjé possède à part lui une foule d’assortissemens plus avantageux les uns que les autres, et le duo entre Polyeucte et Néarque pourrait être de Carafa. Le quatrième acte s’ouvre par les célèbres stances de Corneille mises en mélopée; puis, comme si ce n’était point assez de psalmodie, commence une récitation de l’Évangile que suit un remarquable duo entre Polyeucte et Pauline, qui me semble n’être point apprécié à son mérite; j’en dirai autant du Credo du cinquième acte, large et superbe phrase dont le public ne tient pas compte à l’auteur, peut-être à cause de cette largeur même, de cette trop grande dilatation qui ne lui permet pas d’en saisir l’unité de prime abord. C’est que des qualités que le théâtre exige, M. Gounod n’en possède, hélas! aucune. Son style, que les musiciens d’aujourd’hui, dans ce jargon d’atelier qu’ils empruntent aux peintres, appellent le gounodisme, son style seul est la négation du mouvement, il s’écoute phraser, se dilate jusqu’à la pâmoison. Un moment ce gounodisme réussit; au lendemain des grands jours de Rossini et de Meyerbeer notre désœuvrement s’éprit de ces demi-teintes et de ces langueurs, puis bientôt on s’en dégoûta, et l’heure vint où le public réédita pour M. Gounod le mot de lord Palmerston à Napoléon III : « Décidément votre air de la reine Hortense ne suffit plus à la situation, il faudrait tâcher de trouver autre chose et d’accentuer. »

Que faire en pareil cas? un oratorio, un Polyeucte; s’abîmer dans la contemplation de l’être, nier résolument l’action, renoncer au drame comme le renard renonce aux raisins, bref, maximer son impuissance, ce qui vaudra toujours mieux que la reconnaître. A la bonne heure. Seulement quand on a de ces desseins sublimes à réaliser, c’est autre part qu’à l’Opéra qu’il faut aller; peu de gens, je suppose, approuveraient un hagiographe comme Hippolyte Flandrin choisissant une salle de spectacle pour y développer ses théories de vierges martyres et de pères séraphiques. Le théâtre vit d’action, d’intrigue et de passions ; mais si vous avez à nous entretenir de vos idées religieuses et de votre foi apostolique, écrivez de la musique sacrée et défiez-vous même là de ce philosophisme sentimental qui vous égare. Händel ni Bach n’ont jamais rien su de ce mysticisme vaporeux, hystérique, d’invention toute moderne, et qui est bien la chose la plus antimusicale qui se puisse imaginer; leurs poèmes sont des modèles de haute et solide architecture, leurs personnages, tout divins qu’il soient, se meuvent en pleine humanité, robustes et puissans comme les prophètes et les sibylles de Michel-Ange, ils ont des sanglots qui vous déchirent les entrailles, des douleurs dont l’immensité vous pénètre ; douleurs vraies, profondes, qui vous grandissent à vos propres yeux. Vous ne perdez pas votre temps à fureter dans leur orchestre pourvoir par quelles savantissimes combinaisons des cuivres, des cordes et des bois on obtient « ces violets, ces lilas, ces gris-perle et ces or pâle ; » mais vous êtes sous la main du maître qui vous gouverne et vous remue, et vous lui savez gré de vous tenir ce fier langage ; vous vous inclinez, vous vous prosternez devant cette voix qui jusque parmi les nuées reste humaine et vous parle du christianisme et de ses mystères comme un homme parle à des hommes, vous nagez non plus dans un fluide magnétique, mais dans la libre et vivifiante atmosphère du génie. Tenez, votre scène du cirque au cinquième acte de Polyeucte, Sébastien Bach l’a faite et avec quel instinct du théâtre et quelle dramaturgie sacrée ! On a du maître d’Eisenach une Passion selon saint Matthieu, qui fut exécutée il y a quelques années au Panthéon sous la direction de M. Pasdeloup. Là se trouve la figuration scénique de la mort du juste, poursuivi, flagellé d’invectives jusque sur sa croix. Écoutez ces cris de haine, ces hurlemens de bêtes fauves, emmêlés, fondus, enchevêtrés dans la contexture harmonique et fuguée ; cela monte, descend, se heurte, se croise, se multiplie, vous entendez à la fois toutes les vociférations d’une multitude ameutée ; maintenant, si vous voulez respirer le vide, retournez-vous du côté de Polyeucte, de cette scène du cirque où l’auteur ne trouve rien de mieux que des accords plaqués pour nous peindre la tumultueuse effervescence d’une populace criant : Mort aux chrétiens ! selon la formule et comme elle crierait : Marchons, marchons, suivons ses pas. C’était bien la peine en vérité de tant reprocher à Verdi ses unissons pour se vouer ainsi au culte incessant de l’harmonie plaquée ; vous ne trouverez que cela dans Polyeucte, dans la marche triomphale du premier acte, dans la scène du baptême, toujours les mêmes procédés, partout des parties juxtaposées, jamais rien d’entrelacé, des chœurs et des ensembles où les parties basses subissent servilement le dessin rythmique des ténors et des soprani. « Une cause à laquelle j’ai voué toute la lumière de mon esprit et toutes les forces de mon cœur, c’est la haine implacable de la formule, de l’enveloppe vide, c’est l’amour de la forme directement issue de l’émotion qui en est la substance et la raison. » Tout n’est-il donc que vanité et contradiction en ce monde, qu’un artiste capable d’écrire une pareille profession de foi puisse ensuite se payer de lieux communs et saisir ainsi toute occasion de rajuster à son propre usage les ritournelles les plus démodées et par l’emploi qu’en ont fait trois ou quatre générations de musiciens et par l’abus qu’il en a fait lui-même ! Quant à cette note particulière à M. Gounod, à cette forme « directement issue de l’émotion, » il s’en faut et de beaucoup qu’elle soit absente ; la phrase de Polyeucte, après l’accomplissement du baptême, le duo de la prison au quatrième acte, le duo entre Pauline et Sévère sont des morceaux inspirés et procédant de l’émotion directe. Et encore dans ce duo, comme dans toutes les parties chantantes de l’opéra, vous retrouverez partout les mêmes procédés de terminaison : toujours la sous-dominante avec une grande valeur suivie de la tonique et précédée du même groupe de sons.

