Revue musicale - Chabrier musicien comique

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Revue musicale - Chabrier musicien comique
Revue des Deux Mondes6e période, tome 6 (p. 217-228).
REVUE MUSICALE

CHABRIER MUSICIEN COMIQUE

Il eut l’ambition d’en être un autre, non pas seulement sérieux, mais poétique, héroïque même, et dans Gwendoline, une ou deux fois, il ne sembla pas très éloigné de le devenir. Mais le meilleur musicien qu’il fut en réalité, le plus vrai, le plus naturel et le plus vivant, est celui que nous voudrions rappeler. Plus d’un parmi nous (entendez parmi les critiques) s’y trompa naguère et ne reconnut pas ce musicien-là Le lendemain de la représentation du Roi malgré lui (en 1887), nous écrivions ici même : « La note émue, la note sensible (sans jeu de mots), et non la note comique, pourrait bien être la note fondamentale du talent de M. Chabrier. » Après vingt-quatre ans, la vérité nous paraît tout juste le contraire.

Quelqu’un a très bien noté comme un des traits principaux, sinon le principal, de la nature d’Emmanuel Chabrier, « une verve vigoureuse, une éclatante et savoureuse trivialité[1]. » La correspondance de l’artiste en porte presque à chaque page des marques toujours franches, souvent un peu grosses. L’esprit y abonde, la gaité plutôt, une gaîté facile, pour ne rien dire de plus, ou de moins. De Saint-Sébastien, en 1882 : « Qui est-ce qui a dit qu’il n’y avait plus de Pyrénées ? » (Suit une boutade un peu libre.) « J’en ai là, devant mes fenêtres, une tranche énorme. » Plus comique, mais aussi malaisée à transcrire tout entière est certaine description des puces du Guipuzcoa, de leurs mœurs, de leurs séjours préférés, voire de leur chant national : « Un ¾ en fa majeur, qu’un compositeur français, un nommé Berlioz, a introduit dans sa Damnation de Faust, comme il y avait du reste introduit aussi l’air national de Racocksy. » Quant aux notes épistolaires du voyage en Andalousie, pour la vivacité, fût-ce la crudité, pour la couleur voyante et tapageuse, mais pour l’entrain, pour la vie emportée et débordante, elles sont comparables et d’avance elles ressemblent aux notes musicales d’España.

Quelque sujet que traite Chabrier dans ses lettres, quelque nouvelle qu’il donne, il le fait sur le mode plaisant, quand ce n’est pas burlesque. Un voisin de campagne « a perdu dernièrement sa vache d’une fièvre de lait ; j’ai cru qu’il prendrait le deuil. Il pleurait comme un veau. » Sur l’histoire de France, il a des vues sommaires et cocasses : « Louis XI, un sale bougre. Il paraît quand même que c’est un des plus beaux règnes de notre histoire. »

Voici, d’après Chabrier, comment se compose, ou se décompose, l’ancien opéra français : « 1o Un acte d’exposition ; 2o l’acte des dindes, avec vocalises de reines ; 3o l’acte du ballet avec le sempiternel finale qui rebrouille les cartes ; 4o le duo d’amour de rigueur, 5o le chahut de minuit moins vingt, pétarade de mousqueterie, chaudière à juifs, mort des principaux labadens. » Et dans cette formule irrespectueuse il est malaisé de ne pas reconnaître les élémens de la Juive mêlés à ceux des Huguenots[2].

La charge, ou « la blague, » éclate à tout moment dans certaine correspondance familière, où la tempère seulement l’expression parfois touchante d’une sollicitude et d’une affection quasi filiale. Les Lettres à Nanine sont adressées à la vieille servante, ou, pour mieux dire, d’un mot plus juste et plus tendre, à la vieille « bonne, » dont la bonté servit en effet et suivit Emmanuel Chabrier depuis le berceau presque jusqu’à la tombe. Nanine l’avait « pris tout petit, » et ne le quitta qu’en mourant, deux années avant qu’il mourût, son « Mavel, » ainsi qu’elle l’appelait et qu’en lui écrivant il s’appelait lui-même. Il lui écrit, pendant le printemps et l’été de 1890, de Touraine, d’une petite maison de campagne, la Membrolle, où Nanine, malade gravement, n’a pu venir. Il tient pour elle un journal intime, le plus souvent comique. Il lui raconte gaîment, en détail, — et volontiers en gros, en très gros, — la vie rustique et familiale où la brave créature doit souffrir, toute seule à Paris, de ne plus être mêlée.

