Revue scientifique - Evolution et bactériologie de la Grippe

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REVUE SCIENTIFIQUE



ÉVOLUTION ET BACTÉRIOLOGIE DE LA GRIPPE






Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés.

Ce vers fameux s’appliquerait fort bien à la grippe actuelle.

Actuelle est peu dire, car, en réalité, voilà un bon semestre que cette épidémie, ou plutôt cette pandémie, — les médecins ont de ces superlatifs, — sévit sur l’Europe. Depuis quelque temps, on l’a signalée aussi aux Indes, au Japon, en Afrique du Sud et dans les deux Amériques, et il semble que notre petit globe tout entier soit envahi par cette maladie.

Pour nous en tenir à la France, qui est et doit rester dans tous les domaines le centre de nos soucis et de nos dilections, les journaux nous donnent maintenant, chaque jour, à côté du communiqué militaire, et presque en aussi bonne place un «  communiqué grippal » où sont résumés et commentés, au gré des statistiques, des avis divergents de messieurs de la Faculté, et de l’atmosphère plus ou moins fiévreuse des salles de rédaction, les derniers exploits de la fâcheuse influenza. À cet égard, Paris l’emporte un peu sur la province ; mais c’est seulement parce que les plus notoires nouvellistes ont leur Q. G. à Paris, et, en vérité, la province n’a pas été moins touchée que Paris, elle l’a même sans doute été plus, par la maladie à la mode.

C’est « grippe espagnole » qu’on l’a baptisée d’abord l’été passé, et cela… parce qu’elle est, non pas espagnole, mais allemande. Je m’explique. En 1580 sévit en Allemagne une redoutable épidémie de grippe que nos voisins et ennemis d’Outre-Rhin baptisèrent alors, — on ne sait pourquoi, mais on peut le supposer, — « spanische Diep. » C’est évidemment cette appellation allemande qui par la Belgique, la Suisse et même le front, — car les prisonniers sont d’excellents porteurs de germes, — nous est venue, avec la chose qu’elle désigne. Il est en effet prouvé que cette maladie a sévi chez nos ennemis bien avant chez nous, et qu’elle y fit des ravages sérieux. J’en vois une des meilleures preuves, à côté d’autres plus positives, dans le fait que les journaux médicaux allemands, que je reçois régulièrement par des voies qui me mettent à l’abri du reproche de commerce avec l’ennemi, n’en ont jamais parlé qu’avec des circonlocutions et des imprécisions, où se reconnaissent les directives catégoriques et évidemment motivées de la censure prussienne.

Un député allemand, M. Hermann Leuse, a d’ailleurs déclaré dans une interview publiée récemment par le journal danois Politiken, que la mauvaise tournure prise par la guerre du côté germanique est due, premièrement à la présence des Américains, et secondement à la grippe espagnole, qui aurait mis hors de combat, depuis le mois de juillet, des centaines de milliers de soldats du kaiser.

Je ne serais point surpris, — un député allemand est capable de tout, même de dire une fois la vérité, — qu’il y ait quelque chose de réel dans cette affirmation. Étant donnée la gravité que nous voyons prendre à cette maladie dans nos populations et dans nos troupes, on peut imaginer quels ont pu être ses ravages dans celles beaucoup plus surmenées, moins bien nourries de nos ennemis, qui devaient être dans un état de réceptivité exacerbé.

Ils ne sont point légers parmi nous ces ravages, et pourtant d’abord on les négligea, on en sourit presque, avec cette légèreté un peu imprévoyante qui est à la base de nos défauts, et aussi, il est vrai, de nos qualités, puisque c’est elle qui sert de prétexte aux merveilleux redressements, aux improvisations éblouissantes du génie français. Malheureusement, — et cette remarque s’applique aussi à des domaines étrangers à la pathologie, — je crois que, même en France, il vaudrait tout de même mieux prévenir que guérir, et que, finalement et tout compte fait, cela coûterait encore moins cher en précieuses énergies et en vies irréparablement dépensées.