Talent essentiellement subjectif, M. Gounod n’a jamais plus d’abondance et de chaleur que lorsqu’il se chante lui-même, je dirai plus, il n’est intéressant qu’à ce titre, et c’est pourquoi tous ses opéras, absolument manqués au point de vue du théâtre, renferment ici et là des beautés sentimentales où vous vous laissez distraire, négligeant, oubliant l’action qui se joue pour vous attarder à des curiosités d’ordre purement psychologique. On a raconté que cette conception de Polyeucte serait née d’une pensée de détachement terrestre venue à l’auteur pendant un séjour à Rome, sur ce sol des grandes conversions où l’abbé Liszt ouvrit ses yeux à la lumière, ce qui lui valut d’écrire son fameux poème de « Saint François prêchant aux petits oiseaux. » S’il en était ainsi, l’œuvre prendrait couleur d’oratorio et même sous cet aspect prêterait encore le flanc à bien des critiques, dont la première serait de prêcher contre son propre enseignement. Dans cette œuvre de haute confession apostolique, tout l’avantage échoit aux païens; ce sont eux qui chantent les plus jolis airs et dansent les plus jolis pas. La partie la plus sympathique du personnage de Pauline est celle qui se dérobe discrètement dans la demi-teinte à l’ombre de l’autel des faux dieux; il suffit à Sévère, dans le quatuor du premier acte, d’ouvrir la bouche pour gagner à lui tous les cœurs, la barcarolle du jeune patricien Sextus à Diane et aux naïades rafle si bien les applaudissemens qu’il n’en reste plus ensuite pour la scène du baptême, et le ballet contient certainement, et comme mélodie et comme science harmonique et orchestrale, les pages les plus exquises de l’ouvrage; jamais M. Gounod n’a déployé plus de talent que dans ces différentes suites d’orchestre que termine une tarentelle éblouissante. Quant à Polyeucte, il semble difficile d’imaginer un héros d’opéra plus décidément insupportable. Cet homme, ce mari en possession d’une femme dévouée et charmante, adoré d’elle, aimé, estimé, fêté de tous et qui, libre de ses mouvemens et de sa conscience, alors que personne ne le gêne en rien, sans provocation, sans injure, se rue aux actes les plus frénétiques, cet homme-là produit sur nous au théâtre l’effet d’un enragé maniaque, et le public, contrairement aux visées de l’auteur, se range du côté de Jupiter.

Ni oratorio, ni opéra, que sera-ce donc alors que Polyeucte ! Une vaste foire à décors resplendissans, à costumes variés, à promenades triomphales, un magasin, un capharnaüm où s’entassent des richesses orchestrales très réelles à côté de redites, de placages, d’emprunts faits à tous les styles, même à ceux qu’on affecte de dédaigner le plus : défroques de Verdi, d’Halévy, de Rossini, d’Auber et de Caraffa, — tout cela noyé dans un flot de sensualisme individuel que les fervens prennent pour l’expression suprême du mystique amour, et qui leur donne l’illusion d’un chef-d’œuvre. — Le succès sera pour M. Halanzier et les magnificences de sa mise en scène, il sera aussi pour les deux principaux interprètes. J’ai nommé Gabrielle Krauss et M. Lassalle. Cette création du rôle de Pauline est de nature à classer Mlle Krauss au premier rang des tragédiennes. Alors que tant d’autres, et Rachel elle-même, poussaient surtout vers les effets et se réservaient pour certains momens attendus des amateurs de l’orchestre, elle envisage la figure d’ensemble, atténue au lieu d’accentuer; grave, simple. pudique, une vraie fille de l’antique Rome, que l’exaltation peut entraîner à son heure, mais qui s’inspire surtout de son devoir de femme et d’épouse. De la cantatrice je ne dirai qu’un mot : son art me semble encore avoir grandi depuis l’Africaine. Inutile d’insister sur les passages dramatiques mis par elle en lumière et que toute la salle applaudit, mais je recommande aux gens de goût, aux difficiles et aux délicats, dans son duo avec Sévère, la terminaison d’une phrase d’importance secondaire: « Donnant sa main, il faut qu’elle donne son âme. » — Cela passe presque inaperçu et c’est la perfection. Je ne me bornerai pas à vanter chez M. Lassalle sa ressemblance avec le masque de Lucius Verus et sa belle tournure de triomphateur romain.

Romanos ad templa deum duxere triumphos,


dirait Virgile. J’aime aussi à reconnaître que sous ce héros il y a un chanteur. M. Lassalle est un Sévère des plus imposans, et s’il n’a pas, comme dans le Roi de Lahore, une de ces cantilènes de rencontre qui, par leur vulgarité même, font appel aux applaudissemens, sa voix superbe, toujours bien gouvernée, s’étend également sur tout le rôle.


Stendhal prétendait que ce qu’il fallait à l’Opéra c’était de bons vieux mélodrames ayant déjà fourni plusieurs carrières au boulevard, ce genre d’ouvrages possédant le double avantage d’offrir aux compositeurs des situations théâtrales et d’être aisément compris du public. Le paradoxe a du vrai en ce qui concerne le sujet, pour lequel il se peut en effet que ce soit un avantage d’être connu d’avance, quoique à mon sens rien n’empêche un auteur dramatique, lorsqu’il écrit un opéra, d’avoir à la fois de l’invention et de la clarté; Scribe l’a bien prouvé, et quelques-uns de ses poèmes seraient des chefs-d’œuvre, s’il n’y manquait le style. J’entends ici non pas simplement la façon dont s’expriment ses personnages, mais l’être même de ces personnages sans relief, sans couleur, sans vie distincte, n’empruntant à la légende et à l’histoire que leurs noms. Grâce à Meyerbeer, l’inconvénient disparaissait, ou du moins s’effaçait beaucoup ; le musicien avait à part lui, en fait de style et de caractéristique, assez de ressources pour subvenir largement à toutes les dépenses. À ce point de vue, les Huguenots sont et demeurent le plus magnifique témoignage de ce que peut un musicien venant en aide à son poète et le ressaisissant, le relevant imperturbablement dans chacune de ses erreurs et de ses défaillances. Le malheur veut que les Meyerbeer ne se rencontrent pas tous les jours et que les répertoires, si beaux qu’ils soient, aient besoin de se renouveler. Avec les épigones, les maniéristes de la génération suivante, une autre théorie commença de prévaloir. Le musicien, n’ayant plus les reins assez forts pour porter à lui seul tout le fardeau, se prit à regarder du côté des littératures étrangères : là se trouveraient toutes les conditions voulues; d’abord l’anecdote connue du monde entier, puis la pièce, puis les caractères. On avait devant soi la page toute tracée, il ne s’agissait plus que d’y mettre les enluminures; travail de curieux, d’ornemaniste, tenant de la calligraphie et du commentaire. Les maîtres de l’âge précédent avaient créé de toutes pièces, on s’adressa de préférence aux illustrations, à l’arabesque, on appliqua musicalement au Faust de Goethe la nonchalante et mièvre imagerie d’Ary Scheffer; Mignon, Hamlet et Roméo eurent les violens à leurs trousses. Assurément nous ne prétendons point que la musique se fût fait faute jusqu’alors de toucher aux chefs-d’œuvre du théâtre étranger, mais c’était la première fois que l’exploitation revêtait en quelque sorte couleur poétique et semblait viser autre chose que le simple élément anecdotique du sujet. Qu’était-ce que la part psychologique attribuée à l’inspiration musicale dans tous ces emprunts antérieurs faits aux répertoires de Shakspeare ou de Schiller? absolument rien. Qu’est-elle aujourd’hui? absolument tout. Les Romeo anecdotiques, les partitions à quatre duos d’amour, comme disait Rossini, couvraient déjà la place bien avant que M. Gounod vînt au monde, et son ouvrage nous est né juste à point pour compléter la douzaine.

