Revue musicale - Beethoven, ses critiques et ses glossateurs

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Revue musicale - Beethoven, ses critiques et ses glossateurs
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 9 (p. 920-939).
REVUE MUSICALE

BEETHOVEN, SES CRITIQUES ET SES GLOSSATEURS.[1]
— LA MUSIOUE INSTRUMENTALE EN FRANCE.



Il en sera bientôt de l’œuvre de Beethoven comme des poèmes d’Homère, de Dante ou de Shakspeare : elle aura suscité toute une littérature de gnoses, de commentaires, de biographies et d’explications critiques. C’est la marche inévitable de l’esprit humain. Après l’âge héroïque, qui, dans les arts, est l’âge des grandes créations, vient la période historique, où l’on raconte les faits accomplis. L’imagination produit d’abord ses miracles, puis la raison s’éveille, s’efforce de marcher sur les traces de sa divine messagère, pour en comprendre les secrets et les transmettre aux générations futures. C’est ainsi que se forment les écoles et les traditions.

Il existe un grand nombre de biographies de Beethoven plus ou moins intéressantes. Parmi celles qui méritent d’être mentionnées, nous citerons d’abord la notice publiée à Coblentz en 1838 par deux amis du grand symphoniste, le docteur Wegeler et Ferdinand Ries, pianiste et compositeur distingué. Les deux amis se sont proposé d’écrire moins une histoire de la vie entière de Beethoven qu’un recueil de pieux souvenirs concernant l’enfance et les œuvres principales de l’auteur de la Symphonie héroïque. M. Antoine Schindler, un élève et l’ami dévoué du grand musicien, auprès duquel il a passé plusieurs années, et qu’il a vu mourir dans ses bras, a publié à Munster en 1845 une vie de son maître, qui en est à la seconde édition, et qui reste la meilleure source de renseignemens certains que l’on puisse consulter. Je ne parle ni des nombreux articles que les journaux et les recueils périodiques de l’Allemagne ont consacrés au génie de Beethoven, ni des indiscrétions des touristes anglais qui ont assailli la vieillesse de cet homme extraordinaire. M. de Lenz, un de ces bons et naïfs Allemands qu’on rencontre dans chaque coin de l’Europe, parlant et écrivant dans toutes les langues dont ils confondent les propriétés, a mis plusieurs années de sa vie à étudier et à classer l’œuvre immense de Beethoven, et il a consigné ses observations dans un livre curieux, publié à Saint-Pétersbourg en 1852 sous ce titre, Beethoven et ses trois styles. Nous en avons parlé ici même[2], quelque temps après la publication. Le livre de M. de Lenz a eu un certain succès et a été traduit depuis en un français un peu meilleur que celui dans lequel il fut écrit d’abord. M. de Lenz habite Saint-Pétersbourg, où il remplit des fonctions qui tiennent à la magistrature. Dans son ouvrage confus et plein d’enthousiasme pour le compositeur sublime dont il admire jusqu’aux fautes d’orthographe, M. de Lenz n’a point épargné les épigrammes à M. Alexandre Oulibichef, un Russe fort distingué, un grand amateur de musique, connu par une biographie et une étude de Mozart qui renferme d’excellentes parties. C’est pour répondre aux insinuations de M. de Lenz que M. Oulibichef a rompu le silence qu’il gardait depuis dix ans, dit-il dans une courte introduction dont nous extrayons les lignes suivantes : « Dix ans s’étaient écoulés depuis la publication de ma Biographie de Mozartt L’accueil généralement favorable que l’on avait fait à cet ouvrage semblait dès-lors lui assurer la prescription. J’avais, depuis dix ans, quitté la plume du critique musical pour me livrer à des travaux littéraires d’un autre genre. J’aimais toujours la musique, mais je ne m’en occupais plus que comme exécutant et comme amphitryon obligé des virtuoses que leur bonne ou leur mauvaise étoile conduisait à Nijni, mon séjour habituel. » Il ajoute : « Quelque charme que l’on trouve à la vie de campagne pendant l’été et quelque aguerri que l’on soit au séjour d’une ville de province pendant l’hiver, l’on éprouve toujours de temps à autre le besoin de respirer le grand air de la civilisation. » Ramené à Saint-Pétersbourg à la fin de l’année 1851 par le besoin de respirer un air plus vivifiant que celui de sa province et par la facilité que lui offrait le chemin de fer qui venait de s’ouvrir entre Moscou et la capitale de l’empire, M. Oulibichef entend parler de tous côtés de l’ouvrage de M. de Lenz, qui était encore sous presse. Après avoir lu, après avoir répondu aux principales objections de M. de Lenz par un article inséré dans un journal russe, l’Abeille du Nord, M. Oulibichef se vit obligé de donner à sa réponse de plus grandes proportions. Telle est l’origine du nouvel ouvrage de M. Oulibichef[3], qui forme un volume assez compacte, et qui est écrit dans la même langue que sa Biographie de Mozart, c’est-à-dire dans un français un peu composite, mais facile et infiniment plus correct que celui de M. de Lenz.

M. Oulibichef est un grand admirateur de Mozart. Il considère l’auteur de Don Juan et de la Flûte enchantée comme le musicien universel qui a réuni et fondu dans son œuvre divine les propriétés des différentes écoles antérieures à son avènement. A partir de la mort de Mozart, qui ferme le XVIIIe siècle, commence une ère nouvelle, celle de la musique moderne, dont Beethoven est l’expression la plus étonnante. Pour M. de Lenz au contraire, qui ne s’occupe guère que de la musique instrumentale, Beethoven est presque le seul compositeur dont il admette l’existence. Si l’ingénieux critique ne conteste pas tout ce que l’art doit au génie d’Haydn et à celui de Mozart, c’est sur Beethoven cependant qu’il concentre toutes ses adorations et qu’il épuise son enthousiasme. L’abbé Carpani, dans les lettres charmantes où il nous raconte si bien la vie calme d’Haydn et apprécie avec tant de goût et de vivacité l’œuvre de ce grand musicien, a bien de la peine aussi à franchir le seuil de l’ère nouvelle qui se prépare. Il semble souscrire à ce jugement porté par l’auteur vénérable de la Création sur le génie naissant qui a produit Fidelio et la symphonie en ut majeur : « Un jour, dit Carpani, un de mes amis demandait à Haydn ce qu’il pensait de ce jeune compositeur. Avec une entière sincérité, le vieillard répondit : « J’étais fort content de ses premiers ouvrages; mais quant aux derniers, j’avoue que je ne les comprends pas. Il me semble toujours qu’il écrit des fantaisies[4]. »

Le jugement d’Haydn sur Beethoven est à peu près celui que portent tous les hommes de génie sur leurs successeurs immédiats. C’est le jugement de la génération qui a épuisé la sève de vitalité dont elle était pourvue, et qui ne voit dans celle qui lui succède qu’une postérité sans discipline, parce qu’elle s’écarte de la route tracée. On pourrait appliquer à la mort le mot de Voltaire sur Dieu : « Si elle n’existait pas, il faudrait l’inventer, » ne fût-ce que pour interrompre la domination de certaines idées qui ne peuvent disparaître qu’avec les hommes qui les avaient affirmées. Quoi qu’il arrive, le fils pense toujours un peu autrement que son père, et le disciple est forcé par la nature des choses de modifier d’une manière ou d’une autre l’enseignement qu’il a reçu du maître. Les premières œuvres de Beethoven, ses trios pour piano, violon et violoncelle, les sonates, le septuor, et jusqu’à la symphonie en ut majeur, qui est de l’année 1801, et qui fut dédiée à ce même docteur van Swieten, l’ami d’Haydn et l’auteur des paroles de la Création et des Saisons, — ces premières compositions du grand symphoniste révèlent une imitation directe du style d’Haydn et de Mozart, dont il était le successeur. Aussi Beethoven n’aimait-il pas qu’on lui parlât de ses premières productions et surtout du septuor. Il répondait brusquement au visiteur imprudent qui avait la maladresse de louer cet admirable morceau : Le septuor n’est pas de moi, il est de Mozart, et il tournait le dos à la personne qui avait cru lui adresser un compliment. Eh bien ! ce sont précisément ces premières compositions de Beethoven qui ont eu l’approbation d’Haydn, parce qu’il y voyait les traces de sa propre influence, et qu’il se sentait vivre dans l’œuvre naissante de son glorieux successeur. Aussi Carpani, en historien fidèle du père de la symphonie, parle-t-il des premières compositions de Beethoven dans les termes suivans : « Que deviendra l’art, et particulièrement la musique instrumentale, maintenant que Haydn n’écrit plus, et qu’ainsi se trouve fermée cette mine si féconde de trésors? Ce qu’il deviendra? Eh! ne le voyez-vous pas déjà en partie? Attendez un peu, et vous le verrez encore davantage. Il n’y a qu’un homme qui pourrait encore le soutenir, et en effet que ne serait-on pas en droit d’attendre de lui après son beau septuor, après ses premiers concertos pour le piano, ses premières symphonies, toutes œuvres vraiment remarquables, dans lesquelles il a heureusement fondu le style de Haydn avec celui de Mozart ! Mais voudra-t-il mettre un frein à son imagination? voudra-t-il l’astreindre à un ordre, la renfermer dans une juste mesure? voudra-t-il préférer le beau au bizarre? »