J’ai sous les yeux un rapport d’un haut fonctionnaire envoyé spécialement en Suisse en mission à ce sujet, — c’est ce qu’on appelle prendre des mesures, — et qui opina gravement que la grippe est une affection relativement peu grave, et pour laquelle des mesures de quarantaine ou de désinfection aux frontières applicables à d’autres maladies seraient injustifiées. Depuis, il a fallu déchanter. — La vérité est que les premiers cas de grippe signalés chez nous, et ils le furent par le professeur Chauffard dès le mois d’avril dernier, — paraissaient peu graves et peu nombreux, et que, d’autre part, se produisant avant le début de la saison chaude, on comptait sur celle-ci pour en arrêter le développement…et vogue la galère. À cet égard, assurément, on se trouvait d’abord dans des conditions meilleures qu’en 1889, où l’épidémie se déclencha au début de l’hiver qui est, — nous ne le constatons que trop en ce moment, — très favorable à son développement. Il fallait au contraire profiter de ce que les cas étaient peu nombreux et peu graves pour en juguler l’extension par des mesures d’isolement, qui ne sont réellement efficaces qu’alors, et que la multiplication des cas rend ensuite impossible.

Il fallait profiter de ce que l’état de guerre rend très facile la surveillance et la désinfection des voyageurs aux frontières, pour arrêter et exécuter des mesures alors aisées et qui eussent pu être efficaces, — de cela, personne n’est sûr ; — il le fallait précisément pour que l’entrée de l’hiver nous trouvât débarrassés de l’épidémie, et parce qu’il suffisait d’un peu de lectures et de mémoire pour savoir l’extrême contagiosité de la grippe et l’exaltation progressive de sa virulence par passages successifs d’hommes à hommes.

Mais c’est assez récriminer. Tâchons maintenant de comprendre, d’un point de vue exclusivement scientifique, ce qui s’est passé, ce qui se passe, ce qu’on peut et doit faire, ce qu’on espère pouvoir faire.

Le caractère principal de la grippe est son extrême contagiosité, étonnante par sa facilité et par sa rapidité. On a remarqué déjà qu’elle se répand d’un bout à l’autre d’un pays avec la vitesse même des déplacements humains : l’épidémie de 1780 mit six mois pour venir de Saint-Pétersbourg à Paris ; en 1837, elle fit le même trajet en sept semaines, et, en 1889, il était réduit pour elle à deux jours, conformément à l’horaire des grands rapides internationaux.

Chose remarquable, — mais le contraire ne serait-il pas aussi étonnant ? — malgré cette contagiosité depuis longtemps connue, notre administration n’a pas encore inscrit la grippe sur la liste des maladies contagieuses, et c’est seulement depuis quelques jours que M. Mesureur, l’intelligent et actif directeur de l’Assistance publique à Paris, a obtenu, pour le personnel infirmier soignant les grippés de ses services, la modeste « indemnité de contagion » que mérite cent fois son courageux dévouement. C’est que la nature se permet quelquefois de ne pas se conformer aux définitions bureaucratiques. En quoi elle se montre une détestable révolutionnaire.

Mais ne jetons point trop la pierre à l’Administration, et souvenons-nous que le 17 décembre 1889, à la tribune de l’Académie de médecine, et contre l’avis fortement motivé de médecins qui, malheureusement, occupaient un rang au-dessous du sien sur les petits gradins de la fourmilière humaine, Brouardel déclarait : « Je ne crois pas que la grippe soit contagieuse ; je vais plus loin : non seulement elle n’est pas contagieuse, mais je prétends qu’elle n’est pas primitivement infectieuse. » — Puisons là une leçon de modestie et n’oublions pas qu’après tout, il n’y a pas encore trois siècles, — ce qui est peu dans la lente histoire du progrès humain, — que Molière est mort.