Du 31 mars : « Rien de nouveau dans le pays. Personne ne claque, tout ça se cramponne. Aperçu la belle vachère, qui laisse repousser sa moustache. »

Quelques semaines après (24 avril 1890) : « Mardi prochain, M. Rostand, — tu sais, ce jeune homme avec qui je fais des romances, — épouse Mlle Gérard. » Et nous verrons tout à l’heure quelles romances le musicien de Gwendoline écrivait alors en collaboration avec les deux futurs époux. Dans ses lettres à son humble correspondante, Chabrier ne se gêne pas. Littéralement il s’y met à son aise, il y donne un cours abondant et libre à sa naturelle, robuste et joyeuse trivialité. Ni ses pensées, ni ses expressions, ni sa manière de voir, ni sa façon de rapporter ce qu’il a vu, n’ont rien de choisi. Le genre noble n’est pas son genre, mais plutôt « le genre enjoué, » celui de Mascarille et de Jodelet. Il dira volontiers : « se flanquer au pieu » pour se mettre au lit, et « claquer, » ou « crever, » sont évidemment pour lui les synonymes préférés de « mourir. » Habitant le pays de Rabelais, il parle complaisamment, et congrûment, de mangeaille et de beuverie. Un jour, en revenant de la noce, il écrit : « On est rentré chez Gustave et on s’est rafistolé le tempérament, car on avait des faims de loups. » Un soir, il se « recolle une forte plâtrée de bouillon. » Si parfois le temps lui dure, sa grande distraction, « c’est les asperges, » ou bien encore, et, faute d’un passe-temps plus doux, « on se flanque des tasses de chocolat à travers le corps, puis on bourlingue dans le jardin. » Une personne qui suit un régime pour maigrir lui paraît peu digne d’envie et d’ailleurs dépourvue de mérite : « Elle ne mange ni beurre, ni viande, ni légumes, elle ne boit rien. À ce compte-là, ce n’est pas malin. »

Plus d’un croquis est enlevé de verve, par exemple cet « effet d’orage : » « Mme F..., qui n’aime pas ces plaisanteries-là, est dégringolée dans sa cave et y est restée plus d’une heure avec ses jupes sur la tête pour ne pas voir les éclairs. Maintenant que le soleil a reparu, elle écosse des petits pois dans la salle à manger avec la grand’mère, qui se fiche pas mal du tonnerre et se colle matin et soir sa demi-livre de fraises sur l’estomac. »

Autre tableau de genre, ce récit d’une double noce, dont le réa- lisme nuptial fait songer au réalisme funéraire de l’Enterrement à Ornans : « Donc, mardi matin, nous sommes allés à la messe de mariage. Tout le monde est parti de chez le papa... ça figurait un long serpent tout le long du village ; il y avait là des chapeaux hauts de forme qui devaient dater de Louis-Philippe et qui se cramponnaient sur des têtes d’horribles vieux, avec des redingotes et une blouse bleue par-dessus ; quelques femmes avaient sorti, pour la circonstance, de braves châles français dont on pouvait compter les plis et qui pendaient jusqu’aux talons. Les mariées en blanc, naturellement, avec de la fleur d’oranger qui doit se ballader à l’heure qu’il est, sous un globe en verre, sur une commode, entre une paire de chandeliers. La messe a été dite par un curé de leurs amis... Le curé de la Membrolle regardait faire son collègue. Deux bonshommes sont montés près de l’harmonium et ont gueulé d’une façon tellement cocasse, que tout le monde rigolait, jusqu’au curé, qui est parti d’un tel éclat de rire, qu’on ne pouvait plus l’arrêter ; il a fallu lui tenir le front et le laver à l’eau fraîche, car il était cramoisi. Ce n’était pas très solennel, mais, une fois par hasard, c’était rudement drôle. »