Aucun homme de génie n’a eu autant que Beethoven la volonté bien délibérée du rôle qu’il se proposait de jouer dans l’art, aucun révélateur de formes nouvelles ne s’est fait une conscience plus nette du but qu’il s’était promis d’atteindre. Excepté Gluck peut-être, qui dès son entrée dans la carrière de compositeur dramatique s’est trouvé en contact avec l’orgueil des virtuoses et toutes les invraisemblances de l’opéra italien auxquels il n’a pas daigné se soumettre, Beethoven est certainement l’artiste de génie qui a eu le plus d’empire sur l’acte mystérieux de sa propre inspiration. Après avoir subi, comme tous les hommes supérieurs, l’influence du milieu où il s’est produit, Beethoven s’est dégagé violemment de la tradition qui l’avait nourri. L’auteur de la Symphonie avec chœurs et des cinq derniers quatuors a bien voulu ce qu’il a accompli, et si cette exubérance de la volonté dans un art d’imagination et de sentiment fait la grandeur de Beethoven et le rattache étroitement au siècle où il a vécu, elle est aussi la source de ses infirmités.

Le livre de M. Oulibichef est divisé en trois parties, qui pourraient être mieux circonscrites dans leur objet et saisir plus vivement l’esprit du lecteur. On s’aperçoit tout d’abord que M. Oulibichef n’a pas une idée bien nette du but qu’il veut atteindre. Les faits particuliers débordent le cadre où il a voulu les renfermer, et obscurcissent la notion générale, qui manque de relief dans la pensée de l’auteur. Après quelques pages d’introduction, où M. Oulibichef raconte les circonstances qui l’ont amené à écrire un ouvrage sur Beethoven, vient un long chapitre consacré aux progrès qu’a faits l’art musical depuis la mort de Mozart et pendant les vingt-cinq premières années de notre siècle. Rappelant l’idée qui sert de conclusion à la vie de Mozart, M. Oulibichef ajoute : « Or ce caractère d’universalité que Mozart imprime à quelques-uns de ses plus grands chefs-d’œuvre m’avait paru le progrès immense que la musique attendait pour se constituer définitivement, — pour se constituer, avais-je dit, et non pour ne plus avancer[5]. » Ainsi donc M. Oulibichef n’arrête pas son admiration à l’avènement de Mozart, il croit encore à des progrès possibles après l’auteur de Don Juan; mais il ne définit d’une manière satisfaisante ni le caractère des innovations qui peuvent s’accomplir sans altérer l’essence de l’art, ni la limite qui sépare l’œuvre de Beethoven de celle de ses deux illustres prédécesseurs, Haydn et Mozart. En général, il y a dans tout ce premier chapitre beaucoup de mélange, des rapprochemens qui étonnent par leur étrangeté, et au fond plus de lieux communs que d’aperçus nouveaux. Dans le second chapitre, M. Oulibichef raconte brièvement la vie de Beethoven, en s’appuyant sur la biographie de M. Schindler et sur quelques renseignemens donnés par Seyfried dans les Études de composition de Beethoven. Il divise la courte existence de ce grand musicien en trois périodes, auxquelles il rattache successivement les différentes compositions qui forment l’ensemble de l’œuvre de ce profond génie. Cette division de l’existence matérielle de Beethoven, servant de base à la classification de l’œuvre de l’artiste, nous semble être le procédé le plus simple qu’on doive employer pour saisir le vrai caractère des évolutions du génie. Comme le dit très bien M. Oulibichef au début de ce second chapitre, « les ouvriers de la pensée[6], savans, écrivains ou artistes, obéissent toujours, en produisant, à une double loi : à leur nature individuelle d’abord, et à l’esprit du temps qui entraîne tout le monde, à commencer par ceux-là mêmes qui voudraient lui résister. » Or aucun artiste n’a été plus de son temps que Beethoven, aucun génie n’a subi autant que le sien l’influence d’une organisation maladive et des circonstances domestiques au milieu desquelles il a dû passer sa vie. Après avoir raconté les principaux événemens de l’humble existence du pauvre et grand génie dont il blâme les tendances généreuses vers un idéal de liberté que la révolution française avait suscité chez les plus grands esprits de l’Allemagne, M. Oulibichef passe à l’analyse de son œuvre, qui forme le troisième chapitre.

Le premier écrivain qui, à notre connaissance, ait essayé de classer les productions de Beethoven en trois différentes périodes, en assignant à chacune d’elles un caractère esthétique parfaitement reconnaissable, c’est M. Fétis dans sa Biographie universelle des musiciens. Selon M. Fétis, Beethoven continue avec plus ou moins d’indépendance la manière de ses prédécesseurs Haydn et Mozart jusqu’à la Symphonie héroïque (la troisième), qui est de 1804. A partir de ce chef-d’œuvre, le génie de Beethoven éclate dans toute sa magnificence et avec les propriétés de sa seconde manière, qui se prolonge pendant dix ans, c’est-à-dire jusqu’en 1814. C’est pendant cette période féconde que Beethoven produit la symphonie en si bémol, celle en ut mineur, la Pastorale. Voici en quels termes M. Fétis caractérise les productions qui appartiennent à la troisième période de la vie de Beethoven, comprenant la symphonie en fa (la huitième), celle avec chœurs, et les cinq derniers quatuors pour instrumens à cordes : « Insensiblement et sans qu’il s’en aperçût, ses études philosophiques donnèrent à ses idées une légère teinte de mysticisme qui se répandit sur tous ses ouvrages, comme on peut le voir dans ses derniers quatuors; sans qu’il y prît garde aussi, son originalité perdit quelque chose de sa spontanéité en devenant systématique. Les redites des mêmes pensées furent poussées jusqu’à l’excès, le développement du sujet alla jusqu’à la divagation, la pensée mélodique devint moins nette, l’harmonie fut empreinte de plus de dureté. Enfin Beethoven affecta de trouver des formes nouvelles, moins par l’effet d’une soudaine inspiration que pour satisfaire aux conditions d’un plan médité[7]. » Pris dans sa généralité et sans vouloir en appliquer les conséquences à aucune œuvre particulière, ce jugement de M. Fétis nous paraît irréfutable. Comme le dit très bien le savant critique, les dernières compositions de Beethoven se font remarquer par le développement excessif des épisodes, par la dureté de l’harmonie, par la fréquence et l’étrangeté des modulations, enfin par cette prédominance de la volonté systématique du penseur et du philosophe sur la spontanéité de l’artiste et du musicien.

Il serait assez difficile de préciser quels sont les principes qui ont guidé M. de Lenz dans la classification des œuvres de Beethoven. Ce qui ressort de plus clair de l’ouvrage confus, Beethoven et ses trois styles, où il a entassé les effluves de son enthousiasme pour le grand musicien, c’est que M. de Lenz préfère les dernières compositions de Beethoven à toutes celles qui forment le partage de la première et de la seconde manière. Ce n’est pas que M. de Lenz ne reconnaisse lui-même que dans les dernières productions de l’auteur de la Symphonie avec chœurs (la neuvième), « on trouve souvent des choses bizarres et choquantes » pour l’oreille des simples amateurs de bonne musique; « mais, ajoute-t-il, s’arrêter à ces étrangetés serait se montrer indigne de savourer les beautés ineffables qu’on rencontre encore plus souvent dans les œuvres dernières de ce sublime génie, » dont la troisième manière « est un jugement porté sur le cosmos humain, et non plus une participation à ses impressions[8]. » Jamais M. Listz ne s’est mieux exprimé.

