Revue musicale - Fervaal, de M. Vincent d’Indy

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Revue musicale - Fervaal, de M. Vincent d’Indy
Revue des Deux Mondes4e période, tome 140 (p. 925-934).
REVUE MUSICALE

Théâtre de la Monnaie de Bruxelles : Fervaal, action musicale en trois actes et un prologue ; poème et musique de M. Vincent d’Indy.

Ceci est tout autre chose que ce dont je vous entretenais le mois dernier. Ceci est de la poésie et encore plus de la musique. C’est une œuvre enfin, dont il convient de parler avec un peu d’ironie, beaucoup de sérieux, infiniment de respect et quelque admiration.

Avant d’entrer dans les détails de cette ténébreuse affaire, il n’est pas inutile — le poète lui-même a fait ainsi — de remonter un peu haut. Voici comment l’un des trois personnages principaux, le druide Arfagard, celui qui sait le mieux les choses, les raconte à Fervaal, qui jusqu’alors les avait, paraît-il, ignorées.


Dès le premier âge du monde, l’homme connut Kaito, serpent mystérieux.
Ainsi fut engendrée la race sainte des Nuées,
Race de chefs, race de dieux.
Vers le deuxième âge du monde, l’esprit chenu de nos forêts,
L’âme pensante des vieux hêtres,
Émigra dans le corps des hommes les plus saints.
Ainsi commença la race des prêtres.


En d’autres termes — plus familiers — au pays de Cravann (Cévennes) où se passe l’ « action musicale » de M. d’Indy, les militaires avaient pour grand’mère un serpent et les ecclésiastiques descendaient des arbres. Sous le gouvernement partagé de l’une et l’autre caste, tout alla bien d’abord et Cravann fut longtemps prospère. Mais les guerriers vinrent à mourir, les prêtres se virent expulser, et un jour arriva où le pontife Arfagard, « seul rejeton du hêtre », se trouva en face de Fervaal, dernière postérité des dieux. Le druide, instruit des choses futures, avait d’ailleurs gardé et formé l’enfant pour une mission héroïque : pour le salut de la patrie, que des oracles menaçaient — à mots couverts — de vagues calamités. Les voix disaient :


Tzeus est mort,
Esus dort,
Yésus veille,
Yésus vient.
L’ère nouvelle est commencée.
De la bise et du vent Cravann est menacée.
Unique est le Sauveur,
Le chef élu.
Le fils des Nuées ;
Mais qu’il soit pur,
Et que l’amour jamais ne trouble ni son corps ni son âme.


Fervaal, acceptant le pacte, s’était voué. Il avait juré de rester sage et l’était demeuré en effet. Ainsi le fils des Nuées se préparait par la continence au devoir éventuel de sauver un pays fabuleux d’un péril mal défini : et je n’affirme pas qu’à l’âme wagnérienne que nous nous sommes faite il soit impossible de sentir les beautés théogoniques, météorologiques, virginales et rédemptrices d’un tel commencement.

Or il advint que Fervaal, s’étant avancé vers le sud, y fut attaqué par des brigands et blessé. Passa près de lui d’aventure Guilhen, une belle Sarrasine, qui remarqua le blanc jouvenceau. En dépit de lui-même et des vœux qu’il avait prononcés, elle l’emmena dans son palais et le guérit ; de corps seulement, car elle apprit l’amour au Cévenol ingénu. Mais le rude Arfagard veillait. À son appel austère, Fervaal s’arracha des bras de l’enchanteresse. Guilhen furieuse déchaîna aussitôt contre la patrie de l’infidèle les hordes de ses Sarrasins. Cravann alors menacée — et de bien autre chose que « de la bise et du vent » — élut pour brenn le seul de ses fils qu’elle crût digne de la défendre. Hélas ! il ne l’était plus, et cela se vit bien à l’effroyable manière dont les Cravannais se firent battre.

