Revue scientifique - Etudes nouvelles sur la greffe des plantes

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Revue scientifique - Etudes nouvelles sur la greffe des plantes
Revue des Deux Mondes5e période, tome 22 (p. 697-708).
REVUES ÉTRANGÈRES

ÉTUDES NOUVELLES SUR LA GREFFE DES PLANTES

La pratique de la greffe est vieille comme les jardins eux-mêmes. Les horticulteurs de tous les temps y ont eu recours ; et c’est à elle, en partie, qu’est due la beauté de nos parterres et l’excellence des fruits de nos vergers. Des livres chinois d’agriculture et d’horticulture, qui remontent au-delà du XIe siècle avant notre ère, mentionnent le greffage des arbres fruitiers ; Aristote en parle en divers endroits de ses ouvrages ; le plus savant des Romains, Varron, en disserte ; Caton en décrit les procédés ; et Virgile, enfin, dans le deuxième chant des Géorgiques, en exalte les merveilleux effets. Les plus anciens jardiniers ont donc connu cet art ; mais, apparemment, ils l’ont mal connu, puisque, de nos jours, il présente encore tant d’obscurités que l’Académie des Sciences décerne ses récompenses aux savans qui en éclairent quelque point. Au mois de décembre dernier, la savante compagnie, sur le rapport de M. Guignard, accordait le prix de physiologie de la fondation Philipeaux à M. Daniel, maître de conférences de botanique à la Faculté de Rennes, pour les travaux qu’il poursuit depuis une quinzaine d’années sur ce sujet. La science et la pratique sont également intéressées à ces recherches. Quelques-uns de nos lecteurs nous sauront peut-être gré d’en donner ici un bref exposé.


I

La multiplication par greffe est considérée, depuis des siècles, comme un des moyens les plus sûrs de reproduire avec facilité et de conserver sans altération une infinité de variétés de plantes qui contribuent à l’ornement de nos jardins ou à la richesse de nos vergers. La plupart des espèces comestibles ou ornementales que nous utilisons et que nous estimons davantage ne sont point sorties telles quelles des mains de la nature. Elles sont un produit de l’art, de la culture et de la sélection opérée par l’homme. Les fruits sauvages ne conviennent plus à notre goût affiné : la pomme qui séduisit nos premiers parens paraîtrait quelque peu roche à leurs descendans. Ces produits spontanés et primitifs ont été amenés petit à petit au degré de perfection où nous les voyons aujourd’hui.

L’horticulture, par l’invention de la greffe, a été mise en mesure de capitaliser en quelque sorte toutes les améliorations survenues chez les plantes ; de thésauriser toutes les particularités favorables dues à des croisemens judicieux, à des efforts raisonnes des jardiniers, ou même à des circonstances accidentelles. La multiplication des plantes par semis ne permet point de conserver ces heureuses acquisitions. Les plantes qui lèvent de semis ne présentent plus les qualités spéciales, les particularités secondaires, mais avantageuses, qui avaient apparu dans la plante mère. La graine mise en terre ne reproduit pas servilement l’individu végétal d’où elle sort, avec les singularités qu’il a acquises et que l’on voudrait perpétuer. Elle ne résume pas. l’être actuel avec toute sa complexité acquise, mais un type ancestral, plus fruste, irrégulier, inégal, où ne persistent que les caractères spécifiques, c’est-à-dire les traits généraux de l’espèce. L’arbre venu de semence, a dit Virgile, pousse lentement ; ses fruits dégénèrent et perdent leur saveur primitive : pomaque degenerant, succos oblita priores.

La plupart des variations, si utiles ou avantageuses qu’elles fassent, n’auraient donc qu’une existence éphémère et seraient per" dues pour l’avenir, si l’agriculteur ou le jardinier se confinaient dans la reproduction par graines. Ils n’ont garde de le faire. Jusqu’à ce que la singularité apparue, saveur plus délicate, parfum plus pénétrant, couleur plus éclatante, ait été fixée par la durée et la longue possession, l’horticulteur n’a donc recours qu’aux procédés végétatifs de multiplication, de préférence au procédé sexuel par graine. Ces procédés sont le bouturage, le marcottage, la greffe. Les uns et les autres ont la même signification. Comme les deux autres, la greffe ne fait que continuer l’individu déjà existant : elle le perpétue avec ses caractères même accidentels.