Pour M. Oulibichef, qui ne vise pas si haut que M. de Lenz, son contradicteur, il divise la vie et l’œuvre de Beethoven en trois périodes : les années comprises entre 1793 et 1804, où Beethoven est visiblement sous l’influence d’Haydn et de Mozart, et dont la Symphonie héroïque, qui marque l’émancipation de son propre génie, est l’œuvre capitale, — la deuxième période, renfermée entre 1804 et 1814, et qui donne naissance aux plus magnifiques productions, telles que la symphonie en ut mineur, la Pastorale, celle en la, y compris la huitième symphonie en fa. — La troisième période s’écoule de 1814 à 1827, elle se distingue par la Symphonie avec chœurs et les cinq derniers quatuors. On voit que la classification de M. Oulibichef est à peu près celle de M. Fétis, dont le nouveau biographe accepte assez volontiers les jugemens. M. Oulibichef analyse successivement les productions de Beethoven qui appartiennent à chacune des trois périodes, dont il s’efforce de caractériser le style par des observations judicieuses, puisées dans les lois essentielles de l’art. Nous ne suivrons pas M. Oulibichef dans les menus détails de son analyse de l’œuvre du grand maître; quelques observations suffiront pour donner une idée de l’esprit qui dirige sa critique.

M. Oulibichef commence l’analyse des compositions de Beethoven qu’il range dans la seconde période de sa carrière féconde par les réflexions suivantes : « Les circonstances biographiques qui dominent la seconde période de la vie de Beethoven se réduisent à une surdité croissante, aux progrès d’un amour malheureux, et au pouvoir funeste que son frère Charles acquit sur le moral et les déterminations du grand artiste. De ces trois causes de perturbation, l’une pouvait stimuler le génie de Beethoven ; les deux autres étaient évidemment de nature à réagir sur lui d’une manière défavorable. Le caractère du grand artiste s’altéra ; il perdait de plus en plus le sentiment de certains effets harmoniques et acoustiques... Peu à peu le caprice et la mauvaise humeur troublèrent les inspirations de Beethoven; des règles importantes furent mises en oubli; l’originalité véritable et difficile, qui consiste à trouver l’inconnu dans le beau, toucha par accès ou par boutades à la bizarrerie et à la déplaisance qui constituent l’originalité facile, à la portée de tout le monde. Il arriva aussi au grand artiste de se complaire dans ses idées, de s’oublier dans leur développement jusqu’à perdre de vue le point essentiel en toutes choses, je veux dire le trop et le trop peu, ce redoutable écueil de l’effet et du succès, qui ne s’obtiennent qu’autant qu’un a su éviter l’un et l’autre. » M. Oulibichef ajoute : « Certains critiques, égarés par leur enthousiasme, ont prétendu, pour justifier Beethoven, que l’idée de longueur en musique est purement relative, que tout dépend de l’abondance ou de la disette des matériaux qu’on met en œuvre, que d’ailleurs ce qui semble trop long à l’un peut sembler trop court à l’autre, etc. C’est là une opinion radicalement fausse. Si elle était vraie, il n’y aurait plus rien de vrai ou de faux pour la critique, tout serait relatif, les beautés comme les imperfections[9]. » Ce sont là de bonnes et excellentes paroles. M. Oulibichef y soulève la grande question de la certitude dans l’appréciation du beau, qui est une des faces de la certitude dans la connaissance. Il n’est pas possible de méconnaître la vérité des principes sur lesquels s’appuie la critique de M. Oulibichef; on peut douter toutefois que ces principes soient justement applicables à la partie de l’œuvre de Beethoven qu’examine le biographe. M. Oulibichef ne nous semble pas suffisamment pénétré de cette vérité, puisée non pas dans les lois abstraites de la pensée, mais dans la nature vivante des choses et des hommes, — que certains défauts sont l’accompagnement nécessaire des plus admirables créations du génie. Donnez à des hommes comme Dante, Shakspeare, Corneille ou Beethoven cette mesure, cette pondération délicate de l’esprit et de la sensibilité qui se nomme le goût, et vous leur enlèveriez peut-être quelque chose de la force qui leur a été nécessaire pour accomplir l’œuvre que nous admirons. Tout ce que dit M. Oulibichef sur certaines aberrations harmoniques qu’on rencontre dans les œuvres de Beethoven, les passages qu’il cite, et qui avaient déjà été relevés soit par M. Fétis, soit par d’autres bons esprits de l’Allemagne, tels que l’auteur bien connu (woldbekannten) des charmantes lettres sur la musique que nous avons appréciées ici depuis longtemps[10], sont incontestablement des erreurs ou des caprices de génie que rien ne justifie; mais M. Oulibichef ne va-t-il pas trop loin, et son excellent esprit ne se laisse-t-il pas égarer par des subtilités indignes d’un appréciateur des belles choses, quand il méconnaît le prix de l’admirable morceau, l’andante scherzando, de la symphonie en fa? Ici nous sommes entièrement de l’avis de M. Berlioz, qui a dit de ce morceau : « Cela tombe du ciel tout entier dans la pensée de l’artiste. »

M. Oulibichef est bien plus dans la vérité large du sens commun lorsqu’il réfute les sophismes de M. de Lenz et autres illuminés qui proclament que les symphonies de Beethoven « sont des événemens de l’histoire universelle plutôt que des productions musicales de plus ou de moins de mérite. » « Dans tout ce fatras de l’illuminisme musical, dit M. Oulibichef, je n’ai trouvé qu’une chose qui ressemble de loin à un argument, et qui peut-être vaut la peine qu’on y réponde. Les adeptes en appellent à l’avenir pour l’intelligence des œuvres de Beethoven aujourd’hui incomprises, se fondant sur ce que d’autres grands inventeurs ont été raillés de leur vivant au sujet des plus sublimes découvertes. Dans les sciences, oui ; en littérature, fort rarement; en musique, jamais. Tous les grands compositeurs, depuis Josquin, Orlando di Lasso et Palestrina jusqu’à Monteverde et Meyerbeer, ont été appréciés à leur juste valeur et quelquefois surtaxés par les contemporains[11]. »

