Revue musicale - Vieille musique espagnole

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Revue musicale - Vieille musique espagnole
Revue des Deux Mondes6e période, tome 18 (p. 697-708).
REVUE MUSICALE

VIEILLE MUSIQUE ESPAGNOLE


Le mysticisme musical espagnol au XVIe siècle, par M. Henri Collet, docteur ès lettres, agrégé de l’Université, ancien membre de l’École Française d’Espagne. — Paris, Félix Alcan, 1913.


L’idée, ou l’intention, de ce livre est excellente, et l’intérêt en est divers. Premièrement, et ce n’en est pas le caractère le moins significatif, la publication d’un ouvrage semblable montre assez quelle place, toujours accrue, la musique prend aujourd’hui non seulement dans le goût et parmi les plaisirs, mais dans l’estime et parmi les travaux de nos contemporains. Qui donc, il y a seulement vingt ou trente années, se fût soucié de la musique du XVIe siècle en général, en particulier de la musique espagnole, et d’un Victoria ? Qui surtout se serait avisé d’aller chercher dans la musique le témoignage ou l’interprétation, l’un sérieux et l’autre fidèle, d’une époque de l’histoire ou du génie d’une race ! Un illustre critique littéraire, et rien que littéraire, nous disait alors, non sans ironie : « La musique ! D’abord, je ne la comprends pas. Ensuite, je ne l’aime pas. Et cependant, je me ferais fort, si je le voulais, de la réduire à deux ou trois idées générales. » Assurément il se vantait. Aussi bien, et pour cause, pour plusieurs causes, dont l’une était sans doute le mépris, il ne l’a jamais voulu. Que les temps sont changés ! On a fini. — et cet « on, » c’est tout ce monde, — par reconnaître et par honorer dans la musique une manifestation non moins éminente que les autres arts et que la poésie elle-même, de la sensibilité, voire de l’intelligence. Personne ou presque personne aujourd’hui ne se refuserait à mettre un Bach, un Mozart, un Beethoven, au nombre et au niveau des plus beaux exemplaires de l’humanité, c’est-à-dire des plus grands esprits et des plus grandes âmes.

Ce progrès de notre art dans la considération, dans l’admiration de la foule, et de l’élite, toute une littérature musicale (historique et critique) en est à la fois la cause et l’effet. Elle l’a suscité, mais, à son tour il l’a servie. Plus on a goûté la musique, et mieux on a souhaité de la connaître, ou de la « savoir. » Ainsi notre époque a vu s’élever, dans l’ordre musical, je ne sais quelle émulation, profitable également à l’une et à l’autre, entre la connaissance et l’amour. De ce double courant, une surabondante bibliographie rend assez témoignage. On y relèverait quelques œuvres insignes, diverses par les dimensions comme par le genre, ou l’esprit : depuis le Beethoven, déjà ancien et toujours admirable, de M. Romain Rolland, jusqu’à la récente et précieuse Jeunesse de Mozart (par MM. de Wyzewa et Saint-Foix), en passant par l’étude extrêmement originale de M. André Pirro : L’Esthétique de Jean-Sébastien Bach et le beau livre de M. Amédée Gastoué : Les Origines du chant romain. Que l’on ajoute seulement à la production « livresque, » dont nous citons à peine quelques échantillons, l’appoint des revues spéciales qui se multiplient, et de telles collections, heureusement concurrentes, comme celle des Musiciens célèbres et celle des Maîtres de la musique, alors, non sans étonnement, on pourra mesurer la distance entre les musiciens que nous étions naguère, et ceux que nous sommes devenus.

