Revue musicale - Rêve d’amour

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Pour les amateurs de lieux-communs, tout est sujet à discourir, et il n’en coûte pas plus de s’extasier à époques fixes sur la prodigieuse longévité du talent de M. Auber qu’il n’en coûte de récriminer à froid sur l’abdication prématurée de Rossini après Guillaume Tell. Donc, à propos de ce Rêve d’amour que vient de représenter l’Opéra-Comique, nous ne parlerons ni des quatre-vingt-huit ans de l’auteur, ni de son imperturbable jeunesse, d’abord parce que ces choses-là traînent les rues, ensuite parce que ce sont des complimens qu’on n’aime pas généralement à s’entendre dire, et M. Auber les goûte moins que personne, témoin l’air peu satisfait de son visage chaque fois qu’aux distributions de prix du Conservatoire il arrive au maréchal Vaillant d’appeler avec un tact particulier toute la vénération des jeunes élèves sur « cette illustre tête, où plus de trois quarts de siècle ont passé sans laisser de trace. »

Il y a vingt ans, la longévité musicale de M. Auber était déjà pour les générations nouvelles un sujet d’émerveillement, et lorsque, après tant d’œuvres délicieuses, il donnait Haydée ; c’était avec raison qu’on applaudissait à cette jeunesse mélodique toujours verte. À dater de Manon Lescaut, un peu de lassitude se fit sentir, surtout chez le public, car pour le maître il ne s’est guère jamais démenti, et vous le retrouvez avec ses élégances et son spirituel papillotage dans Jenny Bell comme dans Marco Spada et la Circassienne. La note restait la même, mais on en avait assez. L’oiseau bleu cependant fredonnait toujours ; on avait beau lui dire : Taisez-vous, vous n’êtes plus couleur du temps ; il n’en dégoisait pas moins bon an mal an sa chansonnette dont personne n’avait l’air de se soucier, lorsque tout à coup parut le Premier jour de bonheur, et voilà le succès qui refleurit par enchantement. Explique qui pourra de telles vicissitudes. Qui sait ? pour en découvrir la vraie raison, peut-être faudrait-il la chercher autre part que dans le mérite même de l’œuvre. L’auteur de la Circassienne et de la Fiancée du roi de Garbe avait passé l’âge où l’on compose ; l’auteur du Premier jour de bonheur était une exception, un phénomène, il avait passé l’âge où l’on meurt.

La curiosité le reprenait à partie, il redevenait à la mode. M. Auber vit briller là de belles heures. Qu’il en jouît tout à son aise, rien de mieux, cependant la sagesse eût voulu qu’on ne renouvelât point l’expérience ; lui surtout, le malicieux et fin sceptique, dont la devise fut toujours : « glisser sans appuyer, » aurait dû se défier du mirage ; c’eût été si facile de ne point faire ce Rêve d’amour, plus facile encore que de l’écrire, et pourtant Dieu sait si tout cela coule de source ! Mais que prouvent ces jolis riens, à quoi riment ces colifichets et ces babioles ? S’agit-il maintenant de restaurer un art qui n’a pas sa raison d’être ? car remarquez que ce n’est plus là l’opéra-comique d’Hérold, l’opéra-comique des grands jours de M. Auber écrivant Fra Diavolo, Haydée ou le Philtre, mais quelque chose d’effacé, je ne sais quel fade et précieux ressouvenir du bon vieux temps. Le Rêve d’amour nous offre à travers les âges comme un écho madrigalesque de la première manière du maître. On dirait que M. Auber aime à se retrouver ce qu’il était au début, lors de la Bergère châtelaine et d’Emma. Sa poétique, on la connaît de longue date : d’abord une pièce amusante, de l’intérêt, des situations plutôt que des caractères, de jolies femmes et de jolis costumes ; puis, brochant sur le tout, une musique point trop méchante, qui se laisse écouter sans en demander davantage. Ce système, dont l’humilité, chez un maître tel que l’auteur de la Muette, trahissait bien aussi quelque ironie à l’endroit du public de son temps, — ce système avec Scribe a produit les chefs-d’œuvre du genre, le Maçon, le domino noir, la Fiancée et tant d’autres. À ce compte, on n’aura jamais assez de reconnaissance pour la mémoire de Scribe ; ce qu’il a fait est beaucoup, mais ce qu’il a fait faire est immense : tout notre théâtre lyrique moderne vient de son initiative ; sans lui, nous n’aurions ni Robert le Diable, ni la Muette, ni les Huguenots, sans lui n’existerait pas ce charmant répertoire d’Auber, que l’Europe nous envie. Scribe était né librettiste : composer des poèmes d’opéras fut sa véritable vocation ; ses qualités comme ses défauts, tout l’y portait. Écrivain médiocre, rimeur pire, il n’avait à s’occuper ici ni des idées ni du style, choses pour le moins inutiles au musicien, et qui souvent, loin de lui venir en aide, l’incommodent. Des situations indiquées d’une façon sommaire et s’imposant par elles-mêmes à la curiosité du public, tel fut le grand secret de Scribe, art de librettiste surtout, puisqu’il s’agissait pour lui bien moins d’écrire une pièce que de combiner un plan. Que ce genre soit aujourd’hui démodé, nul ne le conteste. La musique est désormais émancipée ; si restreint que soit le cadre, elle y prétend marcher dans son indépendance, et même à l’Opéra-Comique il lui faut du sentiment et de la passion. De son côté, M. Auber n’en saurait démordre, et tient à rester l’homme du XVIIIe siècle qu’il est, qu’il sera jusqu’à la fin ; de là certaines dissonances moins insupportables assurément que celles de M. Richard Wagner, mais qu’il eût mieux valu, après le Premier jour de bonheur, ne point vouloir renouveler, car on ne doit jamais abuser des dissonances, pas plus en regard du passé qu’au nom de l’avenir.

