Revue musicale - L’Oberon de Weber

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Revue musicale - L’Oberon de Weber
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 8 (p. 692-703).
REVUE MUSCIALE





L’OBERON DE WEBER.





La saison des théâtres lyriques est à peu près finie. Ils ont tous produit au grand jour de la rampe ce qu’ils avaient de plus intéressant, et nous pouvons raconter leurs faits et gestes sans craindre aucune grande surprise. L’Opéra, en grand seigneur qu’il est, s’ennuie avec fracas et n’amuse guère ceux qui font vœu d’être siens. Le Trouvère a bien vieilli depuis deux mois qu’on le chante sur la scène illustrée par Gluck, où l’on ne peut entendre aucun de ses chefs-d’œuvre. Déjà le gros mélodrame de M. Verdi a mis presque hors de combat ce pauvre M. Gueymard, qui n’en peut plus, et M. Bonnehée, s’il continue à dépenser son courage en cris désespérés, ne tardera pas à subir le même sort. Pour dédommager le public de l’ennui qui résulte des œuvres bâtardes de M. Verdi, on a repris Guillaume Tell, une merveille de l’esprit humain que les chanteurs de l’Opéra ne parviennent point à défigurer, quelque envie qu’ils en aient. On prépare cependant un nouveau ballet et une opérette d’un compositeur qui n’a pas encore affronté les regards du parterre. Vedremo, sentiremo !

À l’Opéra-Comique, le temps s’écoule assez paisiblement. Psyché continue à se traîner sur la scène sans exciter ni transports d’enthousiasme ni indignation. L’œuvre de M. Ambroise Thomas, exquise dans certains détails de facture, n’a pas le don de longue vie. L’Éclair, de M. Halévy, a fait aussi une courte apparition sur le théâtre qui l’a vu naître, où il a été accueilli avec bienveillance. Cette agréable partition est pourtant l’un des titres de M. Halévy au souvenir de la postérité.

Quant au Théâtre-Italien, il a définitivement fermé ses portes. La campagne qu’il vient de terminer aura été plus fructueuse pour l’administration qu’intéressante pour les amateurs du bel art de chanter. Il Trovatore, la Traviata, Rigoletto, de M. Verdi ; il Barbiere di Siviglia, la Gazza ladra, de Rossini ; Maria di Rohan et Lucrezia Borgia, de Donizetti ; la Norma et i Puritani, de Bellini, sont les ouvrages qui ont défrayé la curiosité d’un public, composé d’Espagnols, de Portugais et de Brésiliens, d’Italiens, d’Anglais, de Russes et d’Américains. Les Français et les Allemands n’y sont représentés que par un très petit nombre d’infidèles. Il y aurait quelques bonnes réflexions à tirer de ces élémens de statistique fournis par le Théâtre-Italien. Il ne serait pas impossible de prouver par exemple que les mélodrames de M. Verdi n’ont pas encore pénétré chez les deux peuples qui représentent aujourd’hui la civilisation musicale de l’Europe. La direction de M. Calzado a commis la faute énorme de reprendre le Don Juan de Mozart avec des virtuoses et un chef d’orchestre, M. Bottesini, qui ne comprennent pas le premier mot de cette œuvre divine. On n’a jamais rien vu d’aussi grotesque que M. Graziani dans le rôle de don Juan ! Il a balbutié cette poésie de l’âme comme s’il s’agissait du faux-bourdon d’Ernani ou d’il Trovatore. Jusqu’à Mme Alboni, qui a chanté le rôle de Zerlina, cette création de la fantaisie la plus idéale qui ait jamais existé, comme une marchande d’oranges de la foire de Sinigaglia. Excepté Mme Frezzolini, une grande et admirable artiste qui a l’élégance suprême qui convient au caractère de dona Anna, et qui a été sublime dans le trio des masques, tout le reste a été au-dessous de la critique la plus bienveillante. Pardonnez-leur, mon Dieu, car ils ne savent ce qu’ils font ! Encore une génération de ce beau régime, et les Italiens devront retourner au plain-chant de saint Grégoire, dont les béats poursuivent la restauration impossible.

Pendant que les théâtres subventionnés par l’état chantent plus ou moins mal des opéras qui ne se conserveront que sur le catalogue des almanachs, le Théâtre-Lyrique, dirigé par un homme intelligent et plein de zèle, vient de s’illustrer par une victoire éclatante. Oberon, de Weber, a été représenté le 27 février devant un public nombreux qui s’est montré digne du chef-d’œuvre dont il entendait pour la première fois les magiques accords. On a redemandé l’ouverture et trois ou quatre morceaux des plus saillans. C’est un événement pour l’art musical que le triomphe l’Oberon sur un théâtre de Paris. On pouvait craindre une chute ou, ce qui est pis, un de ces succès d’estime et d’hypocrisie, avec lesquels on enterre décemment les chefs-d’œuvre et les grands hommes ; mais, grâce au ciel, nous n’avons pas à déplorer un pareil outrage fait au génie de Weber. Le temps a marché, et le goût musical de la France s’est évidemment agrandi. Les nombreuses sociétés qui se sont instituées à Paris pour l’exécution de la musique instrumentale ont fait l’éducation d’une grande partie du public, et l’ont préparé à comprendre des œuvres qui dépassent le cadre des Noces de Jeannette ou du Postillon de Lonjumeau. Sans doute il y a encore des retardataires, et il y en aura toujours, car il ne faut pas oublier que le Français né malin a créé le vaudeville et tout ce qui s’ensuit ; mais si les Français arrivent tard, comme le remarque Voltaire, ils arrivent pourtant, et alors ils bouleversent et gouvernent le monde.

