Revue musicale - Un bienfaiteur de Wagner

La bibliothèque libre.



REVUE MUSICALE




________


UN BIENFAITEUR DE WAGNER


________




Le plus grand, ce n’est pas le roi Louis II : c’est un autre prince, « prince par le cœur, » disait Wagner lui-même en un jour de reconnaissance, c’est Franz Liszt. Celui-là, un livre excellent vient de glorifier son œuvre et sa vie, son génie et son âme[1]. L’occasion est peut-être favorable de relire la correspondance échangée entre les deux musiciens de 1841 à 1861, c’est-à-dire pendant les vingt années en quelque sorte centrales de leur existence, de leur carrière et de leur amitié[2]. Sur ces vingt ans, Liszt en passa treize en cette petite ville de Weimar qu’il devait, après et non moins que Gœthe, illustrer. Là, dit fort bien M. Chantavoine, compositeur, directeur de la musique au théâtre grand-ducal, chef d’orchestre, professeur, écrivain, secondé et souvent inspiré par la princesse Wittgenstein, admiré, visité par tous les artistes de l’Europe, Liszt « égala, » selon le rêve de sa jeunesse, la « condition du musicien à celle des poètes, des philosophes, des hommes d’État. » C’est à Weimar qu’il trouva le loisir et le pouvoir de développer enfin, dans tous les sens, « par un rayonnement divers et magnifique, toutes les virtualités de son génie. » À Weimar, ou pendant la période de Weimar, Liszt a composé les plus originales et les plus belles de ses œuvres (en dehors de ses oratorios) ; les Poèmes symphoniques, la sonate pour piano, la symphonie de Faust et celle de Dante.

À la même époque, Wagner est errant et proscrit. Chassé de Dresde après l’insurrection de 1849, à laquelle il avait pris part, il se réfugie à Zurich, où pour longtemps il établit sa demeure. Près de Zurich, en 1858, il deviendra l’hôte et l’ami des Wesendonck. L’aventure qui s’ensuivit, puis un séjour à Venise, quelques voyages à Londres et à Paris, dont le dernier pour préparer le Tannhäuser à l’Opéra, tels sont les incidens ou les étapes de la carrière de Wagner en ces vingt années. Quant à son œuvre d’alors, elle va de la représentation à Weimar de Tannhäuser (1849) et de Lohengrin (1850), à la composition des trois premières parties de l’Anneau du Nibelung et de Tristan tout entier.

C’est peut-être assez dire l’intérêt, biographique autant qu’esthétique, de cette correspondance, à cette époque, entre ces deux hommes. Correspondance inégale d’ailleurs : j’entends que Liszt y joue, y soutient jusqu’au bout le rôle le plus noble et le plus généreux. Tantôt il encourage, exalte, ou relève son ami, tantôt il l’apaise et le réprime. Il règle, ou du moins il essaie de régler selon son activité sereine à lui, selon son olympienne sagesse, la fougue, la fièvre, la violence spasmodique et les écarts de tout genre où Wagner se laisse entraîner. Au salut, au service d’un art et d’un artiste que tout de suite il a reconnu comme extraordinaire, unique, Liszt se donne, se prodigue, s’immole sans réserve. Il ne refuse rien, ni de son temps, ni de sa peine, ni, si peu qu’il en ait le plus souvent, de son or ; rien de son esprit et rien de son cœur. Bienfaiteur de Wagner, il n’est pas de bien qu’il ne lui fasse, qu’il ne lui fasse toujours et tout entier.

Bien matériel et pécuniaire d’abord : entre tant de questions, et de tout genre, que traitent les deux amis, la question d’argent tient une place que, pour la dignité de Wagner, on voudrait plus modeste. Trop de lettres, parmi celles de Wagner, sont des lettres de quête. M. Chantavoine, en sa biographie de Liszt, a dû renoncer à les énumérer toutes. Le catalogue, fort abrégé, qu’il en donne, se termine par un significatif et cætera. Il est vrai que le premier « secours, » demandé par Wagner à Liszt, ne fut en réalité que de l’ordre esthétique. Mais il semble bien aussi que déjà le ton et certains termes de la demande aient eu je ne sais quoi d’un peu trop, comment dirai-je, positif et pratique : « Je remarque de plus en plus que moi et mes œuvres, qui ne se répandent guère ou pas du tout, nous pourrions bien n’avoir pas beaucoup d’avenir ; c’est ce qui m’amène insensiblement à l’idée d’exploiter un peu vos bons sentimens à mon égard. » (23 mars 1846.)

