Revue musicale - Musique héroïque

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Revue musicale - Musique héroïque
Revue des Deux Mondes5e période, tome 15 (p. 220-228).
REVUE MUSICALE

MUSIQUE HEROÏQUE


La Vie du héros, poème symphonique de M. Richard Strauss. — Beethoven et son cinquième concerto pour piano. — M. Edouard Risler.


Nos deux théâtres de musique, en ces derniers mois, nous ont donné peu de chose. Ce ne fut presque rien que Muguette, à l’Opéra-Comique. L’Opéra s’est contenté de reprendre la Statue. Il s’agissait d’honorer le doyen de nos maîtres et pour la gloire de M. Reyer on assure que cette reprise ne fut pas perdue. La direction de l’Académie de musique a fait comme ces rois du désert dont parle Chateaubriand, qui, lorsqu’ils rencontraient un vieux palmier, s’arrêtaient pour y suspendre un collier d’or. La Statue, Sigurd, Salammbô : le collier a trois rangs désormais.

Le hasard des concerts vient de rapprocher deux œuvres assurément fort inégales, mais que le même esprit, sinon le même génie inspira. L’une est un poème symphonique de M. Richard Strauss, exécuté sous sa direction par l’orchestre de M. Chevillard. L’autre est le cinquième concerto pour piano de Beethoven, joué — nous dirons comment tout à l’heure — par M. Edouard Risler au Conservatoire, le vendredi-saint. Ces deux ouvrages (et l’intérêt de leur rencontre est là) manifestent, chacun à sa manière et dans sa mesure, un des états ou des mouvemens de l’âme que la musique fut toujours le plus apte à traduire : l’héroïsme. Il semble que M. Strauss en ait fait l’idéal de son art, et l’œuvre entier de Beethoven en apparaît de plus en plus, à mesure qu’on l’étudie davantage, comme la sublime et presque constante expression.

L’héroïsme fut déjà le sujet et, pour ainsi dire, la matière morale des deux plus considérables parmi les poèmes symphoniques antérieurs de M. Strauss : Tod und Verklärung (Mort et Transfiguration ; 1889) et Ainsi parla Zarathustra (1895). Il n’y a pas jusqu’à Till Eulenspiegel (1894) et à Don Quichotte (1897) où la musique n’ait figuré des personnages d’un ordre différent, et comiques par endroits, mais encore et toujours des héros. Heldenleben vient couronner la série, sinon la clore, et témoigner, peut-être avec plus de hauteur, de la pensée maîtresse du grand artiste allemand.

Son œuvre se partage, sans s’interrompre, en six paragraphes, ou plutôt, car ils sont fort développés, en six véritables chapitres : « Le héros. — Les antagonistes du héros. — La compagne du héros. — Le héros sur le champ de bataille. — Les œuvres pacifiques du héros. — La retraite du héros désenchanté dans la solitude. » Ce long programme a le double défaut d’abord d’être trop long (l’exécution de l’œuvre ne dure pas moins de trois quarts d’heure), et puis d’être trop un programme, de l’être avec trop de précision.

Le poème symphonique est un genre difficile et discutable, à cause des périls que présente d’abord l’introduction dans la musique pure d’un élément extra-musical, et puis, et surtout la détermination de cet élément. Les ennemis de la musique à programme la condamnent par principe, la tenant pour une déviation, voire une dégradation de l’art, pour un attentat commis par la musique elle-même sur sa nature propre et sa spécifique beauté. « Ces scrupules font voir trop de délicatesse » et sans doute il est permis de suspecter la légitimité d’un principe auquel, depuis Berlioz et Liszt jusqu’à MM. Saint-Saëns et Richard Strauss, l’histoire musicale a prodigué les démentis éclatans. Il y a plus encore, et les défenseurs de la musique à programme peuvent invoquer une autorité qu’on ne récuse pas. Beethoven, à la condition expresse de ne pas trop étendre ou forcer son témoignage, Beethoven lui-même est avec eux. Un remarquable historien anglais de la sonate de piano, M. Shedlock, a démontré naguère que « l’idée poétique » se rencontre à la base de nombreuses compositions du maître. On ne peut douter que pour le plus grand peut-être des musiciens purs, la musique, et sa musique en particulier, ait existé non seulement en soi et par soi, mais comme expression et signe. Elle avait en quelque sorte charge d’âme, et le plus souvent, Beethoven étant avant tout un lyrique, c’est de l’âme de Beethoven qu’elle était chargée. Nous possédons à cet égard des renseignemens précieux. On sait que Beethoven, en 1816, eut quelque velléité de publier une édition de ses œuvres avec une table non pas thématique, mais poétique des sujets traités. « Die poetiscke Idee ; » l’expression était familière au maître. Et cette idée, partout présente, mais quelquefois cachée, Beethoven aimait à la dégager, à la développer devant ses élèves ou ses amis. Schindler apprit ainsi de lui que deux principes se partagent la sonate pathétique et qu’on peut faire de la poésie (etwas poetisiren) à propos du trio en si bémol. Un jour que Schindler encore cherchait le sens ou le secret de la sonate en ré mineur et de l’Appassionata : « Lisez, lui fut-il répondu, la Tempête de Shakspeare. » Enfin, interrogé sur le largo de la sonate en (op. 10, n° 3), Beethoven affirmait que chacun y devait trouver « l’état d’une âme en proie à la mélancolie, avec diverses nuances de lumière et d’ombre. »

