Revue pour les Français Août 1906/VI

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LE CHERCHEUR D’OR



Il a surgi, ces temps-ci, le soleil aidant, beaucoup de théâtres en plein air ; sans parler de celui du Pré Catelan où les danseuses du roi Sisowath ont étalé leurs grâces, il y a eu de jolies représentations au « Théâtre de la Nature » à Champigny et au Théâtre gallo-romain de la forêt de Compiègne. Mais c’est toujours Bussang qui demeure la métropole de ces fêtes dramatiques. Le « Théâtre du Peuple » que M. Maurice Pottecher y a créé est devenu l’une des institutions les plus florissantes du pays vosgien. On n’y joue que de l’inédit, des pièces composées en vue d’un cadre et d’un public populaires. Ces représentations dans lesquelles M. Pottecher dépense un talent de grande envergure, attirent chaque année à Bussang des foules compactes. La réunion du 5 août dernier avait en plus l’attrait de répondre aux vœux émis ce printemps par la conférence de la Comédie-Française ; les lettres, les arts et les sports y unissaient leur effort fécond. Une course automobile d’un genre nouveau (l’ascension du Ballon de Giromagny, la plus haute montagne de la région), des concours de gymnastique et d’escrime, l’inauguration d’un stand municipal précédaient la représentation d’une curieuse comédie en trois actes, la Sotré de Noël. La fête a été de tous points réussie.

Nous en prenons occasion pour placer sous les yeux de nos lecteurs une « légende barbare » de M. Georges Dubois dont la double personnalité de professeur d’escrime émérite et de sculpteur de haut vol est assurément l’une des plus curieuses de ce temps. M. Dubois, on le verra, est encore écrivain à ses heures. Le Chercheur d’or, composé en vue d’une représentation de plein air constitue une sorte de tableau primitif, un peu trop bref peut-être pour la scène mais d’un grand caractère artistique.


Les personnages sont : Irheuld. — Le Mineur. — Le Vieillard. — Le Roseau. — Mamrhaah, compagne d’Irheuld. — Norhka, compagne du Roseau. — Deux Enfants de 12 et de 11 ans.

Les hommes à demi-nus ont des peaux de loup autour des reins ; les femmes sont drapées avec des étoffes légères beige et brun roux ; elles ont des fleurs dans les cheveux ; les enfants sont nus avec des ceintures de feuillage. Irheuld est athlétique ; il porte, accrochée à sa ceinture, une fronde et marche en jouant avec un épieu dont la pointe est durcie au feu. Le mineur, vêtu d’une tunique en peau de loup, est plus fin, mais robuste. Le Roseau symbolise l’homme faible. Le vieillard long et maigre a une grande barbe blanche. La scène représente un paysage primitif au revers d’une colline avec une trouée vers un horizon lointain. Au premier plan, une excavation ; à côté, la terre qu’elle contenait ; à part, des blocs de quartz aux veines d’or très apparentes. Sur la gauche, une cabane contenant des pioches et d’autres outils.

Quand le rideau se lève, on aperçoit les bras et la tête du mineur émergeant de l’excavation. Il travaille silencieusement ; s’arrêtant un instant, il tourne vers le public son visage ravagé à l’œil pensif et implacable puis il se remet au travail. Tout à coup, il jette sa pioche en poussant une exclamation et apparaît, tremblant, tenant dans ses mains fébriles un bloc de quartz qu’il compare avec ceux précédemment extraits du sol. Se redressant et embrassant l’horizon d’un regard circulaire, il s’écrie :

Je vous posséderai… Je vous étreindrai tous… Allons, encore ! encore ! toujours.

Il se remet au travail avec acharnement. On entend alors une mélopée lointaine ; le chant par les femmes, une basse unique par les hommes. La mélopée se rapproche et les autres personnages apparaissent dans l’ordre suivant : les femmes, les enfants, le vieillard et Irheuld ; très en arrière, le Roseau, pensif, menant une chèvre. Au bruit, le mineur inquiet, s’arrête.

Le Mineur (aux deux femmes). — Que voulez-vous ?

Mamrhaah (effrayée, reculant). — Irheuld ! (Celui-ci s’approche d’un bond).

Mamrhaah et Norhka (le doigt tendu). — Là ! Là !

Le Mineur. — Qui êtes vous ? Pourquoi venez-vous me troubler ?

