Revue scientifique - La Lutte contre la grêle

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REVUE SCIENTIFIQUE

LA LUTTE CONTRE LA GRÊLE

Parmi les innombrables calamités qui atteignent l’agriculture, il y en a deux qui sont particulièrement redoutées : ce sont, au début du printemps, les « gelées de la lune rousse, » et, pendant tout le cours de la belle saison, les « orages à grêle. » — L’un et l’autre de ces fléaux, le dernier surtout, ont des conséquences lamentables ; on peut dire, sans exagération, qu’ils sèment sur leur passage le découragement, la misère et la ruine. Le cultivateur, le vigneron, le maraîcher atteints par le sinistre voient s’évanouir, d’un coup, l’espoir de la récolte prochaine : leurs travaux de toute une année, leurs dépenses, leurs peines sont anéantis en un moment. Chacun, jusqu’ici, était réduit à compter sur sa bonne chance, pour échapper à ces désastres. D’essayer de lutter, il n’en était pas question. Que faire contre des forces naturelles, contre des fatalités météorologiques ? Il semblait qu’il n’y eût qu’à se résigner.

Depuis quelques années, ce découragement n’est plus de mise : au fatalisme résigné d’autrefois a succédé une sorte d’ardeur guerrière. On a cru la lutte possible, avec l’aide de la nature, contre la nature même. Des associations agricoles, des syndicats se sont formés, dans beaucoup de pays, pour combattre les gelées et les orages. Aujourd’hui, des milliers de canons pacifiques, tournés vers le ciel, hérissent les vignobles de la Suisse, de l’Italie, de l’Autriche et de la France : pour ne parler que d’une de nos régions vinicoles, le Beaujolais n’a pas compté moins de 462 canons mis en batterie pendant le cours de la campagne dernière. On a pu assister à ce spectacle : dans les lourdes soirées d’été, des soldats-laboureurs canonnant les sombres nuées dont les flancs recèlent en germe la grêle redoutée ; tandis qu’un peu plus tôt, pendant les nuits trop claires et trop froides du printemps, ces mêmes éventreurs de nuages orageux, s’efforçant à une besogne contraire, formaient des nuages artificiels pour préserver le sol du rayonnement nocturne et de la gelée mortelle aux jeunes plantes. De façon ou d’autre, c’est toujours la lutte : c’est, en toute saison, une activité merveilleuse qui se déploie partout, avec l’espoir, la conûance, la conviction de triompher de la nature contraire.

Les agriculteurs ont donc entamé enfin contre les calamités météorologiques, gelée et grêle, ce que l’on a appelé la« lutte scientifique. » Il est intéressant de rechercher avec quel succès possible et avec quel succès effectif. Laissant de côté, pour un moment, la question des gelées printanières, nous réserverons notre attention à la lutte contre la grêle, envisagée non pas dans tous ses détails et sous tous les aspects, agricole, économique, financier, qu’elle revêt, mais au seul point de vue de son fondement rationnel et purement scientifique.


I

L’organisation de la lutte contre les orages, qui a pris dans notre pays un développement si remarquable, est d’origine récente. Le mouvement actuel remonte à quatre ans à peine. Il a débuté en 1900 dans le Beaujolais dont le vignoble occupe une partie du département du Rhône. C’est en cette année 1900, que fut fondée à Denicé la première société française. Dès l’année suivante, dix-sept sociétés nouvelles venaient se grouper autour de celle-là. Cet accroissement rapide était dû à l’annonce des résultats merveilleux qu’on disait avoir été obtenus en Italie par le tir contre les nuages orageux. Des congrès s’étaient réunis à Casale-Montferrat, en 1899, et à Padoue, en 1900. La Société de viticulture de Lyon y avait été représentée par deux de ses membres les mieux qualifiés, MM. Joseph Chatillon et Benoît Blanc, président et vice-président du Syndicat agricole de Villefranche. A Padoue, ces éminens viticulteurs furent témoins de l’enthousiasme débordant avec lequel on célébrait la victoire du canon sur le nuage.