Comptons un peu : il y eut en premier lieu, voici tantôt cent ans, celui de Benda, un Roméo en trois actes, les délices des amateurs d’outre-Rhin à cette époque, et que Forkel classe fort au-dessus des opéras de Gluck. La pièce a quatre personnages, le dialogue parlé y joue un rôle important, point de finales ni de grands morceaux, un chœur seulement et très court au dénoûment pour conclure; l’opéra s’ouvre par un air passionné de Juliette auquel succède un duo non moins délirant de Roméo, tout cela sans préparation ni souci des gradations scéniques. En dehors du couple amoureux figure le vieux Capulet, chantant le baryton, et Fraulein Laura, une espèce de soubrette égrillarde remplaçant la nourrice. Au dénoûment, Juliette secoue sa léthargie et se réveille juste à temps pour empêcher Roméo de prendre le poison; les deux amans se précipitent dans les bras l’un de l’autre, et tout finit par un rondo. Il va de soi que je ne parle ici que sur ouï-dire. Le docteur Hanslick, qui, paraît-il, connaît à fond l’œuvre de Benda, en vante beaucoup la mélodie et surtout l’expression dramatique infiniment supérieure, selon lui, aux diverses interprétations italiennes du sujet. Le Roméo de Benda est de 1772; Schwanberg, en 1782, écrit le sien, puis se succèdent presque coup sur coup celui de Marescalchi (1789) et celui de Rumling (1790). Dalayrac, en 1792, inaugure la série française que Steibelt un an plus tard enrichit de son chef-d’œuvre. Avec Zingarelli, l’Italie commence à prendre part à ce concours des nations; puis quatorze ans s’écoulent ju jour où Guglielmi (1816) tente de nouveau l’aventure; après Guglielmi vient Vaccaï (1826), lequel passe la main à Bellini (1830); suit un long silence de trente-cinq ans, qu’interrompt seulement le splendide intermède symphonique de Berlioz; après quoi se manifestent, en 1865, le Roméo de Marchetti et, en 1867, le Romeo de M. Gounod. Si je ne me suis trompé, nous tenons la douzaine. Inutile d’ajouter que la plupart de ces opéras sont écrits dans un système tout à fait en dehors de celui qui se pratique aujourd’hui, le système pur et simple du bel canto italiano fiorito o spianato.

De toutes ces mirifiques découvertes qui nous ont depuis tant échauffés, les musiciens de cet âge d’or de l’italianisme triomphant n’avaient cure ; deux ou trois mélodies heureusement trouvées et bien dans le sentiment suffisaient à l’œuvre comme raison d’être, et les chanteurs se chargeaient ensuite du succès; les chanteurs, je veux dire les cantatrices, car c’était de règle en Italie que cette partition aux quatre duos d’amour réunît les deux étoiles de la troupe, le soprano chantant naturellement Juliette et le contralto prêtant au personnage de Roméo sa voix plus grave et ses jambes d’éphèbe. Attrait d’ailleurs très facile à comprendre et qui certes en valait bien d’autres quand la Juliette s’appelait la Sontag et le Roméo la Malibran. Le public de cette génération, que nous aurions mauvaise grâce de dédaigner, ne marchandait pas ses plaisirs comme nous faisons; il avait moins de critique dans l’esprit et plus d’entrain au cœur, et surtout se montrait fort coulant sur l’illusion. Lorsqu’on a déjà fait cette concession énorme de prendre les planches d’un théâtre pour le monde, on peut bien admettre que les acteurs jouent comme dans Hamlet une pièce pour d’autres acteurs et qu’un rôle de jeune homme soit rempli par une femme. Quand viendra la question d’esthétique, nous la discuterons; seulement point de pédantisme, et n’accusons pas trop cet ancien public du Théâtre-Italien d’avoir versé du côté de son dilettantisme. L’illusion n’est-elle pas du reste une chose commune à tous les arts; une statue, un tableau, la produisent en nous à l’égal d’une scène de théâtre. Prendre un bloc de marbre pour une figure humaine, une toile peinte pour une réalité, compte pour une illusion aussi profonde que celle qui consiste à s’identifier avec l’acteur d’un drame ; il y a même des momens où tel individu sans culture va s’y laisser aller avec férocité comme ce soldat indien poignardant à Calcutta le tragédien qui faisait Othello et s’écriant que jamais il ne serait dit qu’en sa présence un nègre aurait frappé une blanche. Chez un homme ayant de l’éducation, l’illusion a ses momens ; elle va et vient, elle est le reflet, la réflexion de l’œuvre d’art dans l’âme du spectateur, le prestige au moyen duquel ce qui est invraisemblable vous devient pour quelques secondes la vérité; vous êtes ému, captivé, cela ne dure guère, n’importe, la scène vous tire une larme, et tandis que vous l’essuyez d’une main, vous reprenez de l’autre votre lorgnette. Il faut toujours qu’une musique exprime quelque chose, ne fût-ce que cet afflux de vie qui travaille un artiste à certaines heures et que nous appelons vulgairement son inspiration; or c’était là justement ce dont se contentaient nos pères, moins difficiles que nous en matière de jouissances. Examinons par exemple l’air si fameux d’Ombra adorata transporté du Romeo de Zingarelii dans la partition de Vaccaï et qui vers les dernières années de la restauration et les dix premières du règne de Louis-Philippe tournait d’admiration toutes les têtes. Au point de vue de la critique moderne, vous trouverez que c’est froid, court d’haleine, insuffisant : un beau début sans doute, mais qui ne se soutient pas, l’élan donné, le coup de collier dramatique, mais la passion reste en chemin; et pourtant, il n’est guère d’écrivains, — romanciers, poètes ou chroniqueurs de cette période, — qui ne vous parlent avec enthousiasme de ce «morceau divin. » Stendhal et Balzac en rabâchent, Mérimée lui-même, l’homme aux réserves calculées, cède au charme. C’est que nous oublions aujourd’hui dans quel système était conçue cette musique où l’âme et la voix d’une cantatrice entraient pour la plus large part; la méthode ayant eu cours au temps où florissaient les Hasse et les Faustina s’est toujours plus ou moins maintenue en Italie ; le maestro se contentait de fournir le trait, la prima donna faisait le reste, et c’est assez pour qu’on s’explique comment cet air qui passait pour une merveille aux yeux des plus brillans coryphées d’une génération précédente nous semble incolore et caduc à présent qu’une Malibran n’est plus là pour l’animer du souffle de son génie. Nous devons en outre observer que la gymnastique théâtrale s’est vigoureusement accentuée depuis; il faut désormais que chaque geste porte, que la moindre note fasse appel aux applaudissemens. De l’effet, de l’effet encore et toujours! On se monte la tête, on se surexcite et ce que nous prenons pour de la passion n’est la plupart du temps qu’une sorte de paroxysme voulu. Qu’en présence d’un pareil art, les maîtres du passé nous semblent froids, il n’y a là rien que d’assez naturel ; mais ce que je nie, c’est que ces maîtres et virtuoses d’autrefois eussent au cœur moins de flamme que nous, leur passion était en profondeur tandis que la nôtre est en superficie, ils avaient l’être sans le paraître. Nous n’avons trop souvent, nous, que l’apparence. Sainte-Beuve avait une manie entre tant d’autres; il se posait à tout bout de champ cette question : Qu’en dirait Voltaire? que penseraient de cela Virgile, Bossuet ou le grand Frédéric? Argumentation fort innocente, mais sans résultat, ou qui du moins n’avait d’autre résultat que d’amuser un instant Sainte-Beuve, et lorsque l’éerivain s’amuse, le lecteur d’ordinaire ne s’ennuie pas. Eh bien, s’il nous était permis d’emprunter à l’auteur des Lundis une de ses formules les plus familières, nous demanderions à notre tour : Que penserait de tous ces Roméos contemporains le vieux maître Zingarelli? Qu’en dirait surtout la Malibran, immortelle interprète de cet air d’Ombra adorata proclamé sans égal par les juges les plus compétens et les plus brillans esprits d’une période dont l’autorité ne se conteste pas, Quoi qu’il en soit, les Montaigus el les Capulets de Bellini marquent un pas en avant. On n’y retrouve à la vérité aucune inspiration de l’ordre de celle que je viens de citer, mais le drame est déjà mieux compris, et, bien qu’il ne soit point question encore d’étudier les caractères, nous commençons à voir se dessiner certains profils. Musicalement, et toujours en restant dans la convention italienne, le finale du second acte est un morceau d’entrain superbe; souvenons-nous aussi de la cavatine de Roméo avec sa strette d’une audace pleine de crânerie et que Judith Grisi, svelte et charmante sous son costume préraphaëlesque, enlevait d’une voix chaude et vibrante de chevalerie. L’autre sœur Grisi (Giulia) chantait Juliette et c’était la première fois qu’on entendait deux sopranos dans les principaux rôles de l’opéra, la partie de Roméo ayant toujours été jusqu’alors attribuée au contralto.

