Revue musicale 30 juin 1919

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Revue musicale 30 juin 1919
Revue des Deux Mondes6e période, tome 52 (p. 204-216).
REVUE MUSICALE


Théâtre de l’Opéra : Le Retour, drame lyrique en deux actes ; paroles et musique de M. Max d’Ollone, — Reprise de Salammbô. — La Tragédie de Salomé, d’après un conte de M. Robert d’Humières ; musique de M. Florent Schmitt. — Quintette de M. Gabriel Pierné. — Sonates anciennes.


Le sujet du Retour appartient au genre sombre, mystique, hermétique même, en ce sens, que par quelque endroit il nous demeure fermé.

Depuis longtemps attendu par Blanche, par le grand-père et le frère de Blanche, dans « un château que baignaient les mers, » Jean, le héros du Retour, est de retour. Il revient honteux et confus, en proie au remords, parce qu’il revient infidèle. Remords exagéré d’une infidélité pardonnable, car la foi qu’il se reproche si fort d’avoir trahie, il ne l’avait en réalité ni reçue ni donnée. Blanche elle-même nous en informe, obscurément. « Jamais il ne m’a dit que je serais sa femme. » Et encore : « Ce n’est pas en cette vie. que je l’ai vu pour la première fois, » etc., etc. Il y a déjà pas mal d’imagination, ou d’hallucination, dans l’affaire. Mais ce n’est pas fini. Tandis que le grand-père et le frère se montrent pleins d’indulgence pour l’excusable pécheur. Blanche, à sa vue seule, à la seule approche de sa main, tombe en une morne langueur. Elle est près d’en mourir, lorsqu’un jour, le jour des Trépassés, au bord de la mer, un vieux marin de ses amis lui persuade que Jean, par elle revu, par lui-même rencontré tout à l’heure, si pâle, si triste et si malheureux, n’est pas le Jean d’autrefois, le Jean vivant, mais son fantôme, enfin que ce faux Jean n’est pas un revenu, mais un revenant. Il paraît que le diable, en ce jour, est coutumier de tels sortilèges, à seule fin d’induire en tentation de doute et de désespoir les âmes croyantes, aimantes, lesquelles, pour triompher du maléfice, n’ont qu’à redoubler d’amour et de foi. Redoublant aussitôt, voilà Blanche rassurée, que dis-je, exaltée, et jusqu’à quelles hauteurs ! Qu’importe à présent que Jean, qui la fuyait, périsse, englouti par la mer en courroux ! Au contraire, comme a dit Molière, « la mort rajuste bien des choses. » Molière l’a dit gaiement et clairement. Il en va de même ici, mais d’une façon plus triste et plus obscure. En extase, et sur le mode tristanesque, Blanche invoque la mer apaisée, le soleil reparu, toute la nature enfin, bienfaisante complice de l’illusion qui la ravit et lui promet le retour de l’aimé, digne enfin de son amour. A moins peut-être que ce retour, au sens purement spirituel, surnaturel, du mot, ne soit accompli par la mort même de Jean, laquelle en serait alors à la fois le moyen et le signe, ou le symbole. Nous ne savons pas très bien, et nous prions humblement le poète de nous pardonner si devant son héroïne, son amante, si peu nôtre, si peu française, l’envie nous prend de fredonner, encore avec Molière :


J’aime mieux ma mie, oh ! gué !
J’aime mieux ma mie !


Nous préférons aussi la musique de M. d’Ollone à son poème, ou du moins, le commencement de cette musique. Il y eut là quelques moments agréables, une promesse de clarté, de discrétion, de « tempérament » ou de tempérance, que la suite n’a pas tenue. Mais patience, et souhaitons d’entendre un jour, à l’Opéra-Comique, le marivaudage verlainien, Les Uns et les Autres, musique de M. d’Ollone encore. Cela pourrait bien être quelque chose de charmant.


L’auteur de Sigurd et de Salammbô détestait cordialement certain critique musical de notre connaissance. Quelqu’un ayant demandé à Henner s’il savait les raisons de cette inimitié, le grand peintre, avec son bon accent et son bon rire d’Alsacien, répondit : « Il paraît que le critique, dans un de ses articles, se serait avisé d’imprimer : « Ce jour-là, M. Reyer eut presque du génie. » Et ce diable de Reyer, lui trouve qu’il en a tout à fait, et tous les jours. »

Il eut peut-être quelque chose d’approchant, le jour, ou les jours qu’il écrivit, d’une écriture inégale d’ailleurs à son inspiration, plus d’une scène de Sigurd ; dans Salammbô, mainte page du second acte, vraiment belle et baignée de « l’obscure clarté qui tombe » non pas des étoiles, mais de Tanit, Baalet, Rabetna, Anaïtis, Astarté, Derceto, Mylitta, Tiratha, en un mot de la lune, héroïne, autant que Salammbô même, du roman et plus encore de l’opéra carthaginois.