Avec un désintéressement, avec une libéralité sans pareille, Liszt s’institua lui-même, et pour longtemps, le directeur de cette exploitation-là. Pendant vingt années, il prit et garda, sans faiblir une heure, le soin de la gloire de Wagner et plus d’une fois celui de sa vie. Dès 1848, le 23 juin, les demandes de subsides commencent : « Excellent ami, vous me disiez naguère que vous aviez fermé votre piano pour quelque temps ; je suppose donc que vous soyez devenu banquier pour quelque temps. Je suis dans une triste situation, et voilà que je me dis soudain que vous pourriez venir à mon aide… La somme dont il s’agit s’élève à cinq mille thalers… Cher Liszt, avec cet argent vous me rachèteriez de la servitude ; trouvez-vous que, comme serf, je vaille ce prix ? »

Liszt le trouve assurément et ne cessera jamais de le trouver. Mais tous les moyens ne lui paraissent pas bons pour racheter Wagner de la servitude. Wagner, condamné politique, expulsé du royaume de Saxe, ne s’était-il pas dès lors avisé de solliciter pour ses œuvres et pour lui-même la générosité des princes allemands ! C’est d’ailleurs une idée à laquelle il ne se lassera pas de s’attacher et de se rattacher, jusqu’au jour, encore lointain, où le roi de Bavière, — tout seul, — fera de son rêve une réalité. Pour le moment, et très vite, il y renonce. En vingt-quatre heures, il s’aperçoit ou se souvient de son passé récent, assez peu fait pour lui procurer d’officielles faveurs. Et naturellement c’est à Liszt qu’il revient, c’est sur Liszt qu’il retombe : « Si tu veux me rendre un service, envoie-moi un peu d’argent. » Liszt envoie trois cents francs, qui permettent au proscrit de gagner, après Paris, Zurich. Il faut maintenant que sa femme, laissée à Dresde, vienne le rejoindre : « Pauvre femme, si bonne et si fidèle, à qui je n’ai guère donné jusqu’à présent que du chagrin, qui est raisonnable, sérieuse, sans l’ombre d’exaltation, et qui pourtant ne peut se détacher de l’enfant terrible que je suis. Donne-la-moi et tu me donneras tout ce que je pourrais jamais souhaiter. » Pour une centaine de thalers, Liszt aussitôt la lui donne. Cela n’empêche pas Wagner, trois mois après, de souhaiter autre chose : « Avant tout, songe à m’envoyer un peu… un peu d’argent. J’ai besoin d’un peu d’argent et d’un pardessus chaud, vu que ma femme ne m’a pas apporté mon vieux paletot, parce qu’il était en trop piteux état. »

Si mince que soit alors sa fortune, Liszt en arrache périodiquement un lambeau pour l’infortuné qu’il s’est promis de sauver et qu’il sauvera. À ses dons généreux il joint de sages conseils. Les premiers reçoivent le meilleur accueil. Les plus belles lettres de Wagner, les plus intéressantes, ne sont pas toujours les moins intéressées. Après de nobles, originales, profondes considérations d’art, quand arrive la petite formule : « Maintenant, cher Liszt, » elle est infailliblement suivie, et de près, d’une phrase dans ce genre : « Il s’agit de me fournir les moyens indispensables,… etc. » Ces moyens, avec un zèle, une patience que rien ne rebute, Liszt s’ingénie et s’épuise à les trouver. Sur la recette d’un concert il promet à Wagner une part. Il lui fournit telle occasion, fort honorable, et que les Mozart, les Beethoven, ne dédaignaient point (comme la composition de quelques lieder), de travail et de bénéfice. Il accompagne son avis d’un chèque, d’une remise de fonds, au besoin anonyme, pour ménager l’amour-propre de son ombrageux protégé. Celui-ci n’en continue pas moins de mêler en ses lettres non pas l’honneur et l’argent, mais le génie et l’argent. Et ce mélange, souvent pathétique, fait pitié.