Avec M. Gounod continua l’amoureux roucoulement; seulement, on n’avait encore eu que des tourterelles voletant parmi les roses du tombeau consacré, on eut maintenant le tourtereau avec la tourterelle, et, pour être un peu plus serrée et virile en sa trame, la ritournelle n’en était guère moins monotone. Toujours les quatre duos d’amour obligés; il est vrai que le progrès des temps se signalait cette fois par l’apparition de Mercutio. Les Montecchi et les Capuletti nous avaient présenté Fra Lorenzo sous les traits d’un honnête médecin de famille, M. Gounod allait jusqu’à mettre en scène Mercutio ; mais là s’arrêtait son effort, et ni la nourrice, ni les domestiques batailleurs, ni l’apothicaire de Mantoue, ni les musiciens réunis dans la chambre mortuaire et causant indifféremment de chose et d’autre, n’entraient au jeu. Ce n’était déjà plus, si l’on veut, Zingarelli, Vaccaï et Bellini. C’était du Shakspeare ad usum Delphini, l’art de Casimir Delavigne et de Paul Delaroche dans les Enfans d’Edouard. Nous ne parlerons pas ici de profanation; musicalement, il n’y a que le trivial qui soit de nature à profaner une grande conception littéraire, et M. Gounod sait toujours, même en ses plus notables défaillances, se maintenir dans la dignité de son art. D’ailleurs, à ne rien exagérer, ce sujet de Roméo et Juliette qu’on se dispute et qu’on s’arrache n’a-t-il pas aussi bien des côtés critiques quand vous l’envisagez au seul point de vue de l’opéra? « Tragédie de l’amour que l’amour même semble avoir écrite! » Oui certes, mais dans un opéra où l’élément lyrique prime tout, il s’ensuivra que cet amour tiendra toute la place, qu’il n’y aura de lumière que pour les deux amans, et que les autres personnages disparaîtront dans l’ombre. Cet original et sublime duo, constituant le drame du poète, se fractionnera chez le musicien en quatre duos particuliers qui nous exposeront en quelque sorte la biographie de cette passion depuis sa naissance jusqu’à son dénoûment. Au duo de la rencontre pendant la fête succédera le duo du jardin, puis viendra le duo du départ et des adieux; puis enfin le duo du poison et de la mort. Fussiez-vous le plus inventif des créateurs, vous n’échapperez pas à cette monotonie des redites qui sont le véritable noli me tangere du sujet. Il y en a un autre : le rôle effacé que jouent les chœurs, lesquels ne se montrent guère que pour se voir aussitôt congédiés, car tout ce que l’auteur et ses deux virtuoses leur demandent est de pousser une simple exclamation et de se retirer au plus vite peur ne pas déranger davantage l’éternel duo.

Assurément mieux vaudrait à nos musiciens de s’exercer sur des motifs nouveaux; mais, de l’original, qui leur en fournira? Leur conseillerez-vous par hasard d’aller s’adresser aux librettistes du Roi de Thulé ou du Roi de Lahore, les deux seules productions, j’imagine, que depuis des années l’Opéra n’ait pas empruntées aux théâtres étrangers? S’il fut un temps où Scribe agaçait les nerfs du public par ses platitudes et ses incorrections de langage, nous péchons aujourd’hui par l’excès contraire; nous avons partout de beaux diseurs et des parnassiens qui s’entendent à rimer une pièce tout en étant incapables de la faire. On vous répétera que ces arrangemens, adaptations et remaniemens des chefs-d’œuvre de Shakspeare, de Goethe et de Schiller marquent un progrès, que la musique et le public y trouvent à la fois leur compte; la musique, en se retrempant aux sources vives, le public en n’ayant plus besoin de se mettre martel en tête pour comprendre une intrigue connue d’avance, — n’en croyez pas un mot. Aux gens qui cherchent à vous endormir avec de pareils contes, répondez carrément : « Vous êtes orfèvre, monsieur Josse, » ou plutôt vous n’êtes pas orfèvre, car, si vous l’étiez, vous sauriez comment s’y prenait maître Scribe pour tailler lui-même sa besogne, et n’iriez point la chercher ainsi toute faite chez le voisin ; la Vestale et Fernand Cortez, comme la Muette et la Juive, comme Robert le Diable, les Huguenots, l’Africaine et le Prophète sont des pièces écrites d’original, des poèmes qui ne doivent rien à personne ; voyons-nous que la musique ait eu beaucoup à se repentir de se les être appropriés, et que le public leur ait jamais fait mauvaise mine? Loin de là, et, chose bien digne de remarque, ces pièces ont produit musicalement des chefs-d’œuvre qui sont restés et resteront dans leur forme lyrique, et, dès le premier jour, définitive; tandis que Faust, Roméo, Othello, Macbeth n’ont engendré que des dérivés et des imitations transitoires. Meyerbeer résista toujours à la tentation, personne mieux que lui ne connaissait Shakspeare et ne vibrait aux voix mystérieuses qui, du fond de ses drames, appellent et fascinent le musicien; mais il avait l’âme des forts et savait se défendre contre les enchantemens de ces Loreleys. Il savait surtout que les chefs-d’œuvre ne se refont pas et que la musique que nous sentons tous vivre au cœur de son merveilleux répertoire, il faut renoncer à la transcrire. Scribe possédait cet art singulier, mort avec lui, d’imaginer prosaïquement et bourgeoisement des textes dramatiques d’où, par l’incarnation d’un compositeur de génie, se dégageaient à l’instant des mondes d’idéalités toutes musicales en ce sens que, le chef-d’œuvre une fois sur ses pieds, le seul musicien pouvait s’en attribuer sans partage et la possession et la gloire. Ainsi par exemple, quand je dirai qu’Auber est l’auteur de la Muette et Meyerbeer l’auteur des Huguenots, nul, je suppose, ne croira que je plaisante, tandis que peu de gens me prendront au sérieux si je viens raconter que l’auteur de Faust c’est M. Gounod, et que l’auteur d’Hamlet s’appelle Thomas; de plus, les sujets devenus populaires dans un autre art ont l’inconvénient de se présenter presque toujours au musicien par épisodes. Il y a la scène du jardin, la scène de l’église, la scène du balcon, l’acte du tombeau; tout cela prévu et passionnément attendu d’un public d’amateurs très disposé à se montrer coulant sur le reste pourvu que cette satisfaction lui soit donnée de voir les tableaux d’Ary Scheffer ou d’Eugène Delacroix mis en musique. Or cet inconvénient, déjà grave, ne manquera point de s’accroître encore avec un esprit facile à s’oublier aux rêveries et toujours côtoyant. N’est-il point vrai que le Faust de M. Gounod, comme son Roméo, agissent sur vous beaucoup moins dans leur ensemble que par certains détails. Au théâtre et jugée en bloc, la chose manque d’intérêt, de cohésion, disons le mot, d’architecture; mais que d’ingénieuses sentimentalités, de jolies rencontres et de variétés agréables qui se font surtout remarquer par l’expression choisie, savante! le monument laisse à désirer, mais les alentours en sont charmans.

