Revue scientifique - La Lutte contre la fièvre jaune

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Revue scientifique - La Lutte contre la fièvre jaune
Revue des Deux Mondes5e période, tome 29 (p. 216-228).
REVUE SCIENTIFIQUE

LA LUTTE CONTRE LA FIÈVRE JAUNE

De nouveau la fièvre jaune fait parler d’elle. Elle désole la Nouvelle-Orléans ; elle sévit au Honduras et dans l’État de Panama. Tandis que l’on célébrait l’effort victorieux de la science qui a réussi à extirper le fléau de ses domaines héréditaires, La Havane et Rio de Janeiro, voici qu’il reparaît ailleurs. Derechef il faut combattre et renouveler les exploits des Américains à Cuba et des Brésiliens à Rio.

Et cela est possible. On peut lutter aujourd’hui, avec l’espoir, avec la certitude du succès. Pendant des siècles la maladie est restée insaisissable. Les médecins n’en savaient que ce que tout le monde en voit, les signes extérieurs, les symptômes, la gravité ; ils en ignoraient l’essentiel, c’est-à-dire la nature intime et le mode de propagation.

Aujourd’hui encore, à la vérité, nos connaissances de la nature du mal sont bien rudimentaires ; nous avons peu de notions sur le microorganisme de la fièvre jaune. On a seulement établi que c’est un parasite du sang, non pas des globules comme le parasite du paludisme, mais seulement de la partie liquide, du plasma. Il est si ténu qu’il ne trouble pas la transparence des liqueurs, qu’il peut traverser la plupart des filtres et qu’il reste invisible au microscope.

Mais si l’on connaît mal l’agent morbide, le germe ultra-microscopique, cause efficiente de la maladie, on connaît bien l’intermédiaire qui la propage, l’agent qui a le monopole de sa transmission, — et cela suffit, comme on va le voir, — pour combattre rationnellement et efficacement la contagion.

Cet agent unique, obligatoire, seul qualifié pour inoculer le microorganisme de la fièvre jaune à l’homme, c’est un moustique, un maringouin, un mosquito, un cousin, pour lui donner ses différens noms vulgaires. Mais ce n’est pas un moustique quelconque, c’est un moustique d’un genre et d’une espèce parfaitement déterminés, la Stegomya calopus que, récemment encore, on appelait Culex fasciatus. Au temps de Linné, en 1758, on ne connaissait que six espèces de cousins. En 1902, on en décrivait deux cent cinquante espèces, et le nombre s’en est accru si rapidement depuis lors qu’il est présentement bien près d’atteindre le chiffre de quatre cents. Le naturaliste anglais F. V. Theobald, qui fait autorité en la matière, en a distingué vingt-neuf genres et il a créé pour l’un d’eux le nom de Stegomya (mouche qui se cache) : dans ce genre nouveau il a établi vingt-deux espèces, et c’est l’une d’elles, la Stegomya calopus, qui, à l’exclusion de toute autre, communique le parasite de la fièvre jaune de l’homme malade à l’homme sain. Cette stégomie est d’ailleurs la plus cosmopolite de toutes les espèces de cousins et sa distribution étendue explique l’extension que la redoutable maladie n’a cessé de prendre depuis la découverte de l’Amérique.

Avant d’arriver dans le sang de l’homme le germe de la fièvre jaune a fait un stage obligatoire dans les tissus du moustique et réciproquement. C’est là une donnée de première importance. La maladie de l’homme suppose la maladie du moustique et inversement. Seulement la maladie de l’insecte est légère, presque inappréciable, tandis que celle de l’homme est grave. Si jamais l’espèce humaine vient à être débarrassée du micro-organisme de la fièvre jaune, la stégomie calope en sera débarrassée du même coup. Il y a ainsi une sorte de pacte pathologique entre l’homme et le moustique, une sorte de symbiose morbide dont l’existence du bacille infectieux est le prix. On conçoit dès lors que la disparition du fléau, c’est-à-dire du microbe parasite, ait pour condition la rupture de ce pacte. Il faut isoler l’homme sain du moustique parasité ; il faut isoler le moustique sain de l’homme parasité. Il n’y aurait pas d’inconvénient à laisser l’homme sain en présence du moustique sain. Voilà théoriquement le thème. Pratiquement la stratégie sanitaire se résume en cette formule : éviter le moustique, le tuer ou le guérir. C’est en réalisant isolément l’un de ces trois objectifs, ou tous les trois simultanément, que les services sanitaires sont parvenus à assainir l’Ile de Cuba, le littoral brésilien et plus récemment le territoire de Dakar dans notre colonie de l’Afrique occidentale. On a réussi à purger ces régions de la maladie qui y existait à l’état endémique, et à étouffer dans l’œuf, pour ainsi dire, les épidémies qui y étaient importées du dehors. C’est le même plan de conduite qu’il faudra suivre en chaque lieu, à chaque réapparition du fléau, jusqu’à ce que l’humanité en soit définitivement libérée.