Enfin cette scène de lessive rustique, sur le fond de goinfrerie obligé, ne manque pas de mouvement et de couleur : « La vieille est arrivée avec son paquet, ses savons et son tremplin pour fixer la cuve. Elle a commencé par se coller des tas d’affaires dans l’estomac, car tu sais que ça mange six fois par jour, ce monde-là .. Alors la maison est en révolution : les draps, les serviettes, mouchoirs, chaussettes, bas, pantalons, chemises, enfin tout le bazar disparaît dans cette cuve ; un tend des cordes dans le jardin. Mme D... se démène comme un poirier agité par le vent, elle est rouge comme un coq. enfin c’est une affaire d’État. Le temps est superbe, et l’on est plein d’ardeur, parce que ça séchera vite. »

Voilà, sauf quelques traits d’une sensibilité sincère, et même délicate, voilà le ton habituel des lettres d’Emmanuel Chabrier à sa vieille servante. Évidemment ce n’est pas ainsi que Julien d’Avenel aurait écrit à « pauvre dame Marguerite. » Le genre même ou le style opéra-comique a changé, et le Roi malgré lui ne ressemble en rien à la Dame blanche. Mais ce qui ressemble à la correspondance de Chabrier, c’est une partie, et non la moins caractéristique, de son œuvre. La verve savoureuse, triviale au besoin, la grosse et parfois un peu grossière gaîté, voilà ce qui paraît avoir fait le fond de son caractère et ce que, dans les formes de sa musique, il est facile et plaisant de retrouver.

Mainte pièce pour piano, les Apaises, la Bourrée fantasque, pourraient en quelque sorte illustrer avec les sons telle scène, telle anecdote, ci-dessus décrite ou contée avec les mots. España, le chef-d’œuvre pittoresque de Chabrier, est par endroits son chef-d’œuvre bouffe : rappelez-vous l’outrance des sonorités, le déhanchement, le débraillé des rythmes, et certaine intrusion des trombones, lâchés soudain à travers la symphonie, comme pour la bousculer et la démolir. Wagnérien de la première heure, Chabrier avait mis en quadrilles une partie de Tristan et de la Tétralogie. Et ce fut sa façon, l’une au moins de ses façons à lui, bien à lui, d’aimer le maître allemand.

Au théâtre, Chabrier débuta par une opérette en trois actes, l’Etoile (paroles de Leterrier et Vanloo), représentée en 1877 sur la scène des Bouffes-Parisiens. Au-dessous, fort au-dessous des chefs-d’œuvre de bouffonnerie et de sensibilité que sont les « poèmes » de Meilhac et Halévy, le livret de l’Étoile occupe en de banales régions une place quelconque. Il n’est pas cependant plus absurde que beaucoup d’autres. Les personnages s’y appellent de noms conformes à la tradition du genre : le roi Ouf Ier, Hérisson de Porc-Épic, Tapioca, Siroco. Et cette onomatologie assurément a quelque chose de moins rare que le Bottin ou le Gotha Scandinave, où puisèrent, après Wagner, quelques-uns de nos compositeurs wagnériens. L’action est simple aussi, faisant la part beaucoup plus grande à la folie outrancière qu’à la furtive poésie. Celle-ci, dans la musique seule, a pourtant réussi, ne fût-ce qu’une fois, à se glisser. L’Étoile a sa « romance de l’étoile, » que tant d’autres, d’un feu plus pur et plus céleste, font pâlir sans doute, mais n’éteignent pas. Rappelez-vous l’élégie de Wolfram, au troisième acte de Tannhäuser. Dans la dernière partie des Pirineos, de Felipe Pedrell, cherchez certaine prière exquise, adressée par une enfant amoureuse à l’astre qui brille là-haut, trop haut pour savoir qu’on l’aime. Avec sa sœur allemande et sa sœur d’Espagne, la petite étoile de France n’est pas indigne de former une constellation. Musique d’opérette ou d’opéra-comique, romance ou lied, cette petite chose est quelque chose de délicieux, quelque chose qui luit doucement et qui tremble, une timide et tendre cantilène, dont la flamme se cache et reparait tour à tour.