« Cher ami, je viens de lire quelques passages de la partition de mon Lohengrin. D’habitude, je ne relis jamais mes œuvres. J’ai été pris d’un immense désir de voir cet opéra représenté. Je t’adresse donc une ardente prière : fais jouer mon Lohengrin. Tu es le seul homme à qui je veuille adresser une semblable prière ; à nul autre que toi je ne confierais la création de cet opéra ; c’est toi que j’en charge, sans l’ombre d’une crainte ou d’une hésitation, avec une confiance absolue… Fais jouer le Lohengrin ; que son entrée dans la vie soit ton œuvre…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« B. . . m’a dit que tu avais promis de me faire avoir encore cinq cents francs pour la partition d’Iphigénie. Si tu réussis à obtenir cette somme, envoie-la directement à B…, pour qu’il me la remette, j’en ai disposé pour différentes choses, en pensée. »

Dans les lettres de Liszt, même partage ou même contraste :

« Cher ami, on veut bien me charger de vous faire parvenir la lettre de change ci-après de 100 thalers ; ne m’en remerciez pas, et n’en remerciez pas non plus M. de Z… qui l’a souscrite. »

Puis, deux lignes plus bas : « Nous nageons en plein dans l’éthher de votre Lohengrin. »

Matérielle et morale, Wagner connut à cette époque l’extrémité de la misère. Au lendemain de la représentation de Lohengrin à Weimar, par les soins de Liszt (1850), il n’avait même pas les moyens d’en faire copier la partition. À la disette d’argent s’ajoutait, pour lui plus cruelle peut-être, la disette de musique, de sa musique au moins. Pauvre, exilé de son pays, il l’était même de son œuvre. C’est en 1853 seulement, après trois années, qu’il lui fut donné d’entendre pour la première fois, à Zurich, dans un concert dirigé par lui, quelques fragmens, dont le prélude, de Lohengrin : « L’impression que j’ai éprouvée a été extraordinairement saisissante ; il m’a fallu me faire violence pour y résister. » Puis il retombait dans le silence, dans le silence extérieur, et longtemps encore ses voix ne chantaient plus qu’en lui.

Mais ses lettres ne finissent pas de mendier pour lui.Le 8 octobre 1850 : « Encore un mot... tout à fait confidentiel ; à la fin de ce mois, je serai au bout de mon argent. » Puis, en terminant, cet autre mot, destiné, dirait-on, à faire passer, excuser au moins le précédent : « Adieu, excellent ami. Envoie-moi tes partitions. » Cinq mois après (mars 1851) : « Je ne crains pas de t’adresser encore une prière, une seule… Vois du moins s’il te serait possible de me procurer très prochainement quelque argent, juste ce qu’il faudrait pour me tirer d’un embarras momentané… C’est une chose bien triste d’avoir à t’importuner de vilaines prières comme celles-là. — Mais en voilà assez sur ce chapitre. » — Tout de suite après : « Fasse le ciel que tu sois bientôt délivré de tes chagrins domestiques ! Je souhaite du fond du cœur une prompte et heureuse guérison à Mme  la Princesse. » Rien de plus, et sur cet autre chapitre, celui des soucis que Liszt, de son côté, pouvait avoir alors, ce n’est peut-être pas tout à fait assez.

Dans l’ordre matériel même, il n’était pas de moyens, de démarches, où Liszt ne recourût pour obliger Wagner. Lui qui, dans une de ses lettres, écrivait : « J’ai horreur de me mêler des affaires des autres, » il a fait siennes, plus que siennes, toutes les affaires de son ami ; toutes, à force de ténacité comme de prudence, il les a conduites à bonne fin. Représentations, traités avec les directeurs de théâtre ou les éditeurs, indications, recommandations, engagemens d’artistes, Liszt, tant que dura l’exil de Wagner, a tout assumé, tout assuré. Cet exil même, il en a su, diplomate avisé non moins que fidèle économe, préparer, peut-être hâter le terme.