Des cinq actes de Salammbô, le second est le meilleur. Par son caractère religieux et sacerdotal il forme comme un pendant, plus pâle, à l’acte deuxième, liturgique aussi, de Sigurd. Tout ici révèle en Reyer, à défaut d’un grand musicien, un artiste véritable, inspiré, celui que les Boches appellent un « poète des sons, » ou par les sons. Analogues aux cantiques des ministres d’Odin, les litanies des prêtres et prêtresses d’Astarté ne leur sont point inférieures. Je goûte assez l’ensemble de la cérémonie, que domine de haut, tout du haut d’une voix de ténor, la « ballade à la lune » du grand pontife. L’orchestre même, cet orchestre dont Reyer fut loin d’être un maître, est imprégné ici d’un sentiment mystérieux : notes de cor, gammes perlées de harpes, se mêlent à des appels, adoucis et veloutés par la distance, de trompettes sacrées. La musique des scènes qui suivent est belle de cette grâce très sérieuse, très noble, dont Reyer eut souvent l’instinct et trouva l’expression. Elle l’est, plus loin, du trouble étrange, du désir passionné, maladif, qui possède et tourmente jusqu’à l’égarer l’âme de la fille d’Hamilcar. Il y a beaucoup de dignité, de grandeur sereine dans le salut du prêtre, dans tout son dialogue avec son inquiète et nocturne visiteuse, ou pénitente. Chaque réplique, chaque aveu de Salammbô trahit un malaise croissant qui, par degrés, arrive à l’angoisse. La lune, comme bien vous pensez, fait tous les frais de l’entretien. Oh ! cette lune ! cette lune ! « Tanit et le voile, le voile de Tanit ! » Cinq actes d’opéra durant, n’entendre parler que de cela, ne chanter que cela, c’est terrible à la longue. Mais une fois au moins, cette fois, c’est délicieux d’abord et tout à coup c’est magnifique. Tanit, ou la lune, et les ardeurs, lunaires ou lunatiques, de Salammbô ont pour signe sonore, pour « motif, » une phrase d’orchestre élégante, sinueuse, et qui tombe en se déroulant. Au moment où Salammbô, cédant à sa mystique folie, s’élance vers le saint lieu, Mathô, le gigantesque Lybien, paraît sur le seuil, debout, et drapé du voile éblouissant par lui ravi pour elle. La mélodie alors, la même qui tout à l’heure n’était qu’un filet sonore, s’enfle et se précipite en torrent, s’écroule en cataracte. Au-dessus, et très haut, retentit, comme un éclat de tonnerre, la clameur héroïque du barbare. Le son ruisselle ainsi que la lumière. C’est ici le sommet de l’ouvrage. Notre confrère n’avait pas si grand tort : presque du génie, ce jour-là.

« Et ce jour-là, » — si l’on en juge par les trois quarts de l’opéra, — « Et ce jour-là fut court comme une nuit d’été. » Pas si court cependant, qu’il n’ait laissé le temps à Reyer d’écrire encore la rêverie de Salammbô sur la terrasse et ses adieux — un peu mièvres peut-être, un peu « romance, » mais d’un sentiment délicat, d’un accent mélancolique et d’un style vraiment pur, — aux colombes fuyant le ciel de Carthage. Le monologue est mêlé de récitatif et de chant. L’un et l’autre ont même noblesse triste, même justesse et, çà et là, même intensité d’expression. La mélodie, ou plutôt la libre, très libre mélopée, dessine ici des lignes souples, flottantes, et la parole, accompagnée ou non, peut-être surtout non accompagnée par l’orchestre, y est notée en notes profondes, qui vont au cœur parce qu’elles viennent du cœur. D’autres notes encore, quelques autres, ne sont pas moins touchantes. Vous les trouverez sur ces mots de Matho prosterné devant Salammbô : « Ne les détourne pas, ces regards radieux. » Pathétique, forte et tendre à la fois, la cantilène fait dans l’incolore duo du quatrième acte une tache de lumière.