Le Roméo de M. Gounod n’étant point fait pour décourager personne, il vient de nous en naître un autre, un Roméo par-dessus le marché, car, si j’ai bien compté tout à l’heure, nous tenions la douzaine. Celui-ci fournira le treizième, sera-ce le définitif? Nous préservent les dieux de rien prophétiser à cet endroit; ce que pourtant nous pouvons dire, c’est que l’enfantement n’aura pas été jeu facile. Voici tantôt douze ans que l’auteur peine à la besogne, et l’histoire serait longue des touches, retouches, variantes, polissages et repolissages que les événemens et les conseils de l’expérience ont fait subir à sa partition. Nombre de gens se souviendront d’avoir vu vers l’an 1867 s’épanouir derrière la vitrine des marchands de musique un volume à couverture jaune et portant ce titre : les Amans de Vérone, par Richard Yrvid. Rien de plus mélancolique et de plus lamentable qu’une partition d’opéra non représenté si ce n’est la brochure d’une tragédie en cinq actes refusée au Théâtre-Français et qu’un pauvre diable de poète imprime à ses frais chez Lemerre. Au moins pour les Amans de Vérone n’était-il question encore d’aucune disgrâce de ce genre ; il ne s’agissait alors que d’attendre son heure. Elle était donc là, l’infortunée partition, côte à côte avec un Hamlet de M. Hignard, non moins battu de l’oiseau et maugréant contre l’Hamlet de M. Thomas qui lui faisait de si tristes loisirs. J’ignore ce qu’il est advenu de l’ouvrage de M. Hignard, qui renfermait de vraies beautés, mais j’ai suivi des yeux et de très près l’aventure des Amans de Vérone, et je dois reconnaître que, si les partitions comme les petits livres ont leurs destins, cela dépend souvent de l’auteur.

Finissons-en avec Richard Yrvid, et passons tout de suite au marquis d’Ivry; c’est un tempérament. Il appartient à cette race d’hommes et d’artistes qui savent ce qu’ils veulent et s’y entêtent. Le doute n’est point leur fait, ils vont droit à l’obstacle et, toujours repoussés, remontent à l’assaut plus imperturbables et comme encouragés par leurs défaites. Terrible compère en vérité, que l’homme d’une idée; l’idée du marquis d’Ivry, c’était de trouver à Paris un théâtre où loger ses Amans de Vérone, et de leur faire un sort; ce qu’il dépensa d’énergie, de souplesse et d’habileté dans ce travail, lui seul pourrait le dire. Les grandes convictions ne cheminent guère isolément, il y a toujours là quelqu’un autour de vous pour les partager et les répandre; l’auteur des Amans de Vérone ne tarda pas à s’imposer à tout son monde. Ce fut bientôt un accord de sympathies, et chacun se mit à pousser à la roue. Il s’agissait de persuader un directeur, d’aller au positif. À cette époque, M. Perrin gouvernait l’Opéra. Il fut poli, correct comme toujours, mais fort sur la réserve, à ce point que, le voyant assis à table entre M. Nigra et le prince Metternich, je me demandais un soir quel était des trois le diplomate. A l’avènement de M. Halanzier, les affaires ne tournèrent pas mieux. C’est le meilleur des hommes que le directeur de notre Académie nationale : beaucoup le jugent mal et peu de gens le connaissent; il a le cœur sur le poing et ne vous mâche pas sa pensée; il écouta l’ouvrage du marquis d’Ivry, en reconnut le mérite et refusa net. A l’Opéra-Comique, égale fin de non-recevoir ; des deux directeurs, l’un, M. Du Locle, inclinait pour un vote favorable, mais l’autre, M. de Leuven, ne voulut rien entendre : toujours même objection, toujours l’ombre de M. Gounod se dessinant à l’horizon. L’auteur éconduit s’en retourna dans ses terres, où naturellement les Amans de Vérone continuèrent d’occuper sa vie; il revisait, parachevait, coupant, ajustant, transformant. « Laissez donc votre ouvrage être ce qu’il est, lui disions-nous, et ne vous acharnez pas à ce travail de ponctuation ; si le désœuvrement vous pèse, eh bien ! faites autre chose et tâchez surtout cette fois de choisir une pièce qui d’avance ne soit pas un obstacle à la prise en considération de votre musique ; rien ne se perd de ce qui vaut la peine de vivre ; puisque les circonstances s’opposent à ce que les Amans de Vérone soient représentés, renoncez-y pour le quart d’heure, et, quitte à vous y reprendre plus tard, écrivez tout de suite un nouvel opéra; la grande affaire pour nous tous qui vivons de la pensée est de ne jamais rester inactifs; souvenez-vous de Victor Hugo à ses débuts qui, voyant Marion Delorme entravée par la censure, rentrait chez lui, jetait au tiroir son manuscrit et faisait Hernani. »

Une année environ s’était écoulée, quand l’auteur des Amans de Vérone nous annonça qu’il avait mis à profit notre conseil et composait un Othello. Nous eussions préféré un sujet original, mais somme toute, comment blâmer un musicien de son héroïque fidélité à Shakspeare? « Si c’est un crime d’aimer trop le vin d’Espagne, disait Falstaff, qu’on me pende! » Le marquis d’Ivry courait un risque beaucoup moindre : celui de ne pas être joué davantage, car le bruit se répandit presque aussitôt que Verdi, de son côté, s’occupait du Maure de Venise. De Gounod en Verdi, toujours l’inexorable concurrence; décidément la fée Guignon s’en mêlait, et cependant elle y perdit sa peine. Auber donnait en ce moment à l’Opéra-Comique le Premier jour de bonheur, et M. Capoul y brillait de tout l’éclat de sa jeunesse et de son talent. Une personne de grand esprit, bien connue de la société parisienne pour son ardeur à servir la cause de ses amis, comprit tout de suite le parti qu’on pourrait tirer de cette voix exquise, chaleureuse et portée au style en remployant dans un genre plus dramatique et plus relevé, et, sans perdre une minute, elle écrivait au marquis d’Ivry : « J’ai trouvé votre Roméo, accourez. » Convertir à la cause d’une œuvre de valeur et d’un rôle tel que celui-là un artiste comme M. Capoul devenait presque une tâche facile, d’autant plus que l’auteur des Amans de Vérone est au piano le plus éloquent et le plus fougueux des entraîneurs, il a dans la voix et l’expression toutes les flammes du vieux vin de ses coteaux bourguignons, et pour peu que vous ayez le sens artiste, vous céderez à cette force de conviction qui ne désarme pas. La conversion de M. Capoul fut instantanée, il voulait donner la pièce à Londres avec Christine Nilsson pour Juliette, puis d’autres combinaisons furent agitées qui ne devaient pas mieux réussir.