Lisez, lisez l’Étoile, au moins les deux premiers actes, et surtout le premier. Avec un peu de sentiment, il y a là bien de l’esprit : de l’esprit de finesse et de l’autre, qui n’est que bouffonnerie ou caricature, mais qu’il ne faut pas mépriser, car il a son agrément et peut avoir sa puissance. Il cherche l’effet, cet esprit, et souvent il le trouve dans le contraste de la musique avec les situations, les personnages et les paroles. Ainsi la plus élégante ritournelle, un véritable scherzo, léger, pimpant et digne des maîtres du genre, puis deux couplets interrogans, avec réponse des chœurs, un peu dans la manière du Mozart de l’Enlèvement au sérail, annoncent, accompagnent ce fantoche royal d’Ouf Ier, et le font, par opposition, paraître plus risible encore. On dirait ici que la musique se moque d’elle-même, et c’est, nul ne l’ignore, une des façons qu’elle a d’être plaisante. Ailleurs, toujours ironique, elle accusera par la distinction des harmonies la vulgarité des thèmes. Certain quatuor des employés de commerce ne déparerait pas la collection, ou la galerie musicale de tableaux de corporation, où brille, au premier rang, le chœur de la Vie parisienne : «. Nous sommes employés de la ligne de l’Ouest. » Le comique ici tantôt consiste dans la musique seule, dans le tour de la mélodie ou dans le rythme ; tantôt, la parole s’en mêlant, il résulte aussi de la déclamation ou de la prosodie. Une césure, un rejet y peut suffire.


Aussitôt que l’aurore, aux doigts gantés de rose,
Éclaire à son lever les établissemens
De nouveautés, où le bon goût repose.


La musique sautille et court sur les deux premiers vers. Sur le troisième, aux deux premiers mots, elle s’arrête et s’étale avec une poésie de commis voyageur, avec des grâces de chef de rayon. Parfois tout l’esprit se ramasse et fait balle, soit au milieu, soit à la fin d’une phrase. Alors la note et le mot agissent, portent ensemble, ils se renforcent l’un l’autre ; ou bien un mot répété se colore de nuances changeantes, sous les notes qui se renouvellent, mais suivant un rythme constant. Le mélodiste de l’Étoile a le don des chutes imprévues, amusantes quelquefois par l’aisance et la légèreté même, quelquefois au contraire par la rudesse et la lourdeur voulue. Enfin il n’est pas incapable de traiter un finale, paroles et musique, l’une et les autres burlesques, dans la manière d’Offenbach. L’ensemble du « pal, » qui termine le premier acte, ressemble comme un frère, un petit frère, à l’énorme Bu qui s’avance ; en de moindres proportions, il est animé du même souffle, de la même énergie, de la même impérieuse et communicative ardeur. Opérette sans doute, l’Étoile n’est qu’une opérette, mais peut-être mieux venue que ne vint plus tard un grand opéra comme Gwendoline. La musique est ici plus spontanée, plus pure même, par où j’entends qu’il n’y entre pas d’élément étranger. Elle y est plus naturelle, et deux fois, étant plus conforme d’abord à la nature du musicien, puis à la nôtre : musique française, et, si l’on veut, gauloise, dont la veine limpide alla se jeter, — et ce fut dommage, — dans le grand fleuve allemand.

Dix ans après l’Étoile, le Roi malgré lui souffrit, et mourut même, de n’avoir pas été ce que d’abord il devait être également : une opérette. Sous cette forme primitive et plus modeste, sa fortune eût été meilleure. Mais l’incertitude et l’équivoque le perdit. Pour qui relit cette partition, vieille de vingt-cinq années, les meilleurs passages, les plus caractéristiques, les seuls enfin qui survivent, ne sont pas les plus fins, mais les plus gros, les traits, fortement appuyés, de la charge ou de la parodie.