Sa patience est admirable et je ne sais d’égale à sa générosité que sa délicatesse. Attentif non seulement aux besoins, mais aux goûts de l’enfant gâté qu’est aussi l’enfant terrible, il sait bien que pour celui-là le superflu n’est pas le moins nécessaire. « C’est aux frais de l’ami Liszt, écrit Wagner en 1853, que j’ai été voir l’année dernière les îles du lac Majeur. » À l’imagination, à la fantaisie de Wagner, il aurait fallu d’autres spectacles, des plaisirs plus raffinés. Je ne crois pas qu’un grand artiste, un des tout à fait grands, ait eu jamais, au même degré, besoin du luxe, de l’agrément extérieur et sensible. Ses goûts étaient somptueux comme son génie. « Il faut, disait-il encore, que je me sente flatté d’une manière quelconque, si l’on veut que mon esprit mène à bien cette œuvre douloureuse et difficile, la création d’un monde qui n’existe pas. » Un autre jour : « Je suis plutôt fait pour dépenser soixante mille francs en six mois que pour les gagner, ce qui d’ailleurs est chose impossible pour moi, car ce n’est pas mon affaire de « gagner de l’argent ; » mais ce serait l’affaire de mes admirateurs de me donner autant d’argent qu’il m’en faudrait pour travailler avec entrain et pour produire quelque chose de bien. »

Ses éternelles demandes prenaient parfois l’accent d’une étrange, d’une mystique exigence : « J’ai des droits sur toi comme sur mon créateur. Tu es le créateur de l’homme que je suis aujourd’hui. Je vis aujourd’hui par toi, ce n’est pas une exagération. Aie donc soin de ta créature. Je te le crie comme un devoir que tu as à remplir. » Puis il s’excuse, et même il s’humilie : « Brûle cette lettre ! Elle est impie. Mais je suis impie moi-même. Sois le saint de Dieu, toi, car je ne crois plus qu’en toi. Oui, oui, et encore une fois oui ! »

Cela dura vingt ans. Une seule fois, vers la fin de cette longue correspondance, on croit surprendre chez Liszt un mouvement d’impatience, ou plutôt les lettres de Wagner en trahissent le contre-coup. Wagner alors composait Tristan à Venise (janvier 1859). L’état de sa fortune était plus que jamais précaire « …C’est ainsi que j’atteignis la Saint-Sylvestre. Ma bourse était entièrement à sec, j’avais déjà mis au Mont de Piété ma montre, la tabatière du grand-duc et la bonbonnière de la princesse (les trois seuls bijoux que je possède), et de l’argent qu’on m’avait prêté là-dessus il me restait encore une trentaine de francs. En rentrant le soir de la Saint-Sylvestre dans mon logis solitaire, je trouve ta lettre. » Et sans doute il ne la trouve pas telle qu’il la souhaitait, car il y répond : » Oui, l’argent ! M’en fais-tu un reproche au lieu de me plaindre ? Crois-tu que je n’aimerais pas mieux une position comme la tienne, qui me permettrait de diriger mes propres œuvres, sans avoir à me préoccuper de la question d’argent ? » Elle menaçait ainsi, la maudite question, d’altérer à la longue la plus généreuse d’une part, et, de l’autre, la plus susceptible amitié. Mais non, la magnanimité de Liszt oubliait aussitôt, « par enchantement, des dissentimens qui ne devraient, » disait-il avec noblesse, « jamais se produire entre nous. » Wagner, de son côté, daignait s’excuser et, pour quelque temps, refuser tout subside. « Au nom du ciel, ne m’envoie pas d’argent en ce moment, je t’en supplie, je ne pourrais pas supporter cela. »

N’importe, il ne l’a déjà que trop supporté. Volontiers on dirait du grand musicien, comme il fut dit autrefois d’un poète aussi grand, et non moins besogneux : « Ce n’est pas une lyre, c’est une tirelire. »