Triste héros d’amour, triste héros de guerre, le pauvre Fervaal se retire sur les montagnes pour y pleurer, comme la fille de Jephté, sa virginité perdue et son pays anéanti. Arfagard l’ayant rejoint, il lui demande de le tuer en expiation de son crime. Il offre déjà la gorge au couteau du sacrificateur, lorsqu’il entend la voix de Guilhen. Du coup il ne veut plus mourir, et, le druide lui barrant le passage, il l’abat d’un revers de son glaive et tombe dans les bras de Guilhen, plus que jamais amoureuse de celui qu’elle a vaincu deux fois, avec toutes ses armes.

Mais l’âpre bise du Nord a glacé le cœur de Guilhen. Elle va mourir, elle meurt. Alors, la prenant dans ses bras, le héros se met en marche. Il gravit les pentes de neige. Plus haut, toujours plus haut il monte et finit par se perdre en plein ciel, saluant la mort rançon du monde, les temps prédits, l’aube nouvelle et le règne de la lumière et de l’amour.

Vous vous serez tout de suite aperçu que ce poème est moins imité de Scribe que de Wagner. Le wagnérisme en est authentique et pur. Le drame de Fervaal a tout du drame wagnérien : le symbolisme, la couleur légendaire, le mysticisme, la poésie obscure, les longueurs et les ennuis. Rien n’y manque : ni la théogonie, ni la cosmogonie, pas même la zoologie : un serpent tenant seulement la place du dragon. Nous retrouvons ici les idées mères qui nous sont le mieux connues, et tous les élémens psychologiques et moraux de ce qui fut l’idéal et commence à devenir le poncif Wagnérien. Tout, depuis la compassion (de Guilhen pour Fervaal blessé), le sauvetage obligatoire (de la patrie par Fervaal), jusqu’à la fatalité de l’amour et à cette misogynie affectée qui fait de Fervaal un frère des Parsifal, des Siegfried et autres héroïques coquebins. Guilhen l’enchanteresse pourrait bien être une cousine germaine — ou germanique — de Kundry, et les traits de Gurnemanz et de Kurwenal se combinent harmonieusement dans le personnage du prêtre Arfagard. Sur un seul point il a paru — à des juges plutôt austères — que le dénouement de Fervaal ressemblait encore trop au triomphe de l’amour-passion et de la volupté. Heureusement, à d’autres égards, M. d’Indy a pris sa revanche et renchéri sur son illustre maître. Je ne sache pas que Wagner se soit jamais avisé d’une généalogie plus immatérielle que celle de Fervaal, fils des Nuées. Et pour ce qui est des noms, je les trouve égaux, — sinon supérieurs, — en euphonie, en couleur légendaire et préhistorique, à ceux des personnages de la Tétralogie qui s’appellent le moins « comme tout le monde. » Des druides se nomment ici Grympuig et Lennsmor, et le nom de Ferkemnat qu’un des chefs celtes a choisi, et celui de Gwellkingubar, qu’un autre s’est donné, ont une grâce, comme disait Molière, dont il faut que vous demeuriez d’accord.

A ce poème wagnérien est liée avec une étroitesse wagnérienne la plus wagnérienne musique. On pourrait définir Fervaal ce qui a été fait de mieux après et d’après Wagner. Jamais rien ne donna comme Fervaal l’idée de ce qu’est en musique une copie ; copie extraordinairement fidèle non pas de telle ou telle œuvre, mais de l’œuvre entier d’un grand homme. Fervaal est une merveille de photographie ou de phonographie. On n’a jamais appliqué et sans doute on n’appliquera jamais avec plus de volonté, de science, avec plus de puissance et de délicatesse que M. d’Indy, le système intégral du maître de la Tétralogie. M. d’Indy en un mot procède de Wagner non seulement par procédé, mais, comme dit la théologie, par procession, et peut-être davantage : par une sorte de communication abondante et plénière. L’auteur de Fervaal est coessentiel et consubstantiel à son dieu, à son père, qui, s’il s’était connu ce fils, eût mis en lui toutes ses complaisances.