Oberon est le dernier ouvrage de Weber. Il l’a composé pour le théâtre de Covent-Garden à Londres, où il a été représenté le 12 avril 1826. Né à Eutin, dans le Holstein, le 18 décembre 1786, Charles-Marie de Weber est mort à Londres dans la nuit du 4 au 5 juin 1826, six semaines après la première représentation d’Oberon, âgé de quarante ans. Au milieu de l’œuvre très diverse de ce merveilleux génie, on remarque les trois grands opéras qui forment le vrai titre de sa gloire : le Freyschütz, représenté à Berlin le 18 juin 1821 au petit théâtre de Kœnigstadt ; Euryanthe, qui fut donné à Vienne le 25 octobre 1823, et Oberon, dont l’enfantement lui a coûté la vie. Les manuscrits de ces trois chefs-d’œuvre sont la propriété de trois souverains : le Freyschütz appartient au roi de Prusse, Euryanthe au roi de Saxe, et Oberon à l’empereur de Russie. Nous n’avons à nous occuper aujourd’hui que d’Oberon, dont le sujet n’a pas plus été imposé à Weber que celui du Freyschütz et d’Euryanthe. Il l’a choisi lui-même, et le poème anglais est d’un nommé Planché, d’origine française, qui lui envoyait de Londres, scène par scène, les résultats de son travail. Weber, dont la conscience égalait le génie, se mit alors à étudier la langue anglaise, dans laquelle il fit d’assez rapides progrès. Lorsque l’époque fixée par son engagement avec le directeur du théâtre de Covent-Garden fut arrivée, Weber quitta Dresde le 16 février 1826. Il traversa Leipzig, s’arrêta un jour à Francfort, et arriva à Paris le 25 février 1826. Il vit Rossini, et assista à la première représentation de la reprise d’Olympie de Spontini à l’Opéra, dont l’orchestre et le spectacle excitèrent son admiration. Il était le 2 mars 1826 à Londres, où il fut accueilli avec un véritable enthousiasme. On a fait beaucoup d’histoires sur la mort précipitée de Weber, qui aurait été presque occasionnée par l’échec qu’aurait éprouvé l’opéra d’Oberon devant le public anglais. Ce sont là des fables inventées par des esprits faux pour étayer des causes désespérées. Weber n’a pas plus été méconnu par ses contemporains que ne l’ont été Sébastien Bach, Haendel, Haydn, Mozart, Beethoven, Mendelssohn et Schubert. Nous aurons occasion de prouver pièces en main que le génie colossal de Beethoven, sur le sort duquel on a dépensé tant de sensibilité et de fausse déclamation, était déjà signalé à l’attention des connaisseurs dès l’année 1799, c’est-à-dire bien avant qu’il eût produit les neuf grands poèmes symphoniques que nous fait admirer depuis trente ans la société des concerts du Conservatoire. Sans doute on a dit d’Euryanthe et d’Oberon ce qu’on a écrit à Paris sur l’ouverture de Guillaume Tell, sur Zampa et le Pré aux Clercs ; mais qu’est-ce que cela prouve ? Qu’il y a partout des aveugles et des beaux-esprits incapables de comprendre les œuvres du génie. Nous croyons bien moins à l’existence des génies méconnus qu’à celle des charlatans qui en usurpent la place. Il est en effet plus facile de tromper le vulgaire par une science de mauvais aloi et des inspirations prétendues fantastiques, que d’échapper à l’admiration de ses contemporains quand on s’appelle Dante, Shakspeare, Palestrina, Mozart, Rossini, Beethoven, Weber ou Hérold.

Pour en revenir à Oberon, nous ne voulons invoquer d’autre témoignage en faveur du public anglais que celui de Weber lui-même. Dans une lettre qu’il écrivit à sa femme le 12 avril 1826, après la première représentation d’Oberon, nous remarquons le passage suivant : « Ma chère Lina, grâce à Dieu et à sa toute-puissante volonté, j’ai obtenu ce soir le plus grand succès de ma vie. L’émotion qu’a produite en moi un pareil triomphe est impossible à décrire. À Dieu seul en appartient la gloire (Gott allein die Ehre) ! Lorsque je fis mon entrée à l’orchestre, la salle, remplie jusqu’aux combles, éclata en applaudissemens frénétiques. Les chapeaux et les mouchoirs voltigeaient, dans l’air. L’ouverture a été exécutée deux fois, ainsi que plusieurs morceaux. L’air que chante Braham au premier acte a été redemandé, puis la romance de Fatime, et le quatuor, au second acte. On voulait même faire recommencer le finale. Au troisième acte, on a fait répéter la ballade de Fatime. À la fin de la représentation, j’ai été rappelé sur la scène par les acclamations enthousiastes, du public, honneur qu’aucun compositeur n’avait obtenu avant moi en Angleterre. Tout a très bien marché, et tout le monde était heureux autour de moi[1]. »