Trois hommes, aussi différens par le génie que par le caractère, ont créé la musique instrumentale et ce magnifique poème qu’on nomme la symphonie : ce sont Haydn, Mozart et Beethoven. Du grand atelier de formes et de combinaisons harmoniques de toute nature qui constitue l’œuvre colossale de Sébastien Bach, et particulièrement des sonates pour clavecin de son fils Emmanuel, qui déjà avait mis dans son style quelque chose de cet agrément et de cette légèreté qui devaient prévaloir dans la musique moderne, Joseph Haydn tire une partie des élémens dont il compose successivement son œuvre admirable. Il entremêle ces emprunts faits à l’art un peu sévère de son pays de l’étude des maîtres italiens, surtout d’un nommé Sammartini, homme de génie, dont l’œuvre prématurée, comme celle de notre Gossec, est restée inconnue, et paraît avoir beaucoup servi à l’éducation du père de la symphonie. Haydn est un musicien de premier ordre qui, par l’abondance des idées mélodiques, par la clarté du plan et la pureté constante du style, n’a pas été dépassé. Il reste le maître par excellence qu’il faudra toujours étudier et dont l’influence est salutaire sur la postérité qui se nourrit de sa parole. Mozart, enfant divin dont le berceau est déjà rempli de miracles, apprend tout, ose tout, et embrasse toutes les formes. Il mêle les ressouvenirs de l’école italienne, dont il fut aussi un disciple respectueux, aux emprunts qu’il fait aux maîtres de son pays, Emmanuel Bach, Gluck et Haydn, et il enfante une œuvre unique, où le charme, la tendresse et la profondeur du sentiment s’unissent à l’élégance des formes, à la pureté d’une harmonie constamment hardie, qui devance les temps. Selon l’heureuse expression de M. Oulibichef, Mozart trouve l’inconnu dans le beau. Ses plus grandes témérités de langage sont des intuitions de la nature des choses que l’avenir s’empressera de consacrer. Mozart occupe dans l’histoire de l’art cette place unique qui appartient à la grâce suprême qui s’insinue et domine sans efforts : il est le bien-aimé de la sainte triade qui unit le père au fils, le passé à l’avenir. Son œuvre, plus étendue et plus variée que celle d’Haydn, embrasse tous les genres, et dans tous l’artiste incomparable atteint la perfection. Venu après ces deux grands hommes, Beethoven, qui est bien un enfant du XIXe siècle, en révèle aussitôt le caractère maladif et dominateur. Indocile dès les premiers bégaiemens de sa muse, il apprend mal la langue des maîtres consacrée par les chefs-d’œuvre de ses devanciers, et il se hâte de rompre tout commerce avec la tradition des écoles d’Italie, dont il repousse et dédaigne la bénigne influence. Beethoven est le premier grand compositeur de son pays qui ne franchira pas les monts, et qui, ainsi que Weber et Schubert, n’ira pas s’inspirer au beau pays où fleurissent les orangers. Préoccupé d’idées grandioses qui dépassent peut-être le monde purement musical, poète et philosophe, s’abreuvant constamment aux sources troublées des utopies divines, et la tête toujours remplie des rêves immortels de la révolution française, l’auteur de la Symphonie héroïque, de celle en ut mineur, de la symphonie en la, de la Pastorale et de la Symphonie avec chœurs, crée une œuvre grandiose, où l’infini des horizons, la magnificence et la nouveauté des effets se manifestent au milieu des plus éblouissantes splendeurs de la poésie lyrique, et se mêlent avec le sanglot de la passion au souffle panthéiste qu’exhale la nature, dont il évoque les voix mystérieuses. Comme Goethe dans son Faust, comme Byron dans Manfred et Chateaubriand dans René, Beethoven est l’écho de son temps ; il en a le trouble et la grandeur, il en possède l’énergie et les infirmités. L’effort est partout sensible dans son œuvre, bien moins complexe que celle de Mozart, puisque Beethoven n’a complètement réussi ni dans le genre dramatique, ni dans l’oratorio et la musique religieuse. Il violente la langue pour lui faire dire ce qu’il veut, et ne s’inquiète ni des lois essentielles de l’harmonie, ni de la proportion des parties qui doivent concourir à l’effet de l’ensemble ; mais il atteint le but, et, comme un titan révolté, il escalade son idéal en entassant Ossa sur Pélion. C’est par là que Beethoven mérite le pardon de ses fautes, et qu’on oublie les moyens qui l’ont conduit au trône solitaire où il domine en poeta sovrano. Les sonates, les concertos, les trios pour piano, violon et violoncelle, les quatuors pour instrumens à cordes, les ouvertures et les neuf symphonies, qui forment la partie originale de l’œuvre de Beethoven, renferment des beautés, contiennent des effets, et ouvrent à l’art musical des perspectives que les génies de Haydn et de Mozart n’ont point connues. Moins universel et moins exquis que Mozart, qui est la perfection même et qui parle tout naturellement la langue révélée des anges, — moins naïf, moins correct et moins créateur, dans le vrai sens du mot, que le père de la symphonie, qui à soixante-neuf ans écrivait encore un chef-d’œuvre plein de jeunesse que nous avons entendu récemment au Conservatoire, les Saisons, où tous les compositeurs modernes ont puisé depuis cinquante ans, — Beethoven dépasse ses deux immortels prédécesseurs par la sublimité de l’inspiration lyrique, par le pittoresque de l’instrumentation, par le charme irrésistible d’une fantaisie puissante dont les mirages s’entremêlent au pathétique de la passion. C’est ce caractère dramatique qu’on trouve dans les compositions instrumentales de Beethoven, qui le distingue d’Haydn et de Mozart, et qui rattache ce merveilleux génie au XIXe siècle.

Dans un passage des Mémoires d’Outre-Tombe, Chateaubriand, parlant de Napoléon et de l’influence qu’a eue son génie sur le caractère de la nation française, a dit en propres termes : « Sa fortune inouïe a laissé à l’outrecuidance de chaque ambition l’espoir d’arriver où il n’était point parvenu. » Ce n’est point forcer l’analogie des choses que d’appliquer le sens de ces paroles aux prétendus successeurs de Beethoven, à cette tourbe de détestables musiciens qui a envahi l’Allemagne, et qui a pris à tâche d’exagérer les défauts de l’auteur immortel de la neuvième Symphonie et des six derniers quatuors. Hâtons-nous cependant de conclure avec le grand écrivain que nous avons cité : « tel est l’embarras que cause à l’écrivain impartial une éclatante renommée, il l’écarté autant qu’il peut, afin de mettre le vrai à nu ; mais la gloire revient comme une vapeur radieuse et couvre à l’instant le tableau. »

Le livre de M. Oulibichef sera lu avec intérêt. Il renferme d’excellentes observations qui, sans être bien nouvelles, ont le mérite de ramener les esprits à des vérités éternelles que le plus beau génie du monde ne peut transgresser impunément. Beethoven est grand malgré ses fautes et malgré la horde de musiciens barbares qui s’autorisent de ses erreurs pour enfanter des œuvres monstrueuses qu’on destine à l’avenir, parce qu’heureusement nous ne sommes pas dignes de les comprendre.

C’est au génie de Beethoven, dont nous venons de caractériser l’œuvre grandiose et pathétique, que la France doit, sans contredit, de comprendre mieux chaque jour la poésie intime de la musique instrumentale. Il fallait Je peintre dramatique de la Symphonie héroïque, de celle en ut mineur et de la symphonie en la pour initier l’élite de la société française aux beautés d’un art mystérieux, qui semble se refuser, comme la lumière, à toute analyse immédiate, et n’avoir d’autres lois que le caprice des sens. Sans doute on exécutait à Paris, vingt-cinq ans avant la révolution, les chefs-d’œuvre d’Haydn et de Mozart; mais ce n’est que depuis la création de la Société des Concerts que le goût de la musique instrumentale s’est répandu dans une classe, de plus en plus nombreuse, de vrais amateurs. Aussi les concerts, les soirées, les matinées, les séances publiques ou intimes plus ou moins musicales, se multiplient chaque année d’une manière effrayante. Hier encore nous étions assourdis par deux émissaires de M. Listz, qui nous faisaient entendre dans les salons de la maison Érard un de ces morceaux de musique, un concerto pour deux pianos, que le célèbre virtuose écrit pour les générations de l’avenir. Que les idées et les accords de MM. Listz, Wagner et compagnie leur soient légers! Quel chaos! quels non-sens! Ah! M. Brendel, l’historiographe de la nouvelle école, a bien raison de dire que « c’est là de la musique purement spirituelle (rein geistige Musik) et non plus de la musique qui puisse se manifester en entier dans le domaine des sons[12]. » Revenons, revenons à la musique du passé, à la musique monumentale, comme dirait M. Richard Wagner, et à la Société des Concerts du Conservatoire, qui en est l’interprète le plus digne.

Ils ont inauguré la trentième année de leur existence le 11 février 1857 par la symphonie en ut de Mozart, à laquelle ont succédé les chœurs d’Une Nuit de Sabbat, de Mendelssohn, œuvre étrange, pleine de vigueur, mais non pas de lumière. Un solo de flûte, exécuté par M. Dorus sur une cantilène de sa composition, est venu faire diversion aux sombres accords d’Une Nuit de Sabbat. Il serait grandement à désirer que les virtuoses qui se produisent dans les concerts du Conservatoire voulussent bien choisir de meilleure musique pour servir de prétexte à leur bravoure. M. Alard, qui est un aussi bon musicien que M. Dorus, se contente bien d’exécuter les sonates de Beethoven, de Mozart, d’Haydn, et il n’en est pas moins applaudi pour cela. La séance s’est terminée par la symphonie en la, dont le public a redemandé l’andante. Le soir de ce même jour, nous entendions au Théâtre-Italien il Trovatore de M. Verdi avec Mlle Grisi, c’est-à-dire un mélodrame de Pixérécourt après un chant d’Homère.

Le second concert a commencé par une ouverture de Ruy-Blas, de Mendelssohn. Mendelssohn ne brille pas décidément par l’abondance des idées, et cette ouverture de Ruy-Blas, remarquable par la facture et le talent qu’elle révèle, en est une nouvelle preuve. Quelle différence avec la symphonie en si bémol d’Haydn, qu’on a exécutée après, et dont le public enchanté a fait recommencer le menuet! Quelle clarté, quel charme, quelle bonhomie divine et quel art sans efforts! Ah! messieurs les faiseurs de symphonies et d’ouvertures romantiques, vous n’avez pas détrôné le patriarche de la musique instrumentale. Après la symphonie d’Haydn, on a exécuté un chef-d’œuvre qui procède de la même famille de grands musiciens, je veux dire le finale du troisième acte de Moïse. Quoique les soli fussent chantés par des virtuoses de la force de Mlles Rey, Lhéritier, etc., ce finale colossal a rempli la salle d’une sonorité qu’on pourrait dire lumineuse.

