Revue scientifique - Invasion de sauterelles

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REVUE SCIENTIFIQUE[1]

L’INVASION DES SAUTERELLES

Des invasions de sauterelles sont signalées, cette année, sur divers points de la France. Les populations innocentes de quelques cantons agricoles sont éprouvées par cette neuvième plaie d’Egypte, comme jadis le peuple des Pharaons rebelles aux volontés divines. C’est, pour les territoires envahis, un fléau sévère, plus redoutable que la gelée et la grêle réunies. Partout où ont passé ces terribles ravageurs, il ne reste rien ; la récolte est faite ; la terre est nette. Le désastre actuel, fort heureusement, reste limité. Il est localisé, en ce moment, dans les départemens des Deux-Sèvres, de la Vienne et de la Charente. Ce sont là des régions qui, jusqu’à ce jour, n’avaient pas connu ce genre de calamité. A la vérité, et sans remonter à la Bible, tout le monde a entendu parler des ravages exercés, de notre temps et à diverses reprises, par les sauterelles en Algérie. L’opinion vulgaire croit trop facilement que la France continentale n’a rien à en redouter. Ni la France, ni l’Europe ne sont indemnes à cet égard. Les gens au courant de l’histoire de notre pays et qui ont lu Mézeray savent qu’en 1613 la Provence fut dévastée par ces insectes, qui s’abattaient en bandes innombrables sur les champs cultivés, dévorant le blé sur pied et à son défaut les feuilles des arbres, pénétrant dans les habitations et mettant à sac les granges et les greniers. En 1749 presque toute l’Europe eut à souffrir de leurs déprédations.

Les pays qui ont été les plus éprouvés de nos jours sont, avec l’Algérie et l’île de Chypre, la Russie méridionale et, plus loin de nous, les États-Unis d’Amérique. Le désastre a pris, là, des proportions grandioses. Il a, aussi, provoqué une répression exemplaire. Ce sont les naturalistes américains qui nous ont fourni les renseignemens les plus précieux sur l’histoire naturelle de ces invasions. Tandis qu’ailleurs on les subissait avec une résignation fataliste ou que l’on se contentait de les combattre par des palliatifs et des procédés empiriques, les Américains ont fait mieux. Ils ont entrepris l’étude systématique et scientifique du phénomène et voulu donner à la lutte un fondement rationnel.

Les États agricoles situés à l’ouest du Mississipi ont subi, entre les années 1873 et 1879, une véritable dévastation. Elle était telle que l’on pouvait craindre pour le développement et la colonisation des plaines fertiles qui s’étendent de part et d’autre des Montagnes Rocheuses. On peut s’en faire une idée par le détail suivant : l’estimation des dégâts pour trois années seulement, de 1873 à 1877, a été fixée officiellement à 200 millions de dollars, soit un milliard de francs. Le mal avait atteint les proportions d’un désastre national. Les gouverneurs des États et des territoires de l’Ouest, réunis à Omaha au mois d’octobre 1876, provoquèrent l’intervention du gouvernement. Une commission de naturalistes fut chargée d’étudier toutes les circonstances de ce phénomène naturel. Elle devait rechercher les conditions d’existence des insectes ravageurs, leur organisation, les causes qui déterminent leurs migrations et leur multiplication exagérée. L’habile entomologiste C. V. Riley, assisté de A. S. Packard et de Cyrus Thomas, se mit à l’étude avec une activité telle que, moins d’une année après, la commission pouvait adresser au secrétaire de l’Intérieur un rapport[2] qui est fondamental sur la matière. Ce travail a été le point de départ de nos connaissances sur la marche des invasions et sur les causes de leur extension et de leur refoulement.

Quelques années plus tard, en 1884 et en 1886, les naturalistes russes, suivant l’exemple de leurs confrères américains, appliquèrent le même programme d’étude aux invasions d’insectes qui, partis des bouches du Danube, répandaient leurs essaims sur toute la Russie méridionale, sur les provinces danubiennes, la Hongrie, et jusqu’à l’Allemagne.

Le mémoire des savans américains a été l’origine des remarquables travaux de M. Krassilstchik, professeur à l’Université d’Odessa, et de ses collaborateurs, MM. Metschnikoff, Skaczewski et Koltchanoff.