Ce qui n’est pas moins certain que le fait confirmé par les paroles de Weber, c’est que l’enthousiasme que montra le public à la première représentation d’Oberon ne se soutint pas également aux représentations suivantes. Le chef-d’œuvre du compositeur allemand éprouva à peu près le même sort que Guillaume Tell à. Paris. Il fut apprécié par ceux qui étaient dignes de le comprendre. Un journal spécial de Londres, l’Harmonicon, publia un article remarquable où toutes les beautés de la partition d’Oberon sont relevées avec un grand goût. L’article se termine par les mots suivans : « Weber a dépassé l’époque où il a vécu. Il sera mieux compris de l’avenir. » A la bonne heure, voilà ce qu’il faut dire de tous les vrais génies. Le temps les fait mieux apprécier, mais nous défions qu’on nous cite un grand homme dans les lettres et dans les arts dont les contemporains auraient complètement méconnu le mérite. Quant à la mort de Weber, elle s’explique par la fatigue, par le chagrin sans doute, mais surtout par une maladie organique dont il souffrait depuis des années. Une femme distinguée, qui avait été son élève, alla rendre visite à Weber dans le mois de juin de l’année 1825. C’était à une maison de campagne qu’il habitait près de Dresde. « Je fus frappée, dit-elle, de son abattement et de sa tristesse. Me trouvant un instant seule avec lui dans son cabinet de travail, près du piano, je ne pus retenir mes larmes, et, lui prenant la main, je lui dis : — Tout passe ici-bas ! C’est devant ce piano que j’ai vécu les heures les plus heureuses de ma vie, — Oui, me répondit-il, tout passe, et moi je suis perdu. Chère enfant, puissiez-vous ne jamais savoir ce que c’est de se sentir mourir jour par jour, de voir la mort s’approcher[2] !… »

Oberon fut traduit en allemand, sous les yeux mêmes de Weber, par son ami Th. Hell, et représenté pour la première fois à Leipzig, dans le mois de février 1827, avec un très grand succès. Rochlitz, un critique distingué, un ami et le collaborateur de Weber, fit aussi un article remarquable sur la partition d’Oberon, qui fut inséré dans la Gazette musicale de Leipzig, au mois d’avril 1827. Oberon a été chanté à Paris, à la salle Favart, par une troupe allemande, le 23 mai 1831. Il a été plus tard traduit en français par M. Maurice Bourges, dont la traduction, d’une fidélité scrupuleuse, a été publiée en 1842, avec le texte, allemand que nous avons sous les yeux.

Le sujet de l’opéra d’Oberon est tiré, non pas comme on pourrait naturellement le croire, du Songe d’une Nuit d’été et de la Tempête de Shakspeare, mais d’un roman français, Huon de Bordeaux, qui fait partie de la collection connue sous le titre de Bibliothèque bleue. C’est l’auteur du libretto anglais, J.-R. Planché, qui indique cette source dans la préface du poème sur lequel Weber a composé un chef-d’œuvre. C’est là que Wieland aurait aussi puisé le thème de son Oberon, qui est connu de toute l’Europe, et que le musicien allemand avait particulièrement en vue. Oberon, roi des fées (the fairies) et des génies, s’est brouillé avec sa femme Titania, qu’il adore. Pour le consoler de la tristesse qu’il éprouve de cette séparation, ses sujets ne savent quels plaisirs inventer. Oberon a juré de ne revenir à sa chère Titania que lorsqu’on lui aura trouvé deux amans fidèles qui auront su résister à toutes les épreuves et tentations auxquelles ils seront soumis. Le confident et l’ami d’Oberon, Puck, lui fait espérer qu’il aura bientôt trouvé le couple incomparable, et il lui parle alors d’un certain chevalier, Huon de Bordeaux, et de la belle Rezia, fille du calife de Bagdad, Haroun-al-Raschid. Puck fait aussitôt apparaître dans une vision la belle Rezia au brave chevalier, qui s’enflamme à la vue de tant de charmes, et qui promet d’aller jusqu’au bout du monde pour conquérir un tel trésor. Sur cette donnée merveilleuse se développe une série d’incidens plus, ou moins dramatiques qui ne sont pas dépourvus d’intérêt et qui ont été admirablement saisis par le génie du musicien. On trouve dans le poème de J.-R. Planché un grand nombre de personnages épisodiques, parmi lesquels nous avons remarqué celui de Charlemagne. C’est pour le vieux ténor anglais Braham que Weber a écrit le rôle de Huon, si extraordinairement difficile à chanter. Quand nous disons que Weber a composé pour Braham la partie très importante de Huon, c’est une simple manière de parler. L’auteur du Freyschütz, pas plus que celui de Fidelio et de la Symphonie avec chœurs, n’admettait de restriction dans la manifestation de ses idées musicales. Il écrivait d’une manière absolue, exigeant des virtuoses, comme s’il s’agissait d’instrumentistes, une exécution scrupuleuse de tout ce qui était sur le papier. Dans une lettre que Weber écrivait à sa femme le 27 mars 1826, il dit entre autres choses : « Il a passé par la tête de Braham d’avoir une grande scène comme celle du Freyschütz en place de l’air du premier acte, qui est en effet trop haut, car il n’a pas été écrit pour sa voix. J’ai d’abord refusé sa demande ; mais comme Braham connaît très bien le goût du public anglais, dont il est l’idole, j’ai fini par céder. Je lui ai donc composé une grande scène de bataille (ein Schlachtengemœlde) que je ne mettrai pas dans la partition que je destine à l’Allemagne, car j’aime beaucoup l’air du premier acte, etc. » Le rôle de Rezia fut créé par miss Paton, dont Weber admirait beaucoup la belle voix, et qu’il considérait comme une cantatrice de premier ordre. Le journal anglais que nous avons déjà cité, l’Harmonicon, affirme que miss Paton perdit la santé par suite des efforts qu’elle fut obligée de faire dans le grand air du second acte : Vaste Océan !