Leitmotive, mélodie ou mélopée continue, tout à l’orchestre ou presque tout, voilà nécessairement les trois élémens de la musique de M. d’Indy. De toute musique actuelle, se hâteront de réclamer nos jeunes doctrinaires. Oui ; mais de ces élémens l’auteur de Fervaal se sert avec une maîtrise qui n’appartient à nul autre. Il est le plus éminent des épigones. Seul il peut ce qu’ils veulent tous. Dans le moule commun il verse une pâte singulièrement riche et souple. Sous la loi de Wagner, et comme à son ombre, c’est ainsi qu’il est un créateur en quelque sorte au second degré, mais enfin un créateur. Il y a dans Fervaal infiniment de musique. La valeur des rythmes, des harmonies, de l’instrumentation, de la mélodie même, sans y être personnelle, ne laisse pas d’y être considérable, et si devant les beautés d’une œuvre de ce genre on n’éprouve guère qu’une admiration de reflet, une émotion par contre-coup, c’est pourtant de l’admiration et de l’émotion qu’on éprouve.

A qui lui reprocherait de manquer de mélodie, M. d’Indy répondra qu’il en a autant qu’il est possible, qu’il est permis d’en avoir dans la musique de théâtre telle qu’on la pratique aujourd’hui. Et de fait il y a beaucoup plus d’invention mélodique en une page quelconque de Fervaal que dans les trois quarts de Kermaria ou les neuf dixièmes de Messidor. Au double point de vue de l’expression et de la musique pure, les thèmes de Fervaal me paraissent très supérieurs. Ils sont et ils signifient. Le motif que les commentateurs ouïes guides ne manqueront pas d’appeler cosmogonique, celui qui accompagne les fastidieuses instructions données à Fervaal par son druidique précepteur, cette complainte même n’est pas sans caractère. Le thème héroïque de Fervaal, un thème — fier aussi — de Guilhen, ressemblent au thème juvénile de Parsifal. Comme celui-ci, l’un et l’autre ne sont guère plus qu’un sursaut, une secousse sonore, mais assez forte pour marquer un trait, donner un accent et une touche vivante. Un autre motif de Guilhen, d’une grâce agile et fugitive, se développe à mainte reprise en un scherzando charmant. Le prélude du premier acte, ne fût-ce que par l’idée ou la ligne, serait déjà une belle chose et presque un chant. Un chant grave, profond, parfaitement exempt de banalité comme de recherche et de mièvrerie. Que s’agit-il de représenter ou plutôt d’annoncer ici avant que le rideau se lève? Le repos charmé du héros convalescent en des jardins d’amour. Or je ne sais trop s’il y a dans l’enroulement continu de cette mélodie plus de repos ou plus de charme. Encore une fois cela est grave, mais cela est doux, d’une intime, d’une intense douceur, et qu’on sent posséder tout entier l’adolescent auquel une femme, presque une déesse, fit ces voluptueux loisirs.

Enfin il est une espèce de mélodie dont une fois au moins le musicien de Fervaal s’est servi avec infiniment de bonheur : c’est la mélodie populaire. Je serais bien étonné si le rendez-vous donné par Arfagard à Fervaal « devant la porte de pierre », si les quelques notes d’un berger qui va par le pays pour convoquer les chefs, si l’un et l’autre appels n’étaient pas modulés sur une mélopée locale, peut-être cévenole. Surtout la courte scène du berger est exquise. Béni sois-tu, petit pâtre gris et comme vêtu de rêve, qui, passant dans le brouillard argenté, nous as fait oublier le berger, le semeur et tous les paysans de Messidor! Ici du moins nous ne sommes dupes ni d’un décor, ni d’un geste, ni du souvenir d’un tableau. La poésie et la beauté ne sont que musicales. C’est la délicieuse cantilène, c’est l’harmonie — à peine, car elle se réduit au plus léger contrepoint — c’est le vague d’une mesure errante, un accord flottant, des sonorités éteintes, une cadence tardive et qui ne conclut pas; enfin c’est la musique seule, qui dit en quelques lignes tout ce que la musique sait dire de la nuit, de la brume et des bois.