Irheuld (hautain). — Nous passions !… La terre est-elle à toi ?

Le Mineur (à part). — Peut-être (plus doux). Non… Qui êtes-vous ?

Irheuld. — Le bonheur.

Le Mineur. — Le bonheur ?… mais… me diras-tu ? …

Irheuld. — Nous avons rencontré ce vieillard dans un sentier. Il était seul, sans famille, sans soutien… sans blé. Il est des nôtres maintenant (montrant le Roseau). Celui-là que tu vois, petit, faible, c’est le Roseau. Mais si son bras est impuissant pour le combat, il sait les plantes qui guérissent et, quand je reviens des chasses déchiré par les grands fauves, c’est lui qui panse et guérit mes blessures. Norhka est sa compagne ; tu vois elle est jeune, elle est belle ; c’est l’amour. Mamrhaah est mon épouse ; ces enfants sont les nôtres. Nous parcourons les prés, les bois ; nous aimons l’air et le soleil et, le soir, quand il disparaît, nous nous couchons parmi les fleurs ; grisés par leurs parfums, nous étreignons nos compagnes ; l’amour nous endort et berce nos rêves… Et toi, qui es tu ?

Le Mineur. — Je suis le Travail. Je suis l’Étude.

Tous (surpris). — Le Travail ?… L’Étude ?

Le Mineur (à Irheuld). — Tu ne comprends pas ?… Écoute. J’ai parcouru ces plaines et bien d’autres que tu ne vois pas. J’ai franchi des montagnes, descendu des vallées, traversé des fleuves… puis d’autres plaines, d’autres fleuves et encore des plaines. J’ai trouvé là des hommes vivant en société… instruits.

Le Vieillard (avec mépris). — Instruits !

Le Mineur. — Chez ces hommes j’ai pris le goût de l’étude. Je sais lire dans les astres.

Irheuld. — À quoi cela te sert-il ?

Le Mineur (montrant sa pioche). — Regarde, c’est du fer. J’ai trouvé cela dans ces pays lointains. Compare ce métal à ton pauvre bâton dont la pointe est durcie au feu.

Irheuld (hautain). — Qu’importe ! Mon bâton me suffit pour lutter contre les ours et, pour toi, mon poing serait assez lourd. Que fais-tu de ce fer ?

Le Mineur. — Je creuse le sol. Je brise les pierres qui me résistent. Je traverserai le monde si je le veux.

Irheuld. — Pourquoi aller si loin ? Le blé nous caresse le visage de ses lourds épis ; les arbres penchent vers nous leurs branches chargées de fruits et les sources, en chantant, glissent jusqu’à nos pieds. Que cherches-tu donc ?

Le Mineur. — De l’or !

Tous (stupéfaits). — De l’or !!

Le Mineur. — Quand je suis revenu je savais bien des choses. Attends ! (Il entre dans la cabane et en rapporte des parchemins couverts d’écriture). — Vois-tu ces écritures ? Je sais lire tout cela. En fouillant le sol, j’ai trouvé des pierres semblables à celles que tu vois là.

Irheuld. — Elles sont mauvaises pour ma fronde. Font-elles du feu ?

Le Mineur. — Non.

Le Vieillard. — Elles sont trop petites pour pouvoir y reposer ma tête.

Le Mineur (irrité). — Vous ne voyez donc pas ces points brillants, ces veines lumineuses ?

Mamrhaah (naïvement, au mineur). — Tu n’as donc jamais vu de vers luisants ?

Le Mineur (s’exaltant). — Si vous saviez ce que recèlent ces pierres, tous qui semblez rire, vous frémiriez de convoitise. (À Mamrhaah, sortant brusquement de sa tunique une chaîne d’or qu’il lui passe autour du cou). — Regarde ce collier. Sens-tu, sur ta gorge, le poids de ses anneaux ? Si tu pouvais te voir dans l’onde claire d’un ruisseau, tu comprendrais combien sont pâles les fleurs dont tu es parée ; seuls ces chaînons te font la plus belle, l’éclat de tes yeux en semble terni.

Mamrhaah (troublée). — Oh ! donne ; veux-tu ?

Irheuld (lui arrachant le collier qu’il jette au mineur). — Rends à ce fou cette chaîne qui semble emprisonner ta raison.