Le troisième concert a été particulièrement remarquable par la neuvième symphonie de Beethoven, qui remplissait le premier numéro du programme, et dont l’exécution a duré une heure et un quart! Cette composition colossale, que M. de Lenz a qualifiée « le dernier mot du style symphonique, » est une pierre de discorde jetée aux critiques de tous les pays. En Allemagne, on n’est pas moins partagé que nous ne le sommes en France, non pas sur la valeur absolue d’une conception aussi étonnante, mais sur l’effet de l’ensemble et sur la possibilité de goûter sans fatigue une œuvre dont les proportions dépassent les forces de l’attention ordinaire des hommes. Pour nous, qui ne craignons jamais de dire notre façon de penser sur une conception du génie, quelque grand qu’il soit, nous avouerons aujourd’hui, comme nous l’avons fait autrefois, que le premier morceau de la Symphonie avec chœurs nous paraît toujours un peu obscur et d’un développement pénible. On a beau faire la part de la profondeur de l’idée et de la sombre accumulation des effets de l’harmonie, le morceau est laborieux et ne se conçoit pas sans fatigue, défaut énorme dans tous les arts, mais surtout en musique. Le scherzo-vivace au contraire, qui en est le second épisode, est une merveille de grâce, de flexibilité, de rhythmes et de variété. Ce morceau est surpassé par l’andante qui vient après, c’est-à-dire par une de ces inspirations qui ouvrent à l’imagination des horizons entrevus dans des rêves enchantés, et qui élèvent Beethoven au-dessus de tous les musiciens qui l’ont précédé. La quatrième partie de la symphonie, jusqu’au moment où les chœurs s’adjoignent aux instrumens, renferme encore des détails pleins de vigueur, entre autres le récitatif des contrebasses, dont on a tant abusé depuis; mais l’ensemble est infiniment trop long, et mal écrit pour les voix, qui ne peuvent jamais arriver à une exécution supportable. Après l’audition d’une composition de cette étendue, on est brisé, et on ne demande plus qu’à aller respirer le grand air.

Au quatrième concert, qui s’est donné le 22 février, la société a fait entendre une nouvelle symphonie de M. Reber, qui a été accueillie avec faveur. M. Reber est un musicien distingué, plein de goût et de mesure, qui ne s’aventure jamais trop loin de ses forces, et qui produit des œuvres qui recommandent son nom à tous les vrais connaisseurs. Sa nouvelle symphonie renferme des détails charmans, d’une instrumentation claire et pourtant colorée. Le menuet a été surtout fort remarqué par le public. La séance s’est terminée par l’introduction de l’oratorio de Samson, de Haendel, dont Mlle Ribault, de l’Opéra, a chanté le solo de soprano. Voilà un style grandiose et vraiment biblique! C’est simple, large et pourtant ému. Quels effets obtient Haendel avec une instrumentation qui se compose du quatuor, de contrebasses, de quelques trompettes et d’un hautbois qui donnent à la mélopée un caractère héroïque! Le public a chaudement applaudi cette belle page de musique sacrée, qui, pour être dramatique et remplie d’accords de septième sur la dominante, n’en est pas moins religieuse pour cela.

Le cinquième concert n’a eu de remarquable que l’exécution parfaite de la Symphonie Pastorale, un chœur d’Eurianthe de Weber, et la symphonie en sol de Haydn, qui a clos la séance; mais l’événement musical de l’année a été l’exécution des Saisons, de Haydn, au sixième concert, qui a eu lieu le 22 mars. C’est la première fois qu’on entendait à Paris cette œuvre d’un musicien admirable, qui, comme le Dieu de la Genèse, a tiré le monde musical presque du néant. C’est en 1801 que le maître a composé cette belle idylle, dont les paroles sont du docteur van Swieten, l’auteur du poème de la Création. Haydn avait alors soixante-neuf ans, étant né le 31 mars 1732. « J’assistais à la première exécution de cet oratorio chez le prince de Schwarzenberg, dit Carpani. Il fut vivement et généralement applaudi. Moi-même, émerveillé de voir sortir de la même tête deux productions si différentes, si riches et si parfaites, je courus, dès que le concert fut fini, vers Haydn, pour lui en faire mon compliment. A peine avais-je ouvert la bouche, que Haydn m’arrêta en disant ces mémorables paroles : — Je suis bien aise que ma musique soit agréable au public; mais pour cette composition, je ne veux pas recevoir de complimens de vous. Je suis bien sûr que vous comprenez vous-même qu’elle est loin de valoir la Création; je le sens, et vous devez le sentir aussi. En voici la raison : dans la Création, les personnages étaient des anges; dans les Quatre saisons, ce sont des paysans[13]. » Il y a d’autres raisons encore que celle indiquée par Haydn qui rendent la pastorale des Saisons inférieure au poème de la Création: c’est la prolongation indéfinie du style descriptif, où le docteur van Swieten avait engagé le compositeur, sans s’inquiéter si l’art musical comporte, comme la poésie, une trop grande exactitude dans la peinture des phénomènes extérieurs de la nature. Le docteur avait un si grand amour pour le style descriptif, qu’il voulait absolument qu’Haydn fît entendre dans les Saisons le chant des grenouilles ; « mais, dit Carpani, Haydn tint bon et refusa, à l’imitation d’Homère, de s’embourber dans le marais. »

Après une courte introduction symphonique qui a pour objet de peindre la transition de l’hiver au printemps, ce moment indécis où la froidure de la saison qui s’en va se mêle aux chaudes bouffées de la nature renaissante, vient un chœur à quatre parties d’une harmonie suave et du plus charmant effet, qui a été bien souvent imité depuis. L’air de basse, que chante aussitôt le laboureur Simon :

Le laboureur s’empresse,
Il mène aux champs ses bœufs...


est d’un accent plein de bonhomie agreste. Le motif de cet air est resté dans la mémoire prodigieuse de Rossini, qui en a tiré les premières mesures de l’allegro du trio final du Barbier de Séville :

Zitti, zitti,
Piano, piano.


La première partie des Saisons, pleine de fraîcheur et d’entrain, se termine par un chœur fugué, en l’honneur de la Providence, vigoureusement écrit. L’été commence par un air de basse que chante Simon, auquel s’enchaîne un chœur non moins vigoureux que celui qui termine le printemps. On y célèbre les bienfaits du dieu de la nature, le soleil; mais les deux morceaux les plus saillans de la seconde partie, c’est d’abord l’air pour voix de ténor que chante Lucas, pour exprimer l’accablement du pauvre travailleur :

Soleil, ton poids est trop lourd.


Ce morceau renferme à un très haut degré le genre de mérite qu’on recherche dans la musique pittoresque, de peindre à l’oreille le phénomène physique de la lassitude. Le chœur de l’orage avec les différens épisodes qui le préparent et le suivent n’est pas moins remarquable.

Le chœur de la chasse, qui fait partie de l’Automne, est un chef-d’œuvre connu et admiré depuis un demi-siècle. On n’a rien écrit de mieux dans ce genre, pas même l’ouverture du Jeune Henri, de MéhuI, qui en est une imitation évidente. Ce chant admirable, où tous les incidens de la chasse sont reproduits avec une fidélité poétique qui n’a pas été égalée, a produit sur le public du Conservatoire un effet puissant. On n’a pas moins applaudi le chœur des vendangeurs, ainsi que la chanson du rouet, qui marque le retour de l’hiver. Cette grande composition d’un vieillard de soixante-neuf ans respire d’un bout à l’autre cet amour naïf et profond de la nature, partage d’une âme chrétienne pour qui la succession des phénomènes du monde matériel est la révélation d’une providence divine. Les idées sont aussi claires, aussi sereines, aussi touchantes, pourrait-on dire, que la forme qui les exprime est limpide, simple et d’une admirable économie d’effets? Haydn ne se paie pas de mots; il parle toujours pour dire quelque chose et ne s’aventure guère au-delà des limites de son génie, celui d’un maître qui a tiré la musique instrumentale du chaos. Il est le père éternel de la musique moderne; il a engendré Mozart, lequel a engendré Beethoven et la race des titans. La postérité a ratifié le jugement que Haydn a porté lui-même sur les Saisons; cela ne vaut pas la Création. N’oublions pas que, cinq ans après la première exécution des Saisons chez le prince de Schwarzenberg, on écrivait dans la même ville de Vienne, en 1806, et sur la même donnée, la Symphonie Pastorale, le plus magnifique poème que la nature ait inspiré. Les paroles des Saisons ont été traduites en français par M. Roger, de l’Opéra, qui a chanté avec un bon sentiment la partie de Lucas, surtout le bel air de l’été : Soleil, ton poids est trop lourd! — M. Bonnehée a chanté aussi avec grand succès la partie de Simon. Les chœurs et l’orchestre ont été dignes de l’œuvre de Haydn, que le public parisien entendait pour la première fois.