Tout le monde sait que Weber avait le travail difficile. Son inspiration, lente à s’élaborer, éprouvait de nombreuses modifications avant de prendre la forme définitive qui devait la perpétuer dans la mémoire des hommes. On peut affirmer que les idées musicales qui constituent le fond de ses trois grands ouvrages, le Freyschütz, Euryanthe et Oberon se trouvent éparses dans ses compositions pour le piano et les autres instrumens. Dans la partition manuscrite d’Oberon qui est à Saint-Pétersbourg, sous la garde du baron Korff, directeur de la librairie impériale, chaque morceau est daté de la main de Weber. On lit après l’ouverture : « Achevée à Londres le 7 avril 1826, à onze heures et trois quarts de la nuit, ainsi que tout l’ouvrage d’Oberon… Soli Deo gloria. » Après la magnifique introduction on lit : « Achevée le 11 septembre 1825, dans le jardin de Kolsachen ; » après le chœur des génies : « Achevé le 11 novembre 1825 à Dresde, » et après le premier acte : « Ce premier acte a été terminé le 18 novembre 1825. » L’air de Fatime au troisième acte : Chère Arabie, a été écrit à Londres le 27 mars, et la cavatine de Rezia : Pleure, mon cœur ! également à Londres le 26 mars 1826. Le rondo que chante Huon a été composé à Londres le 25 mars 1825 à « onze heures du soir, » et le chœur à six-huit, avec les danses qui l’accompagnent, à Dresde, le 25 janvier 1826. Par le temps qui court, où les faiseurs marchent la tête haute en montrant fièrement du doigt les piles de volumes ou de partitions qu’ils ont procréés en peu d’années, nous avons cru que ces détails sur le travail intime et scrupuleux de Weber ne manqueraient pas d’intérêt. On peut voir à Berlin, où se trouvent les manuscrits de Beethoven, quels nombreux tâtonnemens ce génie colossal faisait subir à sa pensée avant de l’adopter définitivement. Vasari nous apprend que Michel-Ange travaillait tout aussi difficilement, et nous lisons dans une lettre de Marietta au comte de Caylus : « Leonardo non era molto curioso di moltiplicar le sue opère. Come egli faceva pocchissimo conto di quel che era fato in fretta… E che non era se non il frutto d’un primo fuoco… Egli amava meglio di far poco ed applicarvisi, etc. » C’est, en pensant aux œuvres de pareils génies qu’il est vrai de dire : « Le temps ne fait rien à l’affaire. »

Les auteurs du libretto d’Oberon qu’on exécute au Théâtre-Lyrique, MM. Nuitter, Beaumont et Chazot, n’ont que très peu modifié la donnée du poème anglais. Ils ont introduit, au troisième acte, un personnage secondaire, l’eunuque Aboulifar, qui égaie le parterre de ses lazzi sans toucher à la musique du maître. La partition d’Oberon est conservée presque intégralement, sauf quelques changemens que nous indiquerons.

L’ouverture est un morceau de symphonie connu de toute l’Europe, et que la Société des Concerts a suffisamment popularisé en France. Construite avec deux principales idées empruntées à la partition même, comme l’ouverture du Freyschütz et celle d’Euryanthe, elle présente à l’imagination un tableau raccourci de l’épopée dont elle forme la préface. L’Allemagne s’est montrée sévère pour cette manière de procéder, et nous savons que l’auteur de Guillaume Tell ne l’approuve pas davantage. Malgré l’autorité d’un tel maître, et tout en souscrivant à certains reproches que la critique allemande a pu faire aux ouvertures de Weber, d’être des espèces de pots-pourris composés d’élémens précieux, j’avoue ne point partager ces scrupules. L’ouverture d’Oberon, avec les trois notes mystérieuses que soupirent les cors, suivies de l’andante sostenuto qui ouvre l’entrée du monde surnaturel, et qui prépare l’explosion du premier motif, mené à fond de train par les violons déchaînés, est une admirable entrée en matière, et révèle déjà le côté merveilleux et chevaleresque du sujet. Le second motif, chanté d’abord par la clarinette, d’un sentiment si exquis et si profond, est rattaché au premier par un travail ingénieux et piquant, et la péroraison, fougueuse et pleine d’éclat, achève cette magnifique introduction d’un poème où le jeu des passions se combine avec la poésie chevaleresque du moyen âge. Une seule tache dépare à nos yeux cette belle ouverture : ce sont les quelques mesures en style fugué qui précèdent la péroraison. On est désagréablement surpris de voir apparaître ce bavardage scolastique au milieu d’une improvisation de génie. On dirait d’un poète du moyen âge qui, se trouvant devant des docteurs qu’il charme par ses récits merveilleux, s’avise tout à coup d’oublier le langage des dieux, qui fait sa force, pour entreprendre une argumentation en règle, afin de prouver qu’il a fait ses classes. C’était la faiblesse de Weber, comme ce fut celle de Méhul, de vouloir paraître plus savans qu’ils ne l’étaient l’un et l’autre, et de s’essayer trop tard à manier les ressorts d’une forme sévère où Mozart et Cherubini étaient des maîtres consommés ; mais si Weber n’était pas un savant musicien, il avait bien le droit de s’écrier avec le Corrège : Anch’ io son pittore !