On eut ainsi l’aventure du Théâtre-Lyrique à la Gaîté sous la direction Vizentini, puis celle du Théâtre-Lyrique à Ventadour, sous la direction Escudier; mais cette fois heureusement s’est rencontré M. Capoul pour empêcher la catastrophe imminente et couper court, fût-ce momentanément, aux déplorables conséquences d’une maladresse du ministre des beaux-arts. Personne ne contestait à M. Bardoux le droit de disposer des 300,000 francs confiés très libéralement par la chambre à sa discrétion; mais encore eût-il fallu que l’emploi de cette somme ne dégénérât point en gaspillage. Il y avait au Théâtre-Italien un directeur qui se débattait dans les tiraillemens et les angoisses du suprême effort, et c’est justement ce désespéré, ce noyé qu’on s’en va charger du soin de faire revivre le Théâtre-Lyrique. Une méchante cantate, la Fête de la Paix, exécutée en habits noirs, et quatre ou cinq représentations du Capitaine Fracasse eurent vite épuisé la veine. Ce qu’il en coûtera à l’état de cette belle équipée, ce sera à la commission du budget de le demander à M. Bardoux, lorsque cet habile ministre viendra lui réclamer des fonds pour ces grandes idées de reconstitution universelle qui le possèdent et dont quelques-unes réalisées déjà s’annoncent comme devant donner de si beaux résultats; mais tout ceci mérite un paragraphe spécial, et nous y reviendrons. — Retournons vite à l’histoire des Amans de Vérone, nous touchons au couronnement. M. Capoul a du goût pour les rôles poétiques du grand répertoire; dans sa période si brillante de l’Opéra-Comique, au milieu des succès fameux qu’il remportait dans Fra Diavolo, dans la Dame Blanche et le Premier jour de bonheur, nous l’avons entendu souvent se plaindre du sort qui le condamnait à voleter ainsi au ras du sol quand toutes ses aspirations l’eussent entraîné vers la hauteur. Quoi d’étonnant que cette figure de Roméo l’ait tenté alors qu’il avait pour la rendre toute sorte d’avantages que bien d’autres, également doués du côté du talent, ne possédaient pas! L’adhésion d’un artiste de cette valeur et de ce prestige est le meilleur des patronages ; ainsi pensait l’auteur des Amans de Vérone, tandis que le ténor de son côté sentait grandir sa confiance, et tous les deux marchant au même but, tous les deux se disant, l’un regardant l’autre : In hoc signa vinces, ils ont fini par arriver au succès.

Bandello, quand il intitulait son histoire : La sfortunata morte di due infelicissimi Amanti, semble avoir dicté son titre à l’auteur des Amans de Vérone. Non point que M. d’Ivry songe à se passer de Shakspeare, tout au contraire il le compulse avec tact, et son information de ce côté va même beaucoup plus loin que celle de ses devanciers, témoin ce rôle de la nourrice, omis partout ailleurs, et qu’il nous rend dans sa remuante et loquace originalité, témoin surtout cette belle figure de l’anachorète botaniste traitée solennellement et pontificalement par M. Gounod, et qu’il étudie d’un point de vue plus humain, abaissant d’un cran le ton général du discours, ne rejetant pas le mot familier et ramenant au naturel tous ces Capulets et Montaigus accoutumés beaucoup trop à s’exprimer comme des héros de Ducis, — ce que je veux dire, c’est que M. d’Ivry, s’il s’attache de plus près à la chronique, ne perd pas une occasion d’interroger Shakspeare. Il en prend ce qu’il peut, ce que les circonstances lui permettent d’en prendre, car un auteur à son début n’est jamais le maître d’affirmer si haut ses opinions. Vivere primum, postea philosophari, dit le précepte; il s’agit d’abord d’exister, de conquérir l’autorité, le prestige, puis plus tard on verra. En attendant, l’œuvre est intéressante et très personnelle, pleine de flamme et d’émotion, et, disons-le tout de suite pour rassurer les esprits chagrins, parle une langue très claire en même temps et très moderne.

Le premier acte ouvre devant nous la maison des Capulets, où la rencontre a lieu pendant la fête. Je passe sur divers épisodes et j’arrive tout de suite à la fameuse scène de l’insolation, qui me semble un peu bien brusquée et court menée; l’effet, si foudroyant qu’il soit, veut pourtant être préparé. Suivez avec quel art Shakspeare nous y conduit à travers les sinuosités galantes d’un dialogue tout en concetti; attaques et ripostes : vous diriez un collier de sonnets enfilés l’un au bout de l’autre. Aux complimens succède un doux phébus; mièvreries sans doute, mais que tout cela est du temps, et comme vous sentez frissonner dans l’air cet ardent baiser, furtif et hasardeux, qui va se poser tout à l’heure sur la lèvre de la divine enfant; ce baiser, quand Rossi l’enlevait, le cueillait d’un mouvement rapide, effaré, causait dans la salle une certaine émotion, mais ne choquait personne, tant il est motivé par la situation et par la nécessité d’une mise en scène cherchant à se rapprocher du tableau que Shakspeare a voulu peindre. Un baiser d’ailleurs n’avait point alors tant d’importance, et tout cavalier sachant son monde l’offrait dès l’abord en hommage à la dame du logis. Nous lisons dans la Vie du cardinal Wolsey que le comte de Crécy, présentant à sa femme un gentilhomme anglais, celle-ci l’accueillait en ces termes : « Faites comme chez vous et, quoique cet usage ne soit point ici le nôtre, laissez-moi vous embrasser la première et vous enjoindre d’embrasser ensuite à votre tour chacune de ces dames. » Dire ce que le poète a dit, mais le dire autrement, voilà quel devrait être le rôle de la musique dans cette première entrevue, et ce rôle n’est point rempli, la scène dramatiquement laisse à désirer, et la jolie sarabande archaïque sur laquelle elle se joue ne suffit pas pour combler le vide. Il y manque le moment psychologique, ce qui fait que M. Capoul n’ose pas risquer le baiser flamboyant et se contente de poser tendrement ses lèvres sur la main de la jeune princesse. Un chœur en manière de sérénade chanté dans le lointain, a bocca chiusa, sert d’introduction au second acte, et contribue à créer l’atmosphère de poésie et de clair de lune que réclame le duo du jardin. Juliette, encore sous l’excitation de la fête, tout entière à l’ineffable ivresse, trahit son secret en se parlant à elle-même et, quand Roméo l’a surpris, maintient l’aveu sans rien en rétracter. La nuit, la solitude, le sentiment d’un commun péril et, plus que tout, l’irrésistible impulsion de la nature précipitent l’un vers l’autre ces deux jeunes et nobles cœurs inexorablement passionnés; cette fois le musicien grandit au niveau du poème, il y a comme un souffle de Spontini dans cette belle phrase chantée aux étoiles par Juliette, puis reprise avec entraînement par Roméo, et le nocturne à deux voix, chuchotant et mystérieux, fait glisser moriendo dans la demi-teinte ce morceau délicieux auquel le duo de l’alouette servira de pendant-A l’acte suivant, nous voici transportés chez Fra Lorenzo.