Telle est l’idée classique que l’on s’est formée, depuis des siècles, du rôle et de l’utilité de la greffe. Elle est considérée comme une garantie de conservation invariable. On admet que le rameau greffé se développe sur le sujet porte-greffe comme il l’aurait fait sur le pied auquel il appartenait. La greffe, disent la plupart des botanistes et des agriculteurs, ne produit pas de changement ; elle ne crée point de variétés nouvelles.

Cette opinion est fondée sur une trop longue expérience pour ne point contenir une grande part de vérité ; mais elle contient aussi une part d’erreur. Elle n’a point le caractère de rigueur dogmatique qu’on lui attribue. Les études nouvelles que nous examinons ici ont montré que le greffon éprouve des variations sensibles, qu’il se différencie sous certains rapports de la plante souche. Il est possible qu’il acquière quelques traits de la plante nourricière, et devienne ainsi, dans certains cas, une sorte de métis ou d’hybride des deux espèces composantes. Cette supposition a beau être contraire aux doctrines de Weismann, pour qui toute variation ne peut avoir qu’une origine sexuelle : elle a beau heurter le préjugé commun, elle n’en est pas moins fondée. Au lieu d’être un moyen de conservation, la greffe pourrait devenir un moyen de variation. Il y aurait des hybrides de greffe tout comme il y a des hybrides de croisement. C’est, comme on le voit, le contre-pied de l’opinion régnante. Tel est le point de vue auquel s’est placé M. Daniel : c’est cette thèse qu’il soutient.


II

L’idée de la variation par greffe est présentée par l’auteur avec des exemples et des argumens nouveaux ; mais la thèse, en elle-même, n’est pas nouvelle. Elle est, au contraire, très ancienne ; elle est celle de Palladius, de Columelle, de Pline et de Virgile. Ce sont même ces vieux auteurs qui l’ont compromise et discréditée par l’exagération avec laquelle ils l’exprimèrent. Ils rêvaient de greffer la vigne sur l’olivier et de produire ainsi des raisins dont les grains seraient des barillets d’huile ; ils croyaient aux roses vertes obtenues en greffant le rosier sur le houx. Leur imagination, en un mot, était hantée de la chimère des greffes hétéroclites.

La réaction contre ces excès de doctrine fut trop violente. Les praticiens expérimentateurs du XVIIe siècle, l’abbé Legendre, La Quintinie, et plus tard, au milieu du XVIIIe, Duhamel du Monceau, en faisant justice de ces fables, barrèrent aussi la route à quelques vérités. Ils réduisirent trop l’ampleur du rôle que peut jouer la greffe. Il fallut une longue suite de travaux et de recherches patientes dus à des savans de premier ordre pour remettre les choses au point et pour rendre manifeste l’influence modificatrice de cette opération horticole. L’Anglais Knight, en 1795, mit hors de doute l’action exercée par le sujet porte-greffe sur les qualités du fruit. Le célèbre professeur de culture du Muséum, Thouin, constata l’influence qu’exercent l’une sur l’autre deux espèces telles que l’abricotier et le prunier greffés sur un même sujet. Gaeriner en 1849, Caspary en 1865, Darwin en 1868, le botaniste Strassburger en 1884, apportèrent des argumens irrésistibles à l’opinion que la greffe entre plantes appropriées était capable d’introduire dans leur constitution des modifications très étendues et de valeur spécifique et qu’on peut former, par ce procédé, des types intermédiaires, c’est-à-dire des hybrides véritables.

Il y a, en effet, des exemples célèbres d’hybrides obtenus par greffage. Tels sont, parmi d’autres, la fameuse espèce d’oranger de Florence, la Bizarria, le cytise d’Adam, et le néflier de Bronvaux. — Le jardinier qui a créé la Bizarria à Florence, en 1644, déclara l’avoir obtenue de greffe. Le jardinier eut l’idée de semer les graines du greffon et il en sortit un arbuste qu’on a propagé par bouture depuis lors. Cet arbuste bizarre participait à la fois du citronnier et de l’oranger. Il portait des rameaux de trois espèces, les uns, chargés de fruits analogues à l’orange amère, d’autres semblables au citron, d’autres enfin intermédiaires entre l’orange et le citron. Cette disjonction des caractères des deux espèces est un trait propre aux hybrides de greffe.