L’introduction est un morceau non moins admirable, et tout aussi connu en France que l’ouverture, dont elle reproduit les premières mesures. Ce sont les fées et les elfes qui, marchant sur la pointe de leurs pieds légers, s’approchent d’Oberon, qui repose mélancoliquement sur un lit de roses. Ils invitent les ruisseaux limpides et les zéphyrs à tempérer leurs murmures, et ils chantent, en susurrant, un chœur à trois parties qui, par les ondulations du rhythme, la finesse de l’harmonie et le coloris de l’instrumentation, est une véritable merveille. C’est quelque chose de comparable à la fluidité de l’air frôlant imperceptiblement les feuilles des arbres par un beau soir d’été et dans un coin du paradis. On peut affirmer que de pareils effets étaient inconnus avant l’avènement de Weber. Oberon se désole du serment qu’il a fait de ne plus revoir Titania, et il exprime sa douleur dans un air de ténor fort difficile, d’une mélodie médiocre et tourmentée. La vision de Rezia, qui invoque le secours du chevalier Huon, est une sorte de récitatif bien déclamé dans lequel se fait entendre le cor magique d’Oberon poussant les trois notes mystérieuses qui commencent l’ouverture. Le chœur des sylphes et des génies qui vient après : Gloire, gloire, a de la plénitude, mais il est fort difficile à chanter, parce qu’il contient un grand nombre d’intervalles altérés, dont Weber affectionne l’emploi. La scène déclamée entre Oberon et le chevalier Huon est vigoureuse. Lorsque Oberon fait un signe de son sceptre de lis, et qu’on voit s’élever du fond du théâtre la ville de Bagdad, baignée dans un flot de lumière, l’orchestre fait jaillir une splendide sonorité dont l’effet, un peu écourté, ne vaut pas, à beaucoup près, celui qu’a produit Rossini dans l’introduction du second acte de Moïse. Haydn, dans la Création, et M. Félicien David, dans le Désert, ont eu aussi l’intention de peindre à l’oreille le phénomène grandiose de l’apparition de la lumière.

La scène se termine admirablement par le chœur des génies qui accompagnent Huon et l’excitent à marcher à la conquête de Rezia. L’air que chante Huon ensuite est l’un des plus difficiles qui existent dans le répertoire de l’école allemande. Il est divisé en trois parties : la première, en mi majeur, peint le plaisir qu’éprouve un jeune héros à contempler le spectacle d’un champ de bataille. C’est un morceau de bravoure rempli de fioritures d’une exécution pénible et d’un goût équivoque. Le second mouvement, en sol majeur, reproduit une des deux phrases de l’ouverture, celle confiée à la clarinette. C’est un chant plein de sentiment et d’énergie tout à fait dans la manière de Weber et qui rappelle le Freyschütz. La troisième partie ramène la tonalité primitive de mi majeur, et exprime fort bien l’enthousiasme chevaleresque du personnage de Huon. Pour chanter cet air ainsi que toute la partie de Huon, il faut posséder une voix étendue, aussi souple que vigoureuse. Le finale du premier acte, dont la scène se passe à Bagdad, s’ouvre par un air que chante Rezia invoquant le secours du chevalier Huon. Le motif de cet air a déjà été entendu dans l’ouverture, et il est mieux écrit pour la voix que celui de ténor dont nous avons parlé ; il se termine par un duo charmant entre Rezia et sa confidente Fatime, qui vient annoncer à sa maîtresse l’arrivée du chevalier Huon à Bagdad. La marche nocturne des gardes du sérail, qu’un petit orchestre fait entendre derrière les coulisses, est d’une instrumentation originale. Le motif de cette marche n’est pas de Weber, il l’a puisé dans le Voyage en Arabie de Niebuhr, comme il a pris la principale idée de son ouverture de Preciosa d’une vieille romance espagnole. Ce procédé est un des traits caractéristiques du génie de Weber. Préoccupé avant tout de donner à chaque situation la couleur qui lui est propre, il se plaisait à étudier, les chants populaires, il en recueillait pieusement les accens. Sa musique de piano est remplie de motifs pris à des sources différentes, et nous prouverons un jour que dans son admirable légende qu’on appelle le Freyschütz, il se trouve un grand nombre de tournures mélodiques appartenant à des chants populaires de la Bohême, où Weber a passé plusieurs années ; ce qui ne diminue en rien la part de gloire qui revient à ce grand musicien, car il n’y a que des amateurs ou des épilogueurs sans esprit qui peuvent s’exagérer l’importance de pareils emprunts. Haydn, Mozart, Beethoven surtout, Rossini, Meyerbeer et en général tous les compositeurs dramatiques ont souvent intercalé dans une scène importante un motif populaire pour donner du relief à une situation. Le psaume de Luther dans les Huguenots, le ranz des vaches dans Guillaume Tell, ne prouvent qu’en faveur de deux grands musiciens qui ont eu la pensée de ramasser la pierre brute qu’ils ont enchâssée dans leur chef-d’œuvre.