Mais, pour éviter le moustique, pour se mettre à l’abri de ses piqûres, il fallait en bien connaître le genre de vie, les mœurs, les habitudes, les particularités d’existence, en un mot l’histoire naturelle complète. Et c’est précisément ce que nous ont appris de nombreuses recherches dues à des naturalistes médecins parmi lesquels il faut citer les membres des trois missions organisées par les gouvernemens américain, anglais et français, et envoyées aux lieux d’infection pour y étudier sur place le mal et les remèdes. Il faut signaler encore les savans qui, de l’école de médecine coloniale de Liverpool et de l’Institut Pasteur de Paris, dirigeaient ces études et en centralisaient les résultats. En dehors des mémoires spéciaux, dont rien ne peut remplacer la lecture, quelques publications récentes, d’un caractère plus général, ont offert au public scientifique un exposé d’ensemble des notions acquises. Parmi ces ouvrages il faut signaler le beau volume de M. le docteur Raphaël Blanchard sur l’histoire naturelle et médicale des moustiques et l’excellent petit livre de MM. Chantemesse et Borel sur les moustiques de la fièvre jaune.

C’est au moyen des documens puisés à ces différentes sources que nous allons exposer, non point les procédés pratiques de la lutte contre la fièvre jaune, mais les notions scientifiques sur lesquelles la défense est fondée.


I

L’histoire des épidémies de fièvre jaune aux diverses époques révèle une tendance remarquable de la maladie à étendre ses ravages. Originaire des îles et du littoral du golfe du Mexique, pendant longtemps elle est restée cantonnée dans ce foyer d’origine. C’est à Vera Cruz que les conquérans espagnols se heurtèrent à elle, dès leurs premières tentatives de conquête du Mexique, au début du XVIe siècle. Elle leur fut un ennemi autrement redoutable que les Aztèques. Les historiens de la conquête racontent que la troupe de Diego de Nuñes, qui comptait 780 hommes au moment où elle vint occuper, en 1509, les terres basses de Vera Cruz, en perdit 400 en quelques jours : quinze mois plus tard elle était réduite à 60 hommes. Ce premier désastre était significatif. Il annonçait aux envahisseurs l’effroyable consommation de vies européennes qu’allait faire pendant quatre siècles le minotaure des tropiques, sous ses noms divers, de typhus amaril, de vomito negro ou fièvre jaune.

Dans toute cette région côtière du golfe du Mexique, à l’embouchure et le long des rives des fleuves, la maladie s’est perpétuée à l’état endémique, manifestant de loin en loin des phases de recrudescence épidémique plus ou moins violentes. De ce centre permanent dit « foyer mexicain » sont parties des irradiations épidémiques nombreuses. Les unes, remontant vers le Nord, ont frappé les lies Bermudes et le littoral atlantique des États-Unis ; d’autres, s’orientant du côté du Sud, ont contaminé les Guyanes et le Brésil ; puis, contournant le continent américain, se sont abattues sur les ports du Pacifique. Les vaisseaux chargés de sucre, venant de Cuba, ont transporté la contagion dans les villes maritimes de l’Europe. Au XVIIIe siècle les bateaux négriers revenant des Antilles ont infesté la côte occidentale d’Afrique.

La plupart de ces épidémies, issues du foyer originel mexicain, se sont éteintes sur place après avoir exercé des ravages désastreux. Mais d’autres fois la fièvre jaune, rencontrant dans les pays nouveaux des conditions favorables à son développement, s’est installée d’une façon permanente à l’état endémique. C’est ce qui est arrivé pour le Brésil et pour la côte d’Afrique.