Symptôme d’un mouvement et d’un progrès, le livre de M. Collet est encore, ne fût-ce que par son titre, un hommage à des idées, ou plutôt à l’idée, souvent débattue et combattue, du pouvoir, si ce n’est de la nature expressive de la musique. « Mysticisme musical, » rien que l’alliance de ces deux mots proclame ou rappelle non seulement le droit, mais l’aptitude et la vocation particulière de la musique à l’expression des sentimens, à la manifestation de la sensibilité. Au surplus, si ce n’est pas là toute la définition de l’art en général, c’en est au moins l’objet par excellence, et sans lequel il n’y aurait pas d’art, il n’y en aurait jamais eu. Le regretté Charles Lévêque avait trouvé, si nous avons bonne mémoire, une formule heureuse : « La musique est le rapport entre les forces du son et les forces de l’âme. » Aux siècles de foi, la force religieuse, et, plus précisément, la force mystique de l’âme a été l’un des deux termes de cette relation, l’autre terme en étant d’abord le chant grégorien, puis la polyphonie vocale. Que cette dernière forme, en Espagne, au XVIe siècle, ait réalisé l’expression la plus vive et surtout la plus pure de l’idéal mystique, voilà toute la thèse développée dans l’ouvrage que nous avons sous les yeux. Aussi bien le plan de ce livre est simple, il est logique, et pour la critique ou l’analyse, le mieux est encore de le suivre et de s’y ajuster.


Entre tous les arts, la musique étant le plus immatériel et le plus subjectif (autrement dit, et plus simplement, le plus personnel), elle est aussi le plus capable de traduire l’état d’esprit et d’âme qu’on appelle mysticisme. Les élémens de cette disposition intérieure, en tant que se rapportant à la musique, ont été décrits éloquemment par un poète mystique espagnol du XVIe siècle, que ravissaient les harmonies d’un musicien de son temps et de son pays. Satinas est le nom du musicien et le poète s’appelait Fray Luis de Léon. Dans une ode de Fray Luis, qu’il cite avec abondance, et qui d’ailleurs est digne d’être citée ainsi, M. Collet découvre comme en un raccourci lyrique, philosophique également, les premiers principes et le fond même du mysticisme espagnol. Ils viennent d’un peu loin, ces principes premiers : de Pythagore, s’il vous plaît. Et de là, par Aristote, puis par Boèce, puis par Isidore de Séville, ils seraient arrivés au XVIe siècle, où, dans l’œuvre des écrivains et des musiciens de l’Espagne, ils auraient enfin trouvé leur pleine application. Par Aristote d’abord, entendez bien cela. Aristote est le centre, ou plutôt le sommet de cette longue évolution esthétique, où Platon en revanche n’eut pas la moindre part. L’étude d’un tel mouvement à travers les siècles et les œuvres n’est pas la partie la moins intéressante du livre de M. Collet. On y trouve marqué, défini, le tribut apporté par chaque époque, par chaque penseur musicien à l’œuvre commune. Pour le lecteur profane, il est vrai, de telles choses ne vont pas toujours toutes seules. Comment, par rapport à la genèse et dans la genèse même du mysticisme, et du mysticisme espagnol, l’aristotélisme non seulement se distingue du platonisme, mais s’y oppose et le contredit, c’est de quoi, faute d’être assez grand clerc en métaphysique, nous n’oserons point raisonner ici. L’auteur apparemment s’y connaît, et s’y reconnaît mieux que nous. A travers les âges et les œuvres, sous l’influence, non pas contraire, mais conforme, paraît-il, de la philosophie juive et de la philosophie arabe, il ne perd pas un moment la suite ou le fil de cette tradition aristotélicienne, dont il nous représente l’Espagne comme ayant été le rempart, ou mieux la citadelle, ou enfin, puisqu’il s’agit de musique, le Conservatoire inexpugnable.