Les délégués français à ces réunions internationales entendirent proclamer, sur le mode lyrique, l’infaillibilité du tir comme moyen de protection contre la grêle. Partout le succès avait été merveilleux. Les stations de tir se multipliaient. On annonçait que la Haute Italie, à elle seule, en comptait près de 15 000 réparties dans toute son étendue. Ces organisations avaient poussé pour ainsi dire en une nuit comme des champignons ; ou, pour parler sans métaphore, elles s’étaient établies en moins de deux années. Il convient d’ajouter que beaucoup d’entre elles ont disparu tout aussi vite, par suite de leur mauvaise organisation ou d’autres causes accidentelles ; en 1904, il n’en subsistait plus guère qu’une cinquantaine. Mais celles-là, fortement constituées, ont résisté vaillamment. Elles comptent encore 1 200 canons environ tant en Piémont et en Lombardie qu’en Vénétie, en Emilie et en Toscane. Les canons paragrêles dont elles font usage sont chargés avec de la poudre de mine (180 à 200 grammes par coup) ; d’autres, utilisent la déflagration du mélange détonant formé par l’air et l’acétylène. Le constructeur de ces derniers appareils, M. Maggiora de Padoue, en a muni environ 250 postes. La détonation qu’ils produisent est plus vive, plus stridente, plus violente que celle du canon à poudre. Tous ces engins possèdent un assez fort calibre ; ils sont évasés en forme de cônes, et lancent une masse de gaz tourbillonnante qui prend la figure d’une sorte de couronne ou tore. Ils sont placés, sur le champ à protéger, environ à 600 mètres les uns des autres. Les plus grandes surfaces ainsi protégées sans discontinuité sont de 7 000 hectares à Castelfranco dans la province de Trévise, et de 4 000 hectares à Novare, en Piémont.

C’est cet exemple qui a été suivi en France. Sous l’impulsion de M. Chatillon, il s’est formé dans le Beaujolais un syndicat aujourd’hui composé de 28 sociétés. Leur prétention est de protéger une étendue de 12 000 hectares et elles disposent pour cela de 462 canons, la plupart de gros calibre évasés, coniques, atteignant 4 mètres de hauteur. La plupart sont des canons à poudre. Cependant on annonce l’apparition sur les champs de tir des canons à acétylène perfectionnés du système Labard et Charvet. — Ailleurs, dans la Côte-d’Or par exemple, on a employé d’autres engins encore : des fusées, des bombes, des explosifs divers. — Au moment de la décharge, on voit sortir de la gueule du canon une masse gazeuse d’où se détache une sorte de couronne de fumée qui se comporte comme un véritable projectile. Lorsque le tir a lieu horizontalement contre une nue à 200 mètres de distance on entend une sorte de claquement produit par le choc de cet obus gazeux.


En ce qui concerne la région du Beaujolais, les résultats des opérations de l’année 1904 ont été publiés récemment. Un éminent physicien, M. Violle, qui s’intéresse comme savant, et comme propriétaire de vignes, à ce remarquable effort de nos agriculteurs, les a fait connaître à l’Académie des Sciences, dans la séance du 6 février dernier. Il a résumé les enseignemens de cette campagne en disant que les orages, les gros orages, avaient été nombreux pendant l’année 1904, dans cette partie de la France ; qu’ils y avaient causé de grands dégâts autour de la région défendue ; mais que toujours celle-ci avait été préservée, sinon à ses limites, au moins dans sa partie centrale.

Depuis trois ans, le mouvement de défense s’est étendu à beaucoup d’autres régions. Dans la Côte-d’Or, il s’est formé, à partir de l’année 1902, 23 sociétés grêlifuges réunies en un Syndicat présidé par M. Savot. Ce groupe a pu mettre en batterie 180 canons et 140 pots à fusée. — Des organisations semblables se sont établies dans le département de la Loire et dans celui de la Gironde.


II

Les expériences s’étant ainsi multipliées, on commence, — mais on commence seulement, — à posséder les documens précis qui permettront d’apprécier les effets produits par le bombardement des nuées orageuses et de juger de l’efficacité ou de l’inanité de ce moyen de défense.

C’est qu’en effet le procès est encore pendant. La méthode de tir a ses détracteurs comme elle a ses partisans enthousiastes. Ces derniers, sans se laisser émouvoir, vont de l’avant ; ils organisent la propagande, créent des expositions d’engins perfectionnés comme celle qui eut lieu à Nuits-Saint-Georges en janvier 1904 ; ils appellent la discussion et convoquent des congrès internationaux où se discutent toutes les questions théoriques et pratiques qui se rattachent à la défense contre la grêle.

La contradiction, pourtant, ne fait pas défaut. Les opposans insistent sur la disproportion des forces en présence : d’un côté l’irrésistible puissance des agens naturels, du vent, de l’eau, de l’éclair qui est une étincelle électrique de plusieurs kilomètres de longueur : de l’autre côté, une artillerie clairsemée et débile, qui est à peine capable d’envoyer à quelques centaines de mètres une couronne de fumée sans masse et sans force. On demande comment l’ébranlement produit par le tromblon agricole pourrait atteindre les nuées électrisées, qui couvrent le ciel à une grande hauteur ; en supposant qu’il les atteigne, quel pourrait être l’effet de ce souffle expirant sur les masses nuageuses que les détonations du tonnerre ne parviennent point à rompre. Et, enfin, en accordant, contre toute apparence, que l’effet soit réel, sa nature resterait absolument mystérieuse.