Encore comprendrait-on.la raison d’être de ce Rêve d’amour, si de tout ce rococo se dégageait une ombre de fantaisie ; au lever du rideau et sur la foi de la mise en scène et des costumes, vous vous croiriez en plein Watteau. Hélas ! combien l’illusion passe vite ! Écoutez ce dialogue, cette pièce où foisonnent les situations les plus rebattues ; vous n’êtes même pas chez Marsollier, vous êtes chez Berquin ou chez M. Etienne : voici Lubin et Colette, monsieur le bailli et madame la marquise, les bons villageois et les beaux seigneurs, les cloches qui sonnent pour un mariage comme dans les Noces de Jeannette, voici ce mariage qui se rompt brusquement comme dans le finale du second acte des Huguenots, et ce brave paysan qui s’engage tout exprès pour chanter avec sa princesse le duo d’Arnold et de Mathilde dans Guillaume Tell ! Ce Marcel, le héros, le ténor de la pastorale, devrait s’appeler Némorin. C’est un berger tout romanesque, fort imbu de werthérisme, qui, lorsqu’il ne rêve pas aux étoiles, lit Jean-Jacques en gardant ses blancs moutons. Ici, je reproche aux auteurs d’avoir failli à la logique de leur personnage ; ce n’était pas dans les gardes françaises qu’il eût fallu l’embrigader, c’était dans le régiment des encyclopédistes, et vous eussiez vu sur le public une impression bien autrement prestigieuse, si, au lieu de nous montrer ses épaulettes, ce qui est d’un effet théâtral quelque peu vieilli, Marcel, de retour au village, se fût écrié dans une romance bien sentie : « Embrassez-moi tous, je suis l’ami de d’Alembert ! » Quoi, qu’il en soit, Némorin, dans une de ses promenades au clair de lune, rencontre Estelle mollement endormie sur l’herbette. Une abeille prendrait cette bouche pour une rose, le galant berger prend tout simplement cette rose pour une bouche, et s’empresse d’y déposer un doux baiser : de là son rêve d’amour ! Par malheur, Estelle est une grande dame, une princesse, « fille de tant de rois ! »

Sur un banc de gazon frais
Ne vous endormez jamais !


Quand nous disions, que c’est toujours la même chansonnette aphoristique ! ..

Il est plus dangereux de glisser
Sur le gazon que sur la glace,


fredonnait, il y a quelque cinquante ans, la jolie Emma, fiancée au nouvel Éginard !