Fût-ce des pages les plus « avancées » de Fervaal, on ne saurait prétendre que la mélodie soit absente. Cherchez-la — à l’orchestre bien entendu — et vous la trouverez. Vous la trouverez jusque dans le grand et trop long duo de Fervaal et de Guilhen au premier acte, en cette série de récits — je ne dis pas de récitatifs — qui se suivent, mais sans se ressembler. Oui, même ici la mélodie est perceptible. Fervaal racontant ses destins à Guiïhen, comme à Sieglinde Siegmund, les lui raconte en trois périodes musicales diverses de dessin, de couleur, de mouvement, reliées seulement et pareilles par un cri qui les termine toutes trois, un beau cri de regret vers la joie et la liberté de la jeunesse. Mélodique aussi, mélodique à la Wagner, l’ensemble à deux voix l’épisode « assis » qui maintenant en tout duo d’amour correspond au nocturne du duo de Tristan. Enfin, dans le duo toujours, s’il est certain que le scherzando caractéristique de Guilhen, dont nous parlions plus haut, incommode le chant au lieu de le favoriser, si c’est là de la musique symphonique ou de chambre beaucoup plus que de théâtre, ce n’en est pas moins de la musique, et qui existe, qui vaut en soi.

Mais combiner encore plus que créer, voilà la faculté maîtresse du musicien qu’est M. d’Indy. De tous nos forts en thèmes — thèmes au pluriel, car il s’agit surtout d’association et de complexité — l’auteur de Fervaal est de beaucoup le plus fort. Il est en France le grand entrepositaire du leitmotiv. Pour varier et renouveler un dessin, pour désarticuler un rythme, altérer une tonalité ou une mesure, présenter enfin sous toutes ses faces, même de profil ou de biais, une forme musicale, M. d’Indy n’a pas son pareil. On ne se figure pas tout ce qu’il peut faire du motif de Fervaal, qui domine la partition : comme il le découvre et l’inonde de lumière, ou comme il le dissimule et le noie dans l’ombre ; comme il le pousse au paroxysme de l’éclat sonore, ou le réduit à la douceur, à la mélancolie d’un soupir. Et dans une telle musique non seulement un motif se mêle à d’autres : il peut encore se greffer sur soi-même et produire ainsi toute une polyphonie, tout un ordre, dont il demeure le principe, le centre et le sommet. La fin du prologue, — le convoi de Fervaal blessé et emporté sur un lit de feuillage — offre tous les caractères de ce style ingénieux. C’est un délicieux tableau d’ambulance rustique. MM. Zola et Bruneau l’eussent peut-être préférée urbaine ; ils nous auraient montré l’omnibus à croix rouge. J’aime mieux la litière fleurie. J’aime surtout la petite marche non pas funèbre, mais languissante, où le mode mineur, l’inégalité de la mesure à cinq temps, l’enjambement du rythme, le dédoublement du thème, les retards et les augmentations, tout enfin brise le motif principal et le fait paraître lui-même comme blessé. Avec le thème de Fervaal, celui d’Arfagard, celui de l’amour s’entre-croisent. Et sans doute, ce ne sont là que des jeux; mais du moins jeux de princes, et d’une dextérité souveraine; c’est une page charmante et comme une fleur exquise de l’art wagnérien.