C’était les deux, et Liszt eût jeté dans l’une jusqu’à son dernier thaler, afin que l’autre ne fût point brisée. Avant tout le monde, puis seul contre tout le monde, il en comprit, il en aima les premiers accords. Avec quelle intelligence et quel amour ! Secondé, secouru par Liszt, Wagner ne vécut pas seulement de pain, mais de toute parole qui sortait de cette bouche inspirée, pour lui prophétique et vraiment presque divine. Le « cas Wagner » est le plus mémorable de ceux qui témoignent à jamais du sens, du goût infaillible de Liszt autant que de son inépuisable bonté. Parmi les grands artistes, inconnus ou méconnus alors, et qui devaient illustrer le XIXe siècle, pas un que Liszt n’ait désigné d’avance, et longtemps, à l’admiration de l’avenir. Pour eux, il a travaillé, bataillé plus que pour lui-même ; il s’est fait le serviteur, le héraut de leur gloire, sans souci, fût-ce aux dépens de la sienne propre. Ainsi, parce qu’il s’oublia toujours, il est unique entre tous les maîtres ; il est au-dessus de tous les critiques, parce qu’il ne s’est jamais trompé.

Quels soins lui coûtèrent les premières représentations, par lui préparées et conduites, à Weimar, de Tannhäuser (16 février 1849) et de Lohengrin (28 août 1850) ! Mais quelle joie aussi ne lui donnèrent-elles pas ! Celle d’abord de la surprise, bientôt changée en enthousiasme, en véritable et croissante ivresse :

« Très cher ami, je dois tant à votre vaillant et superbe génie, à vos brûlantes et grandioses pages de Tannhäuser, que je me sens tout embarrassé d’accepter les remerciemens que vous avez la bonté de m’adresser… Une fois pour toutes, dorénavant, veuillez bien me compter au nombre de vos plus zélés et dévoués admirateurs. De près ou de loin, comptez sur moi et disposez de moi. »

Interprète musical de l’œuvre, Liszt s’en faisait aussitôt après le commentateur littéraire, en publiant dans le Journal des Débats l’analyse et le panégyrique, appelant sur le nouveau génie de l’Allemagne l’attention et l’admiration de l’étranger. Enfin il « arrangeait » à sa manière l’ouverture ainsi que la grande scène de « l’Étoile » (au troisième acte), et l’on sait que sa manière d’ « arranger » tournait volontiers à la transfiguration ou à l’apothéose.

Après Tannhäuser, Lohengrin. Liszt en fut le premier lecteur : « L’admirable partition du Lohengrin m’a profondément intéressé. Toutefois, je craindrais pour la représentation la couleur super-idéale, que vous avez constamment maintenue. Vous me trouvez bien épicier, n’est-ce pas ? » Liszt se rassura bientôt, il s’accusa même d’avoir eu peur, et sa crainte fit place au ravissement. Les études et les répétitions à peine commencées, on a vu qu’il écrit à Wagner : « Nous nageons en plein dans l’éther de votre Lohengrin. » Après la représentation : « Votre Lohengrin est un ouvrage sublime d’un bout à l’autre : les larmes m’en sont venues dans maint endroit. Tout l’opéra étant une seule et indivisible merveille, je ne saurais m’arrêter à vous détailler tel passage, telle combinaison, tel effet. » Plus tard enfin : « Lohengrin, c’est la fin du monde des opéras d’autrefois : l’Esprit flotte sur les eaux, et la lumière se fait. »

Témoin, confident unique, à mesure que se développe le génie et l’idéal wagnérien, Liszt en embrasse et pour ainsi dire en égale par l’esprit le développement tout entier. Des souffles inconnus jusqu’alors emplissent sa grande âme ouverte. Il suit Wagner, il le devance même sur tous les chemins de ce nouveau royaume, semblable à celui des cieux et qui souffre aussi violence. Le dessein colossal de l’Anneau du Nibelung s’est à peine ébauché que Liszt le conçoit, le comprend, et non pas du tout comme un rêve, mais comme une vivante et concrète réalité. Sur l’avenir en quelque sorte matériel de la gigantesque entreprise, Liszt ne partage même pas les craintes ou seulement les doutes de Wagner. À l’œuvre sans exemple il prend sur lui de garantir un destin sans pareil. « Si, en mettant les choses au pis, tu n’étais pas encore de retour en Allemagne… je me mettrai en quatre pour assurer la représentation de ton œuvre. Tu peux t’en rapporter sur ce point à moi et à mes talens pratiques et m’accorder une confiance absolue. Si Weimar se montre trop mesquin et trop dénué de ressources, nous tenterons la fortune ailleurs ; et même, si tout vient à nous manquer, ce qui n’est pas à prévoir, nous n’en pourrons pas moins continuer à aller de l’avant, si tu nous donnes pleins pouvoirs à cet effet. Nous pourrons organiser n’importe où quelque chose d’inouï, une fête musicale ou dramatique, quel que soit le nom à donner à la chose, et lancer tes Nibelungen. »