Ainsi Beethoven a proclamé le principe, essentiel en effet à la musique, de la représentation morale, et le germe de la musique à programme est contenu là. Mais hâtons-nous d’ajouter que ce principe à peine admis, Beethoven le limite aussitôt, « S’il faut des explications, dit-il, qu’elles se réduisent à la caractéristique générale des compositions. » Il intitule une sonate appassionata ou pathétique ; une autre, de noms déjà plus concrets, et plus extérieurs aussi : les Adieux, l’Absence, le Retour, Il qualifie d’héroïque et de pastorale deux de ses symphonies. Mais il n’en dit pas davantage et, sans aller jusqu’au programme, il se contente d’un mot.

Rien ne manque plus que cette concision à l’auteur de Zarathustra et de la Vie du Héros ; rien, sinon cette simplicité. Trop est trop. À force de vouloir expliquer les choses, le musicien les embrouille, et croyant nous diriger, il nous contraint, à moins qu’il ne nous égare. Ce que nous perdons en liberté, nous ne le regagnons point en certitude. Des indications plus détaillées ne font que nous induire en de plus faciles méprises, ou tout prévenus que nous sommes, ou plutôt parce que nous sommes trop prévenus, il nous arrive de prendre le Pirée pour un homme et de confondre les antagonistes avec la compagne du héros. On s’est demandé ce que venait faire et ce que voulait dire, au milieu du poème symphonique de M. Strauss, une sorte de concerto de violon, et s’il figurait les ennemis ou l’épouse. Ni l’une, a répondu le musicien, ni les autres, mais une maîtresse ; à coup sûr la plus aigre, la plus incommode, la plus querelleuse qui soit, et le compositeur ici n’eut que l’intention, morale mais obscure, d’exprimer, en l’égalant peut-être, la fatigue ou l’ennui qui résulte parfois des irrégulières amours.

La musique de M. Strauss, en elle-même, en tous ses élémens, pèche souvent par la profusion des détails, et tantôt par la surcharge, tantôt par l’éparpillement. Le défaut de ces longues symphonies, — et que leur longueur même accuse davantage, — c’est l’absence de l’unité souveraine, des vastes généralisations et des grands partis pris. Terriblement complexe, Ingénieuse et fouillée à l’excès, témoignant d’une maîtrise, d’une virtuosité d’orchestration qui jamais ne fut dépassée, cette musique produit d’innombrables effets plutôt qu’un effet unique ; elle se divise, elle s’émiette sans cesse, et trop rarement elle se rassemble. Un héros et ses ennemis, ses œuvres guerrières et pacifiques, ses combats au dehors comme au dedans de lui-même, sa mort enfin et son apothéose, une autre symphonie, que vous savez, a jadis résumé cette âme et ce destin en traits plus larges, plus libres et plus puissans. Rappelez-vous seulement la première phrase de l’Héroïque, les trois simples notes — celles de l’accord parfait — dont elle est formée, et tout ce qu’elles contiennent et promettent à la fois de volonté, d’énergie et d’audace. Il faut reconnaître néanmoins qu’en dépit de quelque boursouflure, la mélodie fondamentale (Urmelodie) du héros de M. Strauss a de la noblesse et de la fierté. Les antagonistes du héros m’ont paru le combattre moins par la violence et la fureur que par la malice et l’ironie. Dans une ancienne étude sur M. Richard Strauss, notre confrère M. Romain Rolland avait très justement signalé chez le musicien d’Allemagne le don de la joie et du rire : de la joie innocente, mais aussi de la joie mauvaise, du rire sain et généreux, mais plus souvent encore du rire méchant. C’est ici le rire amer, insolent, qui fait grimacer et pour ainsi dire se tordre, en petits traits à la Berlioz, les flûtes et les hautbois.