Subtil assembleur de leitmotive, M. d’Indy n’est pas moins adroit à combiner les timbres. L’instrumentation de Fervaal est d’un grand virtuose. Elle donne beaucoup, sans y rien sacrifier, au plaisir, à la volupté même d’entendre. L’oreille est constamment charmée par une polyphonie plus complexe et raffinée que toute autre. Rien ne surabonde en cet orchestre et rien n’y manque. Ni dispersé ni massif, il est aussi loin de la platitude que de l’excentricité ; de la monochromie et du bariolage, que de la pâleur. M. d’Indy connaît à fond la nature et les ressources des instrumens divers. Il sait aussi les lois de leurs attractions et de leurs antipathies mutuelles. Il ne les groupe ou ne les divise ni sans cause ni sans effet. Il ne tire pas moins bon parti de leur solidarité que de leur solitude. Ne croyez pas au moins que le rôle d’un tel orchestre soit tout de séduction et de flatterie. Sa mission est plus haute. Il a charge d’âmes; il est l’interprète des sentimens et le peintre des caractères. Mais ce n’est pas encore assez. Il est pour ainsi dire un agent de rapprochement et de conciliation. Il résout les dissonances, il émousse les aspérités, il débrouille enfin les embarras d’une harmonie qui ne s’égalise et ne se fond qu’en lui. Par lui, grâce à lui seul, la partition de Fervaal, terriblement difficile à lire, s’écoute non seulement avec aisance, mais avec agrément, souvent avec délices. Et que cet office précieux, que ce rôle de sauveur ressemble à une usurpation, à une prééminence que sans doute l’esprit classique n’eût point admise, il ne serait pas impossible de le soutenir. Mais aussi ce serait instituer entre deux élémens de la musique, entre l’harmonie et l’orchestration, entre les instrumens et les accords, une dispute non moins vaine que la querelle du dessin et de la couleur.

Je crains d’avoir jusqu’ici trop parlé de métier et trop peu d’émotion, de vie et de beauté. Vous n’aurez pris l’idée que d’une œuvre bien faite. Mais cette œuvre au dernier moment est beaucoup mieux que cela. Elle finit véritablement sur les sommets. Voilà le lyrisme que l’autre jour nous cherchions en vain. Voilà la halte propice à l’épanouissement, à l’essor de la musique. Il semble qu’ici la force et l’explosion du sentiment aient brisé toute contrainte, emporté toute barrière, et que pour la première fois nous nous trouvions en face moins du système ou du procédé de Wagner, que de son idéal même et de son génie. Il n’y a dans Fervaal rien d’aussi pur ni d’aussi libre que cette fin. Ici l’inspiration de l’artiste grandit et s’élève. Un souffle plus fort l’emporte plus haut que jamais il n’était monté. Je vois bien encore le métier, le talent, et les motifs conducteurs et les motifs rappelés et le reste. Mais je vois, je sens quelque chose de plus. Et ce quelque chose est partout : dans l’idée et le sentiment, dans la poésie et la musique, dans toute la musique. Oui, tout est d’ordre supérieur dans ce long monologue de Fervaal. Ils dorment ! s’écrie-t-il, allant, à demi fou de douleur et d’amour, du cadavre d’Arfagard au cadavre de Guilhen. Ils dorment! et jamais de plus étranges accords, jamais des harmonies plus intenses n’exprimèrent plus sobrement plus de désespoir et d’horreur. A des récits haletans succède un large développement, ou la vérité pathétique n’est égalée que par la simplicité des lignes et la grandeur de l’ordonnance et du plan. C’est presque une strophe que le déchirant appel aux étoiles, dont chaque note appuie et mord sur des harmonies étonnantes de richesse et de solidité. Et c’est un vrai finale, magnifique de calme, de sérénité et d’extase, que le cantique du ténor et des chœurs invisibles qui tantôt accompagnent et tantôt répondent. Pour thème ou pour fond musical de cette mystique apothéose, le compositeur a choisi la mélodie du Pange lingua. A tous les points de vue : traitement de la mélodie elle-même, contrepoint ou canon, écriture et polyphonie vocale, il s’en est servi en maître, j’allais dire en grand maître liturgique et pieux. Tandis qu’elle se déroule et plane, attiré, guidé par elle, le héros monte lentement. Il monte, élevant entre ses bras comme une hostie expiatoire son doux fardeau d’amour et de mort. Il monte et quelquefois il chancelle, mais chaque fois il se relève et reprend sa marche, saluant d’une voix toujours plus vibrante et plus triomphale le ciel toujours plus proche et plus radieux.