Le cytise d’Adam n’est pas moins fameux. Il a provoqué tout autant de discussions et de débats. Un habile horticulteur, Adam greffa, en 1825, un cytise pourpre (C. purpureus) sur le cytise ordinaire (C. laburnum). Ce sont là deux espèces naturelles et assez différentes. L’écusson, après avoir boudé un an, développa un rameau, entre autres, qui fut l’origine de l’arbrisseau célèbre qui a été nommé Cytisus Adami. Il offre un curieux spectacle. Il montre en effet, réunis sur un même pied, trois ordres de rameaux différens ayant respectivement les caractères de l’une des espèces parentes, de l’autre espèce, et des caractères intermédiaires et fusionnés ; les premiers sont chargés de fleurs jaunes, les autres couronnés de fleurs pourpre, et les derniers portent des grappes et quelquefois des fleurs mi-partie jaunes et rouges. On retrouve ici la disjonction de caractères qui appartient à l’hybridité par greffes. Quelques personnes ont mis en doute la déclaration de l’horticulteur qui est le père de cette curieuse espèce et ont prétendu que le cytise d’Adam était un hybride obtenu par semis. Mais il offre une seconde particularité qui parait distinguer les hybrides de greffe des hybrides sexuels. Les fleurs de cet arbrisseau ont des ovules monstrueux et stériles, tandis que leur pollen est fertile. C’est l’inverse qui s’observe chez les hybrides obtenus par fécondation croisée[1].

Le néflier de Bronvaux, dont l’existence a été révélée pour la première fois en 1898, est un exemple non moins convaincant d’hybridation par la greffe. C’est un arbre très vieux, plus que centenaire, provenant d’un rameau de néflier greffé sur l’aubépine et qui présente une branche dont les caractères de feuillage, de floraison et de fructification sont intermédiaires entre ceux de l’épine et du néflier.

Ces exemples, entre beaucoup d’autres, peuvent servir d’illustration à la thèse que M. Daniel reprend aujourd’hui.


III

La greffe est un procédé de symbiose, c’est-à-dire « de vie commune » de deux plantes. Et, comme la vie en commun comporte les degrés d’intimité les plus divers, de même, la greffe présente différens degrés, depuis la simple soudure locale des deux végétaux par un tissu de cicatrice, jusqu’à l’emprunt par celui-ci de l’un des appareils végétatifs de celui-là, de ses racines, par’ exemple, ou de sa ramure.

Il y a donc greffe et greffe. La pratique de la greffe, ou, pour mieux dire, du greffage comporte toutes sortes de procédés. Quelques-unes de ces opérations sont familières à tout le monde ; telles sont celles qui s’exécutent communément sur les arbustes et les arbres de nos jardins, sur les rosiers et sur les arbres fruitiers. Il n’est personne qui n’en ait été témoin. Le jardinier transporte sur l’une de ces plantes un rameau détaché d’une autre ; il décapite, par exemple, un cognassier bien venu, et, pratiquant une fente au bout de cette tige tronquée, il y insère une jeune branche de poirier. On ne peut se défendre, au moins les premières fois, d’un mouvement de surprise ou d’admiration en constatant, quelque temps après ce traitement apparemment aventureux, que la reprise a eu lieu, que le rameau greffé (greffon) a fait corps avec la tige porte-greffe (sujet), qu’il a grandi, qu’il s’est développé dans cette nouvelle situation, qu’il a fleuri, qu’il a fructifié, et qu’il est devenu entièrement pareil à l’arbre souche. Ce « greffage de rameaux » est un des procédés de greffe les plus usités.

Il y en a d’autres. Le « greffage des bourgeons » est un second type. Cette fois, ce n’est pas une branche tout entière que l’horticulteur dépayse et transpose d’une plante sur une autre ; c’en est un fragment, une petite portion, un simple bourgeon ou œil.