La théorie mystique de l’Amour divin ; le pouvoir d’évocation et d’ennoblissement que possède l’art ; la puissance « de nous dessaisir de ce qui nous dégrade et de faire que l’âme se connaisse et par suite s’améliore ; » l’ascension de l’âme qui s’élève de la « contemplation des beautés naturelles ou artistiques à la contemplation de la suprême et éternelle Beauté, de l’harmonie vivante qui régit l’Univers et y resplendit, » c’est tout cela que célèbre Fray Luis de Léon dans son ode à Salinas. Or tout cela dérive, par les courans que nous avons indiqués, de la doctrine du philosophe de Stagyre. En outre, tout cela se retrouve dans l’idéal, — purement aristotélicien, — du moyen âge, ou plutôt le constitue. Or cet idéal, on le sait, fut aussi contraire que possible à l’idéal plus extérieur, plus sensuel et, dans une certaine mesure, plus païen, qui devait être un jour celui de la Renaissance. D’où cette conséquence logique : à l’esprit de la Renaissance l’Espagne musicale demeurera toujours non seulement étrangère, mais hostile, mais impénétrable. Ainsi que l’a dit M. Maurice Barrès, dans le Secret de Tolède, les Morales, les Guerrero, les Comès, les Victoria, « réaliseront une certaine qualité de sublime que peuvent produire toutes les nations catholiques, mais auquel l’espagnole attache son nom. »

Cette qualité de sublime, les autres nations catholiques sont peut-être capables d’y atteindre, mais l’auteur du livre que nous étudions ne semble pas admettre qu’elles en aient seulement approché. Dans le concert européen du XVIe siècle, si belle que soit la part, ou la « partie » de l’Espagne, l’apologiste du mysticisme musical espagnol la fait tout de même un peu trop belle. Il s’en faut de trop peu qu’il ne sacrifie au génie castillan les génies contemporains de la Flandre et de l’Italie. « Les Flamands, nous dit-il, n’étaient ni rêveurs, ni mystiques. » Cela est bientôt dit et mériterait d’être contredit. N’oublions pas certaine assertion de Guicciardini : « Ceux-là (les Flamands) sont les vrais maîtres en musique et ceux qui l’ont restaurée et conduite à la perfection. Chez eux, ce genre de talent est tellement inné, que tous, hommes et femmes, chantent naturellement en mesure avec une très belle grâce et mélodie. De plus, ayant ajouté l’art à la nature, ils ont inventé ces merveilleuses harmonies de voix et d’instrumens que l’on peut entendre partout. Aussi les musiciens de cette nation sont-ils recherchés dans toutes les cours de la chrétienté. » Il est vrai que M. Collet, tout le premier, rapporte cette note et la qualifie d’ « instructive ; » mais c’est trop en restreindre et la lettre et l’esprit, de n’y voir, comme il fait, qu’un brevet de technique, un certificat d’ « habileté. » Quelques lignes plus loin, s’il ne refuse pas non plus son hommage à Roland de Lassus, a-t-il tout à fait raison d’insister autant sur le caractère exceptionnel, pour ne pas dire unique, du génie du maître de Mons ? Envers les Français du XVIe siècle, M. Collet témoigne plus d’indulgence, ou de condescendance. Il va même jusqu’à traiter de « manières de génies » un Costeley, un Claudin de Sermisy, un Clément Jannequin.