Enfin, la France elle-même se mit en mouvement. La grande épidémie de 1867, qui avait ruiné les récoltes algériennes et déchaîné la famine, n’avait déterminé aucune recherche véritablement digne d’intérêt. Le désastre de 1874, renouvelé encore en 1884, nous obligea à sortir de notre torpeur. Il fallut envisager la question d’une manière scientifique. Un très habile entomologiste, M. Künckel d’Herculais, entreprit l’étude approfondie des invasions algériennes, à la fois au point de vue scientifique et au point de vue pratique. Plus tard, sur la demande du gouvernement argentin, il a étendu le cercle de ses observations jusqu’aux contrées les plus reculées de l’Amérique du Sud. Ses travaux n’ont pas moins d’importance pour l’histoire naturelle que pour l’agriculture. Ils font loi sur la matière.

C’est avec les notions ainsi acquises qu’il est utile d’envisager maintenant l’invasion qui se produit dans nos départemens du Sud-Ouest[3].


I

Il faut remarquer tout d’abord que les invasions de sauterelles ne sont pas dues à des sauterelles véritables ou locustes. Les insectes envahisseurs sont des acridiens ou criquets. Ce sont deux familles distinctes. Sans doute, les uns et les autres sont des orthoptères sauteurs, et comme tels ont une forme générale très analogue. Cette forme est familière à chacun de nous depuis les jours de notre enfance où nous faisions de la sauterelle verte le compagnon et quelquefois le souffre-douleur de nos jeux. Des ailes supérieures, élytres, formées d’une membrane coriace, ordinairement verte, recouvrent une seconde paire d’ailes ressemblant à un tissu de gaze. Celles-ci ne se développent que pendant le vol ; au repos, elles sont repliées et plus ou moins complètement cachées par les élytres, sous lesquelles elles se plissent dans leur longueur, à la façon d’un éventail qui se ferme. C’est là un caractère commun à l’ordre tout entier des orthoptères. En tant qu’insectes sauteurs, chez les criquets comme chez les sauterelles, la paire de pattes de derrière (troisième paire) atteint un développement considérable. Elle forme une espèce de long ressort coudé qui, en se détendant brusquement, soulève le corps de l’animal à une assez grande hauteur, avant qu’il ait perdu son point d’appui sur le sol ; c’est là un moyen d’augmenter la durée et par suite la puissance de l’effort balistique. Un ingénieux naturaliste, M. Plateau, a constaté que le corps du criquet (ou tout au moins son centre de gravité) décrivait ainsi, dans l’acte du saut, une parabole dont le point culminant est à environ 32 centimètres de terre, et dont l’ouverture, c’est-à-dire l’espace compris entre le point d’essor et le point de chute, est d’environ 60 centimètres. Telle est, chez l’insecte adulte, la portée du saut.

En dépit de ces ressemblances fondamentales, les caractères qui différencient les acridiens des sauterelles véritables ne laissent pas, cependant, d’être très évidens pour un observateur qui, sans être un entomologiste breveté, serait simplement attentif.

Le premier est tiré de l’inspection des antennes. La sauterelle a des antennes longues comme le corps, flexibles comme un fil ; le criquet a des antennes courtes et rigides. L’antenne est, comme l’on sait, l’organe de l’odorat ; ce sens n’est donc pas également développé chez les uns et les autres. Une seconde différence anatomique devient très manifeste au moment de la ponte des œufs. La femelle de la sauterelle montre alors à l’extrémité du corps une sorte de longue et large gaine semblable à un fourreau de sabre, coudée à angle droit sur l’abdomen : c’est l’oviscapte qui saillit à ce moment, s’enfonce dans le sol et sert à y couler les œufs. La femelle du criquet est moins bien pourvue à cet égard : l’appareil se réduit, chez elle, à quelques pièces dentées et cornées, peu développées d’ailleurs, dont est armé le dernier anneau du corps. Au moment de la ponte, c’est l’abdomen lui-même que le criquet enfonce dans la terre : on les voit alors engagés jusqu’à la ceinture dans les trous qu’ils ont forés.