Tristan, que Wagner inséra, pour ainsi dire, en guise d’intermède ou de hors-d’œuvre, dans la composition de la Tétralogie, ne rencontra pas dans Liszt un prophète moins clairvoyant, un apôtre moins enthousiaste : « Un instant ! Il est une chose que j’ai oublié de t’écrire. Ton Tristan est une idée splendide. Cela deviendra certainement une merveille. Persiste. »

Persister, voilà le mot où se résume tout le don, le don de toute nature, que Wagner a reçu de Liszt et qui l’a sauvé. Cent fois, si Liszt n’avait soutenu, relevé, confirmé Wagner, Wagner aurait défailli. Lui-même, au cours de ces vingt années, il en a rendu souvent et hautement témoignage. Dès 1849, il écrit : « Je ne fais pas grand cas de la destinée, mais je sais que les derniers événemens qui ont marqué ma vie m’ont fait entrer dans ma véritable voie : il faut maintenant que je produise les œuvres les plus importantes et les plus sérieuses qu’il me soit donné de faire. Il y a un mois à peine, je ne me doutais pas de ce que je reconnais aujourd’hui comme le plus grave problème de mon existence : ma profonde affection pour Liszt me fait trouver en moi et hors de moi la force de résoudre ce problème. Ce sera là notre œuvre commune. »

En 1850, après la représentation de Lohengrin à Weimar et la publication, comme au lendemain de Tannhäuser, d’un article de Liszt dans le Journal des Débats : « Que ceci te suffise : Je me sens plus que largement récompensé de mes efforts, de mes sacrifices et de mes luttes d’artiste en voyant l’impression que j’ai faite sur toi par tout cela. Être compris d’une manière aussi complète était mon seul désir ; avoir été compris est pour moi la plus douce et la plus chère réalisation de ce désir !!! »

Enfin, en 1851, c’est toujours un article de Liszt qui vient arracher Wagner au doute, ou, pis encore, au dégoût, au mépris de son propre génie : « Le désespoir a tellement envahi mon âme, qu’en pensant à la composition de mon Siegfried, je ne pouvais plus m’empêcher de me moquer de moi-même, fâcheuse disposition d’esprit qui me suivait dans tous mes travaux. Dernièrement, je feuilletais ma partition de Lohengrin ; elle me dégoûta franchement, et les éclats de rire que je poussais par-ci par-là n’avaient rien de gai. Mais tout à coup je te retrouve : tu t’es emparé de moi, tu m’as ravi, réchauffé, enflammé. au point que j’ai fondu en larmes et que brusquement j’en suis revenu à ne pas connaître de plaisir supérieur à celui d’être artiste et de créer des œuvres nouvelles. C’est une chose inouïe que l’influence que tu as exercée sur moi. »

Nietzsche a raconté qu’aux funérailles de Wagner une couronne portait cette inscription : « Erlösung dem Erlöser, Rédemption au rédempteur. » De ce rachat, au moins ici-bas, Liszt aura été le principal artisan. Liszt a compris Wagner autant qu’il l’a aimé. Il l’a compris tout entier ; mais avec cela il l’a compris selon sa mesure, à lui Wagner, en fonction de sa race et de son pays. « La Germanie est ton domaine, et tu es sa gloire. » — « Tu as ta racine dans le sol allemand. » Admirable clairvoyance, et dont les dévots, les fanatiques du maître ont quelquefois manqué. Sans réduire Wagner et sans l’isoler, c’est bien ainsi qu’il convient de le « situer » et de le définir.