Sigurd, ou Salammbô ? C’est une question, assez vaine d’ailleurs, de savoir lequel des deux ouvrages est le meilleur. Que si pourtant il fallait répondre, on déciderait peut-être que Sigurd est plus inégal, avec des beautés éparses, mais frappantes, avec de rudes à-coups, d’une rudesse un peu brutale, mais primitive et pour ainsi dire ingénue. La musique de Salammbô vise ou prétend davantage à la tenue générale et non seulement à l’unité, mais à l’élévation du style. En somme, Reyer a laissé là deux exemplaires authentiques, admirables par endroits, du grand, et même du gros opéra. Quant à Wagner, quoi que jadis on ait pu prétendre, il n’eut jamais rien à voir ici. De mauvais plaisants avaient surnommé Reyer le Wagner du pauvre. Il en serait plutôt le Berlioz. Et encore !

Il avait dit après Sigurd : « Là où sera Mme Caron, là sera Salammbô. » Et ce fut d’abord à Bruxelles. Il est certain que Salammbô n’est plus, ou n’est plus tout à fait, là où n’est plus Mme Caron. La voix de la première Salammbô, sans parler de. son interprétation générale, était étrangement pénétrante ; dans, celle de l’autre il y a quelque chose de perçant. Nous avons également regretté le ténor Saléza, dont le talent fut insigne et la carrière trop brève. M. Franz lui succède, après d’autres, dans le rôle de Mathô. La voix de M. Franz abonde, celle de M. Noté surabonde et M. Ruhlmann conduit l’orchestre avec une sûre énergie.


La Salomé qui parut à l’Opéra ce printemps, après quelques apparitions ailleurs, est, croyons-nous, sur nos scènes lyriques, la quatrième du nom. Elle est seulement dansante. Les trois précédentes, qui chantaient, chantèrent la musique, ou les musiques, — très diverses — de Massenet (Hérodiade), de M. Richard Strauss et de M. Mariette. Un de nos confrères a pris soin récemment de rappeler que les Evangélistes avaient traité les premiers ce sujet, ajoutant que d’ailleurs ils l’ont manqué, parce qu’ils n’étaient pas artistes.


 « Segniùs irritant animos demissa per aurem
Quam quœ sunt oculis subjecta... »


En français : « L’esprit est moins vivement irrité par les choses que les oreilles entendent, que par celles que voient les yeux. » Cela se peut. Et le contraire n’est pas impossible. Enfin il arrive encore que l’un et l’autre sens éprouvent à la fois le même déplaisir, et le communiquent à l’esprit. Et voilà justement l’impression mixte que nous causa le spectacle et l’audition de la Tragédie de Salomé.

Le décor, unique, représente, éclairé de lueurs étranges, le palais d’Hérode à Jérusalem, énorme bâtisse badigeonnée de vert et de rouge, d’un rouge et d’un vert à faire crier, ou s’écrier, avec Joad, mais dans un autre sentiment : « Quelle Jérusalem nouvelle ! »

Au premier plan et sur son trône assis, enveloppé d’étoffes somptueuses et retombantes, immobile et le menton appuyé sur la main, Hérode contemple d’un œil concupiscent la fête chorégraphique, et d’abord collective, ordonnée et surveillée par Hérodiade. On dirait, non pas Ubu-Roi, de joyeuse mémoire, mais plutôt un roi hébété. Au fond, le Baptiste regarde aussi, mais d’un tout autre œil et même d’un œil contraire. Puis il se relire et regagne sa prison. Salomé paraît à son tour et danse un voluptueux, un frénétique solo. Le tétrarque s’anime, s’allume et finit par se précipiter sur sa trop séduisante belle-fille. Jean revient et maudit le couple impur. Sa tête est aussitôt demandée, accordée, coupée et présentée sur un plat à la demanderesse. Orage, désordre des éléments et des personnages, signes dans le ciel et sur la terre. Enfin, et là serait, a-t-on dit, la nouveauté dramatique, peut-être symbolique, de l’histoire, on voit se dessiner et se peindre sur la toile de fond comme sur un écran cinématographique, une, deux, trois, quatre, mettons une demi-douzaine de têtes énormes et sanglantes, lesquelles nous parurent moins d’un saint Jean-Baptiste que d’un saint Pierre vieux et fatigué. L’adage « quot capita, tot sensus » ne s’applique point ici, car le sentiment de ces chefs nombreux est le même. Il n’est pas beau.