Qui je plains, et du fond du cœur, c’est ce pauvre M, Capoul, contraint d’user sa vie et son talent en de pareilles églogues. On l’habille en Vert-Vert, en marquis, en berger Corydon, et pour comble d’infortune M. Capoul chante à ravir toutes ces mignardises, tous ces agréables ponts-neufs. Vous finiriez par croire qu’il était fait pour cette musique, comme cette musique est faite pour lui. Impossible de mieux dire la romance d’entrée au premier acte et le délicieux récitatif qui la prépare, inspiration d’un maniérisme tout actuel et dont l’afféterie mélancolique rappelle rentrée de Marguerite dans Faust et le récitatif de Mignon. On n’a pas plus de goût, plus d’élégance que M. Capoul ; je ne parle pas de sa voix, un peu surmenée depuis quelque temps, et qui trahit certaines fatigues contre lesquelles le jeune chanteur fera bien de se prémunir. Ce brillant emploi de colonel d’opéra-comique ne s’exerce pas toujours impunément ; s’il a ses bons côtés, il a aussi ses inconvéniens et ses périls. Elleviou lui-même, le vainqueur par excellence dont les victimes ne se comptaient pas, et qui ne consentait à paraître que dans des rôles ce à costumes ! » — le grand Elleviou, si l’on en croit la légende, eut mainte fois à s’imposer la dure loi de la modération ! Il n’y avait sorte d’observations que ses amis ne lui fissent pour l’exhorter à surveiller le précieux trésor de sa voix. On est colonel, mais on est ténor !

Musice hercle agitis ætatem !


Ce qui semblerait signifier que déjà dit temps de Plaute les ténors ne se ménageaient guère.

Cette première romance de Rêve d’amour, très agréablement chantée par M. Capoul, n’a que le tort de venir après cent autres non moins exquises du même auteur. Ce n’est qu’une jolie romance, et M. Auber en a tant semé, sur son chemin, de ces inspirations éphémères ! Pour trouver la vraie pièce de choix, le bijou rare qui presque toujours se rencontre dans une partition du maître, fût-elle d’ordre secondaire, il faut attendre jusqu’au trio du troisième acte : à la bonne heure ! Enfin voici renaître la verve du Maçon et du Philtre, et je laisse à penser si le public saisit cette occasion d’applaudir et de crier bis ! Bien que la situation soit fort comique, ce n’est point, à vrai dire, de la musique bouffe ; M. Auber, que je sache, n’en a jamais fait. Qu’on se figure plutôt quelque chose de malin, de spirituel, de réussi comme une épigramme de Voltaire. La thèse dit : « La femme doit obéissance à son mari, » et le musicien, selon sa nature, s’amuse à développer l’antithèse avec une perfection de touche qui fait de ce petit tableau de genre une merveille. Du reste, ce trio est on ne peut mieux exécuté par M. Capoul, M. Sainte-Foy et Mlle Girard, excellente dans son rôle de paysanne dégourdie ; Mlle Girard a le jeu franc, la parole leste et la tête près du bonnet. Je lui reproche seulement d’être parfois, quand elle chante, ce que Molière appelle « un peu bien forte en gueule ; » dans ses couplets, qui sont charmans, elle a l’air d’imiter Thérésa. Je ne dis point de mal de cette note, qui, dans la Chatte blanche, peut avoir son prix, mais nous ne sommes point à la Gaîté, et pour chanter de l’Auber c’est beaucoup trop de gaillardise. Ne fermons pas le paragraphe des éloges sans mentionner la scène du colin-maillard au second acte. Tout ce gentil monde féminin glisse, court, s’esquive, s’attrape, les mains frappent dans les mains, les yeux brillent, les cœurs battent haletans, et la musique, toujours étincelante, pittoresque, suit le jeu, rend l’espièglerie dans ses moindres détails. Frivolité, ton nom est Auber, je l’accorde ; mais n’est point qui veut frivole de la sorte, et j’en connais qui passent pour sérieux et qui voudraient bien avoir écrit cette valse syncopée. Quelle science de la mise en scène dans ce rapide intermède, quel art discret et fin du dialogue ! Comme dans ce va-et-vient musical chacun lance, son mot à la volée ! Rien de trop, c’est le fini du genre : maxime miranda in minimis ! C’est en musique les joueurs de boule de Meissonier : Jeux de vieillard, s’écrient les railleurs ; c’est jeux de maître qu’il faudrait dire.