Encore une fois, tel jugement porté naguère sur cet ouvrage nous paraît aujourd’hui non pas à corriger, mais, tout entier, attendus et dispositif, à contredire. La poésie et le sentiment, les grâces enfin de cette musique étaient fausses et se sont fanées. Il en reste la gaieté, la verve et le rire éclatant. « Chabrier a quelque chose dans le ventre. » On disait cela du temps où la critique, ainsi que le reste de la littérature, se piquait de naturalisme. Après tout, on ne disait pas trop mal, et l’image un peu vulgaire, un peu basse, rendait pourtant avec assez d’exactitude, ou de couleur locale, ce qu’il y eut dans la manière de Chabrier, dans la meilleure, de rabelaisien, de gras et de copieux.

C’était une comédie d’intrigue que la comédie du Roi malgré lui. Notre futur Henri III, s’ennuyant d’être roi de Pologne, a résolu de quitter furtivement son royaume. Et je ne sais plus trop s’il y réussit. Je me souviens seulement d’un quiproquo, de la substitution d’un faux roi, Nangis, ami du prince, au roi véritable, et d’un complot, dont le monarque authentique refuse de laisser courir le risque jusqu’à la fin, jusqu’à la mort possible, par le remplaçant qu’il s’est lui-même donné. A cet imbroglio politique se mêle une méprise d’amour, où figurent deux héroïnes rivales : une bohémienne et certaine princesse, ou comtesse, palatine et vocalisante, que Chabrier, pour être juste, aurait dû laisser dans la catégorie des dindes à vocalises où tout à l’heure il reléguait les reines de l’ancien opéra. Un nommé Fritelli, vaguement cousin du Cantarelli du Pré aux Clercs, est chargé d’égayer les choses et n’y parvient qu’à demi. En résumé, ce livret avait surtout le tort de ne se décider jamais entre le plaisant et, sinon le sévère, au moins le sérieux.

La musique au contraire choisit, et se porta tout d’un côté, celui d’ailleurs où penchait naturellement le musicien. Mais comme elle s’y portait seule, et de toute sa force, il arriva qu’elle rompit l’équilibre et que l’ouvrage tomba.