Au septième concert, qui s’est donné le 5 avril, on a exécuté la symphonie en fa de Beethoven, la huitième, dont le public a voulu réentendre l’andante scherzando qui en forme la seconde partie, et dont le dernier biographe de Beethoven, M. Oulibichef, a le malheur de ne point apprécier l’ineffable élégance. Après ce chef-d’œuvre est venu un air d’un opéra de Haendel, Aétius, qui a été chanté dans la perfection par M. Stockhausen, de l’Opéra-Comique. Ne cessons pas de dire avec Beethoven parlant de Haendel, dont il admirait le génie biblique : Quel grand style que celui de l’auteur des Macchabées, de Samson, de la Fête d’Alexandre, du Messie et de vingt chefs-d’œuvre semblables! Quelle instrumentation pittoresque avec si peu d’élémens, des instrumens à cordes soutenus d’un hautbois et de quelques trompettes! Cet air d’Aétius, avec des vocalises obligées, qui font partie intégrante de la mélodie et qui embrassent une étendue presque de deux octaves, M. Stockhausen l’a chanté comme aucun virtuose connu ne pourrait le faire. Hâtons-nous de dire que M. Stockhausen n’est point un élève du Conservatoire, que dirige M. Auber. — Un fragment d’un quatuor d’Haydn, celui en fa dièze mineur, exécuté par tous les instrumens à cordes, autre chef-d’œuvre d’un maître qu’on ne peut pas oublier, et puis le Songe d’une Nuit d’Été, de Mendelssohn, ont rempli le reste de la séance. Dans cette composition délicieuse de Mendelssohn, qui rappelle si fortement l’imagination de Weber, surtout la couleur d’Oberon, on remarque toujours l’allegro appasionato, les couplets avec accompagnement du chœur, le scherzo et la marche, qui a un si grand caractère.

Le huitième concert n’a pas été moins intéressant que le septième. La symphonie en ut de Mozart, dont l’andante et l’allegro sont les parties saillantes, l’introduction de l’oratorio de Samson de Haendel, la symphonie en de Beethoven en ont fait les frais. En général, la Société des Concerts a fait cette année des efforts pour enrichir son programme de quelques vénérables nouveautés. Qu’elle persévère dans cette voie, et qu’elle n’oublie pas surtout qu’il y a l’œuvre d’un homme puissant, Sébastien Bach, qui sort des catacombes, et dont elle doit au public la vulgarisation !

La trente-deuxième demi-brigade, commandée par l’intrépide M. Pasdeloup, qui s’est fait connaître sous le nom de Société des jeunes Artistes, marche, de bien loin sans doute, sur les traces de la Société des Concerts. Si son intelligence égalait sa vaillance, ce serait le phénix de nos bois. M. Pasdeloup s’abuse peut-être un peu sur la portée légitime de son ambition, et parfois il ferait bien de modérer son zèle. Quoi qu’il en soit, ses intentions sont bonnes, et son activité bruyante mérite d’être encouragée, puisqu’elle concourt à la propagation de la bonne nouvelle. Audacieuse comme elle est, la Société des jeunes Artistes est montée la première sur la brèche, et dès le 7 décembre 1856 elle faisait entendre dans la salle Herz la symphonie en la majeur de Mendelssohn, qui n’est pas une merveille. Le premier morceau est confus, comme toujours, et la pensée du maître ne se dégage que péniblement à travers une instrumentation trop chargée de petits effets de sonorité. L’andante, qui se compose d’une phrase de plain-chant, au-dessous de laquelle les basses dessinent un ricamo piquant, est plus saillant que le premier morceau; il vaut mieux aussi que l’allegretto qui forme le troisième épisode de cette œuvre distinguée, dont le finale se fait remarquable par un riche travail des violons. De nombreux fragmens d’un chef-d’œuvre de Mozart, l’Enlèvement au sérail, ont rempli le reste du programme. M. Bataille a chanté d’une manière remarquable l’air bouffe d’Osmin, dont les paroles ont été très-bien appropriées à la musique du maître par un jeune compositeur distingué, M. P. Pascal, qui se cache sous le pseudonyme de Hirt. Ces fragmens d’un opéra de Mozart peu connu du public français ont produit le meilleur effet. Au second concert, nous avons particulièrement remarqué un quintette pour flûte et instrumens à corde, de Mozart, et l’introduction de Moïse, de Rossini. La quatrième séance avait attiré un grand nombre d’artistes curieux d’entendre la symphonie en mi-bémol de Robert Schumann, dont les compositions sont peu connues à Paris, et nous devons dire que l’essai n’a pas été très heureux pour ce rival de Mendelssohn, qui jouit en Allemagne d’une réputation considérable. L’instrumentation de M. R. M. Schumann, touffue comme celle de Mendelssohn, se rapproche par les défauts des mauvaises tendances de la troisième manière de Beethoven. On voit que M. Schumann se donne une peine incroyable pour paraître profond et original. Après beaucoup d’efforts, il n’arrive qu’à la confusion et à la bizarrerie. Quelle différence, bon Dieu! de cette œuvre pénible de M. Schumann avec l’andante et le finale d’une symphonie d’Haydn qu’on a exécutés immédiatement après! Au sixième et dernier concert, qui a eu lieu le 15 février, la Société des Jeunes Artistes a exécuté la seconde symphonie de M. Camille Saint-Saens, jeune compositeur français, élève de M. Malden, qui donne les plus grandes espérances. Cette composition, remarquable surtout comme facture, a produit le plus grand effet. Le finale, qui en est la partie la plus saillante, est une œuvre de maître qui rappelle beaucoup la manière de Mendelssohn par la richesse des développemens et la fermeté du style. Il serait digne de la Société des Concerts de placer sur l’un de ses programmes le finale de la seconde symphonie de M. Saint-Saens, qui, à notre avis, est le meilleur morceau de musique symphonique qui ait été écrit par un Français, sans aucune exception.

A côté de la Société des Concerts et de celle des Jeunes-Artistes, qui exécutent les grandes compositions de la musique instrumentale, se sont groupées un grand nombre de sociétés qui se consacrent à la vulgarisation de la musique dite de chambre. La première de toutes ces réunions d’artistes éminens est celle de MM. Alard et Franchomme, qui tient ses séances dans la salle de M. Pleyel. Fondée depuis une dizaine d’années, cette société d’élite attire à ses matinées tout ce que Paris compte d’amateurs délicats. A la cinquième séance, qui a eu lieu le 27 mars, nous avons entendu le troisième quatuor en mi bémol pour piano, violon, alto et basse, de Mozart, dont l’andante est quelque chose de vraiment exquis, — le deuxième quatuor en sol de Beethoven, la sonate en fa (opéra 17e), pour piano et violoncelle, de Beethoven, qui a été exécutée avec un fini admirable par MM. Francis Planté pour la partie de piano et René Franchomme, fils de l’éminent professeur du Conservatoire, enfin le quintette en ré de Mozart, c’est-à-dire une merveille de sentiment et d’inspiration divine.