Musicale et poétique, une telle fin pourrait bien n’être pas très loin du sublime. Elle rappelle sans trop de désavantage les splendeurs suprêmes des grandes assomptions wagnériennes. « Qui que tu sois, voici ton maître », pensions nous l’autre soir. Le voici du moins pour un instant, et qui que tu sois en effet, quels que puissent être tes goûts, ou tes préjugés, tes traditions et tes espérances, quel que soit le passé que tu regrettes et l’avenir que tu attends, il faut ici t’incliner et te rendre.

Mais il faut te reprendre aussi. Qu’une œuvre comme celle de M. d’Indy, considérable, admirable même à la fin, qu’une œuvre de ce genre s’impose, il est juste et il est bon de le reconnaître. Ne taisons pas non plus qu’elle s’oppose, qu’elle contredit à ce qui reste, à ce que nous voulons garder non seulement de national, mais de classique et de latin dans notre génie, notre goût, notre art, notre idéal enfin, car nous avons bien le nôtre. Et le nôtre n’est pas celui-là. Non certes, là n’est point pour nous la voie, la vérité et la vie. Malgré mon admiration, mon émotion même, en assistant à la mystique ascension de Fervaal, je m’en rappelais une autre. Celle-là ne s’accomplit pas parmi les pics neigeux et dans l’air glacé de quelque Islande de rêve, mais au chaud soleil d’un printemps italien. Le héros ne tient pas dans ses bras un cadavre, et de lui mieux que de Fervaal on sait d’où il vient, où il va. Entre les statues, les fleurs, les eaux jaillissantes, il gravit des degrés de marbre derrière trois jeunes filles, trois magnifiques et très réelles créatures de chair et de sang, Anatolia, Violante et Massimilla. Elles lui parlent en le précédant. Il monte dans leurs voix et leurs ombres virginales, dans le rythme de leur démarche et de leurs discours. Il va les aimer ou plutôt il les aime déjà. Alors, comparant en ma mémoire la fiction du poète d’Italie et celle du musicien de France, à celle où montait la mort, je préférai celle où monte la vie. Il me parut que la pensée du musicien pouvait être plus haute, mais qu’elle était plus obscure aussi, et que de la beauté formelle, plastique, surtout humaine, le poète et non pas le musicien avait le plus approché.

Du drame lyrique tel qu’on nous le propose aujourd’hui, c’est bien l’humanité qui de plus en plus se retire. Certes j’entends et je goûte même le symbolisme, à la condition pourtant qu’il soit emprunté à la vie; qu’il la dépasse, mais qu’il lui ressemble et qu’il la renferme. Je veux que des personnages symboliques soient nous-mêmes, nous à notre extrême limite, à notre dernière puissance, mais qu’ils ne nous soient pas indifférens, étrangers, ou contraires. Or, de ces fantômes héroïques ou sacrés, que prétendez-vous qui nous intéresse et nous touche? Est-ce leurs origines atmosphériques, serpentines ou végétales? Est-ce leur vocation invariablement rédemptrice et leurs façons — ou contrefaçons — de Messie et de Sauveur? Est-ce enfin leur innocence et l’estime vraiment excessive où depuis Parsifal tous ces dadais de héros wagnériens tiennent leur virginité? Mais je m’égare et je m’arrête : vous m’accuseriez d’immoralité et de gauloiserie et je passerais pour insensible à l’idéal et à la vertu.