Mais surtout c’est pour les Italiens, y compris Palestrina, que se montre sévère l’enthousiaste, l’intransigeant, l’exclusif admirateur de l’ascétique Espagne. « Raphaël, Palestrina, ont été les grands destructeurs delà piété chez les fidèles. » A cette étonnante affirmation de Félix Clément, notre auteur assurément n’a garde de souscrire. Mais il rapporte et semble faire siens des jugemens tels que ceux-ci, portés par des juges espagnols, sur le maître de Préneste : « Palestrina, comme Orlande de Lassus, qui lui fut souvent comparé, n’a pas voulu, certes, travailler pour l’avenir ; mais, en cristallisant des formes destituées de leur âme, il étouffa la pensée chrétienne comme sous des coupoles arrondies et ouvragées. Ne conserva-t-il pas jusqu’à la fin des tournures de style auxquelles se reconnaît l’artiste « ingénieux » plutôt qu’ « inspiré ? » Ce n’est pas tout et, sur le même Palestrina, voici, pour le coup, l’opinion personnelle de M. Collet : « Il aborda tous les genres, et avec une égale maîtrise. Mais il est difficile de trouver, au sein de tant de parfaites beautés, r » expression mystique, » ce je ne sais quoi d’ineffable qui vient du cœur, le mouvement passionnel. Cette musique est impersonnelle : elle plane au-dessus de nos nécessités, elle ne veut pas émouvoir... L’ampleur, la pureté, la suavité en sont les qualités premières, mais non l’amour ardent, l’élan d’une foi qui espère... Il ne suffit pas d’être un artiste averti de tous les secrets de la technique pour écrire selon l’Église : il faut être encore ce « convaincu » et ce « saint » dont nous parlait naguère le vieil esthéticien Bonnet. » Ce « convaincu, » sinon ce « saint, » il semble bien, en dépit de tous les « vieux esthéticiens, » que Palestrina l’ait été. Rien que sa mort entre les bras de saint Philippe de Néri nous serait, à défaut de sa vie, un gage assez sûr de sa piété. Un Victoria peut l’emporter sur lui, comme sur tout autre, par la ferveur intime et intense, par le pathétique et la flamme sombre. Il est permis de trouver, dans l’œuvre générale de Palestrina, plus de sérénité, de calme, et parfois même quelque froideur. Mais parfois aussi quel éclat et quelle flamme ! Nous en attesterions volontiers certain Sanctus de la messe : Aeterna, chanté le 20 novembre dernier pendant l’office funèbre célébré à Saint-Germain-des-Prés par les soins des « Catholiques des Beaux-Arts, »à la mémoire des artistes défunts. M. Collet, distinguant les différentes écoles d’Espagne, nous parlera tout à l’heure de l’école valencienne, que M. Pedrell a qualifiée d’ « exultante. » On peut douter qu’elle ait rien produit de plus magnifique, de plus triomphant, que le Sanctus palestrinien. D’autre part, je veux dire dans un autre genre, tout intérieur, et cependant lyrique, émouvant, il suffirait d’un motet comme le célèbre : Peccantem me quotidie, pour assurer à Palestrina son rang, — l’un des premiers, — parmi les maîtres à qui l’on ne saurait convenir que l’ « expression mystique » a manqué


Aussi bien nous ne voulons ici que rendre au grand Italien ce qui lui est dû, sans rien enlever ou seulement disputer aux Espagnols de leur maîtrise éminente et jusqu’à présent trop ignorée. Autrement encore que par des chefs-d’œuvre, l’Espagne du XVIe siècle a servi glorieusement les intérêts de l’art religieux. La chapelle Sixtine, en ce temps-là, compta bon nombre de chanteurs espagnols. Des Espagnols prirent une part importante aux délibérations et aux décisions du Concile de Trente relatives à la musique. Enfin, si le chant grégorien put échapper alors à certaine révision officielle, qui le menaçait et risquait de le perdre, il dut son salut à la clairvoyance et à l’énergie d’un musicien d’Espagne, Infantas, que seconda la toute-puissante intervention de Philippe II.

En cette très catholique Espagne, plus catholique peut-être à cette époque-là que le reste de l’Europe, catholique du moins avec plus d’ardeur et d’exaltation, avec plus de répugnance aussi non seulement pour l’esprit de la Réforme, mais pour celui de la Renaissance elle-même ; en cette Espagne, patrie des Thérèse de Jésus et des Jean de la Croix, des Luis de Grenade et des Luis de Léon, surgit et fleurit une musique telle que peut-être jamais et nulle part on ne connut sa pareille. M. Maurice Barrès a dit encore : « On donnait alors, j’imagine, dans les églises de Castille, des morceaux écrits pour flatter le délire mélancolique du roi Philippe II… Ils valent, pour exprimer le cœur de l’Espagne, aussi bien que les peintures d’un Morales, d’un Zurbaran. » Rien de plus exact, et l’imagination de M. Barres ne l’a pas trompé.