La musique de M-Florent Schmitt passe assez généralement pour puissante. Il ne serait pas impossible que cette puissance, extérieure et seulement apparente, consistât surtout dans le poids, la masse et le bruit. En tout cas, et d’abord, elle ne réside pas dans les idées ou les thèmes. Ceux-ci nous ont semblé le plus souvent dépourvus d’invention et de caractère, ou du moins de tout autre caractère que la violence et la dureté.

Pas plus que dans l’ordre mélodique, nous ne trouvons ici la puissance dans le domaine orchestral. Oh ! la « polyphonie, » la « polyphonie ! » En voilà un mot dont les musiciens de notre époque abusent terriblement et par lequel ils se flattent peut être de nous abuser. La polyphonie, telle du moins qu’ils l’entendent et nous la font entendre, c’est le nombre, toujours accru, des voix ou des parties. Mais le nombre, sans l’ordre, sans le choix, n’est rien, ne produit rien qu’une vaine accumulation et qu’un amas stérile.

Leur polyphonie, c’est une foule, une cohue bruyante ; c’est bien plus et bien pis que des voix nombreuses : c’est toutes les voix, qui « donnent » et qui tonnent ensemble. Désormais elles ne concordent plus, ni ne concourent, ni ne conversent. Parlant toutes en même temps, elles ne sauraient se répondre. Et puis aucune d’entre elles ne se distingue des autres. Pas un instrument ici ne garde sa valeur particulière et son accent personnel. Tout se mêle et se confond. Le goût est passé des proportions et des rapports, du partage, du discernement et de l’équilibre. « Polyphonie, polyphonie ! » Encore une fois, c’est leur « tarte à la crème. » Mais croyez-nous : de la polyphonie véritable, de celle qui consiste dans l’ordonnance et l’économie des éléments et des forces sonores, dans l’exposition et le développement des idées musicales que peuvent échanger, opposer, combiner les a parties » ou les voix diverses, de cette polyphonie, ou de cette symphonie, il y en a cent fois moins dans l’incessant, assommant tutti de leurs orchestres innombrables, que dans un quatuor de Haydn ou dans un motet, à quatre parties aussi, de Palestrina.

« La danse n’est pas ce que j’aime, » ou du moins ce que j’aime le mieux. Elle est pourtant aimable et la musique l’aima, l’aimera toujours, comme une sœur. Nous savons, il est vrai, la violence et, si vous voulez, l’horreur tragique de ce sujet de Salomé. Tout de même, la danse et la musique de danse demeurent ce qu’elles sont l’une et l’autre, et l’on s’étonne, on regrette que la douceur et l’élégance, la souplesse, la légèreté, le charme enfin, soit totalement exclu d’une musique destinée après tout, si ce n’est avant tout, à l’accompagnement, à l’interprétation, que dis-je, à l’apothéose des mouvements et des attitudes, des grâces et des beautés du corps féminin

En somme, il convient de ranger la partition de M. Florent Schmitt parmi ces œuvres surabondantes, surchargées, qui ne manquent pas aujourd’hui. Elles nous font parfois éprouver le sentiment, qui nous humilie et nous afflige un peu, de ne plus rien comprendre à la musique et de n’en plus rien aimer.

D’autres, heureusement, en raniment en nous et l’intelligence et l’amour. Les œuvres de M. Gabriel Pierné sont de celles-là.

L’auteur de l’An Mil, de la Croisade des Enfants et de Saint-François d’Assise n’a pas seulement, comme certain personnage d’Alphonse Daudet, une « jolie manière de dire les choses. » Sa dernière composition, un quintette pour piano et instruments à cordes, vient de montrer que la manière forte, et vraiment belle, n’est pas non plus étrangère à l’excellent musicien.

L’audition de son quintette nous a remis, pour la première fois après les quatre années terribles, en présence de cette forme pure et grave de notre art, la musique de chambre, et comme en contact avec elle. Nous y avons pris un plaisir extrême. Médiocre était le local, mais insignes les cinq interprètes, dont l’auteur lui-même, au piano. Et nous reconnûmes, une fois de plus, que l’exécution d’une œuvre instrumentale est généralement très supérieure à celle d’une œuvre lyrique, théâtrale surtout. Il pourrait bien être vrai, de la même vérité générale, et qui souffre des exceptions, que les instrumentistes, non les chanteurs, sont les meilleurs musiciens d’aujourd’hui, et que les maîtres, anciens ou modernes, trouvent en eux leurs plus intelligents et leurs plus fidèles, en même temps que leurs plus modestes serviteurs.