Il est aujourd’hui établi sans conteste que la contagion de la grippe se fait par les voies respiratoires, par la bouche et le nez, et que c’est par cette porte d’entrée, uniquement par elle que le germe grippal, — que nous caractériserons tout à l’heure, — pénètre dans les organismes sains. L’agent de la contagion, le porteur de germes, le contage comme disent les médecins qui ne sont jamais à court de découvertes verbales, est constitué par les expectorations des malades, et plus précisément et généralement par les gouttelettes plus ou moins minuscules et impalpables de salive qu’ils expulsent dans l’air ambiant en toussant, en crachant, ou tout simplement en parlant et en respirant. Il est évident d’ailleurs que si on boit dans le même verre qu’un grippé, si on l’embrasse, ou simplement si on porte à la bouche la main, après avoir touché un objet quelconque souillé par les gouttelettes salivaires d’un grippé, on pourra être pareillement contaminé. On pourra l’être de même, sans doute, par les poussières provenant des crachats desséchés des grippés et que le balayage ou le vent fait voltiger. Mais d’une manière générale, — et surtout parce que le séjour à l’air libre du germe grippal doit rapidement atténuer sa virulence, comme il arrive pour tous les germes pathogènes, — c’est par la respiration directe de l’air contaminé par les minuscules expectorations des grippés que les personnes saines s’infecteront. À cet égard on a fait diverses constatations fort démonstratives ; notamment le professeur Vincent et le docteur Lochon ont décrit récemment à l’Académie de médecine l’expérience qu’ils ont faite : plaçant à quelques décimètres devant la bouche d’un malade, qui parle d’une voix moyenne, une plaque de gélose propre à recueillir les microbes, ils y ont constaté au bout de deux minutes la présence de 209 colonies microbiennes, au bout de cinq minutes celle de 640 colonies. Un accès de toux donne de 300 à 600 colonies microbiennes, ce qui représente des milliards de microbes.

Cela n’aurait guère d’importance si la grippe était une maladie bénigne, comme on l’a trop affirmé. Et pourtant… il est vrai, comme nous allons voir, que la grippe est une maladie bénigne ; mais elle l’est à la manière d’une boule de neige qui n’est rien par elle-même et qui, après avoir dévalé un certain temps sur une pente neigeuse, finit par produire une redoutable avalanche. Je montrerai tout à l’heure comment, pareillement, la grippe produit une sorte d’avalanche microbienne qui, elle, est infiniment plus grave que sa cause initiale.

Sur ce sujet, Broussais, qui a d’ailleurs fait fructifier en médecine un assez grand nombre d’erreurs regrettables et qui se signala surtout par son opposition au grand génie modeste de Laënnec, a lancé cette boutade : « La grippe, invention de gens inoccupés et de médecins sans clients qui, n’ayant rien de mieux à faire, se sont amusés à créer ce farfadet. »

Ce farfadet est pourtant un monstre homicide qui tue les gens par milliers, ainsi qu’on le voit aujourd’hui à la lecture des statistiques municipales. Comment une telle erreur a-t-elle pu être possible, comment contient-elle même une part de vérité qu’il faut pourtant concilier avec la terrible réalité ? C’est ce que l’examen clinique de la grippe et de ses séquelles, confirmé d’ailleurs, comme on verra, par les critères bactériologiques, va nous permettre de comprendre.

Après une incubation très courte et qui paraît durer au maximum vingt-quatre heures, un malaise brusque se déclare avec courbature, indisposition générale, inappétence, coryza, maux de gorge et même bronchite, toux rauque, maux de tête. La température a monté en peu d’heures à 39°, 40°. Puis rapidement tous les symptômes s’amendent et au bout de très peu de temps, généralement deux jours, quelquefois trois et quatre, ils disparaissent en même temps que très vite la température est redescendue à la normale. Tel est le tableau de l’accès de grippe qui est surtout caractérisé par l’allure très particulière, en forme de V renversé, de la courbe de température, et qui laisse après lui, pendant de longs jours, un endolorissement profond, une lassitude, une faiblesse, une asthénie extrême, curieuse et a priori disproportionnée avec la brièveté de l’accès. Voilà la grippe telle qu’on l’a le plus généralement, et alors elle n’est effectivement pas dangereuse par elle-même. Mais parfois aussi, alors que la courbe de température a déjà atteint la normale depuis plusieurs heures ou plusieurs jours, et plus rarement pendant la période descendante du V renversé, par suite d’une imprudence, d’une sortie prématurée, d’une prédisposition, d’autres causes mal connues se déclenchent soudain des complications terribles affectant presque exclusivement l’appareil pulmonaire et qui mettent en danger la vie du malade : c’est la congestion pulmonaire, la pneumonie, ou la pleurésie purulente, c’est quelquefois l’une et l’autre qui, sévissant tout à coup dans un organisme que la crise grippale a laissé anémié et en état de moindre résistance, s’emparent de sa faiblesse et trop souvent, hélas ! lui donnent le coup de grâce.