La société fondée par MM. Maurin et Chevillard pour l’exécution des derniers quatuors de Beethoven continue également d’attirer à ses séances un grand nombre de fidèles. Ces artistes, aussi courageux qu’intelligens. ont enfin résolu le problème légué à la postérité par le génie de Beethoven. Grâce à MM. Maurin et Chevillard, ses derniers quatuors sont compris maintenant. On peut discuter en connaissance de cause le mérite de ces œuvres, qui sont de vrais monstres dans le sens antique de ce mot, c’est-à-dire des merveilles de beautés et d’étranges erreurs. — Une autre société non moins intéressante est celle fondée, il y a deux ans, par MM. Armingaud et Léon Jacquard pour l’exécution des œuvres de Mendelssohn, sans exclusion des autres grands maîtres de l’Allemagne. Elle a donné cette année, dans les salons de la maison Érard, six séances qui ont été suivies par une portion choisie du public parisien. A la première séance, qui s’est donnée le 28 janvier, on a exécuté le quatuor en ré de Mendelssohn, dont le menuetto nous a paru la partie saillante; la sonate pour piano (opéra 57e) de Beethoven, dont le finale, d’une si grande beauté et d’une difficulté prodigieuse, a été rendu avec énergie par M. Lubeck, talent un peu fruste, mais incontestable. On a terminé par l’ottetto de Mendelssohn, morceau distingué, surtout le scherzo, qui relève bien un peu du style de Beethoven. A la seconde soirée, nous avons entendu le deuxième trio en sol majeur, pour piano, violon et violoncelle, de Mozart. Mme Massart a rendu avec goût et délicatesse la partie de piano de ce délicieux chef-d’œuvre. Puis est venu le onzième quatuor de Beethoven, dont le premier morceau a un caractère étrange, brusque et pathétique comme toute la composition. M. Léon Jacquard et Mme Massart ont exécuté ensuite la sonate en si bémol, pour piano et violoncelle, de Mendelssohn. M. Jacquard est un artiste de talent : il a du sentiment, une bonne qualité de son et une grande justesse, qualité précieuse sur le violoncelle. A la troisième séance, on a exécuté admirablement le quatuor en fa de Mozart, celui en mi majeur de Mendelssohn, qui est un chef-d’œuvre dans le genre compliqué et très concerté de la troisième manière de Beethoven. On a terminé par un autre quatuor du même auteur, celui en mi mineur (opéra 44e), dont le scherzo et l’andante sont les parties vives et remarquables. La quatrième séance a été particulièrement intéressante par l’exécution du soixante-quinzième quatuor de Haydn, dont l’adagio est aussi beau que les plus belles inspirations de Beethoven. A la cinquième séance, le public a vivement applaudi le deuxième quatuor en la de Mendelssohn, dont le fragment, intitulé Intermezzo, est l’une des plus heureuses inspirations de ce compositeur éminent. Certes MM. Armingaud et Léon Jacquard méritent qu’on les encourage dans la mission qu’ils se sont donnée de répandre les œuvres du plus jeune des grands compositeurs qu’a produits la terre classique de la musique instrumentale.

M. Charles Lebouc, violoncelliste agréable, a continué aussi cette année les séances de musique classique qu’il a instituées depuis trois ans, et qui sont suivies par un public zélé. N’oublions pas de mentionner encore les matinées de M. Félicien David, où il a fait entendre plusieurs de ses jolies compositions vocales et instrumentales.

Un homme de goût, un amateur distingué, qui lui-même cultive la musique avec succès, M. Le comte de Stainlein, a eu l’heureuse pensée de donner dans les salons de M. Pleyel quatre séances de musique de chambre, dont les profits ont été consacrés à des œuvres de bienfaisance. Secondé par des artistes de mérite, parmi lesquels était Sivori, qui vaut à lui seul tout un orchestre, M. de Stainlein a fait entendre, le 20 février, un quatuor pour instrumens à cordes, de sa composition, qui montre une assez grande habileté dans l’art d’écrire. À ce quatuor a succédé le trio en , pour piano, violon et violoncelle, de Mendelssohn, où Sivori a été admirable et a excité l’enthousiasme d’un public d’élite, qui ne s’était jamais trouvé à pareille fête. La séance s’est terminée par un andante d’un quatuor posthume de Schubert qui a été l’enchantement de la soirée. Je préfère cet andante, plein de sentiment et de charme, à bien des œuvres de Mendelssohn, dont le savoir ne tient pas lieu des idées qui lui manquent souvent. Schubert est un enchanteur de la famille des Weber, des Chopin et des Bellini. Le public a voulu réentendre ce morceau exquis, que Sivori a rendu avec la sensibilité de génie qui caractérise ce grand virtuose. La seconde séance a commencé par un trio, pour piano, violon et violoncelle, de M. de Stainlein, qui est bien supérieur au quatuor dont nous avons parlé. MM. Sivori et Lubeck ont exécuté ensuite la grande sonate, pour piano et violon, de Beethoven, dédiée à Kreutzer, dont le monde musical connaît la beauté. Les deux virtuoses ont été à la hauteur de la composition étonnante qu’ils interprétaient. M. Lubeck est un pianiste formidable par la vigueur, la netteté et la précision de son jeu. A la troisième séance, Sivori a été merveilleux dans le huitième quatuor de Beethoven, dont il a dirigé l’exécution comme s’il eût été l’auteur du chef-d’œuvre. La quatrième et dernière séance, qui a eu lieu le 3 avril, a commencé par une sonate, pour piano et violoncelle, de M. de Stainlein; puis on a entendu le quatuor en mi mineur de Mendelssohn, composition vigoureuse où Sivori a été étonnant. Sivori est le violoniste le plus remarquable qu’il y ait actuellement en Europe : il réunit à l’inspiration du génie italien la fermeté d’un virtuose du Nord. Quand les Italiens s’en mêlent, ils jouent du violon comme Paganini ou Sivori, de la contrebasse comme M. Bottesini; ils jouent enfin la tragédie comme Mme Ristori, c’est-à-dire qu’ils sont les premiers artistes du monde.

A côté des sociétés constituées pour l’exécution de la musique de chambre, qui toutes sont fréquentées par un public choisi et très empressé, de nombreux concerts isolés ont été donnés cette année comme les années précédentes. Nous citerons entre autres le concert de M. Henri Herz, le plus jeune des virtuoses phénomènes qui se sont épanouis du temps immémorial de la restauration. M. Herz ne vieillit pas, et laisse passer le temps sans y prendre garde. La soirée musicale donnée par Mlle Darjou, agréable personne dont le jeu froid et correct est bien un produit de l’école française, mérite d’être mentionnée, ainsi que le concert donné par M. George Pfeiffer, jeune homme intrépide qui joue du piano comme un maître, et qui n’a que les défauts de son âge, trop de verve, surtout quand il exécute la musique délicate de Chopin, qui ne veut pas être ainsi strapassée, et qui ne comporte pas une trop grande précision de rhythme. Puisque le nom de Chopin se présente sous notre plume, pourquoi ne dirions-nous pas que le concerto en mi mineur de sa composition, que nous avons entendu à la soirée de M. Pfeiffer, nous a paru vieilli et fléchissant sous le poids des années écoulées? Ce délicieux musicien, que la riche imagination de Mme Sand n’a pas craint d’égaler à Beethoven, survivra-t-il à la génération maladive dont il a chanté les rêves incompris? Quand la tradition de cette musique de sylphes, de ce gazouillement d’oiseau, don on ne peut saisir nettement ni le rhythme ni la tonalité, sera perdue, qui donc en conservera l’essence, et quel poète virtuose en pourra évoquer les ombres fugitives? MM. Krüger, pianiste bien connu, Alfred Mutel, Kletzer, violoncelliste hongrois; Braga, violoncelliste italien; Théodore Ritter, pianiste au jeu fruste; Norblin, violoncelliste de mérite; Hammer, Cimino, chanteur qui doit aux bons conseils de M. Panofka ses meilleurs succès; Hassenhut, beaucoup d’autres encore, ont également fait appel à leur clientèle, qui ne leur a pas fait défaut. A la matinée donnée par M. Hassenhut le 7 avril, dans les salons de la maison Pleyel, nous avons entendu une jolie et charmante personne, Mlle Aurélie Mareschal, qui a chanté avec goût une romance inconnue de Mozart et l’air des Nozze di Figaro : Non so più, cosa son, cosa faccio. — N’oublions ni le concert donné par M. Cuvillon, professeur distingué, ni celui de M. A. Bessems, où nous avons remarqué une sonate, pour piano et violon, de M. de Vaucorbeil, esprit cultivé, musicien nourri de bons exemples, dont le début tardif mérite d’être encouragé. Le larghetto et le menuetto de sa sonate, qui rappelle heureusement la manière de Mozart, en sont les parties saillantes : elle a été fort bien exécutée par Mlle Bleymann, une de ces femmes modestes qui répandent dans le monde le goût de la bonne et grande musique, dont elle possède, aussi bien que M. Bessems, la tradition. Enfin M. Rosenhain, compositeur et pianiste du plus grand mérite, qu’on entend trop rarement en public, a dirigé le concert donné au bénéfice d’une société de bienfaisance pour les pauvres allemands. Il a exécuté lui-même un trio, pour piano, violon et violoncelle, de sa composition, qui renferme de bonnes parties. Puis est venu M. Delsarte, qui a fait entendre tout récemment dans la salle de M. Herz différens morceaux de musique ancienne qui font partie des Archives du Chant, publication intéressante dont M. Delsarte a conçu l’idée, et qui offre un répertoire des meilleurs fragmens de l’école française.