Sur la marche des gardes du sérail s’établit un chœur à trois parties qui encadre des vocalises brillantes par lesquelles Rezia exprime le ravissement qu’elle éprouve à l’approche de son vainqueur.

Le second acte, dont la scène se passe à la cour du calife Haroun-al-Raschid, s’ouvre par, un chœur des gardiens du sérail, dans lequel Weber a voulu évidemment imiter l’emportement sauvage des adorateurs de Mahomet. Ce chœur, — Gloire, gloire au chef des croyans, — d’un rhythme vigoureux, nous rappelle celui des Ruines d’Athènes, de Beethoven, qu’il est loin de valoir. L’ariette que chante ensuite Fatime, — Enfant de l’Arabie, — est charmante et forme une heureuse transition entre le chœur que nous avons cité et le quatuor qui suit. L’un des morceaux les plus agréables et les mieux écrits pour la voix que Weber ait composé. Ce quatuor vraiment classique, pour soprano, mezzo-soprano, ténor et basse, est chanté par Rezia, Fatime, Scherasmin et son maître le chevalier Huon. Huon et Scherasmin proposent aux deux filles de l’Orient de s’enfuir avec eux à travers les flots bleus, — Ueber die blauen Wogen, — comme dit le texte allemand. Rezia et Fatime acceptent la proposition en répétant la même phrase que viennent de chanter Huon et Scherasmin, et puis les quatre voix se réunissent et forment un ensemble plein d’élégance et de clarté.

Puck, l’ami et le ministre d’Oberon, évoque les esprits élémentaires de la nature pour exécuter certains ordres qu’il va leur donner. Il en résulte un air d’un caractère étrange et d’une harmonie très accidentée. L’apparition des esprits, qui accourent de tous côtés à la voix de Puck, donne lieu à un chœur original qui est tout à fait dans la manière de l’auteur du Freyschütz. — Que veux-tu ? disent les génies. Devons-nous couper la lune en deux, obscurcir le soleil, ou bien veux-tu que nous épuisions l’Océan de toute l’eau qu’il renferme ? — Non, répond Puck, je vous demande seulement de conduire au port ce vaisseau qui emporte Rezia et le chevalier Huon. — Ce n’est que cela ! répliquent les esprits en riant, et leurs éclats de rire font surgir les notes successives d’un accord de septième diminuée, dont Weber se sert très souvent ; ce qui faisait dire à Beethoven, en parlant d’Euryanthe : C’est un amas d’accords de septième diminuée. Voilà pourtant comment les grands artistes se jugent entre eux ! La tempête qui vient après ce chœur d’une originalité recherchée, tempête qui éclate par l’ordre du capricieux et puissant Oberon, est une assez belle page de symphonie pittoresque qui n’a pas cependant toute la grandeur qu’on pourrait désirer. La prière de Huon qui vient d’échapper à la tourmente, et qui s’inquiète du sort de la pauvre Rezia, qu’il a perdue, accompagnée par les instrumens à cordes qui frappent doucement de simples accords plaqués, cette prière est d’un beau caractère, et Michot y met l’onction pénétrante qu’elle exige. La scène et l’air où Rezia s’adresse à l’Océan immense qui a failli l’engloutir dans ses profondeurs est peut-être le morceau le plus difficile à chanter de la partition. Il exige une voix très étendue et aussi flexible que puissante, surtout dans la troisième partie à douze-huit. C’est en chantant cet air d’une déclamation vigoureuse que miss Paton, qui a créé le rôle de Rezia, perdit la santé. Le chœur à l’unisson des nymphes de la mer, qui commence le finale du second acte, est conçu dans un rhythme plein d’élégance et de morbidesse. L’accompagnement obstiné du cor enchanté d’Oberon donne à cette délicieuse marine une couleur vraiment féerique. Au Théâtre-Lyrique, cette mélodie ravissante est chantée par la seule voix de Puck, représenté par Mlle Borghèse, qui la dit trop lentement, et qui n’imprime pas au rhythme ce balancement voluptueux que le peintre a voulu produire. Le chœur des nymphes, avec la danse des esprits qui l’accompagne, est encore une de ces pages de musique pittoresque où l’imagination poétique de Weber brille dans toute sa grâce. C’est par ce beau tableau, qui aurait été magnifique sur la grande scène de l’Opéra, que se termine le second acte. Nous allions presque oublier de mentionner le charmant duo de Puck et d’Oberon avec accompagnement de violon-solo, qui sert de transition entre la première et la seconde partie de ce finale remarquable.