Quant à la « compagne, » une fois reconnue, elle ne saurait plus s’oublier, tant il y a de grâce chantante et noblement passionnée dans le pur adagio qui la représente. J’admire moins le champ de bataille. L’art ou le génie de l’instrumentation y est sans doute poussé jusqu’aux dernières limites, à celles dont il paraît incroyable aujourd’hui que demain elles puissent reculer encore. On s’étonne, et je veux bien qu’on s’émerveille ici de tout ce dont s’enrichit constamment le matériel ou la matière de la musique. On peut craindre seulement que cette matière ne convoite, que peut-être elle n’attente contre l’esprit et que tout s’accroissant autour de la pensée, la pensée elle-même diminue. C’est une prodigieuse polyphonie, mais tout extérieure et descriptive, que cette mêlée instrumentale ; je la donnerais pour un mouvement, un seul, de la symphonie Héroïque : pour certaine gamme soudainement élancée et pour le thème sublime qui jaillit d’elle, où semble battre en un instant l’aile de toutes les victoires et le cœur de tous les héros.

Mais il y a dans l’œuvre de M. Richard Strauss une chose que je ne donnerais pas volontiers et qui m’a paru digne des plus belles : c’est la fin. « Le coucher de soleil, disait Shakspeare, ou le finale d’une mélodie, — l’arrière-goût des douceurs en est toujours le plus doux, — restent gravés dans la mémoire. » C’est plus que la douceur, c’est la paix, une paix auguste et surhumaine, dont cette conclusion laisse le souvenir, Elle n’a rien d’une apothéose : elle peint une retraite attristée et sans gloire, mais sans amertume ni colère, un adieu superbe de grandeur, de mélancolie et de sérénité. Ces pages provoquent des comparaisons redoutables et peuvent Tés soutenir. Aussi las que le Faust de Berlioz, plus désabusé que celui de Schumann, le héros se réfugie dans la solitude et les voix de la nature y chantent pour le consoler. Mais surtout il s’enfonce en lui-même et là, pour lui rendre témoignage, d’autres voix s’élèvent et chantent aussi. Le finale est fait de leurs magnifiques et calmes concerts. Ici tout un ordre de sentimens supérieurs est traduit par un art qui les égale. Ce n’est plus l’orchestration qui nous intéresse ou nous étonne, c’est la pensée musicale qui nous émeut et nous attendrit parce qu’elle exprime et sert la pensée pure, la plus sereine et vraiment la plus héroïque pensée.


Une telle fin nous conduit, nous élève naturellement à ce cinquième et dernier concerto de Beethoven, supérieur à tous les autres, égal aux symphonies, et qu’on a si bien appelé « l’Empereur. » Il connut à son avènement des fortunes diverses. Écrit en 1809, dédié, comme tant d’autres merveilles, à l’archiduc Rodolphe, destinataire glorieux entre tous les amis du maître, le concerto en mi bémol fut joué pour la première fois à Leipzig, en décembre 1811, avec un succès extraordinaire. Vienne, peu de temps après, lui fit un non moins étonnant accueil. Théodore Körner écrivait, le 15 février 1812 : « Nous avons eu mercredi dernier, au profit de la Société de bienfaisance des dames nobles, un concert et des tableaux vivans, ceux-ci d’après les originaux de Raphaël, Poussin et Troyer que Goethe décrit dans les Affinités électives. Les tableaux ont eu beaucoup de succès. Un nouveau concerto pour piano de Beethoven est tombé. »

Il s’est relevé depuis, et si haut, que, dans l’œuvre du maître, il occupe une des cimes. Il est une des pensées, un des mouvemens les plus héroïques de l’homme que Carlyle, en son livre fameux, aurait dû nommer le Héros musicien.