Les deux familles ont également des aptitudes musicales. Mais les mâles seuls sont des exécutans : les femelles forment l’auditoire charmé par les sérénades viriles. Cette musique, agréable à leurs oreilles, est fâcheuse aux nôtres. Elle est formée de sons criards, aigus, assourdissans comme ceux d’une lime qui mord un corps dur. On a essayé de noter ces stridulations, et un patient observateur, Yersin, y est arrivé. Ces chants diffèrent pour les deux catégories d’animaux ; et aussi les instrumens d’exécution. Les sauterelles mâles frottent leurs élytres l’une contre l’autre, le gauche passant comme un archet sur la chanterelle formée par l’élytre droit. Chez les acridiens, c’est la cuisse de la dernière patte qui sert d’archet : l’animal fait vibrer ainsi alternativement l’une et l’autre élytre. Quatrième différence : les sauterelles ont quatre articles au tarse : les acridiens n’en ont que trois. Et, enfin, au point de vue qui nous intéresse, il y a des invasions de criquets ; il n’y en a point de sauterelles[4].


II

La famille des acridiens comprend un assez grand nombre de genres et d’espèces. En France seulement, M. Finot compte vingt-cinq genres différens et soixante-dix espèces. Mais il s’en faut que tous ces insectes soient nuisibles à l’agriculture. La plupart vivent dans les clairières des bois, dans les landes désertes, sur les genêts, les ajoncs et les bruyères ; le plus souvent ils demeurent cantonnés dans les endroits secs et arides des régions montagneuses ; plus rarement ils recherchent l’humidité et habitent les marécages stériles et incultes, les prairies, les gazons, les lisières herbues des taillis. Leur développement y reste toujours limité et leurs dégâts insignifians.

Mais, sous des influences particulières et encore mal connues, quelques-uns de ces acridiens prennent tout à coup une extension numérique excessive ; ils débordent de leur cantonnement originel sur les régions voisines qu’ils envahissent en troupes immenses et saccagent de fond en comble. Ce sont les espèces migratrices et dévastatrices. La plus comme est le criquet pèlerin (A. peregrinum), espèce nomade, venant par étapes du Centre africain, et se répandant dans les plaines et les vallons. Son développement ne peut subir d’interruption : il n’hiberne pas à l’état d’œuf. Au cours de l’histoire, il a exercé ses dévastations sur presque toutes les contrées de l’Afrique du Nord. C’est à lui, sans doute, qu’il convient de rapporter la neuvième plaie d’Egypte, les invasions de la Cyrénaïque, dont les historiens latins ont fait mention, et celles de la Mauritanie. Les sauterelles qui ont si souvent dévasté l’Algérie (ancienne Barbarie) dans l’antiquité, et qui plus tard ont causé les épidémies de 1724, 1867, 1874 et 1894, étaient des criquets pèlerins. Une autre espèce d’acridiens, plus petite, autochtone, le Stauronotus Maroccanus a alterné périodiquement ou coïncidé avec la précédente et partagé avec elle la responsabilité des déprédations commises sur tout le littoral méditerranéen. C’est à ce criquet marocain qu’il faut attribuer les invasions désastreuses de 1884 et de 1888 en Algérie, et la plupart de celles qui ont désolé l’Espagne. Il se plaît dans les terrains rocailleux, dénudés et secs ; l’œuf n’éclôt qu’au bout de neuf mois, après les froids de l’hiver, auxquels l’espèce peut ainsi résister.

A l’autre extrémité du continent africain, il y a une espèce d’acridiens qui produit aussi de grands dégâts dans les jardins. C’est le Pachytylus vastator que les Boers, sans aucune malice, ont surnommé « les habits rouges ; » les jeunes présentent une livrée panachée de rouge et de noir qui donne à leurs bataillons l’aspect d’une troupe anglaise. Dans la Russie méridionale, les ravages sont dus à un acridien très voisin du précédent : c’est le Pachytylus migratorius, ou œdipode voyageuse.

Dans l’Amérique du Sud, les agens dévastateurs des récoltes du Missouri, du Texas, du Kansas, de l’Iowa, du Dakota, du Nebraska, de l’Utah, du Colorado, appartenaient à deux espèces de caloptènes (Caloptenus spretus et C. femur rubrum).