Bien avant le XVIe siècle, qui fut le < siècle d’or, « on ne compta plus, dans l’histoire d’Espagne, les princes musiciens. C’est Alphonse VIII et plus tard Alphonse X, le Savant ou le Sage, l’auteur des célèbres « cantigas. » Rois d’Aragon ou de Castille, ces derniers surtout, par l’excès de leur amour pour la musique et de leurs prodigalités envers elle, allaient parfois jusqu’à provoquer l’inquiétude et l’irritation de leurs sujets. Isabelle la Catholique fonde une chapelle de quarante chanteurs. Philippe le Beau, Charles-Quint après lui, s’entourent d’artistes flamands. Par eux, un élément néerlandais vient se mêler à la musique espagnole ; mais il s’y mêle seulement et ne la domine ou ne l’altère pas. « On dirait, écrit M. Pedrell, que le contrepoint flamand avait, pour fouler les terres espagnoles, laissé là-bas, sur les rives de l’Escaut, ses formes anguleuses et ses sévérités de fond... Les compagnons de Philippe le Beau, comme ceux de Philippe II, modèrent leurs rigueurs scolastiques sous la bienfaisante action de notre soleil. »

Sur le goût, la passion d’un Charles-Quint et d’un Philippe II pour la musique, M. Collet a des pages curieuses, abondantes en anecdotes et détails pittoresques. Compositeur ou non (la chose est douteuse, et certain motet qu’on attribue à l’Empereur lui pourrait bien être repris), Charles-Quint aima la musique toute sa vie, et même après sa mort, ou du moins pendant la représentation ou le simulacre fameux qu’il fit de sa mort. Retiré au monastère de Yuste, il se partage entre la musique et la dévotion, ne les séparant jamais l’une de l’autre. Il choisit les chantres de sa chapelle, il s’institue le juge de leurs voix et de leurs talens. Il ne craint pas de mêler son chant à leurs chants. Malade, il charme ses nuits sans sommeil par de pieuses psalmodies, où son secrétaire, qu’il a réveillé, doit lui donner la réplique. Enfin il exécute lui-même sa partie dans l’office de ses propres funérailles. Un de ses historiens décrit ainsi la cérémonie du 30 août 1558 : « Il entendait la musique lugubre qui se chante d’ordinaire aux messes consacrées pour les morts. Il écoutait attentivement les hymnes, les antiennes et les autres prières que les assistans entonnaient d’un ton triste pour demander à Dieu, selon l’usage de l’Église romaine, le repos éternel de son âme et une place au séjour des Bienheureux. Lui-même se joignait avec une dévotion touchante aux chants de l’assemblée et implorait la miséricorde du Souverain Juge des hommes. »

Sévère, terrible même en sa piété, Philippe II ne montra pas moins de zèle pour la musique religieuse que pour la religion même. Les maîtres de son temps, à l’envi, lui dédiaient leurs œuvres. Gardien farouche de la tradition, nous l’avons vu sauver le graduel romain, et par conséquent le chant grégorien, d’une révision funeste. Digne héritier de son père, il souhaita de porter plus haut encore la gloire de la chapelle royale. A l’Escurial surtout, il n’épargne rien pour la beauté de la liturgie. Sa curiosité, j’allais dire son avidité musicale le conduisit même à certaine démarche étrange qu’un historien de l’Escurial a rapportée. Ayant appris un soir qu’un nouveau livre de plain-chant venait d’être apporté au monastère et placé sur le lutrin, « il eut une telle envie de le voir, qu’il se glissa comme un chat par une fenêtre dans le chœur, tandis que Santiago l’éclairait avec une chandelle. Le prieur, selon sa coutume, fit une ronde pour s’assurer que les moines étaient couchés. Il aperçut de la lumière dans le chœur et surprit ainsi le Roi en flagrant délit. Philippe eut honte sans doute, car il lui fallut bien avouer qu’il était entré par la fenêtre : petitesse peut-être de la part d’un si grand prince, mais à coup sûr indice d’une pieuse et sainte convoitise. » Philippe II avait formé sa « chapelle » exclusivement de moines hiéronymites connus pour leur austérité non moins que pour leurs talens. Les documens de l’époque attestent la beauté de leurs chants. M. Collet a raison : « Une âme d’artiste, de poète et d’ascète se révèle en cet énigmatique souverain. » Mais l’ascète à la fin l’emporta. Par une sorte de scrupule ou de mortification posthume, le monarque mélomane ordonna qu’on célébrât ses funérailles « sans appareil, sans musique et sans bruit. »