Libéral, prodigue envers son ami, ou sa « créature, » Liszt, et Liszt musicien , compositeur, le fut de sa substance musicale-elle-même. Sur cette dernière forme, non la moindre, de ses largesses, M. Chantavoine a des pages excellentes. Il signale d’abord, entre Liszt et Wagner, certaines analogies de détail. Par exemple, il rapproche d’un thème de Faust un motif de la Walkyrie ; avec trois mesures d’Orphée il compare un fragment de Siegfried. Rencontres de hasard peut-être, mais que pourtant il serait facile de citer en plus grand nombre. On a rapporté que Wagner assistait un jour avec Liszt à la répétition d’un de ses ouvrages. Entendant passer une réminiscence, ou une citation de ce genre, en souriant il s’excusa. « Laisse donc, aurait répondu Liszt, généreux à son ordinaire, c’est toujours quelque chose de moi qui ne sera pas perdu. » Mais Wagner, — et M. Chantavoine a raison d’y insister, — Wagner doit à Liszt un peu davantage, un peu plus que la lettre (ou la note), quelque chose même de l’esprit. Quand Liszt communique à Wagner ses propres œuvres (les grandes : la sonate en si mineur, les symphonies de Faust et de Dante), Wagner, et Wagner en train d’écrire Siegried, les étudie et les fait siennes. « Elles contribuent dans une mesure probablement assez large à l’évolution de son style entre Tannhäuser et Lohengrin d’une part, Tristan et la Tétralogie de l’autre. Il y trouve l’application symphonique, adoptée désormais par lui, des « motifs conducteurs, » substituée à leur rappel dramatique, auquel il se bornait jusqu’ici[3]. » Liszt écrit modestement à Wagner, en lui offrant sa symphonie de Dante : « De même que Virgile a guidé Dante, de même tu m’as guidé à travers les régions mystérieuses de ces mondes de la musique, si pleins de vie. « Je te crie du fond du cœur :

Tu se’il mio maestro e’l mio autore !


et je te dédie cette œuvre… »

Wagner, en toute justice, aurait dû renvoyer à Liszt au moins un écho de cet hommage et de ces actions de grâces. Mais ce devoir ou cette dette, il s’en acquitte un peu chichement. Non pas qu’il soit, pour Liszt, avare de louanges. Seulement, celles-ci trahissent d’ordinaire, M. Chantavoine encore le constate, je ne sais quoi de guindé et de banal, comme un air de supériorité et de condescendance. C’est l’égoïsme du génie, que le génie excuse et que parfois il comporte, où peut-être on saurait trouver, avec M. Chantavoine toujours, non pas en face, mais au-dessous, très au-dessous du renoncement chrétien de Liszt, une sorte de païenne ou de « nietzschéenne » beauté.

Liszt chrétien, catholique, par l’esprit au moins et par la croyance, tel qu’il fut toujours, celui-là même a souhaité de faire part à Wagner des dons qu’il avait reçus et que toute sa vie il garda.

« Très cher ami, tes lettres sont tristes, et ta vie est plus triste encore. Tu veux courir le monde, tu veux vivre, jouir, faire des folies ! … Mais ne sens-tu pas que le fer et la blessure que tu portes dans le cœur te suivront partout et que la plaie est à jamais incurable ? Ta grandeur fait aussi ta misère ; toutes deux sont unies par un lien indissoluble ; tu seras fatalement tourmenté, torturé par elles… jusqu’à ce que, prosterné dans la foi, tu t’affranchisses de l’une et de l’autre !


Laisse-toi convertir à la foi ;
Il est un bonheur…


et c’est le seul, le vrai bonheur, le bonheur éternel. Je ne puis pas te le prêcher ni te l’expliquer ; mais je veux prier Dieu, pour qu’il éclaire ton cœur des puissans rayons de sa foi et de son amour. » (8 avril 1853.)