Quant à la petite invasion qui sévit en ce moment sur nos départemens du Sud-Ouest, elle est due au Criquet italien (Caloptenus italicus). Ce n’est pas à dire qu’il nous vienne d’Italie. Il est, en effet, commun à une grande partie de l’Europe et on le rencontre communément dans les champs et les vignes du centre et du midi de la France, depuis Perpignan et Marseille, jusqu’à Fontainebleau et jusque dans les Vosges. En temps ordinaire, il exerce peu de ravages. A de certaines époques, il peut se multiplier d’une façon excessive et donner naissance à des essaims d’invasion qui se répandent plus ou moins loin, et causent des dommages aux cultures. Le fait s’est produit quelquefois en Camargue : de même dans le Languedoc où les luzernes ont eu à souffrir, à plusieurs reprises, de la pullulation de cet acridien… L’an dernier, c’était l’Aveyron qui était attaqué dans les cantons de Camarès, Belmont et Saint-Affrique. Cette année, c’est le tour de la Charente, des Deux-Sèvres et de la Vienne.


III

Les études de C. V. Riley et de la commission américaine nous ont appris que les acridiens migrateurs ont une sorte de port d’attache, de foyer patrimonial d’où l’espèce s’élance périodiquement en formant des essaims d’invasion, où elle revient par des essaims de retour, et qui constitue en définitive son habitat fixe et permanent. C’est la contrée où les pontes réussissent toujours. Autour de cette région permanente, il y en a une autre que Riley appelle sub-permanente pour exprimer le fait que les incursions y sont fréquentes, que les envahisseurs s’y maintiennent plus ou moins longtemps, par exemple, pendant trois ou quatre années de suite, et s’y multiplient très abondamment. Plus loin, enfin, une troisième zone, région temporaire, correspond aux contrées où les vols d’acridiens viennent s’abattre accidentellement, sans que ces animaux puissent y former d’établissement plus ou moins durable.

Aux États-Unis, la région permanente est formée par les hauts plateaux des Montagnes Rocheuses. Là, entre 600 mètres et 2 000 mètres d’altitude, s’étendent d’immenses solitudes où les pluies sont rares et où prospère en conséquence l’unique végétation des climats secs. On y trouve une sorte de gazon, le Bunck-grass, émaillé de quelques chenopodiées ; d’ailleurs, pas un arbre. Les acridiens caloptènes rencontrent là les conditions favorables à leur existence. Leur développement y est maintenu dans un certain état moyen par le jeu de conditions opposées, les unes favorables, les autres défavorables à l’extension de l’espèce. A certaines époques cependant, l’équilibre est rompu : un concours de circonstances propices amène une multiplication excessive. Une ponte abondante, une incubation heureuse font éclore, en rangs pressés les jeunes acridiens. Ceux-ci, alors, sentent naître, en eux, le besoin instinctif et plus ou moins nouveau de s’associer en troupe ou en essaims et d’émigrer en masse à la recherche de leur subsistance. Ils colonisent ainsi la région sub-permanente, c’est-à-dire les plaines qui forment la bordure orientale des Montagnes Rocheuses entre le 38e et le 58e degré de latitude. Les nouveaux venus se maintiennent pendant trois ou quatre années dans cet habitat moins bien adapté à leurs besoins ; le plus grand nombre ne tarde pas à disparaître sous l’action prédominante des circonstances défavorables et particulièrement sous l’attaque des parasites : ce qui échappe à la destruction retourne dans la région permanente. Enfin, des essaims à plus longue portée vont dévaster, sans chances de s’y établir, la vaste région temporaire formée par les territoires et les États plus voisins du Mississipi depuis le Texas jusqu’au Minnesota.

On n’avait pas su, jusque-là, d’où sortaient les acridiens (P. migratorius) qui ravageaient le sud de l’Europe orientale. L’opinion commune les faisait venir de la Perse ou du fond de l’Asie. Guidés par les idées des naturalistes américains, les naturalistes russes en découvrirent facilement le point d’origine. Le foyer permanent de ces essaims est, en réalité, comme l’a montré, en 1886, M. Krassilschik dans les terres et les îles basses de l’embouchure du Danube.

Il restait à fixer de même l’origine du criquet pèlerin et du stauronote marocain qui désolent l’Algérie. C’était, disait-on, le vent du désert qui les amenait du fond du Sahara. M. Künckel d’Herculais a montré, conformément aux idées de Riley, que ces insectes venaient chacun d’une contrée différente appropriée à ses conditions d’existence. Le stauronote a pour région permanente celle des hauts plateaux ; le Tell est sa région d’habitat sub-permanente et temporaire. Le criquet pèlerin, au contraire, ne peut se reproduire et subsister d’une façon continue, comme l’a vu M. Vienet, que dans les parties basses qui avoisinent les chotts de l’extrême sud où des pâturages subsistent pendant l’hiver. La faim, lorsque leur nombre augmente, les chasse en essaims, dans le Tell.