Un quintette, cela n’est pas facile à raconter. Quand vous saurez qu’il se divise en trois parties : « Moderato mollo tranquillo. — Sur un rythme de zortzico. — Allegro vivo e agitato, » en serez-vous plus avancés ? Apprenez au moins que l’originalité de la première partie consiste dans la « modération » et la « tranquillité » même, les œuvres de ce genre ayant coutume de commencer par un véritable allegro. Mais la lenteur, — relative, — et la sérénité du tempo n’en diminue en rien la puissance. On dirait, au seuil de l’édifice sonore, d’un vaste et noble portique. Aéré, spacieux, on y respire et l’on y chemine à l’aise. Le goût classique en a réglé l’ordonnance et distribué les plans. « Ambulant in lege Domini. » Comprenons, aimons ce mot de l’Écriture. Il définit la vie la meilleure, celle de l’esprit aussi bien que celle de l’âme. Il énonce la loi souveraine, que tous les maîtres, comme le maître par excellence, ont édictée : loi sous laquelle ou dans laquelle on marche, mais d’un pas libre, et qui nous environne, nous enveloppe, sans nous opprimer. La polyphonie, la vraie, c’est ici que vous la trouverez. Serrée, et non pas épaisse, l’air et la lumière s’y jouent. Elle se partage entre cinq voix, qui lui suffisent, et dont l’entretien ou le dialogue harmonieux assure sa richesse, sa plénitude et sa variété. Paisible encore une fois, et sereine, il s’en faut cependant qu’une telle musique soit inanimée. Un souffle vigoureux la soutient et par moments l’exalte. Réfléchie, ou rêveuse, active ensuite et même passionnée, elle connaît, diraient les pédants, les deux modes ou les deux états, statique et dynamique, tour à tour. Les thèmes en sont peut-être moins remarquables par l’étendue que par l’intensité. Peu de notes les composent, mais caractéristiques ; plutôt que des formes très développées, de brèves, mais expressives formules, quelque chose comme des appels ou des accents. Aussi bien, chez les anciens et chez les modernes, dans leurs œuvres et leurs chefs-d’œuvre même, les exemples abondent de ces abrégés ou de ces raccourcis. C’en est un, — nous l’avons observé naguère, — que le thème d’Ulysse dans la Pénélope de M. Fauré. Et l’ictus initial de la symphonie en ut mineur, qui n’a que quatre notes, en est un autre, et sans doute le plus sublime de tous.

Il convient d’ajouter que la brièveté des éléments premiers ne compromet jamais ni l’ampleur ni l’unité de ces pages, les plus belles de l’œuvre. Elle n’y introduit également ni raideur ni sécheresse. A des périodes de tension, des moments de relâche et d’abandon succèdent. Ainsi le charme par endroits tempère la force et l’attendrit.

La seconde partie du quintette, un peu longue, a pour unique sujet un motif de zortzico (mélodie basque, à cinq temps). Le thème y est moins développé, travaillé, que ramené sans cesse, sous des dehors, avec des atours, des ornements renouvelés à l’infini. L’harmonie, encore plus que le ton et le mode, est l’ouvrière ingénieuse, infatigable, de ce perpétuel renouveau. Quant au dernier morceau, bien que l’ordre ou l’économie générale nous en ait paru plus incertaine et l’élaboration plus difficile à suivre, nous ne le trouvâmes point indigne du premier. Nous en attendions surtout les pages finales, cette coda, que les grands maîtres de la symphonie et de la musique de chambre illuminent d’une flamme suprême et transforment parfois en apothéose. La péroraison n’a pas trompé notre espoir. Elle achève et couronne l’ouvrage par un de ces rudes combats, de ces conflits pathétiques où le musicien, aux prises pour la dernière fois avec les formes et les forces sonores, paraît enfin triompher d’elles et leur arracher leur secret.