Ainsi se sont établis deux foyers secondaires devenus, à leur tour, deux nouveaux centres d’irradiations, le « foyer brésilien et le « foyer africain. » Ce dernier, qui date, comme nous l’avons dit, du milieu du XVIIIe siècle, s’est localisé dans le golfe de Guinée entre l’embouchure du Niger et celle du Congo ; c’est particulièrement dans la région de Sierra-Leone que le caractère endémique, permanent, de l’infection amarile s’accuse nettement : c’est de là qu’ont rayonné la plupart des épidémies qui ont ravagé l’Afrique.

Le foyer brésilien est de date plus récente : il s’est établi au milieu du XIXe siècle. C’est en 1849 qu’un navire venant de la Nouvelle-Orléans, le Brasil, apporta la fièvre jaune à Bahia. De cette ville un autre bateau, la Navarre, l’amena à Rio-de-Janeiro où elle trouva toutes les conditions nécessaires à sa naturalisation : un sol bas paludéen, des alluvions fluviales, une chaleur intense et une humidité excessive. La maladie s’installa donc à l’état permanent, endémique ; elle devint une maladie du pays. Enfin, elle rayonna, à partir de ce nouveau centre, vers les contrées de l’intérieur en suivant, comme toujours, le cours des fleuves. Ainsi se produisit l’épidémie qui, en 1870, pendant la guerre du Brésil contre le Paraguay, éclata à l’Assomption sur le Parana, à 300 lieues de la côte : propagée jusqu’à Buenos-Ayres, elle y fit plus de trente mille victimes.

L’Europe, à son tour, a reçu à maintes reprises la visite du redoutable fléau. Les pays méridionaux, au-dessous du 43e degré de latitude, ont été particulièrement éprouvés. — L’Espagne fut atteinte pour la première fois, à Cadix, en 1700. Le même port fut infecté de 1730 à 1734, puis en 1780, de nouveau de 1800 à 1804, et de 1810 à 1812. L’épidémie de 1800-1804, au lieu de rester confinée le long de la côte, remonte le cours du Guadalquivir et gagne l’intérieur des terres : elle s’étend à l’Andalousie et s’abat sur la Catalogne ; elle fait 80 000 victimes. En 1821, c’est Barcelone qui est infectée par le navire Grand-Turc venant de la Havane ; 20 000 personnes périssent. Nouvelle épidémie à Pasages, en 1828. A partir de ce moment il n’y a plus à signaler que deux incursions du fléau relativement bénignes : l’une à Barcelone en 1870 ; l’autre à Madrid, en 1878, à la suite du retour d’un régiment cubain. — Le Portugal a été sérieusement atteint, en 1723, à Lisbonne : il l’a été légèrement en 1750 et 1751. Une épidémie grave s’est déclarée à Oporto en 1856 : elle était importée par deux navires arrivant du Brésil : elle tua 7 000 personnes. — L’Italie ayant peu de relations maritimes avec les foyers de contamination est restée à peu près indemne. Cependant, en 1804, lors de l’épidémie d’Espagne, la contagion s’étendit de Barcelone à Livourne et 1 500 personnes périrent. En 1883, un malade s’étant rendu à Torre Annunziata devint le centre d’une petite infection amarile qui se répandit autour de cette localité.

Voilà pour les pays chauds d’Europe.

Dans la partie plus tempérée, au nord du 43e parallèle, en France, en Angleterre, on a observé fréquemment des cas de fièvre jaune importés par navires, mais jamais d’épidémie véritable.

En France, les lazarets de Marseille et de Brest ont reçu des malades atteints de typhus amaril, en 1802, 1804, 1807, 1821, 1836, 1839, et plus tard, presque tous les ans, de 1891 à 1900. A chaque fois les ouvriers employés au déchargement des bateaux ont été atteints : mais il n’y a pas eu de contagion à terre, en dehors des navires.