Quel héros fut Beethoven, le confrère que nous citions tout à l’heure vient de le rappeler en quelques pages excellentes, qui sont comme un raccourci de l’âme du maître et de son destin, de toute sa misère et de toute sa vertu[1]. D’un bout à l’autre de sa vie, dans son cœur et dans sa chair, Beethoven fut vraiment l’homme de douleur. Enfant malheureux et non sublime, Dieu lui donna le génie d’une main rude et déjà lourde de colère. « Il fallut user de violence pour que Beethoven apprît la musique[2]. » A dix-sept ans, la mort de sa mère le jeta dans le désespoir. Son père, ivrogne et brutal, ne lui resta que pour son malheur et presque pour sa honte. Quand il eut vingt-cinq ans, son ouïe, « la plus noble partie de moi-même, » disait-il, commença de s’affaiblir. Le mal s’aggrava de plus en plus, et Beethoven cessa peu à peu d’entendre Beethoven. Pour comble d’horreur, sa surdité n’avait pas fait en lui le silence. « Mes oreilles, écrivait-il, bruissent et mugissent nuit et jour. » Et c’est contre ce fracas, contre ces voix obstinées et maudites, qu’il dut élever en lui sans cesse une voix toujours victorieuse, mais toujours contredite et combattue.

L’amour, loin de flatter sa peine, en accrut l’amertume. De toutes celles qu’aima son grand cœur pur, les unes le méconnurent et les autres le trahirent. La plus digne de lui n’osa pas vouloir jusqu’au bout être à lui et « l’immortelle bien-aimée » elle-même fut à jamais pour Beethoven « la bien-aimée absente. »

Un neveu qu’il chérissait comme un fils et que jusqu’à la fin il ne cessa d’appeler et de rappeler fut jusqu’à la fin un fils ingrat et rebelle. Ses amis (il en eut d’admirables) se dispersèrent ou disparurent avant lui, sans avoir assuré son sort. Il resta seul et farouche, pauvre, malade et taciturne, et quand il mourut, pendant un orage qui ressemblait à sa vie, et comme si, pour l’abattre, il avait fallu la foudre, « une main étrangère lui ferma les yeux[3]. »

De tous les maux conjurés contre son âme, aucun ne put la briser ou seulement la fléchir. Le plus grand des héros qu’il avait chantés le trahit, et, sur la symphonie inspirée par le Premier Consul, on sait qu’il effaça le nom de l’Empereur. Mais le héros qu’il était lui-même, celui-là du moins lui demeura fidèle. Dans ses discours, dans ses lettres, et dans sa musique surtout, retentit le continuel écho de ses combats et de ses victoires. On ne cite guère de Beethoven que des mots sublimes, et qui le sont tantôt de résignation, tantôt de résistance et de révolte. « Soumission, soumission profonde à ton destin. Tu ne peux plus exister pour toi, mais seulement pour les autres ; pour toi, il n’y a plus de bonheur que dans ton art. O Dieu, donne-moi la force de me vaincre ! » Ailleurs, dans une sorte de transport sauvage, il s’écrie : « Je veux saisir le destin à la gueule. Il ne réussira pas à me courber tout à fait. Oh ! cela est si beau de vivre la vie mille fois ! » Plus calme, il écrivait encore à Thérèse de Brunswick : « Je suis heureux toutes les fois que je surmonte quelque chose, » et voilà peut-être la vraie définition de son âme et de son génie.

Pour le concerto en mi bémol, on ne trouverait pas non plus de meilleure épigraphe. Mais, tandis que d’autres chefs-d’œuvre nous font assister d’abord à la lutte, nous ne sommes témoins en celui-ci que du triomphe. D’un bout à l’autre du poème grandiose, Beethoven est victorieux ; il a tout surmonté, pour jamais.

L’adagio, l’un des plus augustes qu’il ait écrits, cet adagio surtout ignore le trouble et l’effort. Le thème est sublime de calme, d’un calme héroïque d’abord, que les batteries hautes du piano, frémissant autour de lui comme des ailes, font ensuite angélique et même divin. A peine si, derrière les dégradations chromatiques et lentes de la fin, on devine un regard de mélancolie et « les doux yeux du maître avec leur douleur poignante[4]. » C’est une impression fugitive. La sublime méditation possède et verse en nous la paix. Elle est une des merveilles du sentiment ou de l’éthos apollinien.

En puissance dans ce morceau, l’héroïsme est en acte dans les deux autres. La symphonie héroïque elle-même, qui commence avec autant de fermeté que le premier allegro, n’éclate pas avec autant de fougue, de fantaisie et de splendeur. Le thème, ici, l’emporte peut-être encore en énergie ; le triolet qui le fouette lui donne plus d’élan, et la mesure à quatre temps plus de largeur.