En un mot, ce qui rend la grippe dangereuse, ce n’est pas la grippe elle-même, ce sont les complications broncho-pulmonaires à qui elle ouvre la porte et qui germent soudain aux sillons qu’elle a creusés dans l’organisme. Je ne sais plus quel auteur disait jadis avec beaucoup de vérité : « La grippe condamne et la surinfection exécute. » Et de là découlent immédiatement une série de règles d’évidence que nous indiquerons et qui visent à empêcher les complications de surgir dans le sillage de la grippe. Continuons d’abord à regarder ce qui se passe et tâchons à le comprendre.

Le microscope, — ce télescope des mystères infiniment petits, — s’est attaché à son tour à surprendre les secrets des phénomènes dont nous venons de faire le rapide tableau. Dans les expectorations des grippés compliqués, dans le pus de leurs poumons, dans les coupes qu’on faisait à l’autopsie de leurs lésions pulmonaires, on a trouvé depuis longtemps différents microbes et notamment dans presque tous les cas, — et lorsque la technique bactériologique était bien faite, — trois microbes généralement associés : le pneumocoque, agent bien connu de la pneumonie, le streptocoque, agent de beaucoup d’infections purulentes, et enfin le cocobacille de Pfeiffer qu’on retrouvait presque toujours et qu’on a longtemps, et jusqu’à ces dernières semaines, considéré comme l’agent initial de la grippe elle-même. La présence de pareilles associations microbiennes est constatée dans beaucoup de maladies infectieuses. C’est ainsi que le bacille spécifique du tétanos ne peut produire cette maladie qu’à condition d’être associé à certaines autres espèces microbiennes, en l’absence desquelles il est impuissant. Même dans la société bactérienne, l’union fait la force.

Quoi qu’il en soit, jusqu’à l’épidémie actuelle, le rôle respectif des trois microbes susnommés, dans les complications grippales, n’était pas bien élucidé et l’on vivait sur l’opinion généralement admise et encore défendue fortement le mois passé à l’Académie de médecine, que le bacille de Pfeiffer est l’agent spécifique de la grippe.

Des découvertes toutes récentes, dont je voudrais parler maintenant et qui font honneur à la Science française, active et vivace en dépit de la guerre, viennent de clarifier nos idées sur le premier de ces points et de les bouleverser complètement sur le second.

Voyons d’abord celui-ci. Deux savants de l’Institut Pasteur de Tunis viennent de découvrir et de prouver que l’agent spécifique de la grippe n’est pas le Pfeiffer, mais un « virus filtrant, » c’est-à-dire un microbe trop petit pour être vu au microscope et qui passe à travers les pores d’un filtre capable d’arrêter les microbes visibles.

Voici comment a été faite cette belle découverte, qui a fait l’objet d’une communication à l’Académie des Sciences. Les auteurs ont prélevé sur des grippés de la sécrétion bronchique à laquelle ils ont fait subir, par centrifugation, un traitement particulier de manière à en séparer la partie solide de la partie liquide. Puis ils ont filtré celle-ci sur un filtre spécial en porcelaine, choisi de manière à arrêter au passage tous les microbes connus et notamment le Pfeiffer. Or, le liquide ainsi filtré a permis de donner expérimentalement la grippe avec tous ses caractères (et notamment le V renversé thermique) à divers sujets, hommes et singes, en opérant chaque fois au moyen du « virus filtrant » du précédent sujet. Que ce « virus filtrant » contienne un organisme pathogène vivant, agent de la maladie, c’est-à-dire un microbe, cela ne fait pas de doute, bien que ce microbe soit invisible aux microscopes les plus puissants et même à l’ultra-microscope. Ce qui le prouve nettement c’est précisément ces passages successifs d’un sujet à un autre. Si en effet ce liquide pathogène, ainsi pris sur un sujet et qui passe la maladie au sujet suivant, n’était pas un être vivant capable de se multiplier dans le nouveau milieu où il est injecté ; si ce liquide, par exemple, n’était pathogène que parce qu’il contient les poisons, les toxines des microbes existant dans le premier sujet, il est clair que ces toxines au bout d’un ou deux passages se trouveraient à un état d’extrême dilution et que la gravité de la maladie s’atténuerait rapidement par ces passages d’un sujet au suivant. Or, il n’en est rien, la maladie est aussi grave chez le dernier sujet que chez le premier, et c’est ce qui prouve que le « virus filtrant » contient un organisme vivant, un microbe capable de se multiplier. C’est ainsi qu’a été démontrée l’existence des microbes invisibles, — ou pour mieux dire encore invisibles. Il y a plus de choses entre le ciel et la terre que ne peuvent en montrer tous nos microscopes ; mais ce que les microscopes ne peuvent pas manifester, d’autres moyens le peuvent.