Les faits de Marseille en 1821 et de Saint-Nazaire en 1861 sont particulièrement intéressans : MM. Chantemesse et Borel ont montré à quel point ils étaient instructifs. Pendant l’été de 1821, alors que l’Espagne était violemment atteinte, un brick, le Nicolino, quitta le port de Malaga pour se rendre à Marseille. Le jour même de son départ, le 26 août, un malade mourait à bord : c’était un cas de fièvre jaune. Pendant le trajet, un second cas se déclara, si bien que lorsque le navire arriva à Marseille le 7 septembre, il fut envoyé au lazaret de Pomègue et mis en quarantaine dans le bassin. D’autres voiliers, au nombre de 40, venant de pays tels que Tunis, Chypre, Alexandrie, où la fièvre jaune n’avait jamais existé, étaient amarrés à la file le long des quais du bassin, rigoureusement isolés, sans aucun contact les uns avec les autres. Cependant des cas de fièvre jaune éclatèrent autour du brick, dans le bassin même du lazaret : du 7 septembre au 2 octobre, 22 personnes furent atteintes. C’étaient des matelots des voiliers voisins, des gardes sanitaires placés à bord pour la surveillance, un ouvrier travaillant sur un ponton amarré à une petite distance.

On observa, avec étonnement, que la maladie, si contagieuse à bord du navire et dans son voisinage immédiat, ne l’était pas autour des malades lorsque ceux-ci étaient transportés à l’hôpital ou, — comme l’ouvrier atteint, — dans leur maison, en ville. Aucun cas de contagion ne se produisit en effet, ni dans l’hôpital, ni dans la ville. C’est que ce n’est pas le malade lui-même, ni ses vêtemens, ni son linge qui sont les véhicules de la maladie, ni même les hardes des morts : ce sont les moustiques, les stégomies, insectes casaniers, qui, de leur propre mouvement, ne s’éloignent jamais de plus de quelques centaines de pas du lieu qui les vit naître. Dans le cas présent, ce berceau du moustique infectieux, ce domicile, c’étaient les coins obscurs du bateau, le Nicolino.

L’épidémie de Saint-Nazaire, en 1861, fournit un exemple analogue. Le bateau Anne-Marie, parti de la Havane le 13 juin, arrive à Saint-Nazaire le 25 juillet. Neuf matelots ont été atteints de fièvre jaune au cours du voyage, mais ils sont guéris ; l’état sanitaire est bon et le navire est admis à la libre pratique. On ouvre la cale, repaire de l’insecte, véritable boîte de Pandore ; on décharge les marchandises, on procède aux réparations. Aussitôt des cas de fièvre jaune se déclarent sur les déchargeurs, sur les ouvriers, sur des personnes habitant dans le voisinage du navire infecté. Du 25 juillet au 16 août, 21 individus sont atteints. L’épidémie dont l’Anne-Marie est le foyer s’étend aux bateaux voisins : 10 cas nouveaux s’y déclarent plus ou moins tardivement après qu’ils ont quitté le port.

L’Angleterre s’est trouvée, par rapport à la fièvre jaune, dans les mêmes conditions que la France. Les ports de Falmouth, de Southampton, de Londres ont reçu à plusieurs reprises des malades. Des épidémies ont pu se déclarer autour du navire contaminé, c’est-à-dire portant dans ses flancs des exemplaires de stégomies. Celles-ci, infectées au départ ou susceptibles de s’infecter, pendant la traversée, aux malades du bord, inoculent la maladie à quiconque approche. Quelques-unes passent sur les navires les plus voisins, les infectent et les transforment ainsi en nouveaux foyers morbides. C’est l’histoire de l’épidémie de Saint-Nazaire en 1861. C’est aussi l’histoire de ce qui se passa quatre ans plus tard à Swansea, en Angleterre, où le voilier Hécla, arrivant de Cuba, contagionna une vingtaine de personnes venues à bord et un autre bâtiment amarré dans son voisinage.

Ce n’est pas le lieu de donner un récit détaillé de toutes ces épidémies. Il suffira de dire que toutes les particularités observées s’expliquent admirablement par la supposition que le moustique est le seul agent de propagation du germe infectieux et par la connaissance de son genre de vie, de ses mœurs et de ses habitudes.