Oberon, ému par les conseils de son confident Puck, se décide à soumettre les deux amans à une dernière épreuve avant de les condamner irrévocablement. Il les fait transporter à Tunis, dans le sérail du bey, où se passe le troisième acte. Fatime, devenue esclave du bey de Tunis, chante une ariette qui est divisée en deux parties. La première partie, en sol mineur, exprimant le regret du beau pays de l’Arabie, est d’un accent mélancolique, tandis que la seconde, en sol majeur, est une véritable romance française du style le plus fin et le plus élégant. Ce morceau, un vrai bijou, est fort bien chanté par Mlle Girard, qui est obligée de le répéter à chaque représentation. Vient ensuite un duo non moins facile et non moins bien réussi pour mezzo-soprano et ténor entre Fatime et Scherasmin, l’écuyer gascon, qui célèbre les bords de la Garonne, où il a vu le jour. Dans cette phrase, Weber a réussi à être aussi spirituel et plus musical que M. Auber. La réponse de Fatime, parlant à son tour des bords du Bendemir, est d’une couleur plus mélancolique. L’allegro à six-huit, avec le trait obstiné de tous les instrumens à cordes à l’unisson, qui se présente périodiquement à la quatrième mesure de la phrase principale, achève heureusement ce joli morceau dans le style tempéré, qui n’est pas le plus facile, comme pourraient le croire les compositeurs modernes, qui ont l’imagination remplie d’éclats de mélodrame. Un trio délicieux entre Fatime, Scherasmin et Huon, qui rappelle un peu celui du Freyschütz, la cavatine de Rezia, qu’on a transportée au premier acte dans l’arrangement du Théâtre-Lyrique ; le rondo que chante Huon, d’une mélodie difficile et plus étrange qu’originale, et surtout le chœur avec la danse des femmes chargées de séduire la constance de Huon, d’un rhythme si agaçant, auquel saint Antoine aurait eu de la peine à résister ; un chœur chanté par les esclaves du bey, sur une danse frénétique à laquelle les condamne l’ordre suprême d’Oberon, terminent la pièce telle qu’on la joue au Théâtre-Lyrique. Cette danse forcée de tout le sérail sur un rhythme bien accusé et fort original forme une scène piquante. La marche qui, dans la partition originale de Weber, sépare la scène du sérail que nous venons de citer d’un chœur chevaleresque, — Gloire, gloire au vainqueur de la beauté, — sert d’ouverture au troisième acte.

L’exécution de la musique difficile d’Oberon est aussi bonne que possible dans un théâtre secondaire, qui n’a pas de subvention, et qui ne possède qu’un seul talent de premier ordre, Mme Carvalho. Le rôle de Rezia, d’une difficulté énorme, est chanté par Mme Rossi-Caccia, qui a eu ses beaux jours, mais dont l’habileté incontestable ne peut faire oublier ce qui lui manque et ce qui est absolument nécessaire dans un personnage de jeune fille qui inspire un si grand dévouement. Dans le rôle non moins important du chevalier Huon, M. Michot déploie une voix de ténor d’une belle qualité, d’un timbre chaud, étendue, forte et assez flexible. M. Michot n’est encore qu’un élève, mais il possède tout ce qu’il faut pour devenir un artiste distingué. Dans aucun théâtre lyrique de Paris, il n’y a une voix de ténor plus franche et plus agréable que celle que possède M. Michot. Mlle Girard est charmante dans le rôle de Fatime. Les chœurs et l’orchestre surtout, sous la direction de M. Deloffre, méritent les encouragemens de la critique ; mais le mérite d’avoir mené a bien cette difficile entreprise de la mise en scène d’Oberon, avec des chanteurs de troisième ordre, revient surtout à M. Carvalho, à qui les hommes de goût doivent une grande reconnaissance pour cet acte de bonne administration qui se trouve être un événement pour l’art musical en France.

Weber est le plus grand compositeur dramatique qu’ait produit l’école allemande. Ni Gluck, avec son génie pathétique, qui est plutôt un écho de la tragédie grecque qu’un peintre des passions modernes, ni Mozart, dont l’œuvre admirable est une fusion des propriétés du nord et du midi, ne peuvent être rangés parmi les musiciens qui appartiennent exclusivement à l’Allemagne. Né à la fin du XVIIIe siècle, au milieu de ce mouvement philosophique et littéraire qu’ont suscité Lessing, Klopstock, Goethe et Schiller, et que continuent plus tard Fichte, les Schlegel et l’association patriotique du Tugendbund contre la tyrannie de Napoléon, Weber s’inspire de cette renaissance de l’esprit germanique en sa double qualité de patriote et d’artiste. Il commence sa réputation par des chants guerriers à plusieurs voix qui répandent son nom dans toute l’Allemagne, et dès son plus jeune âge il ne rêve qu’à l’honneur de créer un opéra allemand. Il nous faut ici expliquer ce que Weber, Beethoven, Spohr, Schubert, Hoffmann, et l’école romantique d’au-delà du Rhin, entendaient par un opéra allemand.