De longs détails sur la variété des moyens par lesquels on opère ces greffages par bourgeons seraient oiseux. Il faut les laisser aux traités spéciaux d’agronomie. Nous rappellerons seulement l’existence d’un troisième procédé, celui du « greffage par rapprochement. » C’est l’opération par laquelle on soude sur une certaine étendue une plante à sa voisine sans leur faire subir d’autre changement. On laisse à chacune sa tige, ses branches et ses feuilles, c’est-à-dire son appareil d’assimilation ; et on lui laisse aussi ses racines, c’est-à-dire son appareil d’absorption. La Nature nous en offre spontanément des exemples. Il n’est pas rare de rencontrer dans une forêt deux arbres contigus dont les frottemens ont entamé l’écorce : les tissus jeunes sous-jacens, dans lesquels réside la plus grande activité végétative, venant à s’affronter, la soudure se produit et la continuité de tissu s’établit entre les deux plantes. Les horticulteurs réalisent artificiellement des greffes de ce genre. Le moyen a servi pour former des haies impénétrables. — Chaque plante, dans ce mode de symbiose, vit par ses propres moyens, d’une vie presque complètement indépendante de celle de sa voisine : elle est donc dans une condition défavorable pour exercer sur son associée ou pour en recevoir une action modificatrice énergique. Cette disposition, qui est assez semblable à la condition de ces frères Siamois qu’une membrane unissait au niveau du tronc, a reçu le nom de « greffe siamoise. » Ce n’est point d’ailleurs une greffe proprement dite, ou, du moins, ce n’en est que le premier acte.

Pour qu’il y ait greffe proprement dite, il faut supprimer à l’une des plantes l’un de ses appareils végétatifs ; il faut la séparer du sol en coupant sa tige au-dessous de la soudure ou sa tête au-dessus. Les jardiniers appellent cela le sevrage. On a alors un greffage réel, que Thouin et ses successeurs ont appelé la « greffe par approche, » et qu’il ne faut pas confondre avec la « greffe par rapprochement, » qui n’en est que le préambule. On s’est servi de cette greffe par approche pour sauver des arbres en substituant de jeunes racines à de vieilles racines fonctionnant mal. On l’a encore utilisée pour faire passer la tête d’un arbre sur une autre tige, ou pour donner à une même tête plusieurs tiges et plusieurs racines. C’est le procédé de choix pour multiplier, des espèces. précieuses sans compromettre leur existence.


IV

De quelle nature sont ces phénomènes à la fois si communs et si curieux ? c’est-à-dire, de quels autres faits analogues de la vie végétale peut-on rapprocher la greffe ? Les physiologistes botanistes du siècle dernier ont cru le deviner. Ils ont assimilé le greffage des rameaux à l’opération de la bouture, le greffage des bourgeons à une germination, et la greffe par approche au marcottage. Mais, bien longtemps avant les modernes, avant les Thouin et les Candolle, les botanistes de l’antiquité avaient aperçu les mêmes rapports et fait les mêmes rapprochemens. Le disciple et successeur d’Aristote, Théophraste, le moraliste des Caractères et aussi l’auteur d’une histoire des plantes, avait déjà comparé les greffes à une plantation ou à un bouturage.

De fait, le rameau greffé se comporte vis-à-vis de la plante nourricière comme une bouture vis-à-vis du sol où elle s’alimente. — Et, d’autre part, les bourgeons étant envisagés comme des individus végétaux complets, le développement individuel du bourgeon greffé ressemble singulièrement à la germination de la graine. C’est seulement le rôle de la terre humide. — Il y a quelque analogie, enfin, entre la greffe par approche et le mode de culture qui est connu sous le nom de « marcotte. » Celui-ci consiste, ainsi que l’on sait, à coucher dans le sol un rameau qui reste attaché au tronc qui le porte jusqu’à ce que, le nouvel enracinement étant obtenu, on puisse sans dommage séparer de la souche mère la branche maintenant émancipée, c’est-à-dire, en un mot, la sevrer.

Les trois procédés dont il vient d’être question, les greffages par rameau, par bourgeon et par approche sont, comme nous l’avons dit, des greffes proprement dites. Dans ce cas, le greffon, — par exemple, le poirier de nos jardins enté sur cognassier, — n’a pas de racines propres, il n’a plus d’attache en terre, il vit exclusivement aux dépens de l’appareil absorbant de son conjoint ; il est un pur nourrisson. Et ce conjoint lui-même (le cognassier), réduit à une tige et à des racines, n’est plus qu’une pure nourrice.