Avec l’ardent amour des rois d’Espagne pour la musique, le sentiment des lettrés et des savans du XVIe siècle était d’accord. La philosophie, l’érudition de l’époque accordèrent une place d’honneur à la musique, et particulièrement à la musique religieuse, parmi les divers ordres de la connaissance, entre les plus grandes, les plus nobles disciplines de l’esprit et de l’âme. Dans la production musicale de l’Espagne à cette époque, la théorie ne le cède en rien à la pratique. Au moins par le nombre, les musicographes, ou les musicologues, — entre ces deux affreux mots on hésite à choisir, — ne sont point inférieurs aux musiciens. Dès la fin du XVe siècle, les encyclopédies espagnoles font de la musique l’objet de leurs plus hautes spéculations. Dans les collèges, dans les couvens, dans les Universités de la péninsule, partout, pour l’enseignement de la musique, des chaires sont instituées et prospèrent. Les statuts de l’université de Salamanque, en particulier, contiennent à ce sujet des renseignemens précieux. Il arrive même, par un curieux renversement de l’ordre naturel, que la théorie prend un moment le pas sur la pratique, au moins dans l’estime des théoriciens, et que ceux-ci, du haut de leurs idées pures, accablent de leur mépris les musiciens de fait ou de métier. Le bon Labiche disait un jour à certain apprenti critique, et critique musical : « A votre place, mon ami, j’aimerais encore mieux créer un ciron que disséquer un hippopotame. » L’Espagne du XVIe siècle pensait tout juste le contraire. Cette pensée était assurément peu faite pour donner de la modestie à nos lointains devanciers Aussi, dès la fin du XVe siècle, un d’entre eux ne craignait-il pas d’écrire : « Ceux qui viendront, je ne sais ce qu’ils feront, mais je crois qu’ils auront fort à faire pour aller plus avant dans l’étude des trois choses que j’ai dites (composer, chanter et jouer) et que j’ai écrites ici pour que ceux qui liront ce traité dans les temps futurs se rendent compte de ce que l’on compose aujourd’hui. » Vous savez, n’est-ce pas, combien nous sommes éloignés aujourd’hui, nous autres critiques musicaux, d’une aussi fière assurance.

Elle se peut excuser, dans une certaine mesure, par la très haute, très religieuse et même très sainte idée que musicologues et musiciens d’alors concevaient de la musique. Ce n’est pas seulement, ce n’est pas surtout pour eux-mêmes qu’ils tiraient vanité de leur art ou qu’ils s’en faisaient gloire. Ils rapportaient à l’auteur de toute beauté cette beauté musicale qu’ils estimaient supérieure à toute autre. Dès 1470, on pouvait lire dans le Vèrgel de mùsica, du bachelier Tapia, des considérations de ce genre : « Dieu tient le monochorde du monde si bien accordé et placé au point de naturelle perfection, qu’il nous fait avec lui la musique dont nous avons besoin. » Souhaitons-nous de savoir comment la musique nous enseigne à servir Dieu, le mystique bachelier nous répondra « que, si l’on en croit saint Séverin, la musique est en effet d’un grand secours pour cette fin. Les autres mathématiques consistent seulement, dit-il, en la spéculation, et malgré qu’on les possède très à fond, elles ne sont nullement profitables pour le ciel. Mais la musique est non seulement bonne pour l’entendement en tant que science spéculative, mais encore profitable pour les mœurs et la vertu... Par l’harmonie musicale, on obtient la grâce de la contemplation... Tous les espaces des temps dans les choses qui naissent et qui meurent, ne sont que les syllabes et les points dont se forme un chant merveilleux, par la connaissance duquel nous parviendrons à contempler la sagesse de Dieu. »