Prenez garde pourtant. Prenez garde à la poésie et à la musique des nuées. « Encore une fois, comme disait un jour M. Jules Lemaître, les Saxons et les Germains, les Gètes et les Thraces et les peuples de la neigeuse Thulé ont fait la conquête de la Gaule. » Qui délivrera le territoire ? Jamais nous ne fûmes plus près de nous démettre de nous-mêmes et de capituler. Songez seulement à ceci, qui est grave : d’une œuvre comme Fervaal, il n’est rien, fût-ce la beauté, qui nous appartienne en propre et soit à nous ; rien qui ne revienne — car tout vient de lui — au plus allemand des maîtres allemands. L’art de Beethoven lui-même, — oui, de Beethoven, — paraît italien à côté de cet art, car il est la clarté, l’évidence, il est tout ce que nous fuyons de plus en plus pour nous incliner du côté du mystère et pour nous y enfoncer. A l’heure trouble où nous sommes, que de gens se réclament de Beethoven, avec lesquels il ne serait pas ! Oui, je sais bien : il y a le thème du finale de la Symphonie avec chœurs, le père — légitime ou putatif— de tous les leitmotive. Mais d’abord des leitmotive de cette taille et de cette carrure, on n’en trouve plus guère aujourd’hui. La mélodie a dégénéré depuis cette mélodie : en tout cas elle a sensiblement raccourci. courci. Quant à la tonalité, elle a perdu plus encore. De tous les élémens, de toutes les lois essentielles de la musique, il n'en est pas une autre — en cette partition de Fervaal, — qui soit à ce point méconnue, pour ne pas dire abolie. La symphonie enfin, la symphonie au théâtre, dont nous faisons tant d'état et d'éclat ? J'ai peur quelquefois qu'elle ne soit et ne puisse jamais être que fort incomplètement la symphonie : qu'elle le soit beaucoup plus par des variantes extérieures, par des détails d'harmonie, de rythme et d'instrumentation, que par l'accroissement organique et la libre évolution de l'idée en soi. Et puis une éternelle question subsiste, que Fervaal est loin — oh ! très loin — de résoudre : celle du rapport et de l'équilibre entre l'orchestre et le chant. On a dépouillé la voix, c'est-à-dire la personne humaine elle-même, de son droit à l'expression directe de sa pensée, de ses passions, de son âme enfin. Peut-être faudra-t-il le lui rendre un jour et revenir, pour les mieux régler, sur une séparation trop absolue et un partage trop inégal. Enfin deux vertus essentielles manquent à Fervaal : l'une est la simplicité, l'autre la joie. Hélas ! on veut donc changer notre riant et clair pays de France en cette terre de Gravann, hérissée d'aiguilles de glace et de pics sauvages ! La libre joie ! La fière joie ! L’auguste joie ! Par trois fois ainsi le sombre musicien de Fervaal l'invoque. Mais elle ne viendra point à son appel, cette joie que Wagner lui-même enviait un jour au génie italien, et qu'il avouait que son génie à lui, trop exclusivement germanique, n'avait peut-être jamais connue. Quant à la complication, à la difficulté d'un art comme celui-là, il n'est personne, croyons-nous, qui n'en ait pris quelque alarme. Cet abus de tous les moyens, de toutes les ressources, de tous les raffinemens et de tous les artifices, rappelle un avertissement, une menace même de Bossuet, que l'art comme la nature humaine peut entendre : « Il est clair que ce qu'on lui donne au delà des bornes qui lui sont prescrites, non seulement ne lui sert de rien, mais encore ordinairement lui est à charge… De se vouloir remplir par-dessus la juste mesure, ce n'est pas amasser, mais perdre et dissiper entièrement. En vain t'es-tu soûlé à cette table ; tu as pris plus de pourriture et non plus de substance ni plus d'aliment. »

Peut-être comprenez-vous maintenant pourquoi l'œuvre de M. d'Indy est de celles qu'on estime, qu'on admire, et dont on a peur.


Camille Bellaigue.