Mais on peut faire autrement, et il y a une autre catégorie de greffes dans lesquelles on laisse aux deux plantes associées leur feuillage. La plante nourrice porte des feuilles, des fleurs et des fruits à côté des fruits et des feuilles du greffon. On appelle cela des « greffes mixtes : » la greffe par rapprochement en est un cas extrême. M. Daniel a eu largement recours à ce genre d’opérations. On conçoit que l’influence réciproque des deux plantes en soit facilitée, puisque les feuillages, c’est-à-dire les appareils assimilateurs de l’une et de l’autre subsistent côte à côte et peuvent mélanger leurs produits. C’est en application de la même idée que certains amateurs de jardinage se plaisent quelquefois à réunir sur un unique pied d’arbre fruitier des greffons de toutes les variétés de pommes ou de poires ou d’abricots et de pêches qu’ils possèdent, de manière à faire de cet arbre unique comme le catalogue ou le spécimen de toutes leurs richesses pomologiques. A la fin du XVIIIe siècle, le baron Tschudy avait fait une tentative plus originale encore. Cet agronome philanthrope voulant, comme il disait, doubler l’héritage du pauvre, s’était essayé à "greffer la tomate sur la pomme de terre ; de cette façon, à faire produire à la fois des tubercules au sujet et des fruits et au greffon.


V

La réussite de la greffe requiert des conditions diverses. Adanson a cru faire connaître la plus importante de toutes en formulant, vers 1763, son fameux Principe de la parenté botanique. Il faut, selon lui, opérer sur des plantes aussi voisines que possible, ayant « une parenté botanique étroite. » Deux plantes ne peuvent se greffer que si elles appartiennent au même genre. » Et, de fait, les essais de greffage entre végétaux éloignés, de familles différentes, avaient jusque-là toujours avorté. Duhamel du Monceau, le contemporain et le collaborateur de Buffon, avait montré toute la vanité des tentatives de greffes hétéroclites dont les anciens avaient vanté le caractère merveilleux, comme de faire porter des roses au houx, de faire pousser des châtaignes sur les chênes ou des pommes sur les framboisiers.

Et cependant, le principe de la parenté botanique dans le greffage n’est qu’à moitié vrai. Dans une même famille comme celle des rosacées, des genres voisins se greffent très difficilement ou point du tout entre eux, — et c’est le cas pour le pommier et le poirier, dont, en dépit de ce qu’a dit Virgile[2], les greffages réciproques ne persistent pas longtemps, — tandis que des genres plus éloignés, amandier et pêcher, prunier et abricotier se prêtent bien à l’opération. D’autre part, de Candolle a fixé l’olivier et le lilas sur le frêne, et ce sont là trois oléacées qui appartiennent non seulement à des genres différens, mais à des tribus différentes.

La parenté botanique règle seulement le résultat des croisemens sexuels. La doctrine classique enseigne que la fécondation croisée n’est possible qu’entre des plantes appartenant à des espèces voisines et qu’elle n’a d’effets durables qu’entre les variétés ou les races d’une même espèce. L’affinité sexuelle ne s’exerce donc que dans des limites très étroites. — Il en est tout autrement pour l’affinité végétative qui est mise en jeu dans la greffe. Son champ est beaucoup plus étendu ; les limites de la reprise sont plus larges. On peut greffer ensemble des plantes que l’on ne pourrait pas croiser. Pour la réussite des greffes, l’analogie des appareils végétatifs prime l’analogie des appareils floraux, base de la classification botanique. C’est une vérité admise depuis longtemps ; elle ressort clairement du travail bien connu de Gaertner, publié en 1849 à Stuttgard. M. Daniel en apporte de nouveaux exemples. Il a réuni des plantes herbacées et ligneuses appartenant à des familles très différentes. Il est parvenu à conjoindre, par exemple, la morelle noire qui est une solanée avec le topinambour qui est une composée, ou encore, une oléacée, le lilas avec l’érable qui est une acérinée.