Plus bref et soutenant d’un bout à l’autre le même ton, l’opéra-comique manqué pouvait faire une savoureuse opérette. Dès l’introduction, le genre s’affirme sans ménagemens. Un chœur de soldats n’est pas sensiblement inégal au fameux rapport stratégique : « Or je vais vous conter, Altesse, » adressé par Fritz, après la bataille, à la grande-duchesse de Gérolstein. Les couplets de Fritelli, sur le Polonais et le Français comparés, nous offrent, avec des effets analogues de rythme, de déclamation et de prosodie, une de ces rapides études, ethniques ou nationales, dont l’Espagnol est l’objet dans les deux refrains : « On sait aimer, » et « Il grandira, » de la Périchole. Un portrait du roi supposé, fait au roi véritable par la tzigane amoureuse et qui ne le connaît pas, est charmant de finesse et d’ironie. La violence au contraire, une sorte de fureur bachique, oserai-je ajouter « offenbachique », emporte et secoue la polonaise chantée et dansée au commencement du second acte. Le Chabrier d’España se retrouve, ou plutôt se surpasse, il se débride et se déchaîne en cette page, que dis-je ! en ces pages, (elles ne sont pas moins de cinquante), qui seraient les pages maîtresses de l’œuvre, si le grand ensemble de la conspiration ne venait littéralement les écraser. Il est encore un mot, au moins familier, voire animal, dont ne craint pas d’user le jargon de la critique : c’est « la patte, » et, pour exprimer la rudesse et l’outrance, les coups et les à-coups d’une musique pareille, le terme n’a peut-être pas d’équivalent. Je doute que le répertoire de l’opérette possède un finale plus exubérant que celui-ci. La musique y réunit, portés au dernier degré, tous les élémens, tous les effets du genre. Elle n’a même pas négligé l’un des plus faciles, qui consiste à transposer en style burlesque telle scène connue, ou mieux populaire, d’une œuvre sérieuse et consacrée. Ici la parodie est même double. Il semble bien que Chabrier ait eu l’intention de rappeler et de railler d’abord, — certain roulement de timbales en ferait foi, — le serment prêté par les gentilshommes catholiques et protestans devant la reine Marguerite, à la fin du second acte des Huguenots. Et cette poupée d’Alexina, duchesse de Fritelli, mène un peu sa conjuration pour rire, comme en conduisait une autre, pour de bon, Catherine de Médicis en personne, au lieu du comte de Saint-Bris, dans la version primitive des mêmes Huguenots. À cette raillerie en quelque sorte extérieure, provenant d’une réminiscence et d’un rappel, s’ajoute le comique à proprement parler musical, celui qui naît de la musique en soi, de ses formes, de ses forces particulières et combinées pour l’action, pour la charge commune. Tour à tour, ensemble, elles donnent toutes ici. Mélodie, mouvement et rythme, harmonie, il n’y a pas un élément sonore qui ne s’exagère, ne s’exaspère ou ne se déforme, ne s’avilisse et, s’il le faut, ne s’encanaille. Mais lu verve, la frénésie emporte et sauve tout. Le moindre accent, un contre-temps, une syncope, prête un air exotique, une allure follement slave à cette farce, qui se joue en Pologne. Slavus saltans, comme disait Cherbuliez d’un de ses personnages, également polonais, ainsi qu’un peu fou. De telles pages portent à croire que le malentendu funeste au Roi malgré lui compromit l’œuvre entier et faussa peut-être la nature même de l’artiste. Il admirait Wagner ; ses amis ou ses camarades prétendirent, inconsidérément, qu’il s’en inspirât, et cette prétention ne nous valut que Gwendoline. Dans l’entourage de Chabrier, il semble bien qu’on le conseilla, qu’on le servit au rebours de ses facultés et de sa vocation. Le genre que nous avons tâché de définir, un peu gros, mais savoureux et non sans vigueur, était vraiment son genre ; il y est libre, il y est lui-même. Ailleurs, fût-ce plus haut,- musicien encore sans doute, il l’est un peu comme son héros était roi, gauchement et malgré lui.

Souhaitez-vous, avant de le quitter, de le voir tout à fait à son aise ? Il faut l’aller trouver aux champs, — (peut-être à la Membrolle) — à la ferme, enfin non plus à la cour, mais à la basse-cour. Chabrier n’a rien écrit de plus comique, et finement cette fois, que sa trilogie animale : la Villanelle des petits canards, la Ballade des gros dindons et la Pastorale des cochons roses. Le premier de ces poèmes zoologiques est l’œuvre de Rosemonde Gérard (Mme Edmond Rostand). Le futur auteur de Chantecler a rimé les deux autres.

Il y aurait une étude à faire, — et nous pouvons à peine ici l’ébaucher, — sur les bêtes en musique, ou dans la musique. Par où nous ne désignons pas, qu’elles veuillent bien le croire, les personnes qui ne s’y entendent point. Déjà de loin, comme du fond de l’histoire musicale, on les voit accourir, les uns à toutes jambes, les autres à tire-d’ailes, — hormis les gros, qui s’avancent avec lenteur, — nos frères plus humbles, que la musique a chantés. Non pas seulement ceux qui chantent eux-mêmes, car elle a, des autres aussi, représenté l’aspect, les mouvemens, le caractère, et l’âme obscure. Les volatiles peut-être domineraient en ce jardin d’acclimatation lyrique ; les quadrupèdes pourtant y tiendraient leur place. Dès le XVIe siècle, pour ne pas remonter plus avant, et jusqu’aux nomes pythiques de l’antiquité, l’œuvre de Clément Jannequin résonne du « Chant des oiseaux. » La chasse au lièvre, au cerf, y est également figurée[3]. La musique dès siècles suivans abonde en tableaux du même genre. Ils sont nombreux chez Bach et chez Haendel. Parlant ici même, le mois dernier, de Marcello, nous rappelions que dans sa cantate Calisto changée en ourse, le musicien de Venise avait essayé de noter les signes sonores de ce changement. Il y a des échos de la forêt, quand ce n’est pas de la volière, ou du poulailler, dans le répertoire de nos maîtres clavecinistes, y compris le grand Rameau. La volaille et le gibier, les bœufs et jusqu’aux poissons, il n’est presque pas un être vivant que l’auteur des Saisons et de la Création n’ait trouvé digne de son génie et d’une bonté qui s’étendait, comme celle du Créateur lui-même, « sur toute la nature ? » Beethoven, une fois au moins, eut des tendresses pareilles, et dans certains arpèges, piqués et brillans, de la « Scène au bord du ruisseau, » avant l’appel final du coucou, du rossignol et de la caille, il souhaitait qu’on reconnût l’essor et le cri du loriot.