Nous avons entendu ce quintette une seconde fois au cours d’un « festival » consacré tout entier à des œuvres, diverses par l’âge et par le caractère, de M. Pierné. Rangez décidément ce musicien parmi les premiers musiciens de France, et les plus français. Dès le début de son Concert Stück pour harpe et orchestre, on sent qu’il est de ceux, très rares, qui savent, ayant quelque chose à dire, le dire tout de suite et sans avoir l’air de le chercher. Plus se développait le morceau, plus nous goûtions une musique limpide, élégante et légère, qui n’a rien de commun avec celle dont Gounod disait que la cuiller y tient debout. Tandis que Mlle Croiza, de sa belle voix grave, chantait une sorte de lamento sacré, qu’on pourrait appeler la Passion de Reims, il nous plaisait qu’en un sujet patriotique, et par conséquent dangereux, cette musique encore, mélodique et récitative, sérieuse et profonde, nous émût sans tomber jamais, et justement parce que jamais elle n’y tombe, dans l’emphase et la vulgarité. Elle a même de l’esprit, la musique de M. Pierné. Un petit conte, oh ! tout petit, les Elfes, (pour une voix seule, orchestre et chœurs) spirituellement chanté par Mlle Yvonne Brothier, nous rappela que l’auteur du quintette est également celui de la Coupe Enchantée, récemment reprise à l’Opéra-Comique. Enfin quelques fragments de la partition composée naguère pour le Ramuntcho de Pierre Loti formèrent une « suite d’orchestre » qui mériterait de prendre place, avec les Scènes alsaciennes de Massenet, certaines mélodies bretonnes de Bourgault-Ducoudray et la Rapsodie d’Auvergne de M. Camille Saint-Saëns, dans une géographie musicale de notre pays.

Le dit festival était donné par l’U. F. A. M., autrement dit, — c’est plus long, mais plus clair, — par l’ « Union des femmes artistes musiciennes. » « Dieu ! quel nombreux essaim d’innocentes beautés ! » Les chœurs, sans parler des soli, n’étaient que de femmes, et l’orchestre également, presque tout entier, hormis « les cuivres » et « les bois, » réservés au sexe fort. Une flûte pourtant était dame, ou demoiselle. Quant aux cordes, elles ne résonnaient, celles des contre-basses exceptées, que sous de jolis doigts. Cet accord, cet ensemble instrumental, fut mieux, beaucoup mieux que passable, et ne fit pas médiocrement honneur à l’éternel féminin.


Nous recommandons à tous les amis de la musique de chambre, et de la plus belle, une série fort nombreuse de pièces anciennes (XVIIe et XVIIIe siècles), des sonates surtout, pour violoncelle ou violon, mais plutôt pour violoncelle, avec accompagnement de piano, publiées par l’excellent violoncelliste M. Joseph Salmon [1].

L’édition nouvelle est, après d’autres, un « arrangement. » Mais elle est loin d’en être un comme les autres. On sait quelle était la l’orme ou la « partition » des sonates de cette époque et de cette espèce. Les maîtres d’alors, mélodistes avant tout, n’en écrivaient que la ligne de chant, au-dessus d’une basse chiffrée que l’accompagnateur au clavecin était chargé de réaliser en accords. Trop souvent les arrangeurs modernes, les Allemands en particulier, se contentèrent d’une « réalisation, » aussi lourde que ce terme lui-même. Il arrivait alors que l’accompagnement, ou, comme on dit en droit, que « l’accessoire » suivait « le principal, » mais ne faisait que le suivre, et de quelle pesante, monotone et fastidieuse démarche ! A cet accessoire, à ces alentours, M. Salmon a souhaité de donner plus d’intérêt et de variété, de communiquer la vie et l’esprit même dont le principal ou le centre était animé. En deux mots, il a voulu, d’œuvres accompagnées, faire des œuvres concertantes. Il y a parfaitement réussi. Aussi bien, il n’est pas impossible qu’à l’origine elles aient été cela. Les virtuoses du clavecin ne devaient pas réduire toujours à des placages d’accords leur collaboration à des chefs-d’œuvre dont assurément ils comprenaient et sentaient la beauté jusqu’à souhaiter qu’elle devint un peu leur. Et dans une certaine mesure, elle le devenait. Ils la servaient, cette beauté première, en serviteurs fidèles, mais libres. Ils lui consacraient leurs talents de musiciens et d’improvisateurs. Soucieux de l’embellir encore, ils ne l’embellissaient que d’elle-même, n’y ajoutant rien que d’elle-même, d’elle seule, ils n’eussent emprunté. C’est dans la seule pensée des maîtres, dans son propre fonds et sa pure substance, qu’ils prenaient les éléments les mieux faits pour l’accroître et l’enrichir. Un chant leur inspirait des contre-chants, leur dictait des réponses ou des imitations. Peut-être même, au-dessus, au-dessous, autour de la mélodie, afin qu’elle en parût moins austère, leur fantaisie ne craignait pas d’égrener les gammes, les traits, les arpèges, comme autant d’agréments ou de parures sonores.