II

Ce qui vient d’être dit sur la répartition géographique de la fièvre jaune a mis en évidence la tendance de cette maladie à gagner toujours du terrain. On a vu les progrès continuels de son extension depuis les débuts du XVIe siècle. Peut-on prévoir où s’arrêtera cette marche envahissante, en supposant que l’hygiène savante n’intervienne pas pour y couper court ? Doit-on supposer qu’elle continuerait indéfiniment et que le fléau asservirait sans cesse de nouveaux territoires à mesure que se développera la navigation et que se multiplieront les relations avec les pays contaminés ? Quelles sont, enfin, les contrées menacées dans un avenir plus ou moins prochain ?

Il est facile de répondre à ces questions. Il suffit d’en traduire l’énoncé dans une langue conforme à la doctrine de la propagation par les moustiques. La fièvre jaune s’implantera partout où la stégomie vit et se multiplie, ou mieux partout où elle est capable de vivre et de multiplier. Or, et par une heureuse chance pour les pays européens, il se trouve que ce moustique spécifique ne peut vivre que dans des conditions de température très élevées, et d’ailleurs étroitement fixées pour l’accomplissement de chacune de ses fonctions vitales. L’insecte parfait ne peut subsister qu’entre 15° et 38° ; au-dessous de 15°, il est paralysé, engourdi, et il meurt ; déjà à 18°, il ne se nourrit plus et se meut difficilement. Il ne pique avec énergie qu’au-dessus de 25°. Il s’accouple entre 20° et 30° ; mais il n’y a de fécondation que si le thermomètre marque plus de 25°. Il pond dans l’eau des habitations, dans l’eau croupissante des vases à fleurs, des gouttières, des bouteilles, des baquets, des éviers, et seulement si la température est comprise entre 27° et 30°.

Les conditions du développement de la larve ne sont pas moins rigoureusement précises. L’évolution de l’œuf et l’éclosion de la larve exigent une température comprise entre 20° et 30° : l’optimum est à 28°. Tout abaissement au-dessous de ce chiffre se traduit par un retard plus ou moins considérable. La larve est aquatique : sa respiration aérienne l’oblige à se fixer à la surface de l’eau ou à y venir chercher l’air périodiquement. Elle évolue normalement en insecte parfait en une période de neuf jours pourvu que le thermomètre ne s’abaisse pas la nuit au-dessous de 27° : sinon, la formation de l’insecte ailé, capable de s’accoupler et de se reproduire, exige jusqu’à quarante et soixante jours.

On voit, en résumé, que le moustique spécifique de la fièvre jaune n’accomplit son évolution vitale régulière et complète qu’à une température moyenne de 28° et que tout abaissement diurne ou nocturne du thermomètre compromet quelqu’une de ses fonctions physiologiques.

C’est là une donnée de première importance. Cette étroite sujétion du moustique aux conditions thermométriques est un fait essentiel, capital, pour l’histoire de la fièvre jaune : c’est la clef de tous les mystères. La stégomie a besoin de beaucoup de chaleur, et d’une chaleur soutenue. Dès que le thermomètre s’abaisse, on la voit péricliter : à 15° elle s’engourdit, puis elle meurt bientôt. Cet insecte frileux fait tout ce qu’il peut pour se défendre contre le refroidissement du milieu. Son genre d’existence lui en fournit les moyens. Il vit, en’ effet, en commensal de l’homme, sous le même toit. C’est un animal domestique, comme la mouche vulgaire. Dès qu’il a froid, il se réfugie dans les cuisines, dans les salles de bain, dans les chambres chauffées, dans les boulangeries, dans les forges. À bord des bateaux il trouve un dernier asile dans le voisinage de la machine, près des conduits de chaleur ou de fumée. Si, néanmoins, la température descend au-dessous de 16°, il tombe dans un état de torpeur et d’engourdissement comparable à celui de la marmotte.