Gardons-nous d’oublier la divine Henriette de La Roche-Villiers, le fantasque objet de ce Rêve d’amour. Voltaire a écrit quelque part dans sa correspondance que « toutes les princesses malencontreuses qui furent jadis retenues dans des châteaux enchantés par des nécromans eurent, toujours beaucoup de bienveillance pour les pauvres chevaliers errans. » Le malheur veut que cette fois, l’Endymion soit un manant ; la Diane au bois que ses lèvres ont effleurée commence par se fâcher tout rouge. Peu à peu cependant elle s’humanise quand elle s’aperçoit que ce berger a de la tournure. « Le tambour bat, le clairon sonne. » Ce duo-là, que tout le monde connaît de longue date, ne vaut ni plus ni moins que tant d’autres sur la même ritournelle, et qu’on applaudit pour la fanfare et le plumet ; bref, dans l’entr’acte, le rustre Marcel se couvre de gloire, et quand vous le retrouvez, c’est avec l’épaulette d’officier aux gardes françaises. A coup sûr, l’adorable marquise ne demanderait pas mieux que de sa montrer bonne au pauvre monde ; mais, peste ! à ce moment M. d’Ennery se souvient qu’il doit avoir mis ce dénoûment quelque part. Des princesses épousant des bergers, on ne voit que cela dans la vie réelle, et que seraient les jeux de la scène, s’ils ne nous montraient autre chose que ce qui se rencontre journellement sous les yeux ? La princesse Mathilde n’a déjà que trop dérogé en se mariant avec Arnold ; il ne convient pas que ce fâcheux exemple se renouvelle, et pour maintenir haut, fût-ce au prix d’une invraisemblance, le drapeau du droit historique, Henriette finalement ne sera point marquise ; elle ne le sera que par adoption ; fille de paysan elle-même, elle a été élevée par le vieux marquis de La Roche-Villiers, qui lui a laissé en héritage son titre et sa fortune. Il semble que la logique des choses voudrait qu’elle épousât Marcel ; oui, sans doute, mais le dévoûment et le sacrifice ! Henriette, ayant cessé d’être Mlle de La Roche-Villiers, est redevenue l’humble sœur de Denise. Denise aime le beau Marcel à en mourir, car tout le monde a son rêve d’amour dans cette aimable féerie, et sur trois c’est bien le moins qu’il y en ait un qui se réalise.

C’est Mlle Priola qui joue le personnage d’Henriette. Avec M. Auber, on peut toujours s’attendre à de nouveaux visages. M. Auber aime la jeunesse et la recherche. Combien dans sa longue et active carrière n’en a-t-il pas vu passer et s’effacer, de ces jolis masques disparus à jamais au fond du gouffre après avoir un moment, de leurs yeux et de leur voix, égayé sa fête musicale ! J’imagine que la nomenclature de tant d’aimables virtuoses serait curieuse à dresser ; lui-même se souviendrait-il de toutes ? On voyait naguère au passage Choiseul une affreuse lithographie qui représentait Meyerbeer fantastiquement environné des diverses créations de son génie. Affreuse est bien le mot, car on ne saurait rien se figurer de plus laid, de plus hérissé, de plus ignoble que ce petit bonhomme dont les traits, au lieu de s’épanouir dans la gloire et le rayonnement de l’apothéose, avaient l’air de se crisper d’une façon convulsive à l’aspect de ces apparitions faites à la ressemblance les unes de Nourrit et de Levasseur, les autres de Mlle Falcon et de Mme Viardot. Ce sujet, qui, sous le crayon d’un Lemud, serait peut-être devenu quelque chose, aurait son contraste tout tracé dans le tableau que je vais indiquer. On se représente en effet M. Auber assis la nuit dans son fauteuil, et, tandis que tout est ombre et silence, évoquant à tour de rôle les gracieux fantômes d’autrefois. C’est d’abord la petite Rigault, qui passe, la chanson d’Emma sur les lèvres, — la jolie Pradher, qui fredonne en souriant un motif de Fiorella ou de la Fiancée, — puis vient l’Ambassadrice et l’Angèle du Domino noir, Mme Damoreau, — puis la Catarina des Diamans de la couronne, Anna Thillon, qui s’enfuit, l’épaule nue et ses blonds cheveux dénoués, en lui jetant son bouquet de roses au visage, et ainsi de suite — les Dameron, les Lavoix, les Rossi, les Vandeuheuvel, les Cabel, toutes jusqu’à Marie Roze. On a publié les femmes de Shakspeare, celles de George Sand, celles de Goethe ; pourquoi ne publierait-on pas les femmes de M. Auber ?