L’aube aux yeux gris sourit à la nuit décroissante
Baignant l’est nuageux d’une lueur naissante.


Shakspeare nous montre son brave homme de moine partant pour l’herborisation matinale. M. d’Ivry nous le présente revenant de sa promenade pharmaceutique.

A l’aube aux yeux gris quand le jour fait place,
J’ai cueilli ces fleurs.


Quelqu’un qui tenterait un rapprochement entre les couplets accompagnant l’entrée du moine et la romance de dame Marguerite dans la Dame blanche risquerait d’être mal venu, et cependant le trait d’union existe, mais ce n’est ni dans le motif, ni dans la couleur, ni dans le mouvement des deux morceaux qu’on le trouvera. Toutefois, si musicalement ils diffèrent, on remarquera qu’ils ont une chose en commun, je veux parler de ce que les Allemands appellent « la caractéristique, » autrement dit l’art de faire vivre de sa vie propre un personnage, de faire en quelques mesures qu’il soit lui, et point le premier venu, qu’il s’enlève distinctement sur le fond du tableau. La romance de Boïeldieu m’a toujours paru un chef-d’œuvre dans cet art de peindre une figure; Hérold, qui devait s’y connaître, ne pouvait l’entendre sans verser des larmes, et M. d’Ivry ne m’en voudra pas du rapprochement, si j’ose avancer que les couplets de Fra Lorenzo ont également le mérite de cous laisser lire au cœur même de l’individu. D’une sensibilité grave, mélodieuse et tendre comme une belle âme qui s’épanouit aux clartés de la nature, cette musique donne bien l’accent du caractère et nous le raconte en sa familiarité pittoresque, sa grandeur morale et son immense compassion tel que nous le retrouverons tout à l’heure dans le trio du mariage, dans celui du quatrième acte et dans son dialogue si ému, si élevé, de la scène avec Juliette lorsqu’il lui présente le narcotique. — Maintenant au troisième duo d’amour, car ils y sont bien tous les quatre et sur les quatre il y en a trois qu’il faut distinguer. Nous avons vu le duo du balcon, voyons le duo de l’alouette. L’heure est passée des rêveries au clair de lune et des voluptés nuptiales : partir et vivre ou rester et mourir, « ce n’est pas le rossignol, c’est l’alouette, » et ce cri d’alarme, qui le jette au plein des ivresses d’une telle nuit? C’est Juliette, la sublime Juliette, avisée, non moins qu’intrépide en ses résolutions, et qui, tandis que Roméo éperdu va donner de la tête contre tous les murs, ne perd jamais une minute son sang-froid. La raison de cette infinie supériorité de la femme sur l’homme ne vient pas d’un simple parti pris du poète. Dans un drame d’amour aussi spécialement subjectif que celui-là, la femme s’élèvera toujours plus naturellement à l’héroïsme. Elle est là dans sa vocation, dans son élément, que l’homme, lui, ne fait que traverser. La partie dramatique de cette admirable scène offrait encore au musicien l’occasion de se manifester, et M. d’Ivry ne l’a point manquée. Impossible de rendre d’une façon plus émouvante les déchiremens d’une si tragique séparation, et cependant ce grand et fier morceau est tout simplement coupé à l’italienne. Il a son commencement dans le ciel, son milieu dans les angoisses de la terre, sa fin dans l’espérance des jours heureux, et cette fin, Dieu me pardonne, c’est une cabalette! mais si trouvée, si inspirée, que plus tard vous aurez peine à retenir vos larmes quand vous l’entendrez revenir à l’instant funèbre comme pour coucher au tombeau les deux amans et les ensevelir sous les roses du passé. Tandis que nous en sommes aux beautés de cette partition, touchons à l’air de la Coupe, paraphrase musicale on ne peut plus fidèle du monologue de Shakspeare et tout imprégnée du génie du poète. Juliette a chassé la nourrice, quelques lignes d’un vigoureux récitatif viennent de nous mettre au courant de ce qu’elle éprouve désormais à l’égard de cette grossière nature d’entremetteuse. Le monologue débute froidement, gravement, et c’est avec calme que cet œil de jeune fille promène sa lumière de côté et d’autre, sondant toutes les profondeurs les plus sinistres. Juliette boira le narcotique, mais sans fiévreux enthousiasme. Elle prévoit le cas où le philtre n’agirait pas et prend avec elle son poignard. Et pourtant, si Fra Lorenzo l’avait trompée ! soupçon indigne, que sa belle âme répudie aussitôt. Insensiblement son imagination s’exalte, d’affreuses visions la tourmentent; l’horreur de la nuit sépulcrale, l’épouvante du surnaturel comme dans le monologue d’Hamlet; et ce Tybalt implacable, acharné contre Roméo, qui lui dit qu’elle ne va pas se rencontrer face à face avec son spectre ensanglanté? Ainsi elle arrive au paroxysme du sentiment, à l’extase, et solennellement accomplit son sacrifice sur l’autel du souverain amour qui ose tout, croit tout, espère tout. Est-ce du monologue de Shakspeare que je parle ou de la musique de M. d’Ivry? Je ne sais plus, tant les deux textes se confondent. Le thème était tracé d’avance; quelle plus belle matière à développer en andante que ces premiers troubles, cette hésitation au bord de l’abîme. « Si Lorenzo m’avait trompée, » puis ces terreurs du monde invisible, ces évocations menaçantes, quel superbe sujet d’un de ces récits agitato où Gluck excelle, et finalement ce triple toast porté à Roméo et sa progression ascendante, quelle explosion ! Je m’aperçois en avançant de bien des omissions, entre autres les couplets de la nourrice, une trouvaille pour la verve et l’entrain comique, et dans son genre, comme donnant la note du personnage, une sorte de pendant aux couplets que chante au second acte Fra Lorenzo. Mais on ne peut parler de tout, et j’ai voulu ne parcourir que les sommets. Le cinquième acte n’a qu’une scène, — pathétique et sublime, qu’il fallait surtout éviter de traiter à l’italienne. Là non plus, le musicien n’a point failli, et, laissant de côté les complaintes et les cavatines traditionnelles, il n’a rien demandé qu’au sentiment le plus élevé de la situation. La phrase de Roméo en présence de Juliette endormie est l’expression même d’une douleur suprême; il y a là tout un flot de larmes contenues, étouffées, et qui débordent. Ah ! si j’eusse été à la place de M. d’Ivry, comme j’aurais profité de cette inspiration pour revenir au dénoûment de Shakspeare et faire mourir Roméo avant le réveil de Juliette! L’héroïque et douce victime, liée à cet homme dans la vie et dans la mort, a-t-elle donc mérité qu’on prolonge ainsi son supplice, et ne serait-ce pas plus humain de lui laisser ignorer à quel point le salut fût proche et possible? A quoi M. d’Ivry pourrait peut-être me répondre qu’il y avait songé, mais qu’un musicien ayant deux belles voix à sa disposition ne se résignera jamais à n’en employer qu’une, surtout lorsqu’il s’agit d’une scène capitale et qui va décider du sort de la soirée. L’événement ayant démontré la justesse de cet argument, je me rétracte, et, tout en continuant à protester contre la variante de Garrick, je me range du côté du public pour applaudir le grand effet dramatique et musical obtenu.