Ouvrons un autre traité de la même époque, le Lux Bella, de Domingo Duràn, et surtout le commentaire ajouté par l’auteur à son propre ouvrage. Nous y apprendrons que l’art de musique « est constitué pour servir et louer Notre-Seigneur ; que, dans les sciences pratiques, il n’en est aucune qui dirige le cœur humain vers la charité et la contemplation autant que la musique ; qu’elle est une science divine et humaine qui embrasse et provoque les cœurs à l’amour de Dieu ; que sans elle on ne peut, en désirant avec zèle le service de Dieu, célébrer les offices avec la solennité et la perfection due. »

L’amour et le service de Dieu, les grands maîtres du XVIe siècle espagnol, — nous parlons maintenant des musiciens proprement dits, — ne se sont jamais proposé d’autre fin. Et c’est pour cela qu’entre tous leurs contemporains et leurs émules, ils ont mérité le nom de mystiques. Leurs personnes et leurs œuvres, tel est le sujet que traite M. Collet dans la seconde partie de son livre. Il les distribue entre quatre écoles, ayant chacune son pays, ou sa province, et son caractère : l’andalouse, dont l’idéal, d’après l’illustre Morales, une de ses gloires, est de « donner à l’âme la noblesse et l’austérité ; » la valencienne, que M. Pedrell, disions-nous tout à l’heure, a qualifiée d’ « exultante ; » la catalane, un peu moins purement espagnole et mystique, plus sensible que les autres à l’influence de l’Italie plus voisine ; enfin la castillane, ou la tolédane, la plus féconde et la plus puissante, que représente et domine un génie unique, un seul nom, peut-être le plus grand de l’Espagne musicale, Victoria. Des érudits assurent que cette quadruple répartition n’est pas entièrement à l’abri du reproche d’incertitude et d’arbitraire. Pour en décider, il nous faudrait connaître, d’une profonde, intime connaissance, non pas une pléiade, mais des pléiades de musiciens dont l’éclat jusqu’à présent nous demeure voilé. Il faudrait connaître leurs œuvres autrement que de vue et par la seule lecture. C’est le malheur de la musique ancienne, que, la plupart du temps, alors même qu’elle n’est pas. inédite, elle soit inouïe. Il ne tient qu’à nous d’aller admirer sur place les tableaux d’un Greco ; mais où donc et quand nous est-il possible d’entendre les harmonies d’un Ceballos ou d’un Robledo, et de trouver, de chercher, dans les sons du moins, « le secret de Tolède ? » Non pas seulement celui de Tolède, mais encore et surtout celui de Séville, et celui de Valence, en un mot celui de l’Espagne entière. Qui nous révélera le génie de ces maîtres sans nombre, les Morales et les Guerrero, les Comès, les Cabezon, et cent autres, dont M. Collet ne peut, hormis quelques citations de leurs œuvres, que nous raconter l’histoire et nous vanter la foi. Foi mystique, enflammée, histoire toute pleine d’austérité, de saintes ardeurs et de mélancolie, quand ce n’est pas de sombre tristesse. « Esprit méditatif, très dévot, un peu secret, avec une faculté rare d’onction et d’émotion, » tel était le grand Moralès. En sa personne on remarquait surtout « l’énergie et la gravité du regard, la puissance du geste, l’abondante et noire chevelure. « — « On ne peut dire que son art soit un art heureux, mais il est élevé, puissant, personnel. Un certain dramatisme l’anime parfois. » Plus douce, plus sereine apparaît la figure de ce Guerrero, que M. Pedrell a nommé « le chantre de Marie. » Son pèlerinage en Terre Sainte, à l’âge de soixante ans, au milieu et au mépris de périls et d’épreuves de tout genre, est un miracle de foi, d’audace et de sainte allégresse. Revenu à Séville, comme il donnait le peu de bien qu’il avait aux pauvres, l’archevêque le pria d’abord ou plutôt le força de manger à sa table. Mais cela ne put durer. L’église était la demeure perpétuelle de l’artiste et, connue elle fermait de bonne heure, on dut pratiquer dans la grille une ouverture, par où le prélat faisait passer le souper qu’il envoyait au pieux musicien.