Héroïque est le développement de l’idée non moins que l’idée elle-même. Sa carrière ou son destin répond à sa naissance. Un triolet ! Quelle vertu le génie donne-t-il donc à si peu de matière, que trois pauvres notes engendrent ainsi tout un ordre idéal, qu’elles puissent non seulement créer en nous la vie morale, mais l’étendre et l’élever à l’infini ? Dans ce premier morceau, tout monte incessamment, tout s’élance. Il n’y a pas un épisode, pas une péripétie, pas un détail, qui ne concoure à l’exaltation du sentiment et n’y ajoute. Parfois, c’est moins qu’un triolet, c’est un accent, un seul, qui provoque les plus héroïques éclats et, par exemple, au milieu du working-out, cette poussée ou cette charge de formidables octaves que rien ne faisait prévoir et que rien ne peut contenir.

Beethoven, pourtant, comme l’orateur auquel il ressemble et qui se connaissait lui aussi en héroïsme, Beethoven aurait pu s’écrier : « Loin de nous les héros sans humanité ! » Le sien, dans ses plus ardentes ivresses, a des reprises ou plutôt des relâches et des abandons attendris. A côté des parties abruptes, et qui fièrement se dressent, il y en a de planes en cette musique, et qui s’étendent longuement.

Mais ces haltes délicieuses sont rares. Héroïque autant que le premier allegro, le dernier l’est avec plus d’emportement et presque de folie. « Le jour sort de la nuit comme d’une victoire. » C’est ainsi que de l’adagio sort le finale, dès le début et jusqu’à la fin triomphant. La brusquerie et la violence de l’attaque, la fureur et la rage de l’étreinte en témoignent, c’est bien « à la gueule » que Beethoven, ici, a saisi le destin. Et, dans son âme au moins, sinon dans sa vie, il en est demeuré vainqueur. La mort même n’a pas prévalu contre sa victoire. La dernière page de ce finale est d’une magnificence funèbre. Tandis que le piano laisse descendre et s’éteindre de suprêmes accords, les timbales, avec une éloquence inconnue avant Beethoven, semblent sonner longuement la mort du héros. Mais une gamme fulgurante sillonne soudain l’orchestre, le ranime et le rassemble, il bondit, il triomphe de joie tout entier, et l’œuvre s’achève en apothéose, dans l’allégresse de la vie reconquise et possédée à jamais.


Beethoven a de nouveau trouvé dans M. Edouard Risler un incomparable interprète. Le vendredi-saint, l’exécution du cinquième concerto fut admirable ; celle des quatre dernières sonates, dimanche, au Nouveau-Théâtre, a été quelque chose de prodigieux. Entendre M. Risler est l’une des plus grandes joies musicales qu’on puisse éprouver aujourd’hui. Vous rappelez-vous comment un personnage de Grillparzer, « le musicien pauvre, » parle des artistes de son temps ? « Ils jouent Wolfgang-Amédée Mozart ; ils jouent Sébastien Bach. Mais le bon Dieu, lui, personne ne le joue. » Et ce qu’il appelait le bon Dieu, ce qu’il leur reprochait à tous de ne pas comprendre et de ne point exprimer, c’était la musique en soi, la musique même M. Risler est à l’abri du reproche. Quelque musicien qu’il joue, que ce soit Mozart, Beethoven ou tout autre, celui-là « joue le bon Dieu. » J’entends que, par ses mains, il semble que toute musique et toute la musique nous soit donnée.

Mais c’est Beethoven surtout que le grand artiste saisit et nous livre tout entier. Il le fait éclater aux esprits comme aux âmes, et jamais, entre l’interprétation intellectuelle et l’interprétation pour ainsi dire morale du génie beethovénien, on ne vit plus merveilleuse parité.

Que parlons-nous même d’interprète ? M. Risler l’est à peine ; il ne l’est pas. Loin de s’imposer jamais, toujours il s’efface, il se soumet, il s’oublie. Ce n’est plus lui qui vit, c’est Beethoven qui vit en lui et dont la vie passe directement en nous. Dans les plus grandes choses comme dans les moindres, il lui demeure fidèle, et la plénitude de l’intelligence et celle de l’amour deviennent le prix, inestimable, de sa fidélité. Quand on entend M. Risler jouer Beethoven, on se souvient de la belle parole de David : « Vir obediens loquetur victorias. » C’est en obéissant qu’un tel serviteur chante les victoires d’un tel maître et qu’il est lui-même victorieux.


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. Vie des Hommes illustres. — Beethoven, par M. Romain Rolland. (Cahiers de la Quinzaine, 8, rue de la Sorbonne.)
  2. M. Romain Rolland.
  3. Id.
  4. Le mot est de Rellstab, après avoir vu Beethoven en 1825.