Dès le commencement du XVIIIe siècle, Keyser et d’autres musiciens moins célèbres qui se groupèrent autour de cet homme de génie, avaient essayé de fonder dans la ville de Hambourg, où Lessing devait venir plus tard inaugurer aussi le drame allemand, un théâtre exclusivement consacré à l’opéra national. C’était une tentative de résistance contre la domination de l’opéra et des virtuoses italiens qui régnaient dans toutes les villes princières, à Vienne, Munich, Dresde, Berlin, Mannheim et Stuttgart. Cette insurrection du génie national dans une ville libre contre l’art et les sensualités vocales de l’Italie, que les princes allemands payaient au poids de l’or, n’eut qu’une existence éphémère, et ne produisit d’autres résultats que de propager le style et les formes des maîtres italiens sous, des paroles accessibles à l’intelligence de tous. Graun, Schweitzer, Benda, Dettersdorff, Reichardt, qui composèrent aussi un grand nombre d’opéras allemands, ne firent pas autre chose que d’imiter, avec plus ou moins de talent, le style des maîtres étrangers qui amusaient tous les princes de l’Europe. Mozart écrivit deux chefs-d’œuvre sur des poèmes allemands, l’Enlèvement au Sérail, en 1784, et La Flûte enchantée, en 1790 ; mais, avec le goût suprême qui caractérise toutes les productions de ce génie exquis, il ne franchit pas certaines limites, et reste un compositeur classique dans la vraie acception de ce mot, qui n’a été méconnue que par des truands de carrefour. C’est avec le Fidelio de Beethoven, qui fut représenté pour la première fois à Vienne le 20 novembre 1805, que le génie de la nouvelle école allemande s’introduisit au théâtre. Par des raisons qui tiennent autant aux circonstances politiques dans lesquelles se trouvait alors l’Allemagne qu’à l’œuvre même de Beethoven, Fidelio ne produisit pas tout l’effet désiré. Recomposé presque en entier, l’opéra de Fidelio fut repris en 1814 avec plus de retentissement, mais sans atteindre toutefois à la popularité. L’Ondine du grand conteur Hoffmann, et surtout le Faust de Spohr, représenté dans la ville de Prague en 1815, et dont Weber lui-même dirigea la mise en scène, furent deux nouveaux essais pour édifier cette œuvre si ardemment désirée d’un drame lyrique national, que l’Allemagne ne trouva pour la première fois que dans le Freyschütz, en 1821.

Le Freyschütz est une légende populaire, un de ces contes naïfs puisés aux sources les plus profondes de la poésie allemande, où le merveilleux de la nature domine l’expression des sentimens humains. On dirait un chapitre détaché de la grande rapsodie populaire connue sous le titre de l’Enfant au cor merveilleux {des Knaben Wunderhorn), recueillie et publiée au commencement du siècle par deux poètes érudits, Clément Brentano et d’Arnim. C’est cette poésie de la nature comprimée pendant des siècles dans le cœur et l’imagination du peuple allemand que l’école romantique a fait sourdre de la terre comme une source fécondante du génie national. Obligé de nous en tenir aujourd’hui à ces généralités philosophiques, sans pouvoir descendre à des faits plus intimes de l’art musical qui nous mèneraient trop loin, il nous suffira de dire, pour faire comprendre notre pensée, que Weber est le premier compositeur allemand qui ait introduit dans une fable dramatique cette poésie du panthéisme indo-germanique, où l’expression de la personnalité humaine est subordonnée au merveilleux de la nature extérieure. De là le caractère particulier de l’instrumentation si colorée de Weber, où certains instrumens, tels que le cor et la clarinette par exemple, sont traités avec une prédilection qui n’est point le résultat du caprice ; de là aussi une autre qualité saillante du génie de Weber et qu’on trouve encore plus fortement accusée dans l’œuvre immense de Beethoven : le rhythme, cette partie virile de l’art musical, qui est l’expression du mouvement, et dont les combinaisons infinies entraînent avec elles des harmonies et des associations d’accords qui ne seraient pas supportables sans le concours de ce nerf de la vie.

Le Freyschütz, Euryanthe et Oberon sont trois légendes populaires où l’imagination de Weber a répandu à pleines mains cette poésie chevaleresque et ce merveilleux de la nature qui constituent le caractère général de la littérature allemande depuis les Minnesinger jusqu’à nos jours, et qui distinguent l’œuvre dramatique de Weber de celle de Mozart, génie harmonieux, peintre de l’idéal et des sentimens humains. Il nous serait facile de faire ressortir cette différence en comparant la Flûte enchantée à Oberon, dont le cor magique et le merveilleux sont au chef-d’œuvre de Mozart ce que le coloris et le pittoresque modernes sont à l’art antique.


P. SCUDO.

  1. Voyez Hinterlassene Schriften {Œuvres posthumes), t. III, p. 23.
  2. Souvenirs de Mme Levassear, née Zeis, élève de Weber.