Parlerons-nous d’un Comès, le plus grand maître de l’école valencienne, l’école triomphante, et de certain Miserere, qui suffirait, suivant M. Pedrell, à la gloire d’une nation. « Horace avec deux mots en ferait plus que vous, « dit Agnès à ce radoteur d’Arnolphe. Ce sont les notes ici, les notes seules, qui sauraient faire ce que ne feront jamais les mots. Encore une fois, où nous sera-t-il donné de les entendre, ces notes révélatrices ! De celles qu’un Victoria, le génie souverain de l’Espagne mystique, a formées avec l’air âpre et pur de sa Castille natale, quelques-unes au moins nous sont familières. Elles nous font trouver un accent plus vif, plus vivant, aux pages nombreuses et dernières que M. Collet consacre, en manière de conclusion, de couronnement ou d’apothéose, au sublime musicien d’Avila. Il nous dit, ou nous redit le peu que l’on sait de sa vie, quitte à contredire ce que l’on croit savoir de sa mort. « El gran sacerdote español, » comme l’appelle un de ses historiens, le digne concitoyen de la « mistica doctora, » ainsi qu’un autre a nommé sainte Thérèse, ne mourut point en Allemagne, mais en revenant des pays d’outre-Rhin, à Madrid peut-être, peut-être ailleurs, assurément en sa patrie. A cette erreur de fait, il semble aussi que M. Collet ajoute une conjecture un peu bien hasardeuse, quand il essaie d’établir, en terminant, un rapport de filiation, — le mot n’est pas trop fort, — entre le génie d’un Victoria et celui d’un Jean-Sébastien Bach. Mais, en dépit de ces réserves, le chapitre final sur Victoria n’est point indifférent. Il achève avec éclat un ouvrage, qui, par une pente bien ménagée, s’élève, comme il le devait, jusqu’à ce glorieux faîte. Et puis, dans un ordre d’idées plus générales, l’intention d’un tel livre, nous le répétons, est louable, et l’effet en peut être salutaire. Ne perdons pas une occasion de rappeler les grands musiciens de la voix, ou des voix, à notre siècle démesurément symphonique ; à notre siècle dont on attaque la religion, les grands musiciens religieux. Leur art est digne, il est capable de relever et de soutenir la vérité comme la beauté chrétienne dans les esprits et les âmes, où, par tant d’autres moyens, une politique de haine en poursuit, mais, si nous le voulons, n’en consommera pas la ruine. Méditons les paroles, citées plus haut, du vieux théoricien espagnol, Domingo Duran. La musique « est constituée pour servir et louer Notre-Seigneur... Dans les sciences pratiques, il n’en est aucune qui dirige le cœur humain vers la charité et la contemplation autant que la musique. Elle est une science divine et humaine qui provoque les cœurs à l’amour de Dieu... Sans elle, on ne peut, en désirant avec zèle le service de Dieu, célébrer les offices avec la solennité et la perfection due... » N’avait-il pas raison, le docteur mystique, d’intituler son traité Lux bella, « la Belle Lumière ? » Il n’ignorait pas quel secours et quel honneur une musique vraiment pieuse apporte à la piété. Dans les deux catégories de l’art strictement religieux, ou d’église (chant grégorien et polyphonie vocale), il savait combien de chefs-d’œuvre viennent de Dieu et retournent, et ramènent à Dieu. Voilà juste dix ans, un autre, un bien autre docteur, n’a pas moins bien vu ni moins bien montré tout cela. Dans un document fameux, et qui rayonne aussi d’une « belle lumière, » le pape Pie X a déterminé le rapport entre certaine musique d’une part et, de l’autre, la croyance de l’Église et sa prière. En cet ordre privilégié, nulle musique ne l’emporte sur la musique de l’Espagne au XVIe siècle. Servante de Dieu seul, et non pas seulement interprète, mais auxiliaire merveilleuse de la foi et de l’amour, nulle n’est plus digne de l’attention de l’Église, de son étude et de sa faveur.


CAMILLE BELLAIGUE.