En dehors des sociétés musicales régulièrement instituées, en dehors des nombreux concerts publics dont nous venons de parler, il existe encore à Paris quantité de maisons et de réunions privées où la musique, et particulièrement la musique instrumentale, est cultivée avec un goût persévérant et passionné. Introduit cet. hiver dans l’un de ces sanctuaires de bonne compagnie où l’art et la science sont dignement représentés, nous avons eu l’occasion d’entendre plusieurs compositions d’un jeune musicien, M. A. Blanc, qui ont produit sur nous la plus vive et la plus agréable impression. M. Blanc fait partie de la société des quatuors de MM. Alard et Franchomme, où il joue le second violon; il s’est familiarisé sans doute avec les chefs-d’œuvre de Haydn, de Mozart, de Beethoven et même de Boccherini, ce Cimarosa de la musique instrumentale, dont M. Blanc reproduit parfois la grâce mélodique. Un quintette pour instrumens à cordes, un trio pour violon, alto et violoncelle, un autre trio pour piano, violon et violoncelle, de la composition de M. Blanc, nous ont paru des œuvres d’un mérite incontestable, qui rappellent la manière des grands maîtres, sans imitation servile. Beaucoup de naturel, des idées nettes et charmantes, de la grâce, de la franchise dans le style et une clarté parfaite dans le plan, telles sont les différentes qualités que nous avons remarquées dans les compositions de M. Blanc, que nous croyons destiné à un bel avenir.

Nous avons gardé pour la fin de cette longue chronique un artiste hors ligne, un de ces virtuoses conquérans qui nous arrivent de temps en temps du septentrion pour réveiller en nos esprits blasés le goût de l’admiration : nous voulons parler du pianiste Rubinstein. On ne joue vraiment du piano qu’en Allemagne, comme on ne joue naturellement du violon qu’en Italie. Les Corelli, les Tartini; les Pugnani, les Viotti et les Paganini, c’est-à-dire les plus grands violonistes du monde, sont tous Italiens, comme les Bach, Haydn, Mozart, Beethoven, Weber, Mendelssohn, Hummel, Chopin, MM. Listz, Thalberg, les créateurs de la musique de piano, ainsi que les artistes éminens qui ont le mieux possédé le mécanisme de cet instrument difficile, sont nés de l’autre côté du Rhin. Sans doute on cultive le piano avec succès en France, on y possède peut-être la meilleure école de violon qui existe et les orchestres les plus parfaits de l’Europe. Ce ne sont là pourtant que les résultats d’une volonté tenace où manque la spontanéité de la nature, sans laquelle rien de grand n’est possible dans les arts. Au bout de quelques années, la sève de l’inspiration est tarie; on ne sait plus à quelle médiocrité habile se vouer, on désespère de soi, on s’ennuie d’entendre tant de pauvres diables broyer des sons sans idées. Heureusement il survient tout à coup un véritable artiste, comme Chopin, Listz, Thalberg, ou M. Rubinstein, qui relève le goût public et lui ouvre de nouveaux horizons. M. Rubinstein est Russe, assure-t-on, et habite Saint-Pétersbourg; mais son éducation musicale est aussi allemande que sa physionomie, qui rappelle fortement celle de Beethoven. Voilà une ressemblance de bon augure, qui impose à M. Rubinstein une terrible responsabilité. M. Rubinstein, qui a tout au plus trente ans, est déjà venu à Paris. De vieux amateurs se rappellent l’avoir entendu tout enfant et avoir conçu des espérances sur l’avenir de son talent précoce. Ce talent, qui est aujourd’hui dans sa maturité, s’est produit avec un succès immense dans un concert qu’il a donné à la salle de M. Herz le 23 avril 1857. Son exécution prodigieuse réunit la force et l’impétuosité qu’on admirait dans le talent de M. Listz à la grâce et à la délicatesse de touche qui caractérisaient le jeu de Chopin. Aucune difficulté de mécanisme n’arrête M. Rubinstein. Il domine son instrument comme un Cosaque du Don domine son cheval à tous crins, dont il réfrène à volonté l’ardeur sauvage. Il est calme, sérieux sans afféterie, senza smorfie, comme disent les Italiens, et ne se donne pas les poses ridicules d’un héros de roman, comme le faisait M. Listz dans le temps fabuleux des Lettres d’un Voyageur. Dans la Marche des Ruines d’Athènes, arrangée pour le piano, il semblait que sous les doigts de M. Rubinstein on entendît distinctement les sonorités multiples et étranges de l’orchestre de Beethoven. Le virtuose n’a pas été moins admirable dans l’exécution d’une gigue de Mozart qu’il a rendue avec ce mélange de force et de grâce aisée qui sont les deux qualités saillantes de son admirable talent.

M. Rubinstein ne se contente pas d’être un virtuose de premier ordre : il vise aussi à la réputation de compositeur, et son ambition serait de la plus haute lignée. Un concerto pour piano et accompagnement d’orchestre, qu’il a fait entendre à cette même soirée, renferme quelques bonnes parties. L’introduction, un peu vague, n’offre rien de remarquable, tandis que l’andante qui suit est d’un meilleur style et révèle des idées mélodiques qui n’abondent pas toujours dans les compositions du jeune maestro. Une polonaise, sorte de fantaisie pour le piano, que M. Rubinstein a exécutée avec une rare perfection, nous a paru un morceau mieux inspiré que le précédent : certaines oppositions de rhythmes surtout ont mis en relief la bravoure du virtuose. Enfin M. Rubinstein a fait entendre aussi une symphonie de sa composition qui laisse beaucoup à désirer, et pour le plan, la nature des idées, peu saillantes, et pour l’instrumentation, qui manque de sonorité et de coloris. En général M. Rubinstein, dont on ne peut contester l’habileté dans l’art d’écrire, nous semble procéder trop visiblement de certains défauts de Beethoven et viser au style dramatique, qui, dans la musique purement instrumentale, ne doit être qu’un accessoire. Que le brillant virtuose y prenne garde, et que la musique de M. Listz lui soit un enseignement salutaire!

Que conclure de cette foule de sociétés qui se sont organisées à Paris pour l’exécution de la musique instrumentale, de ce nombre considérable de concerts et d’artistes plus ou moins dignes de cette qualification, qui tous les ans s’imposent à l’attention publique ? Il faut en conclure que le goût de la musique pure, de celle qui vit de sa propre vie et sans le secours de la parole, se propage et devient un besoin d’une fraction de la société française. Qu’on ne s’y trompe pas, la Société des Concerts a porté ses fruits. En divulguant, depuis trente ans, les chefs-d’œuvre de la musique instrumentale, en habituant le public à suivre d’une oreille enchantée les symphonies de Beethoven, de Mozart, de Haydn, les inspirations de Weber et de Mendelssohn, elle a élevé son intelligence, et l’a rendu plus exigeant pour les faiseurs de fantaisie et les improvisateurs de cabalette. Oui, les fantaisistes de toute nature sont aujourd’hui complètement abandonnés. Qu’ils écrivent, qu’ils peignent ou qu’ils chantent, la génération qui s’avance ne fait plus attention à eux : on veut être instruit de ce qu’on ignore, on veut être charmé par des virtuoses comme M. Sivori ou M. Rubinstein, et l’on préfère l’Oberon de Weber au Théâtre-Lyrique au Trovatore de M. Verdi sur la scène de l’Opéra. Grand signe de progrès !


P. SCUDO.

  1. Leipzig, Brockhaus.
  2. Voyez la Revue du 15 août 1852.
  3. 1 vol. petit in-quarto.
  4. Lettre XVe.
  5. Page 5.
  6. On s’aperçoit que la révolution de 1848 a porté ses fruits, même en Russie.
  7. Voyez la Biographie universelle des musiciens, article Beethoven.
  8. Voyez les analyses des sonates de piano, p, 2.
  9. Page 157.
  10. Musikalische Briefe, Wahreit uber Tonkunst und Tonkünstleir.
  11. Voyez p. 308.
  12. J’emprunte cette singulière citation au livre de M. Ouliluchef sur Beethoven, p. 327.
  13. Douzième lettre.