La grippe est donc produite par un virus filtrant spécifique, qui écarte définitivement la responsabilité longtemps attribuée au bacille de Pfeiffer. Et voilà encore une erreur judiciaire réparée. La grippe est d’ailleurs loin d’être la seule maladie causée par un virus filtrant ; beaucoup d’autres sont dans le même cas et notamment la rage dont personne n’a jamais vu le microbe. Cela n’empêche pas de traiter avec succès la rage par un vaccin. Le regard n’est qu’un des mille fils mystérieux qui lient nos cerveaux aux phénomènes. Il n’est pas besoin de voir un microbe pour l’isoler et le manier, et cela nous laisse espérer, de même, un vaccin antigrippal.

Mais avant d’aborder ce point, je voudrais indiquer aussi les beaux résultats, encore inédits, qui viennent d’être obtenus à l’Institut Pasteur, au sujet des rôles respectifs des trois microbes associés des complications grippales, résultats obtenus dans le service que dirige un des bactériologistes les plus éminents de notre pays, le Dr Legroux.

Tout ce qu’on en savait, jusqu’ici, c’est que cette redoutable « triple-alliance » microbienne des complications de la grippe, le pneumocoque, le Pfeiffer, le streptocoque existe habituellement dans les organismes sains où ils sont hébergés et inoffensifs à l’état normal, et que l’effet de la grippe est de les rendre soudain dangereux, de déclencher et de multiplier leur nocivité. Comment ? Est-ce en exaltant, par un phénomène inconnu de symbiose, leur nocivité ? C’est possible. Est-ce seulement en affaiblissant la résistance normale que leur oppose l’organisme ? C’est bien probable étant donné la dépression profonde, l’asthénie que la grippe laisse après elle, même lorsqu’elle n’est pas suivie de complications. Autrement dit, et si j’ose employer cette image, le virus grippal agit un peu comme, dans l’attaque d’une tranchée, la préparation d’artillerie : il prépare le succès des assaillants qui sans lui seraient impuissants devant des défenses accessoires intactes.

Voici maintenant les faits nouveaux établis par les services de l’Institut Pasteur, de manière indépendante et concordante, d’une part par l’examen bactériologique des expectorations et crachats aux divers stades de la maladie, d’autre part, par l’autopsie et l’examen des lésions elles-mêmes :

1o Lorsque le virus grippal a mis le poumon, où il produit un léger catarrhe, en état de réceptivité et de moindre résistance, c’est le cocobacille de Pfeiffer qui déclenche le premier son attaque. Il n’est pas l’agent de la grippe, mais cet agent n’est que le fourrier du Pfeiffer. Celui-ci, dans la trinité microbienne dont j’ai parlé, joue le rôle de troupe d’assaut. Les premières lésions post-grippales que l’on trouve au poumon, et généralement sur son pourtour, et qui sont caractérisées par une légère congestion sanguine, sont en effet gorgées de bacilles de Pfeiffer que l’on y trouve presque exclusivement ;

2o Puis survient une phase nouvelle et plus grave ; le pneumocoque à son tour entre en jeu, amenant la pneumonie et des lésions congestives plus intenses et plus profondes où l’on trouve presque exclusivement ce microbe. Pour fixer les idées, tandis que dans la première phase on trouvait par exemple 1 000 Pfeiffer pour 1 pneumocoque, on trouve maintenant 1 Pfeiffer pour 1 000 pneumocoques. C’est cette phase de la maladie qui est souvent accompagnée de l’ « asphyxie bleue, » d’un aspect assez effrayant, et où le malade présente une face noirâtre sous l’influence des phénomènes asphyxiques[1]. Le sang veineux et bleu ne trouve, en effet, plus alors dans le poumon œdématié les moyens d’assurer l’aération qui doit le changer en sang artériel rouge. Contre ces accidents, la saignée avec emploi des toniques cardiaques et des désinfectants internes donne, comme nous verrons, d’excellents résultats ;