Mlle Priola, la dernière venue dans ce chœur mystique, s’échappait l’an passé du Conservatoire pour faire au Théâtre-Lyrique une rapide apparition dans Rienzi. Elle y chantait un bout de rôle, le seul auquel fût échue une ombre de mélodie, qui, très agréablement interprétée d’ailleurs, valut à la modeste coryphée le succès de la soirée. Mlle Priola, le public l’ayant distinguée au Théâtre, ne pouvait rentrer au Conservatoire que pour y remporter un premier prix, et, comme on ne sait jamais ce qui arrivera, M. Auber, voulant éviter à la jeune élève jusqu’à la chance d’un échec dont ses débuts auraient souffert, la dirigea tout droit sur l’Opéra-Comique, où nous venons de voir qu’elle a reçu l’accueil le plus encourageant. La voix est fraîche, veloutée, elle a de la justesse, mais point de force ; rien encore à dire de son style, et la meilleure preuve que M. Auber ne répondrait ni de ses gammes chromatiques ni de son trille, c’est qu’il s’est bien gardé d’en mettre dans le rôle. La comédienne a de l’aisance, et, jusqu’à présent du moins, l’emporte de beaucoup sur la cantatrice, qui, tout en se recommandant par d’intéressantes qualités, reste une écolière. Quel dommage que Mlle Nau, l’autre débutante de cette soirée, n’ait à son service qu’un organe si frêle, si aigrelet, car celle-là du moins est musicienne et sait chanter ; mais on l’entend à peine. Tous ceux qui jadis, aux temps heureux où florissait Rosine Stoltz, ont connu la mère, la retrouveront dans la fille en diminutif, et Dieu sait si de corps et de voix la mère était déjà mignonne. En regardant cette gentille enfant, toute délicatesse et toute esprit, trottiner dans ce petit rôle de Denise, je pensais au mot de Mme de Sévigné et me disais avec la belle marquise : « Oh ! que voilà une famille où certainement, à la troisième génération, on gaulera des fraises. » Revenons à la partition. Si le Premier jour de bonheur succédant à la Circassienne, à la Fiancée du roi de Garbe, marque tout à coup comme un degré d’élévation dans la température, il semble avec ce Rêve d’amour que le thermomètre ait un peu fléchi ; l’auteur, après le soubresaut inattendu, s’est assoupi légèrement, dormitat Homerus. Volontiers nous porterions cette défaillance apparente au compte du poème, et cependant nous ne pouvons oublier que c’est sur une des pièces les plus médiocres qu’il ait jamais reçues de Scribe que M. Auber a composé les Chaperons blancs, un de ses chefs-d’œuvre ; n’importe, ce pastel musical un peu effacé, un peu vieillot, n’est point sans charmes, et il vous fait rêver à tout un monde évanoui. Rossini, qui tenait les chemins de fer en abomination, prophétisait la gloire et la fortune à celui qui, dans cinquante ans d’ici, inventerait les diligences. M. Auber semble aujourd’hui avoir quelque chose de cet inventeur rétrospectif ; il s’amuse à découvrir, à recomposer l’ancien opéra-comique, et s’en va tout doucement vers les sentiers perdus de Marsollier, de Sedaine et de Monsigny.

Qui voudrait l’en blâmer ? En sera-t-il moins l’auteur de la Muette pour avoir troqué son piano d’Érard contre une épinette ? Rendons plutôt hommage à cet infatigable amour du travail qui l’a jusqu’à présent maintenu en verdeur. Chaque âge a son genre de plaisir et d’activité ; on cite pour leur longévité les savans et les collectionneurs. Va donc pour l’entomologie, et piquons avec une épingle d’or sur du papier réglé de jolis motifs dont la somme s’accroîtra sans fin. Les motifs ! il y a trente ans que M. Auber ne les compte plus ; autant il lui en vient, autant il en oublie, et c’est à peine s’il reconnaît son bien lorsque tout en causant vous le lui mettez sous les yeux. Un jour que nous nous promenions avec Lamartine dans le jardin des Tuileries, ce vers nous vint à la mémoire :

La sève, débordant d’abondance et de force,
Sortait en gouttes d’or des fentes de l’écorce.


Et comme nous nous plaisions à le réciter sous ces beaux arbres en pleine floraison printanière : — De qui est cela ? s’écria le grand poète en dressant l’oreille, c’est très beau ! — De qui ? vous le demandez ? mais c’est dans Jocelyn. — Dans Jocelyn ! eh bien ! je ne m’en dédis pas. — Et il se mit à scander son vers de cette voix fière et haut sonnante accoutumée à retentir partout. M. Auber a la mémoire moins superbe ; ne craignez point toutefois de lui montrer dans l’occasion que vous savez par cœur son œuvre mieux que lui. Il ne vous dira pas : C’est très beau ; mais vous surprendrez un sincère et profond remercîment à l’émotion attendrie de son regard, à la pression particulière de sa main.

f. de la genevais.