Telle était leur manière, ou du moins il est permis de le croire. Et M. Salmon, le croyant lui-même, n’en a pas eu d’autre. Originale, un peu hardie parfois, elle est constamment intéressante et presque toujours heureuse. Dans l’ordre harmonique, ou thématique, ou rythmique, s’il arrive qu’à première vue, ou plutôt à première ouïe, un détail étonne, ou détonne, on en reconnaît bientôt non seulement la légitimité, mais la convenance. « Pourtant, » s’est-on demandé, « que penseraient et diraient les maîtres d’autrefois, s’ils revenaient au monde, en notre monde musical, de cette édition d’aujourd’hui ? » A quoi l’un de leurs familiers, qui les connaît et qui les aime, un professeur d’histoire de la musique, aurait, dit-on, répondu : « La première surprise passée, ils conviendraient que, dans leur intérêt même et sinon pour accroître leur gloire, au moins pour la renouveler, il y avait quelque chose à faire, et tout justement ce que l’on a fait. »

Très riche déjà, sans être complet encore, le répertoire ainsi publié par M. Salmon abonde en purs chefs-d’œuvre, les uns connus, et d’autres, beaucoup d’autres, comme leurs auteurs mêmes, ignorés. Il n’y a pas dans l’histoire de la musique italienne de plus magnifique figure que celle du grand seigneur et du grand artiste que fut le compositeur des Psaumes et de l’Arianna, Benedetto Marcello, Vénitien. L’un de ses biographes a prétendu qu’il était mieux doué pour « l’élévation de la musique vocale » que pour les « simples symphonies instrumentales, dépourvues d’âme. » Impossible de montrer en moins de mois qu’on ne connaît pas les sonates pour violoncelle et qu’à toute la musique instrumentale on ne connaît rien non plus. D’un Marcello ou d’un Porpora, lequel est le plus grand, cela du moins peut faire doute C’est Porpora que George Sand a choisi, dans le premier volume de Consuelo, comme le type, romanesque et légendaire, des maîtres italiens du temps passé. L’histoire nous en apprend autre chose, et notamment que Haendel, à Londres, trouva dans l’artiste napolitain un émule digne de lui. Pour Haendel encore, et toujours à Londres, d’autres Italiens, comme un Ariosti, comme un Buononcini, furent également des rivaux plus d’une fois heureux. On savait à peu près tout cela. Mais que sait-on d’un Sanmartini, par exemple, si ce n’est, — et combien le savent ? — que les œuvres de ce maître de chapelle milanais se comptent par milliers, et que Gluck, en Italie, à vingt ans, fut son élève ? Enfin, qui donc a fait plus que nommer, ou nommé seulement les Cervetto et les Caporale, et l’Anglais Eccles, et ce Gaillard et ce Roland Marais qui, tous les deux, furent nôtres, et qui viennent, pour ainsi dire à l’improviste, nous faire si grand honneur ? On n’a guère ouï parler d’eux. Mais quelle surprise, et délicieuse, de les entendre chanter ! Oui, leurs œuvres, leurs chefs-d’œuvre à tous, italiens pour la plupart, ne sont que chant. De ce chant, un de nos confrères, italien aussi, donna dernièrement une définition, mieux encore, une analyse excellente. Nous l’avons présentée alors aux lecteurs de la Revue. [2]. L’occasion paraît bonne d’y revenir. C’est à propos de Bellini et des plus admirables mélodies de Norma, des Puritains et de la Somnambule, que M. Pizzetti a décrit cette forme et comme cette catégorie de la beauté musicale qu’il nomme le « canto puro. » Par où d’abord il entend, ce qui va presque sans dire, — une ligne de sons, une seule. Un instrument » d’ailleurs, aussi bien qu’une voix, peut la tracer. Mais alors même qu’un instrument l’exécute, le véritable chant, le canto puro, se reconnaît à ce signe, qu’il nous cause l’impression, très forte et très profonde, d’être chanté par une voix humaine. Humanité, d’abord, et de plus, — excusez le néologisme, — « vocalité, » l’un et l’autre caractère peuvent, il est vrai, manquer et manquent en effet à d’innombrables mélodies. Celles ci, pour n’être pas moins belles, le son alors d’une beauté différente : beauté que l’on voit, comme dit M. Pizzetti, tandis que la beauté du canto puro, du chant vocal, humain par excellence, est plutôt une beauté que l’on sent.