« Ils sont trop, » et, comme dans la fable, c’est « tout ce qui respire, » que l’historien de la musique devrait appeler à comparaître devant lui. On sait quel « animalier » sonore, familier ou sublime, fut le musicien de la truite, et du cheval hors d’haleine que chevauche, si tard et si vite, le père serrant contre lui son enfant. Les musiciens modernes, les étrangers et les nôtres, n’ont rien dédaigné non plus de la nature vivante. Maint exemple en serait tiré d’animaux plus petits. Qui ne connaît le bonsoir langoureux que M. Massenet souhaita naguère aux bêtes à bon Dieu : « Les coccinelles sont couchées. » On en fit même, en paroles du moins, une parodie assez plaisante et que Chabrier eût aimée. Gounod un jour a décrit la cigale et la fourmi ; une autre fois, ce fut la fourmi toute seule, la fourmi ailée, en une mélodie légère et vibrante, où l’insecte, joyeux et chagrin tour à tour, sent battre, puis tomber ses ailes. Gounod encore, le Gounod de Sapho, de Mireille, n’a-t-il pas chanté deux de ses plus exquises chansons, l’une que le soleil endort, l’autre alerte et presque dansante, pour les chèvres de la Provence et pour celles de Lesbos ? Dans le ciel, sur la terre et sur les eaux, le grand musicien du Déluge et de la Lyre et la Harpe, le musicien, comique et poétique à volonté, du Carnaval des animaux, a suivi le vol de la colombe, le glissement du cygne et les ébats du monstrueux éléphant. Un autre monstre n’a pas intimidé Bourgault-Ducoudray, qui fut chez nous un des maîtres de l’exotisme oriental. Son Hippopotame (sur deux strophes de Théophile Gautier) est tout simplement mi chef-d’œuvre. Je me trompe : c’est un chef-d’œuvre double, à la fois descriptif, ou réaliste, et symbolique, chef-d’œuvre d’un lyrisme, où s’élèvent à la même puissance l’élément animal et l’élément humain.

L’âme de la bête et l’âme, non plus de l’homme, mais de la femme, d’une vierge guerrière, héroïque, se mêlent en mainte inspiration wagnérienne, dont ce mélange fait le prix. Nous voulons parler des pages de la Tétralogie (Walkyrie et Crépuscule des Dieux) qu’on pourrait appeler équestres. La Chevauchée en est la plus fameuse et la plus grandiose. Mais il y en a d’autres, éparses, dont la beauté, moins extérieure, ne sait pas moins nous émouvoir. Souvenons-nous de Brünnhilde rêveuse, lasse, et sentant pour la première fois le casque peser à son front et la lance à son bras. Il ne faut ici que deux mesures, à peine, où revient attristé, ralenti, le thème ailleurs intrépide et joyeux de la course, pour évoquer, auprès de la mélancolique amazone, « l’œil morne maintenant et la tête baissée » de son fidèle serviteur. Un soir, un soir encore plus tragique, après tant de combats, après la victoire hélas ! inutile, quand le terme sera venu, pour l’un et pour l’autre, des hasards et des périls bravés ensemble, la mort même ne les séparera pas. Sur le bûcher, d’un seul bond, ils s’élanceront tous deux. Mais auparavant, jeune, mourante et semblable au héros de Virgile, elle prendra congé de son coursier, la fille de Wotan, la vierge du Walhall.