IV

La migration des acridiens est la conséquence évidente de leur abondante pullulation et de la nécessité de trouver leur subsistance sur des terres nouvelles. Mais les causes directes de la pullulation de ces insectes, les circonstances qui président à leur exode, à leur groupement en bandes, à leur marche en ordre mince ; enfin, l’irrégulière périodicité du retour de ces phénomènes restent profondément énigmatiques.

M. A. Giard a proposé une solution.

Il croit, avec A. H. Swinton, que la multiplication exagérée des acridiens, coïncide avec les années de minimum des taches solaires et présente la même périodicité, qui est sensiblement de onze années.

Quant à la manière dont s’exécute le mouvement en avant de ces armées d’acridiens, il est très utile, à tous les points de vue, de la connaître. Pendant les trois quarts de leur vie, ces insectes n’ont pas d’autre moyen de progression que la marche et le saut. Le vol ne leur est possible que dans la toute dernière période de leur existence. Il faut donc les comparer à une infanterie assez pesante s’avançant sur un front assez étendu en colonne serrée et peu profonde. Si l’on vient à déranger leur ordre, ils se dispersent pour un moment, mais se rallient bientôt et reprennent la même formation : c’est là une particularité qui a été signalée par M. Mattei et que l’on met à profit pour les détruire.

Les essaims ne commencent leur exode que vers la fin de la première semaine qui suit leur éclosion. Jusque-là ils piétinent sur place. Ils sont donc faciles à joindre et à attaquer pendant ce temps. Et c’est, en effet, le moment, qu’en Algérie, les Arabes choisissent pour les écraser. Cette période écoulée, ils commencent à s’ébranler et ils peuvent déjà parcourir environ 100 mètres par jour. Un mois plus tard ils sont capables de parcourir 1 kilomètre par jour. C’est là la vitesse moyenne de l’insecte adulte, marchant et sautant.

On a fait une autre remarque, qui n’est pas sans portée pratique. C’est que, malgré les ventouses, les pelotes et les crochets qui garnissent les articles de ses tarses, l’acridien n’a pas de prise sur une surface lisse ; il ne peut escalader une paroi verticale ou fortement inclinée formée d’une toile cirée ou d’une bande métallique. On utilise ce fait pour arrêter les bandes d’acridiens au moyen de l’appareil cypriote.

On sait que l’île de Chypre a été, pendant plusieurs années, désolée par les ravages des acridiens. Un habitant, M. Mattei, qui avait fait sur les habitudes de ces insectes les deux remarques que nous venons de rappeler, les appliqua à arrêter leur marche. Il leur opposait une barrière de toile tendue sur piquets, de 65 centimètres de hauteur, continuée en haut par une bande de toile cirée de 20 centimètres de largeur. Ces bandes ont environ 50 mètres de longueur ; elles sont fixées à des pieux distans d’environ deux mètres l’un de l’autre. On les associe par deux, de manière à former un V ouvert devant la troupe des insectes. Ceux-ci s’acharnent vainement à franchir l’obstacle : ils grimpent jusqu’à la toile cirée, ne peuvent s’y fixer malgré leurs efforts et retombent au pied de la barrière les uns sur les autres. Ils s’accumulent ainsi dans des fosses ménagées au fond de l’appareil et destinées à devenir leur tombeau. Lorsqu’en effet ils y sont tombés, ils n’en peuvent plus sortir, grâce à l’existence d’un cadre de zinc poli de 10 centimètres de hauteur qui ne leur fournit aucune prise. C’est là qu’on les écrase et les enterre. Grâce à ce moyen, l’administration anglaise de l’île est parvenue, en quelques années, à extirper entièrement le fléau.

Les Américains ont imaginé d’autres appareils, — mobiles, cette fois, — des chariots, des herses diverses, pour rabattre les insectes dans des fosses : des vans montés sur roues pour les attirer dans un laminoir qui les écrase : des sacs à large entonnoir que l’on traîne sur le sol pour les recueillir. Un cultivateur français, M. Giot, a préconisé l’emploi de poulaillers roulans. Ces procédés se sont montrés plus ou moins efficaces, selon les circonstances.