On peut donc unir par la greffe des plantes très éloignées. Les anciens avaient raison sur ce point. Mais il faut ajouter que, dans ces cas extrêmes, il ne s’agit pas de greffe proprement dite. M. Daniel ne s’aventurait pas à séparer les plantes ainsi soudées, et à sevrer l’une d’elles : il se contentait d’un greffage par rapprochement. La soudure, sans doute, est absolument complète ; mais elle est alors simplifiée. Elle est réalisée par l’intermédiaire du tissu végétal le plus simple, le tissu cellulaire ou parenchyme. Elle ne contient point les élémens anatomiques supérieurs, les vaisseaux et fibres qui forment, chez les plantes élevées en organisation, le véritable appareil conducteur de la sève.


VI

Les observations des agronomes et des botanistes modernes ont donc établi que le greffage exerçait une action modificatrice sur les deux associés. Le greffon trouve sur la plante qui le porte autre chose qu’un sol nourricier ; il y trouve un agent de transformation. On avait tort, tout à l’heure, de comparer le greffage à la reproduction, par bouture ou par marcotte, ces procédés n’altèrent pas le végétal : la greffe l’altère, elle le fait varier.

Ces altérations sont de deux espèces, ou pour mieux dire de deux degrés.

Les unes, minimes pour le botaniste, mais capitales pour le consommateur, sont de l’ordre de celles que produit la diversité des sols de culture ; ce sont des variations nutritives. Les changemens de cette catégorie portent sur la précocité du végétal, sur sa taille, sur son port, sur la caducité des feuilles, sur la grosseur du fruit et sur ses qualités de saveur. — L’entrée en sève de l’arbre greffé est plus précoce ; les observations du baron Tschudy sur les hêtres l’ont bien montré. Le développement est plus rapide. La taille de l’arbre fruitier greffé est plus faible, tandis que le fruit est plus gros. On peut dire que c’est là tout le principe de l’arboriculture potagère : obtenir de gros fruits sur de petits arbres. On greffe une plante plus vigoureuse, le poirier, sur une plante plus faible, le cognassier : par-là on diminue sa taille et sa vigueur végétative, on affaiblit l’exubérance de sa verdure et, par compensation, on accroît sa floraison et sa production en fruits. La greffe affaiblit l’arbre fruitier et du même coup le pousse à fruit : elle le fait vivre en milieu plus sec.

Il peut y avoir un second degré de variation, plus profond, déterminé par le greffage et qui affecte les traits principaux de la plante, les caractères botaniques de l’espèce : c’est la variation spécifique.

M. Daniel a rassemblé un grand nombre d’exemples anciens de ces deux espèces de variations. Il a apporté lui-même à l’œuvre de ses prédécesseurs une large contribution de faits nouveaux. Il a obtenu de nombreuses modifications du sujet par le greffon et du greffon par le sujet chez les plantes herbacées, choux, navets, ail, haricots, tomates, soleils. Ces opérations étaient exécutées, comme on le voit, sûr des espèces annuelles ou, en tout cas, à cycle de développement assez court ; elles ont eu cet avantage de permettre d’en suivre les conséquences héréditaires. C’était une grave question, à la fois au point de vue théorique et au point de vue pratique, de savoir si ces variations qui atteignaient primitivement les cellules végétatives s’étendraient jusqu’aux cellules sexuelles et seraient capables de retentir sur la postérité du greffon. M. Daniel l’a résolue. La transmission n’a pas lieu toujours, mais elle est incontestable dans certains cas, et les produits de graines ont hérité de quelques particularités que la greffe avait introduites.

Par quel mécanisme peut s’exercer cette influence réciproque, désormais bien mise en lumière, des deux sujets associés ? C’est là le dernier problème à résoudre ; et voici ce que l’on en peut dire :

Les relations d’échange entre les deux plantes sont dominées par la structure du tissu commun qui les unit et qui forme le « bourrelet » de la greffe. M. Daniel a fait une étude attentive de ce tissu intermédiaire. Nous avons dit que les plantes éloignées sont greffables seulement par rapprochement, et qu’alors le bourrelet est uniquement composé de cellules. Il se complique davantage dans les greffes proprement dites qui s’opèrent entre plantes voisines. La masse cellulaire intermédiaire est alors traversée par un lacis de vaisseaux étroits, irréguliers, à trajet tourmenté. C’est par-là que la sève et les principes élaborés passent d’un végétal à l’autre, et que le greffon, véritable parasite, s’alimente aux dépens de son hôte.