Hoc decus illi,
Hoc solamen erat ; bellis hoc victor abibat
Omnibus. Alloquitur mœrentem et talibus infit :
Rhœbe, diu — res si qua diu mortalibus ulla est
Viximus...


Les adieux de Brünnhilde seront plus beaux encore, de tout ce que la musique peut ajouter à la poésie, même à celle-là. Nous y sentirons presque le partage, ou la fusion, entre la créature humaine et l’autre, des deux natures que la fable antique avait réunies en certains êtres. Chimères, Sirènes, Centaures, doubles et mystérieux.

Chabrier musicien des bêtes, et leur musicien comique, ne s’est pas élevé si haut. Et surtout, n’étant pas symboliste pour une obole, en ses petits canards, en ses gros dindons, voire en ses cochons roses, il n’a rien mis de l’homme, et de la femme non plus. Ses animaux ne sont qu’eux-mêmes. Mais ils le sont bien drôlement. Ils le sont de corps, ils le sont d’esprit, ou de caractère, la peinture musicale imitant leur extérieur d’abord, mais ne s’y arrêtant pas. Au physique, et, si l’on peut dire, au moral, ces trois « études » ont un égal agrément. La plus fine peut-être est celle des petits canards. La musique y va d’un train régulier, par saccades pourtant, mais très rythmées et symétriques, avec, à la fin de chaque période, une chute soudaine et qui semble un plongeon dans l’eau. Tandis que l’exacte division des valeurs (noires, croches, doubles croches) donne une dignité comique à la marche des jeunes palmipèdes, un accent, un éclat, un écart vient parfois souligner leur air, un peu niais, de béatitude enfantine.

Tout l’effet, extérieur et psychologique, des « gros dindons » résulte du rythme, ou plutôt des deux rythmes qui se suivent : l’un à 2/4, épaté, lourd et bête ; l’autre, entraînant à l’improviste, en un mouvement de valse, une gracieuse autant qu’ironique ritournelle.

Mais le premier prix, en ce concours agricole et musical, il faudrait peut-être le décerner aux porcelets. Oui, même le prix de poésie. Un jour, dans la campagne d’Assise, nous rencontrâmes une vieille femme qui tenait sur ses genoux un petit goret noir (c’est leur couleur en Ombrie ;. Elle le berçait, le cajolait ainsi qu’un enfant, et comme nous passions près d’elle, elle dit d’une voix triste : « Sta poco bene. Il ne va pas très bien, » M. Rostand et Chabrier ne les ont pas vus noirs, mais roses, comme ils sont en effet, nos petits compatriotes, mais ils ne les en ont pas moins aimés. La romance qu’ils leur ont consacrée, sans être la moins spirituelle des trois, en est la plus affectueuse. La musique n’a suivi ni les dindons ni les canards avec autant de soin et de complaisance. Elle ne les a point escortés d’une mélodie aussi délicate, comique et gamine aussi gentiment, que cette trottinante et dodelinante mélodie. Fromentin naguère a loué chez les petits maîtres hollandais ce qu’il appelle très bien « la cordialité pour le réel. » La musique de genre, et du genre le plus humble, comme la peinture, y prête. Chabrier le savait, il l’a prouvé, et ses trois essais de « comédie animale » ne sont égaux, peut-être supérieurs à ses meilleures pages de « comédie humaine, » que pour être pénétrés plus avant de ce réalisme cordial, de ce réalisme à base de sympathie.


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. M. Legrand-Chabrier, préface des Lettres à Nanine. Édition de la Grande Revue.
  2. Lettres inédites d’Emmanuel Chabrier, publiées par M. Robert Brussel dans le Bulletin français de la S. I. M. (13 janvier et 15 février 1909).
  3. Sur les origines de la musique descriptive en général et, en particulier, de la représentation musicale des animaux, consulter l’excellent article de notre savant confrère Michel Brenet dans son récent ouvrage : Musique et musiciens de la vieille France (Paris, Félix Alcan, 1911).