Le Vieillard (au mineur). — Mais tu ne manges pas ces pierres ; elles ne sont pas la vie. L’hiver quand tu as froid, les ours et les loups ne te donnent pas leurs peaux en échange de tes cailloux.

Le Mineur. — Tu te trompes. Avec mon or, j’ai tout. J’ai du blé, j’ai des fruits et j’ai aussi des fourrures sans combattre les fauves dangereux. (À Irheuld). Tandis que toi…

Irheuld. — Tu préfères fouiller la terre comme une taupe. Moi j’aime le danger. J’aime affronter la mort car, pendant mes combats, je lis dans les yeux de ma compagne et son amour et sa confiance en mon bras. (Désignant les enfants). Ceux-là, pourtant bien jeunes, crispent déjà les poings ; j’entends dans leur poitrine battre un cœur courageux et, quand j’ai tué des loups ou des ours, je trempe leurs petits membres dans le sang tout chaud pour les rendre plus forts tandis que toi, tu trembles, tu te caches dans ton terrier et ce sont des bêtes crevées que tu dépouilles pour te couvrir quand tu as froid.

Le Mineur. — Vains mots que tout cela. Tu cries ta force et ton courage parce que tu as peur ; tu hurles ton mépris parce que ton cœur défaille. As-tu vu ta compagne tout à l’heure ? Elle était pâle de bonheur. Ses doigts tremblaient en tenant ce collier. J’aurai tout, te dis-je (s’exaltant). Je serai le génie infernal qui bouleverse les hommes et transforme les mondes. Avec un peu de mon or, j’aurai les puissants efforts de la jeunesse. Avec de l’or j’aurai vos femmes et vos filles ; j’aurai du sang : j’aurai des larmes. L’or vous affolera tous ; je ferai lâches les plus braves ; je changerai en boue le sang des plus nobles races ; les pères vendront leurs fils et, pour de l’or, les fils tueront leurs pères. Il y a des hommes que je changerai en reptiles.

Tous (reculant terrifiés). — Ah !…

Le Mineur (avec un rire sardonique). — Ah ! ah ! vous reculez, vous voilez vos faces ! Tiens, vieillard, vois-tu ce quartier de roc (il pose dans les mains du vieillard un bloc énorme de quartz) ; c’est le plus beau, le plus lourd que j’aie pris à la terre aujourd’hui ! Vois-tu, voyez-vous tous ? Dans cette misérable pierre, il y a assez d’or pour payer l’honneur d’une famille entière. (Tous semblent prostrés devant la force occulte). J’obtiendrai tout, vous dis-je ! Avec mon or, je tromperai la mort, j’achèterai la vie… la vie ! et quand je voudrai dormir à jamais, ce sera dans l’or, écrasé d’or.

Sur ce mot le vieillard qui se trouve au-dessus de lui l’écrase et l’assomme avec le bloc qu’il avait gardé péniblement dans ses mains. Le mineur chancelle et s’écroule au fond de l’excavation. Tous regardent stupéfaits

Le Vieillard (après un long silence). — Un peu plus tôt, un peu plus tard ! qu’il dorme avec son or.

Irheuld (menaçant). — Qu’as-tu fait ?

Le Vieillard (avec grandeur). — Retournez sur vos pas, toi et les tiens. (Il ramasse les blocs de quartz et les rejette dans l’excavation).

Irheuld. — De quel droit, vieillard, as-tu tué cette homme ? Pourquoi éclabousser de sang tes cheveux blancs.

Le Vieillard (calme). — Laisse-moi combler le gouffre où allaient s’engloutir la joie, l’amour et l’honneur. Va. Emmenez vos compagnes. Efface à jamais par des baisers le contact immonde de l’odieux métal. Retournez à vos forêts, à vos huiliers. Enivrez-vous des senteurs de la terre. Aimez et oubliez !

Il se remet à combler l’excavation. Irheuld d’un grand geste ordonne le retour. Tous obéissent et reprenant la mélopée initiale gagnent le fond par lequel ils disparaissent. Irheuld qui les a suivis s’arrête, revient vers le vieillard et lui parle avec respect et anxiété.

Irheuld. — Mais toi, vieillard, qui combles cette caverne du mal… toi qui en as écrasé le génie !… qui donc es-tu ?

Le Vieillard. — La sagesse !

Irheuld s’éloigne et disparaît après avoir contemplé une dernière fois la scène. La mélopée s’éteint. Le vieillard achève sa besogne.


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