Nous nous étonnions un jour devant Frédérick-Lemaître que l’idée ne lui fût pas venue de jouer en haut lieu, à la Comédie-Française par exemple, quelques-uns des rôles du répertoire de Molière et de couronner par là sa carrière. « Mais c’est que l’idée, au contraire, m’en est venue, nous répondit le grand artiste.

— Eh bien alors, pourquoi ne l’avoir pas réalisée?

— Parce qu’il faut qu’un artiste laisse toujours au public quelque chose à désirer et le tienne en présence d’un certain inconnu qui fasse dire aux esprits intelligens et curieux ce que vous me dites là, et ce que vous ne me diriez plus si j’avais joué Tartuffe, Harpagon et Scapin. »

Il y aura ainsi de tout temps, pour les comédiens et chanteurs éminens, de ces rôles de prédilection où les amateurs ne cessent de les convier et qu’il leur devient par cela même très dangereux d’aborder. Qui n’a rêvé de voir M. Capoul jouer Roméo, qui ne s’est demandé s’il n’y avait point dans cet artiste si doué le physique d’un rôle qui ne pouvait trouver au théâtre de représentant parmi les hommes, et qu’en désespoir de cause, les Italiens distribuent aux femmes. Eh bien, ce rôle impossible, M. Capoul l’a joué, l’a chanté et de façon qu’on se demande lequel des deux l’emporte, du comédien ou du chanteur. M. Rossi, que j’ai toujours présent, fut un modèle de figuration savante et forte. Mais l’opéra n’a pas besoin de ces complications, il néglige la partie philosophique, supprime la scène de l’apothicaire, et, simplifiant l’action, exige de l’artiste beaucoup moins; avec de l’intelligence, de la jeunesse, de la passion, un certain magnétisme dans la voix et le geste — excusez du peu — chacun s’en tire. M. Capoul insiste naturellement sur les dehors du personnage, et s’il a feuilleté Rossi, s’il se souvient des autres maîtres rencontrés ça et là dans ses voyages, c’est pour leur emprunter une attitude, un air de visage, ne prenant conseil que de lui-même en tout ce qui touche à l’ensemble de la création, où la flamme, l’inspiration, le pathétique prédominent! Avec quelle timidité charmante il dit à Lorenzo : « Mon père, ne me grondez pas. » Et dans la scène des duels, par quelles émouvantes et tragiques gradations il vous fait passer ! Humble d’abord, presque lâche devant tout ce qui peut menacer son amour; puis soudainement, après la mort de Mercutio, bondissant comme un tigre sous le coup de la haine affolée qui le pousse à tuer Tybalt. Quant au chanteur, comme style, on ne peut aller plus loin. Je citerai sa romance du troisième acte et les solis du grand duo; c’est phrasé de la façon la plus pure, la plus classique, et c’est en même temps varié et plein d’imprévu; car M. Capoul n’a rien de cette détestable habitude de professer en chantant, que nous avons eu trop souvent l’occasion de relever chez M. Faure et chez Mme Carvalho. Il reste dans son personnage, fait avec lui cause commune à la vie et à la mort, sans nul souci de venir parader devant la rampe pour son propre compte. J’appelle aussi l’attention sur la mélopée de l’acte du tombeau, musique superbe, écrite d’inspiration et rendue de même. Artiste et maestro se sont ainsi trouvés confondus ensemble dans les bravos du public, et c’était une joie de les voir à la fin triompher après tant de traverses. Car personne parmi les spectateurs n’ignorait le zèle et la bravoure de M. Capoul au milieu d’une longue série de circonstances de plus en plus inextricables qui auront servi de prologue au lancement de cette partition. Zèle et dévoûment non d’un artiste, mais d’un ami qui n’en veut pas démordre, et qui, à l’enjeu déjà si beau qu’il apportait de son talent, joindra sans hésiter celui de ses propres fonds. La fortune n’aide pas seulement les audacieux, elle aide aussi les convaincus, et qui sait si toutes ces aventures préliminaires, tous ces reviremens et ballottages, au lieu de nuire au succès n’y auront point contribué?

Il n’est mal dont un bien ne puisse résulter.


Ainsi s’exprime la sagesse par la bouche de Fra Lorenzo, l’être bénévole et compatissant par excellence, et qui semble en ce merveilleux poème servir, comme le chœur antique, d’intermédiaire entre l’auteur et son public. Doux et miséricordieux envers les affligés, comme le sont presque tous les moines de Shakspeare, il se détourne de sa contemplation pour se mêler à nos passions humaines, et peut-être même s’y associer avec plus de zèle que son devoir de religieux ne le voudrait; mais où vais-je à me reprendre ainsi devant cette noble figure de second plan, quand la Juliette des Amans de Vérone me relance? une Juliette jolie et jeune, s’il vous plaît, et qui se passe à merveille d’avoir cinquante ans. Mlle Marie Heilbron ne se contente pas d’avoir la jeunesse; sa voix de soprano, d’un tempérament délicat, affronte les situations fortes et même y trouve ses effets. Quoique très musicienne et très artiste, Mlle Heilbron joue et chante d’instinct, et tout son secret est dans son âme où brûle un réel foyer. Cet air de la Coupe, dramatique au suprême degré, et tout hérissé de difficultés vocales, cet air ou plutôt cette scène arrivant au quatrième acte défiait les forces de la cantatrice, qui cependant s’en est tirée avec une vaillance irrésistible. Le musicien qui a écrit un pareil morceau est évidemment un homme de théâtre, et si j’étais directeur de l’Opéra, rien que pour cette scène et l’épisode des duels et de la querelle entre Montaigus et Capulets au troisième acte, je lui commanderais tout de suite une partition, fût-ce même une partition d’Othello bien moderne, comme M. d’Ivry vient de nous prouver qu’il la saurait faire et comme il la fera le jour où, délivré des entraves du noviciat, sûr d’être représenté, travaillant dans la liberté d’une renommée acquise et qui s’impose, il abordera Shakspeare, résolument et décidé à le suivre pas à pas comme Dante suit Virgile : Tu sei il mio maestro e il mio signore.


F. DE LAGENEVAIS.