Revue pour les Français Janvier 1907/I

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Imprimerie A. Lanier (2p. 483-484).

LA PAIX PAR LA GUERRE



C’est là une vieille formule française que ses résultats ont cent fois condamnée, à laquelle nous retournons toujours comme poussés par une mauvaise force mystérieuse issue du plus profond de notre être national. Les gens de la Ligue et ceux de la Fronde la cultivèrent précieusement, les uns par malice, sans grand désir de voir cesser des luttes fructueuses mais se réclamant quand même du but final d’apaisement et de réconciliation derrière lequel se retranchait leur conscience — les autres, sincères et croyant bonnement qu’à force de se disputer, on en viendrait à se convaincre et à se procurer un repos et un contentement mutuels. Plus d’un parmi les premiers Girondins appelait de ses vœux l’éclat d’une crise violente d’où sortiraient, plus promptes et plus complètes, les réformes désirables. Robespierre ayant beaucoup tué songeait, dit-on, à abolir la peine de mort. Et cela se peut après tout. Le sinistre bouffon, à de certaines heures, s’imaginait sans doute qu’en la saignant il avait, médecin génial, sauvé la patrie. Nous ne pouvons plus nous refuser à admettre que Napoléon n’ait entrevu le calme rendu par la France victorieuse à l’Europe domptée et qu’il n’ait cru, colossal dans sa naïveté comme dans sa stratégie, à la possibilité d’une ère de travail fécond préparée et assurée par les excès du sabre. Plus proches de nous, les insurgés de 1830 et de 1848 ont salué une Liberté sublime ou une Fraternité magnifique s’élevant des barricades pour annoncer l’âge d’or. Aujourd’hui enfin, reprenant une tactique obstinément suivie depuis trente ans par le parti conservateur et qui toujours échoua, les dirigeants du moment précipitent des conflits certains pour en faire sortir une entente improbable.

Calculs absurdes, espoirs insensés. La paix qui vient de la guerre ne saurait être qu’une trêve ou une contrainte. Cela n’est pas seulement vrai politiquement ou socialement. L’éducation même en fournit une preuve. La visée suprême de l’éducateur, ce doit être de faire régner entre les facultés de son élève l’harmonie, l’équilibre, la paix. Le plus souvent, il y échoue pour avoir employé des moyens inutilement répressifs, pour avoir brisé et meurtri sans raison. L’homme sorti de ses mains est alors déformé, aigri, violent, impulsif ; ce n’est pas un homme de paix.

Ce qu’il faut, c’est la force. Elle est nécessaire aux nations comme aux individus, aux gouvernements comme aux groupes sociaux. Mais la force éprouvée et réelle n’incite pas aux actes de guerre. Et les actes de guerre n’engendrent pas la paix. L’intolérance ne conduit pas à la tolérance. La violence ne produit pas la douceur. Le bonheur ne germe point des larmes.

Ces maximes sont connues de nous autres Français mais notre impuissance à les mettre en pratique est fréquente. Ceux qui tiennent le pouvoir aspirent en général à en user rudement et les autres aspirent à s’en emparer pour en faire le même usage. S’il fallait donner un nom à ce virus d’intolérance, nous lui donnerions celui de Louis xiv, du grand incapable qui s’est fait un renom usurpé dans l’histoire en gaspillant le trésor de forces matérielles et morales que lui avaient amassé les ancêtres. Or les annales de la France relatent un autre nom d’une ampleur bien plus grande, celui d’Henri iv. Ce sont, à travers les siècles, nos deux chefs de parti. Bon gré mal gré, nous nous enrôlons sous la bannière de l’un ou de l’autre. Et qu’est-ce donc qu’un jacobin sinon un laquais de Louis xiv ?…

Ce fut à ses débuts l’honneur de la troisième république d’avoir voulu suivre Henri iv. Le grand parti opportuniste qui aboutit à la formule de l’esprit nouveau donnée en vain par E. Spuller à une heure critique de l’évolution nationale fut, malgré ses erreurs et ses faiblesses, composé de disciples d’Henri iv. Ceux-ci, à l’heure présente, sont bien dispersés et aflaiblis mais l’avenir quand même est à eux. On les appellera quelque jour pour les « stoppages » nécessaires. Ce sont d’habiles ouvriers.

En attendant, Louis xiv triomphe. On poursuit plus que jamais la désolante chimère de la paix par la guerre.


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