A cette beauté simple et nue, à cette mélodie individuelle et solitaire, M. Pizzetti reconnaît que « l’accompagnement de ses mystérieuses harmonies génératrices » peut ajouter « des lumières et des ombres, un surcroît de relief et de puissance expressive. « Tel est justement l’apport ou l’appoint nouveau qui fait le prix de la présente édition. » « Mais tout de même, » poursuit avec raison M. Pizzetti, « c’est en soi seul, en ses lignes, en ses mouvements, en ses accents, » que la mélodie pure doit « trouver les éléments essentiels de son être et de sa perfection. »

Ancienne, mais toujours jeune, et pour toujours, que cette mélodie-là soit la bienvenue parmi nous. Souscrivons, concourons à son apothéose. Il y a, dit encore, à peu près, notre confrère, il y a la musique qui sonne, mais il y a la musique qui chante. Et, vous le savez, ce n’est pas de celle-ci que notre époque abuse. Alors, comme le conseillait un jour le dernier, jusqu’ici, des grands mélodistes italiens, « torniamo all’ antico. » Oh ! le délicieux et salutaire retour ! Et pourquoi ne goûterait-on pas autant de joie, plus peut-être, et plus sûre, à découvrir le passé qu’à deviner, à déchiffrer l’avenir ; Bénis soient les vieux maîtres, de nous rappeler qu’une ligne sonore, une seule, peut être un chef-d’œuvre, une merveille égale à la plus complexe des symphonies. De la mélodie d’un Ariosti ou d’un Corelli, d’un Porpora ou d’un Marcello, « qui racontera la génération ! » Lorsqu’on entend, j’écrirais volontiers lorsqu’on voit naître et grandir, ne procédant que de soi-même, ne s’accroissant que de sa propre substance, toujours disciplinée, mais toujours libre, cette noble, cette vivante et chantante créature, quand on assiste au progrès, à l’épanouissement de sa force et de sa beauté, l’on doute parfois si le premier et le dernier miracle de la musique ne serait pas un chant pareil à l’un de ces chants.

La joie et la douleur à tous les degrés, la mélancolie et le rêve même, la gaieté, l’esprit et le rire, il n’est rien en nous, rien de nous qu’ils ne chantent. Depuis les « odes » jusqu’aux « contemplations, » toutes les formes du lyrisme leur sont familières. Et ce lyrisme, impétueux et retenu tour à tour, tantôt se déploie et tantôt se concentre. Égale est la puissance, ou la virtù, de ses effusions et de ses raccourcis sonores. Les mélodies les plus brèves ne sont pas ici les moins belles. Toutes le sont tout de suite, dès les premières mesures, dès les premières notes. Éternellement jeunes, d’une éclatante, héroïque jeunesse, elles ont, elles aussi, « des matins triomphants. » Mais les autres, les plus longues, les plus vastes, quelle courbe elles décrivent, et de quelle portée ! Lorsque jaillit une phrase, une phrase italienne surtout, et qu’elle s’élève, s’arrondit comme une voûte, comme une coupole sonore et tout entière vibrante, alors on comprend qu’un grand poète de sa race l’ait définie en ces termes : « un cercle qui serait clos, mais qui se dilaterait continuellement, selon le rythme même de la vie universelle [3]. » Les grands morts, une fois de plus, viennent de ranimer en nous, autour de nous, cette vie. A la fameuse et sotte question : « Sonate, que me veux-tu ? » dételles sonates, après tant d’autres, ou plutôt avant, car elles sont plus anciennes, répondent avec magnificence.

L’éditeur de ces œuvres admirables et leur interprète ne font qu’un. Le virtuose est chez M. Salmon l’égal du musicien. Et l’insigne violoncelliste a bien fait de prendre pour coadjuteur le pianiste de race et de style qu’est M. Marcel Ciampi.


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. Société anonyme des Editions Ricordi.
  2. Voyez le numéro du 15 octobre 1918.
  3. Gabriele d’Annunzio (Le Feu).