Ces conditions, dans leur rigoureuse précision, sont particulières à la stégomie entre tous les moustiques. Elles rendent compte de beaucoup de traits de l’histoire de la fièvre jaune. Nous n’en citerons qu’un. Il est relatif à la curieuse immunité dont jouissent les habitans de Petropolis au Brésil. Petropolis est en quelque sorte le sanatorium de Rio de Janeiro. C’est un lieu de villégiature situé à 45 kilomètres de la capitale, à une altitude de 830 mètres. C’est la résidence de la population aisée, du corps diplomatique, du haut commerce, des banquiers, des fonctionnaires. Avant la tombée de la nuit, tous ces gens se jettent dans le train pour gagner les lieux élevés où ils trouveront, outre la fraîcheur, la sécurité sanitaire. Petropolis, en effet, reste indemne de la fièvre jaune alors que Rio est décimé. Et cependant, il y a, entre les deux localités, un trafic intense, des relations continuelles. Bien plus ! il y a des malades de la fièvre jaune qui, ayant contracté l’affection à la ville, la soignent, pendant tout son cours, à la campagne. Et cependant, il n’y a pas de contagion, le mal ne se communique point. C’est que les stégomies ne peuvent vivre sous ce climat ; celles qui y sont amenées chaque jour par le chemin de fer ne tardent pas à périr, car les soirées sont fraîches, et pendant les nuits la température tombe souvent au-dessous de 15°.

On donne quelquefois une autre explication du privilège dont jouit la villégiature brésilienne. On l’attribue à l’altitude de cette localité au-dessus du niveau de la mer. C’est à tort. La fièvre jaune et son moustique se rencontrent, en effet, à des hauteurs supérieures à celle de Petropolis. Il suffit de citer les épidémies du Morne Rouge à la Martinique (286 mètres), du camp Jacob à la Guadeloupe (550 mètres), de Newcastle à la Jamaïque (1 200 mètres). En réalité, le régime thermométrique prime toutes les autres conditions.

Il est vrai que les circonstances d’extrême chaleur et d’humidité qui conviennent exactement au moustique de la fièvre jaune se rencontrent réunies le plus habituellement le long des rivages maritimes des contrées tropicales. Les terres de choix pour la pullulation de l’insecte et l’implantation du fléau forment une ceinture autour du globe terrestre, de part et d’autre de l’équateur. Si l’on trace dans l’hémisphère Nord et dans l’hémisphère Sud les parallèles correspondant aux latitudes de 43°, ces cercles marqueront les limites supérieure et inférieure du domaine de la stégomie, et, par suite, de la fièvre jaune. Les régions comprises dans cette vaste zone forment ce que MM. Chantemesse et Borel appellent les territoires infectables. Les contrées plus tempérées qui s’étendent de part et d’autre de cette zone sont les territoires interdits au moustique, les territoires non infectables. La stégomie calope, en tant qu’espèce, ne peut s’y acclimater, parce qu’elle n’y trouve point cette température moyenne, presque invariable de 28°, indispensable à l’accomplissement régulier de ses fonctions vitales et, particulièrement, de la reproduction.


La zone infectable représente l’habitat réel ou virtuel du moustique infectieux. C’est la région des épidémies. C’est aussi la région des foyers endémiques possibles, c’est-à-dire de l’infection permanente. Dès à présent, la stégomie, qui est un genre de moustiques très cosmopolite, existe sur des étendues considérables de la zone infectable. Theobald l’a rencontrée aux Indes, en Malaisie, au Japon, en Afrique, en Amérique, dans tous les pays chauds où il l’a cherchée. La contagion est donc capable, si l’on n’y met bon ordre, de s’étendre sur une très grande partie du monde habité. Qu’un navire atteint de la fièvre jaune, c’est-à-dire ayant à son bord des hommes ou seulement des moustiques contaminés, aborde en un point de cette zone, et voilà tout un pays menacé d’épidémie : les hommes s’inoculent aux stégomies, et de nouvelles générations de stégomies se contaminent aux hommes : la maladie progresse ; la contagion s’étend en espace et en durée : le port, la ville, le pays sont ravagés. C’est ce que l’on a vu en Espagne, lors des épidémies de Cadix et de Barcelone en 1804 et en 1821.


Les choses se passent tout autrement dans les territoires non infectables, c’est-à-dire situés en dehors de l’habitat naturel du moustique. Le navire contaminé ne provoque plus qu’une épidémie locale et qui s’éteint d’elle-même sur place. Les insectes infectieux, de mœurs sédentaires, ne s’écartent jamais beaucoup du bateau qui les loge : ils ne piquent que les imprudens qui en approchent ; tout au plus emménagent-ils sur les bateaux voisins. Comme le climat n’est pas favorable à leur reproduction, leurs ravages ne durent qu’autant que leur vie éphémère. De là ces petites épidémies qui se limitent à un bateau, à un bassin de mouillage et qui s’évanouissent d’elles-mêmes. C’est le cas des invasions de fièvre jaune observées à Marseille, à Saint-Nazaire, à Swansea, et en général dans tous les ports français ou anglais. On en comprend la raison : c’est que l’Angleterre tout entière et la France continentale, dans sa presque-totalité, sont situées au-dessus du 43e parallèle et que, par conséquent, la maladie n’y est point transmissible.