3o Enfin, dans la troisième phase de la maladie et lorsque les précédentes n’ont pas été jugulées ou suivies de mort, on voit apparaître dans le poumon une invasion de streptocoques soudain multipliés. C’est alors, dans cette phase heureusement assez rare, que surviennent les pleurésies purulentes qui peuvent aller jusqu’à l’infection généralisée, et que le malade présente le facies blanchâtre des grands intoxiqués, avec une température subissant de grandes oscillations entre 40°5 et 41°6, tandis que dans la phase précédente elle restait voisine de 39°5 à 40°.

Tel est le tableau bactériologique des grandes complications grippales, lorsqu’elles se déroulent sans défense naturelle ou thérapeutique de l’organisme, et qui heureusement sont l’exception. Il peut arriver cependant que l’une fasse défaut, que l’on passe, par exemple, directement de la phase pfeifférienne à la phase streptococcique, et que le bacille de Pfeiffer ait préparé non le lit de la pneumonie mais celui de l’infection purulente. Il existe d’ailleurs d’une région à l’autre du pays des prédominances variables, et dont l’origine est mal expliquée, de l’une ou de l’autre de ces grandes complications. C’est ainsi que, par exemple, la plupart des cas mortels ont été causés dans la région marseillaise par les asphyxies bleues à pneumocoques et au contraire, dans le Dauphiné, par les pleurésies purulentes.

Tous ces faits, en dehors de leur grand intérêt scientifique, ouvrent à la thérapeutique des horizons nouveaux.

Ils permettent d’examiner avec quelque clarté le problème de la vaccinothérapie et de la sérothérapie de la grippe et de ses complications, sur lequel nous allons maintenant jeter un rapide coup d’œil.

Ils ont en outre nettement établi un fait encore incertain pour beaucoup de praticiens : c’est qu’on ne meurt jamais de la grippe, mais toujours de complications entraînant des lésions bien caractérisées. Les résultats des autopsies et des examens bactériologiques sont probants à cet égard. Les morts en apparence presque subites de personnes paraissant bien portantes et qui, à plusieurs reprises, ont paru si impressionnantes dans l’épidémie présente, rentrent, elles aussi, dans ce cadre : toujours l’autopsie, lorsqu’elle a été faite dans ces cas, a montré l’existence de lésions caractéristiques. La vérité, c’est que le sujet n’était bien portant qu’en apparence. Il avait subi, presque sans s’en apercevoir, et parce que son tempérament et son énergie le rendaient moins sensible à elle, une attaque préliminaire de grippe prémonitoire à ces lésions.

Puisque le virus grippal a été isolé, ne pourrait-on pas préparer par les procédés pastoriens classiques un sérum curatif antigrippal ? Oui assurément, mais il faudrait du temps pour mettre au point ce sérum : et puis, il ne serait guère utile, étant données la rapidité et la brièveté (quatre à cinq jours au plus) de l’attaque de grippe elle-même ; lorsque le traitement sérothérapique agirait, l’accès serait déjà terminé spontanément.

En revanche, le problème d’un vaccin préventif, analogue à celui de la variole, est infiniment plus important, et sa solution a un grand intérêt pour l’avenir. Un vaccin fait en partant du virus grippal immuniserait les bien portants à la fois contre la grippe et du même coup contre ses complications. Il est probable que, dans un avenir plus ou moins éloigné, on vaccinera ainsi tout le monde, comme on fait déjà contre la variole.

Ce sera le meilleur moyen de mettre l’humanité à l’abri des atteintes futures du fléau qui a déjà fait tant de ravages. Malheureusement, étant donné que la découverte de Nicolle et Lebailly est toute récente, il faudra encore du temps pour mettre au point, étudier, expérimenter, puis fabriquer en grand ce vaccin. L’épidémie actuelle aura cessé bien avant, et l’avenir seul en profitera ; mais il faut aussi travailler pour le futur, car le futur c’est l’an prochain.