On sait l’influence déformatrice, en tous cas transformatrice, que la vie parasitaire exerce sur les êtres vivans. L’usage par le greffon des sucs élaborés par son hôte, usage réglé d’ailleurs par la structure du bourrelet unissant, peut donc expliquer les « variations nutritives » qui surviennent. Il pourrait expliquer des variations plus profondes. D’après les idées de M. Armand Gautier, ces influences alimentaires iraient jusqu’à atteindre les caractères de l’espèce. Les sèves et les sucs de chaque espèce seraient spécifiques ; leurs caractères chimiques changeraient avec la variété et la race, comme les caractères anatomiques et physiologiques eux-mêmes ; et leur changement, qui équivaut à une modification profonde du milieu, entraînerait une variation corrélative dans l’être vivant qui les utilise.

A côté de ce mécanisme de variation, il y en a un autre, mieux connu des botanistes. Dans le bourrelet de la greffe, il ne se fait pas seulement un échange de produits élaborés, il se fait un échange des protoplasmes eux-mêmes, c’est-à-dire de la matière vivante des deux plantes. Thuret et Bornet, en 1878, avaient déjà reconnu les communications protoplasmiques qui s’établissent d’une cellule à l’autre à travers les membranes cellulaires. Dans ses belles études sur la greffe des solanées, le botaniste allemand Strassburger, en 1884, a retrouvé ces communications protoplasmiques entre les tissus du sujet et ceux du greffon. D’autres observateurs, depuis ce temps, les ont constatées chez les conifères, les loranthacées et récemment dans la vigne et les autres plantes. Il peut donc y avoir, et il y a réellement dans la greffe une fusion des protoplasmes cellulaires des deux plantes. Ce mélange entraîne la mixture de leurs caractères dans le greffon. Il se passe ici ce qui se passe dans la fécondation sexuelle en général et la fécondation croisée en particulier. Ces actes physiologiques, sources du mélange des caractères et de l’hybridité ne sont pas autre chose, en effet, qu’une fusion des protoplasmes.


Ces études offrent un intérêt évident pour la science biologique. Elles n’ont pas moins d’importance pratique. Nous n’en signalerons qu’une conséquence relative au vignoble français. Ce n’est rien moins que son avenir qui est en jeu. On a sauvé les vignes du phylloxéra en les greffant sur plant américain ; et l’on a admis, comme un dogme, que les ceps et le vin qui en sort ne perdraient aucun des caractères qui ont fait leur réputation, et qu’ils n’en acquerraient aucun de fâcheux. On a cru, en d’autres termes, qu’il en serait de la vigne comme des arbres fruitiers. Mais, au point de vue biologique, la condition de ces deux espèces de greffages est toute contraire. Les arbres fruitiers sont des plantes vigoureuses greffées sur des espèces plus faibles, c’est-à-dire assujetties à vivre en milieu plus sec. La vigne française greffée sur plant américain est, à l’inverse, une plante végétativement faible greffée sur un sujet vigoureux et assujettie par-là à vivre en milieu plus humide. De là une végétation différente plus riche, plus vulnérable et une résistance moindre aux changemens du milieu et aux attaques des parasites cryptogamiques. Aussi quelques botanistes prétendent-ils, et M. Daniel est du nombre, que la vigne dégénère déjà, qu’elle dégénérera davantage, que les signes de cette altération se multiplient, et qu’il est grand temps d’y porter remède en créant des types de remplacement.


A. DASTRE.

  1. Caspary, en 1865, avait déjà invoqué cette particularité contre la supposition que le cytise d’Adam proviendrait de semis. Elle n’est pas sans exemple dans les semis, puisque E. Bornet l’a rencontrée chez quelques hybrides des cistes ; mais elle est très rare, et Guignard, qui fait autorité en la matière, déclare n’avoir jamais vu d’hybride obtenu par fécondation croisée qui, entièrement stérile par l’ovule, eût un pollen fertile.
  2. mutalamque insita mala
    ferre pirum