III

Cette ligne de démarcation entre les pays qui sont susceptibles d’infection et ceux qui ne le sont pas, ligne constituée par le 13e parallèle, a une importance considérable dans la lutte contre la fièvre jaune. En deçà, le péril est grave, les mesures sanitaires doivent être rigoureuses : au-delà, le danger de contagion n’existe pour ainsi dire pas, et le rôle de la police sanitaire se trouve très simplifié. De part et d’autre de cette frontière à la fois entomologique et pathologique, les règlemens du service de santé peuvent et doivent différer. Ils doivent se mettre en accord avec les notions scientifiques. Celles-ci, en effet, éclairent à la fois la théorie et la pratique. Que d’obscurités se dissipent ! que de paradoxes s’évanouissent, qui troublaient les observateurs, il y a encore peu d’années ! Les médecins du lazaret de Marseille, lors de l’épidémie de 1821, ne comprenaient rien à cette maladie qui était si éminemment contagieuse sur les navires et qui cessait de l’être dès que les malades étaient transportés à l’hôpital ou en ville. Tout est clair, maintenant que les savans de la mission américaine de 1900 nous ont appris que la contagion ne se fait ni par les malades, ni par leurs vêtemens, ni par leurs déjections, mais par des moustiques, qui, dans le cas présent, sont internés sur un bateau. — Quel autre paradoxe c’était pour les médecins épidémiologistes de ce temps-là, que de deux villes, Barcelone et Marseille, l’une propre et neuve, l’autre infecte et -vieille, ce fût la première qui fût un lieu d’élection pour la fièvre jaune, tandis que la seconde restait indemne ! Il n’y a plus de paradoxe pour qui sait que l’une est en deçà et l’autre au-delà de la frontière qui limite l’habitat du moustique contaminateur.

Le 43e parallèle aborde le continent européen au Ferrol, suit les départemens pyrénéens, traverse les îles d’Hyères au-dessous de Marseille, à la hauteur de Livourne : il laisse au-dessous de lui la presque-totalité de l’Espagne, la moitié méridionale de l’Italie et, parmi les possessions françaises, une partie des îles d’Hyères et la Corse. Il faudrait donc se garder de diriger sur quelqu’une de ces îles nos troupes coloniales rapatriées des pays à fièvre jaune.

Les territoires infectables, proie possible pour le fléau, comprennent, ainsi qu’on le voit, une partie assez considérable de l’Europe, l’Afrique tout entière, une grande portion de l’Asie, l’Australie et les îles océaniennes. C’est là un immense empire sur lequel il faut veiller. Il sera de plus en plus menacé à mesure que se multiplieront les relations directes de ses diverses parties avec les foyers endémiques du Brésil, des Antilles et du golfe de Guinée. Le percement de l’isthme de Panama, en ouvrant au fléau la Polynésie et le monde asiatique, pourrait créer un péril formidable.

Le moyen de prévenir cette extension, c’est de s’attaquer à l’agent de propagation, à la stégomie, à la fois sur terre et sur mer : sur terre, en essayant de détruire les foyers endémiques où l’insecte se contagionne ; sur mer, en s’appliquant à détruire le moustique lui-même dans les navires où il trouve asile.


IV

Trois victoires signalées ont été remportées sur la fièvre jaune, au cours de ces dernières années : à Cuba, au Brésil, à Dakar dans l’Afrique occidentale.

Le premier et le plus mémorable de ces événemens, c’est l’extinction du foyer endémique de la Havane. Il a eu lieu en 1901, pendant l’occupation américaine. La presse quotidienne, en d’innombrables articles, en a fait connaître au public les détails. On sait que le brigadier général L. Wood, gouverneur de la Havane, décréta un beau jour que le fléau serait extirpé et les moustiques supprimés dans toute l’étendue de la ville et des faubourgs, et qu’il fut fait ainsi. On a loué comme il convient l’esprit de décision, l’activité, l’énergie et même la rigueur draconienne qui a présidé à l’exécution. Il reste à en montrer la sagesse, c’est-à-dire l’exacte conformité aux notions scientifiques.