En cette même année, quelques mois après, Wagner écrit à Liszt :

« J’ai revu la cathédrale de Strasbourg : ma femme l’a contemplée avec moi. Il faisait un temps gris et pluvieux ; nous n’avons pu voir la flèche divine, car elle était cachée par le brouillard. Quelle différence avec jadis ! quel dimanche sacré j’ai passé devant la cathédrale ! »

« Devant, » c’est-à-dire au dehors. Aussi bien, Schopenhauer, que Wagner découvre alors, et qui l’égare, n’était pas fait pour l’inviter à franchir le seuil du sanctuaire. Mais Wagner se trompe en croyant retrouver les idées de Liszt, sous une autre forme, dans la doctrine du philosophe de Francfort. « Quelle profondeur, écrit-il, est la tienne ! » Sans doute, mais c’était la profondeur de la foi, et non pas une autre. En celle-là, Wagner obstinément refuse de se plonger. « Quant à ton christianisme, je n’en fais pas grand cas. Celui qui a triomphé du monde ne doit pas vouloir conquérir le monde. Cela crée une furieuse contradiction dans laquelle tu es en plein. »

Rien, jamais, ne rebuta Liszt. Un jour il adresse à Wagner ce vœu tiré de la liturgie : Fiat pax in virtule tuâ ! » Mais la vertu (qui signifie ici la force) de Wagner, ne se laissait point facilement apaiser. « Quelle affreuse tempête que ta lettre, très cher Richard ! On dirait l’ouragan qui se déchaîne, mugit et renverse tout !… Le bonheur est un mythe, dans le sens étroit et monotone qu’on prête si sottement à ce mot. Il n’y a que les privations et le renoncement qui nous soutiennent sur cette terre. Résignons-nous à porter ensemble notre croix au nom du Christ, « de ce Dieu dont on s’approche sans orgueil et devant lequel on se courbe sans désespoir, » et ne me condamne pas au rôle d’un franciscain préchant dans le désert. »

Et sans doute, avant même les sermons d’un Liszt, le génie d’un Wagner, plus chrétien que son âme, avait déjà produit ce chef-d’œuvre non seulement religieux, mais catholique, Tannhäuser. Trente-trois ans plus tard, à Bayreuth, après les représentations de son chef-d’œuvre suprême, et plus mystique encore, Parsifal, Richard Wagner, buvant à Franz Liszt, s’exprimait en ces termes : « Je me sens appelé à vous dire l’influence que cet homme unique et exceptionnel exerça sur toute ma carrière artistique. Au temps où j’étais honni, banni, répudié par l’Allemagne, Liszt vint au-devant de moi, Liszt qui avait puisé dans le plus profond de son âme la compréhension parfaite de mon être et de mon œuvre. Il me dit : Homme de l’art, j’ai foi en toi ! et il devint le trait d’union, le pont qui me mena d’un monde à l’autre, de ce monde intérieur au fond duquel je m’étais définitivement retiré, à ce monde extérieur, du jugement duquel l’artiste créateur doit indubitablement dépendre, et dans lequel alors, chaque main, chaque voix était contre moi. C’est lui qui m’a relevé, soutenu et proclamé comme nul autre ne le fit jamais. Je vous demande de boire à la santé de Franz Liszt. »

Oui, du dedans au dehors, Liszt avait conduit Wagner. Mais sur l’autre chemin, dans le sens inverse, peut-être l’avait-il également guidé. Route plus mystérieuse et voie véritablement sacrée. « Heureux celui qui croit ! Heureux celui qui aime ! » Ainsi chantent les voix d’enfans sous la coupole. Si, comme il est possible, le Wagner de Parsifal finit par approcher de ce bonheur, il dut penser alors que de tous les biens qu’il avait reçus de Liszt et dont il lui rendait grâces, celui-là n’était pas le moins précieux.

Camille Bellaigue.
  1. Liszt, par M. Jean Chantavoine, 1 vol. Collection des Maîtres de la musique, F. Alcan, éditeur. Paris, 1910.
  2. Correspondance de Wagner et de Liszt, traduction française par L. Schmitt, 2 vol. Paris, librairie Fischbacher, et Leipzig, chez Breitkopf et Haertel, 1900.
  3. Jean Chantavoine, op. cit.