Les bandes d’acridiens voyagent ainsi, tout le jour, à la surface du sol, dévorant la végétation qu’ils rencontrent. Ils s’arrêtent le soir, pour reprendre leur course, au matin, dès que les rayons du soleil ont commencé à réchauffer la terre. Leur voracité est extrême. Leur vie n’est qu’un long repas, interrompu seulement, et pour la durée d’une heure seulement, par chacune des mues, au nombre de cinq, qu’ils subissent au cours de leur existence. Ils recherchent surtout les parties vertes et tendres des plantes. Leur nourriture de prédilection est la tige et l’épi jeune des graminées, blé, seigle, orge, avoine. A défaut de ce mets favori, ils s’accommodent de toutes les plantes cultivées, dont leurs mandibules puissantes hachent et débitent, en un rien de temps, toutes les parties, feuilles, tiges et bourgeons. Ils respectent les végétaux résineux ou aromatiques, tels que les lauriers-roses et les lentisques, tant que la faim ne les talonne pas. Mais, lorsqu’ils n’ont pas autre chose, ils se résignent à ces alimens décriés. Dans le cas d’extrême disette, on les voit attaquer et dévorer les écorces, la toile à voile, le papier ; et, quoique herbivores. Ils ne répugnent pas, alors, à se nourrir des cadavres de leurs compagnons. Vers la fin de cet exode, et après avoir accompli sa cinquième et dernière mue, l’acridien est arrivé à l’état parfait. Ses ailes, qui étaient apparues dès le second stade et qui s’étaient perfectionnées successivement, sont alors arrivées à leur développement complet. Il s’essaye pendant quatre à cinq jours à voleter. Le sixième jour enfin, il prend l’essor et parcourt, sur l’aile des vents, de vastes espaces.

Les acridiens volent en troupes pressées, profondes, innombrables. Ces vols immenses ressemblent de loin à des nuages qui obscurcissent le ciel. Au point où ils s’abattent comme une grêle vivante, ils rompent les branches des arbres et couchent les récoltes. Il n’est pas rare de voir un vol qui couvre la moitié d’un hectare. Quelquefois des vols successifs, tombant au même point, forment une accumulation énorme d’êtres grouillans. Des nuées de ces sauterelles ont été capables de mettre obstacle à la marche des troupes. On raconte qu’après la bataille de Pultawa, l’armée de Charles XII, poursuivie à travers la Bessarabie par Pierre le Grand, fut arrêtée par un vol prodigieux de sauterelles qui s’abattit sur elle[5].


V

On a vu que les essaims d’invasion qui se répandent dans les régions subpermanentes et dans les régions temporaires, pour parler comme Riley, ne parvenaient pas, ordinairement, à s’y maintenir. Ils succombent à des conditions extérieures défavorables et surtout à l’assaut des êtres qui vivent à leurs dépens. C’est là une loi naturelle. Lorsqu’une espèce se développe d’une manière excessive, elle est ramenée dans ses limites par le développement parallèle de ses ennemis et de ses parasites.

Les essaims d’acridiens en traînent beaucoup à leur suite, et d’abord, les oiseaux. Mézeray raconte, à propos de l’invasion de sauterelles qui désola les environs d’Arles en 1613, que ces insectes étaient suivis par des nuées d’oiseaux. L’observation est exacte. La gent ailée, comme dit La Fontaine, fait un véritable carnage des acridiens. Les étourneaux sont au premier rang ; le martin rose ou merle rose et le martin triste ; puis, viennent des échassiers, comme aux États-Unis, des tétras ou poules de prairie, des colins de Virginie.

Les acridiens ont des ennemis non moins redoutables parmi les insectes. Certaines mouches s’attaquent à l’insecte : d’autres à ses œufs. Une muscide, l’Anthomie, en 1876, a détruit le dixième des pontes dans le Missouri et l’Arkansas. En 1888, en Algérie, Künckel a vu une bombylide anéantir 5 à 20 pour 100 des pontes d’acridiens. Riley a observé une cantharide, l’Épicaute rayée, qui dévore les œufs des criquets américains.

Enfin, certains champignons parasites, les Entomophtora, peuvent exercer de grands ravages parmi les orthoptères dévastateurs. Herbert Osborn et M. A. Giard ont trouvé des champs entiers parsemés de cadavres d’acridiens accrochés à des branches ou à des brins d’herbe. Ces insectes avaient succombé à l’envahissement du champignon parasite dont le mycélium étouffe, dans son réseau feutré, tous les tissus vivans. Lindemann, en 1860, Skaczewski, en 1884, et Koltchanoff, en 1886, ont constaté sur des espaces considérables l’avortement des pontes de l’acridien du Danube par suite du développement de ces champignons. M. Metschnikof a même préconisé, à un moment, les cultures artificielles d’un champignon analogue, l’Isaria, pour combattre les invasions de sauterelles.