L’idée de l’entreprise suppose que le moustique est l’unique disséminateur de la maladie. C’est précisément ce que venait de prouver la commission américaine, instituée l’année précédente. Elle avait montré que tous les autres modes de contagion supposés étaient imaginaires ; que l’on pouvait coucher dans le lit d’un malade ou d’un mort, être en contact avec ses déjections, revêtir ses hardes, user de son linge, se confiner dans des chambres mal ventilées, à la chaleur humide de 38° et sortir indemne de l’épreuve, si l’on échappe à la piqûre du moustique. La suppression du fléau se ramène donc à la suppression du moustique. Mais cette prétention de supprimer un ennemi insaisissable parait folle à première vue. Vous n’arrivez pas, disait-on, à débarrasser une chambre d’un seul cousin qui y bourdonne, et vous voudriez débarrasser un pays marécageux des légions de moustiques qui y pullulent ?

La stégomie de la fièvre jaune ne pullule point dans les marécages. Elle n’a pas les mœurs de l’anophèle du paludisme : elle ne vit pas comme celui-ci en pleine campagne ; elle habite nos maisons : c’est un insecte domestique. Il est casanier, prudent et frileux. Semblable, en cela, à beaucoup d’autres moustiques, Une s’écarte jamais de son logis de plus de 5 à 600 mètres, et ne voyage que lorsque son logis, bateau ou wagon, voyage lui-même. Il n’y a pas à craindre que l’insecte soit transporté au loin par le vent : il le redoute ; il ne s’aventure pas au dehors dès qu’il y a un souffle d’air. Le problème se trouve ainsi simplifié : il ne s’agit plus de protéger des étendues immenses ; il suffit de protéger l’habitation et ses alentours immédiats, la ville et une zone restreinte autour de celle-ci. Cependant, il serait illusoire, même dans cette étendue restreinte, de prétendre saisir l’insecte au vol ou au repos. On le laisse achever sa courte existence ; on lui interdit seulement d’avoir une postérité. On empêche la femelle de pondre, en supprimant les petites masses d’eau tranquille, stagnante, qu’elle recherche pour y déposer ses œufs et qu’elle trouve dans tant d’ustensiles de ménage ou de jardin au fond desquels on laisse séjourner de l’eau. De là l’efficacité des mesures qui interdisaient aux Havanais de conserver de l’eau ailleurs que dans des récipiens fermés ou recouverts d’une couche d’huile ou de pétrole.

L’efficacité des mesures prises par les docteurs Gorgas, Finlay et Guiteras à la Havane, a été complète. La fièvre jaune a disparu. Le 4 avril 1904, dans son message aux Chambres, le président de la République cubaine s’exprimait ainsi : « Il n’y a pas eu, à Cuba, depuis 1901, un seul cas de fièvre jaune non importé. Le pays doit connaître cette excellente situation sanitaire, dont il est redevable à la perfection des mesures de prophylaxie et à la vigilance des autorités sanitaires. »

Les choses se sont passées de la même manière au Brésil. Le docteur Oswaldo Cruz, chargé d’organiser la lutte contre la fièvre jaune, refit à Rio de Janeiro ce qui avait été fait à la Havane. Le succès fut pareil. L’application des mesures commença le 20 avril 1903. La mortalité, qui auparavant était en moyenne de 150 décès par mois, tomba à 8 au mois d’avril et à 4 au mois de juin. Au mois de janvier 1904, on ne comptait que 3 décès.

La France s’est décidée à suivre ces exemples encourageans. Le gouverneur général de l’Afrique occidentale, M. Roume, a adopté une réglementation analogue à celle de la Havane et de Rio de Janeiro, et il a su en imposer l’observation. Le résultat ne s’est pas fait attendre. Le 29 mai 1905, un malade de fièvre jaune importée mourait à Dakar. Grâce aux mesures prises, ce décès n’a été suivi d’aucun autre. L’épidémie a été arrêtée à son premier pas, et un nouveau désastre épargné à notre colonie déjà éprouvée deux fois en moins de trente ans.


A. DASTRE.