Pour le présent, il y a quelque chose de plus immédiat à tenter : c’est la réalisation d’un vaccin contre les complications grippales. Si un tel vaccin pouvait être fait, et si on l’inoculait à tout grippé, au début de sa maladie, et avant le déclenchement des complications, ou à tout bien portant placé dans un milieu contaminé, on empêcherait du coup, et dans tous les cas, les séquelles si graves de la grippe. Celle-ci ne serait plus qu’une maladie toujours contagieuse, mais sans importance, puisque les grippés n’auraient que la grippe sans plus.

C’est à ce passionnant problème que vient de s’attaquer résolument l’Institut Pasteur. Comme les trois bacilles des complications sont des microbes depuis longtemps identifiés, dont on connaît les milieux de culture et les conditions de résistance, il n’a pas été difficile d’entrer d’emblée au cœur du problème. D’autant qu’il existe depuis longtemps un sérum antipneumococcique et un sérum antistreptococcique qui sont bien étudiés et qui ont donné d’ailleurs, entre les mains de praticiens avertis comme le docteur Netter et le docteur Violle, d’heureux résultats curatifs dans les séquelles broncho-pulmonaires de la grippe. L’Institut Pasteur vient donc de fabriquer un vaccin mixte, dans lequel entrent, en proportions soigneusement calculées, les trois sortes de bactéries en question : pneumocoque, streptocoque, Pfeiffer.

Les plus grands espoirs sont d’autant mieux permis dans cette voie qu’une expérience analogue, quoique destinée initialement à un but différent, vient de donner dans l’armée britannique des résultats tout à fait frappants.

Deux médecins militaires anglais, les docteurs Eyre et Lowe, dans le dessein d’enrayer les complications pulmonaires de la rougeole et notamment la bronchite purulente qui faisait au printemps dernier des ravages dans le contingent néo-zélandais, ont en effet vacciné une partie de ce contingent au moyen d’un vaccin assez analogue à celui que va essayer l’Institut Pasteur. Il était pourtant plus compliqué puisqu’il contenait encore divers autres microbes, notamment le micrococcus catarrhalis et le staphylococcus aureus associés aux trois qui nous intéressent.

Or, il est arrivé que l’épidémie de grippe, survenant sur ces entrefaites, a touché beaucoup moins ceux qui avaient été inoculés avec ce vaccin que les autres. On a constaté que 2 pour 1 000 seulement des Néo-Zélandais vaccinés avaient été victimes de l’épidémie contre 28 pour 1 000 des non-vaccinés.

Ce résultat autorise toutes les espérances et souligne l’importance des expériences que l’Institut Pasteur, par les soins du docteur Legroux, va faire de son nouveau vaccin contre les complications grippales.


Charles Nordmann.



P.-S. — Au cours de la chronique que j’ai consacrée récemment à la question du canon d’infanterie, je n’ai naturellement pas pu faire une comparaison technique des divers matériels proposés, car il m’aurait fallu pour cela donner des précisions interdites par la censure. Pour la même raison, je n’ai pu faire un historique de la question et des priorités des divers inventeurs. Ce m’est pourtant un devoir, pour réparer une lacune, de signaler l’excellent canon d’infanterie J. D. dû à la collaboration du colonel Jouandeau et du colonel Deslandres, l’éminent astronome de l’Académie des Sciences. Ce canon qui rend de précieux services au front a été mis au point par eux dès le mois de juin 1915.


C. N.


  1. C’est évidemment cet aspect impressionnant du facies noirâtre de certains grippés à grandes complications qui a fait courir un moment dans le peuple le bruit absurde qu’il s’agissait de peste pneumonique. Il n’en est rien heureusement, car la mortalité de la peste pneumonique est de 100 pour 100, tandis qu’elle est en moyenne moins de dix fois moindre dans la grippe. En outre, la peste pneumonique est toujours précédée de peste bubonique, et on n’a constaté aucun cas de celle-ci. Enfin, le microbe de la peste, le bacille de Yersin, est aisément identifiable, et il n’a jamais été trouvé dans les expectorations des malades. De nombreux bactériologistes ont mis ces faits hors de doute, et notamment le professeur Bezançon, dans une communication documentée et remarquable à l’Académie de Médecine. L’identité de l’épidémie actuelle d’influenza avec celle de 1889-1890 suffirait d’ailleurs à lever tous les doutes et à condamner l’absurde légende de panique qui a couru et venait d’on ne sait où… Il y a aussi un défaitisme sanitaire.