Enfin, l’homme, en détruisant les œufs ou les animaux jeunes, complète l’œuvre de préservation de la nature et contribue, pour une certaine part, à limiter l’extension indéfinie de l’espèce nuisible.


VI

De quelle nature est l’invasion qui sévit actuellement dans le Sud-Ouest de la France ? Quelle est l’origine de ces insectes ravageurs ?

C’est là une question difficile à résoudre, parce que l’acridien qui est en cause n’a pas de foyer permanent connu. Le criquet italien, en effet, le Caloptenus italicus existe, comme nous l’avons dit, à l’état endémique dans tout le Midi de l’Europe.

Sont-ce ces exemplaires isolés, ces hôtes habituellement rares, dont la fécondité aurait reçu une subite impulsion à la suite d’une série d’années sèches ? Au contraire, s’agit-il d’une invasion émanée d’un centre de ponte inconnu et permanent du caloptène italien ? C’est la question qu’aura à résoudre, à la suite d’une enquête attentive, l’habile entomologiste dont les agriculteurs et les naturalistes attendent la consultation. M. Künckel d’Herculais devra faire, ici, pour le criquet italien, ce qu’il a fait en Algérie pour le criquet marocain. Il devra faire connaître ses mœurs, ses habitudes, ses ennemis et ses parasites.

En attendant, et pour répondre au cri de détresse des populations éprouvées par le fléau, les professeurs départementaux d’agriculture, inspirés par M. Marchai, ont conseillé aux populations les moyens de défense qui ont réussi ailleurs, à Chypre et en Algérie. Ils recommandent au début la recherche des lieux de ponte, dans lesquels on peut détruire les œufs et les acridiens nouvellement éclos : le recours aux barrages polis et aux fosses d’enfouissement ; l’usage des appareils collecteurs, le filet à pêche de Corsi, ensuite, ou la nasse de Finot ; enfin, l’emploi des insecticides en pulvérisation sur les cultures. On connaîtra bientôt, tant au point de vue scientifique qu’au point de vue pratique, les résultats de cette campagne.


A. DASTRE.

  1. Dans notre dernière Revue, sur la Lèpre (n° du 1er juillet 1901), nous avions eu l’occasion de signaler, à diverses reprises, l’importance des documens que nous devions aux patientes études de Don Sauton. Le savant Bénédictin vient de réunir et de résumer ses travaux, et l’on peut dire ceux de ses prédécesseurs, dans un livre magistral qui est l’histoire médicale la plus complète, la mieux informée et la plus facile à lire qui ait jamais été écrite de cette cruelle maladie. Ce livre a paru chez l’éditeur Naud, le 7 juillet dernier, sous ce titre : la Léprose.
  2. First annual Report of the United States Entomological Commission for the year 1877. Washington, 1878.
  3. Le foyer principal est dans le canton de Rouillac. Les cantons de Villefagnan, Aigre ; les communes de Mayha, Puy-du-Lac, Tonnay-Charente et Rochefort, sont particulièrement éprouvés. Il y a un autre foyer en Camargue, au Mas-Saint-Andéol, à Merle et à Tamaris.
  4. Cette assertion est trop absolue. Il peut arriver, pour les sauterelles comme pour les criquets, quoique plus rarement, que leur multiplication soit telle, dans leur canton originel, qu’ils produisent des dégâts sur place. Il y a eu, en 1888, une invasion de sauterelles sur les arbrisseaux, les vignes et les chênes, d’Hyères et de Saint-Tropez, en Provence (Barbitistes et Ephippiger). Parmi les espèces qui dévastent actuellement les départemens du Sud-Ouest, il y a aussi beaucoup d’essaims de sauterelles véritables. Dans les envois adressés des régions contaminées à l’Institut agronomique de Paris, M. Marchal a trouvé, parfois, plus de locustides que d’acridiens.
  5. Récemment, à Lézignan, entre Niort et Poitiers, elles ont immobilisé un train dont les roues, empâtées de cette bouillie vivante, patinaient sur place.