Entre les deux camps, il y a cependant des juges tout indiqués. Ce sont les hommes disciplinés par la méthode expérimentale et habitués à la recherche, scientifique : ce sont les savans, les physiciens comme M. J. Violle, ou les météorologistes de profession comme M. Plumandon. Les résultats de chaque expérience de tir ne peuvent pas être et ne sont pas, en effet, tellement souverains, tellement uniformes » tellement indépendans du moment, de l’étendue, des conditions de l’intervention, que le jugement s’impose d’emblée et en quelque sorte de piano. Les faits, dans les conditions imparfaites où ils ont été observés, semblent tantôt favorables, tantôt défavorables. Il faut les soumettre à la critique et les interpréter correctement. Il est utile, pour cela, de posséder, outre l’habitude du contrôle scientifique, des connaissances précises sur les forces que l’on combat, c’est-à-dire sur les orages, sur la constitution des nuages et sur la formation de la grêle. Les physiciens et les météorologistes instruits sur ces matières, semblent indiqués pour ce rôle d’arbitres. C’est à eux, d’ailleurs, que s’adressent les intéressés. « Ce que nous souhaitons ardemment, déclarent MM. Chatillon et Blanc, c’est une entente cordiale entre la science et la pratique. Que les savans contrôlent les faits que nous leur apportons et ne les mettent plus systématiquement en doute. Eux-mêmes sont loin d’être fixés sur le mode de formation de la grêle. Nos expériences pourront peut-être leur fournir d’utiles renseignemens et les conduire à la découverte de la vérité. »

Cet appel a été entendu : quelques savans se sont mêlés aux praticiens dans les congrès agricoles où se discutent ces questions ; et ce sont les résultats de ce concours d’efforts qu’il nous faut maintenant examiner.


III

La troisième réunion du Congrès international de défense contre la grêle se tint à Lyon les 15, 16 et 17 novembre 1901. Près de deux mille assistans plus ou moins directement intéressés à la viticulture y prirent part. Vingt-cinq rapports spéciaux firent connaître les résultats du tir au canon dans les différens pays représentés, France, Italie, Autriche, Hongrie, Suisse, Espagne et Russie. Un rapport général dû à M. Plumandon, météorologiste à l’Observatoire du Puy de Dôme, résuma les enseignemens qui ressortaient légitimement de cette expérience très étendue.

Expérience très étendue, sans doute, mais encore insuffisante pour permettre un jugement. On constate, en effet, que le rapporteur s’est gardé de toute conclusion ferme. Très prudemment, il s’est contenté de déclarer que, parmi les faits observés, il y en a qui justifient la grande lutte entreprise. De son côté, l’assemblée se borne à affirmer que « la défense contre la grêle mérite l’attention et l’étude des savans, la confiance et les espérances des agriculteurs. »

Rien de décisif, comme on voit. C’est qu’en effet, il n’était pas possible d’être plus explicite après une seule campagne. Il faut une expérience répétée, portant sur une longue série d’années, pour asseoir une conclusion définitive. Il y a trop d’inégalité dans les ravages de la grêle et des orages d’une année à l’autre, pour permettre de décider si une diminution des dégâts occasionnés dans une campagne de lutte ou même dans un petit nombre de campagnes successives, est imputable aux moyens employés ou simplement au cours naturel des choses. La comparaison doit porter sur une période suffisamment longue pour éliminer ces inégalités. — La statistique des ravages avant et après protection ne pourra avoir de valeur que si elle embrasse une durée de plusieurs années.

L’observation des suites immédiates du tir n’apporte pas plus de clarté. Au contraire ; la plupart des cultivateurs engagés dans la lutte sont invinciblement poussés, si elle tourne bien, à attribuer la victoire à leurs efforts. Ils rapportent à leur artillerie tous les effets favorables qui succèdent au bombardement. C’est le vice de raisonnement ordinaire : post hoc, propter hoc. Un orage, inquiétant par la noirceur des nuées, par la violence des éclairs, par la continuité et le rapprochement des roulemens du tonnerre, s’approche-t-il d’une localité bien défendue ? Les canons entrent en scène : le tir a lieu, répété, méthodique. Bientôt les nuages se résolvent en une pluie bienfaisante, les coups de tonnerre s’espacent, l’orage se dissipe sans avoir réalisé ses menaces. Est-ce le tir du canon, — demanderons-nous avec le rapporteur, — qui a fait avorter l’orage ? Qui peut l’affirmer, puisque ces avortemens se produisent fréquemment, en l’absence de toute intervention.

L’intéressé cependant l’affirme. Il a vu de ses yeux : il a constaté l’approche de l’ennemi menaçant, du nuage obscur, avant-coureur de la grêle ; il l’a canonné, il a assisté à sa fuite. Qu’est-ce donc qu’une victoire, si ceci n’en est pas une ? — Les choses, au contraire, ont-elles mal tourné ? Il n’y a point de défaite. Il n’y a même pas eu de lutte. L’artillerie a donné trop tard : le mal était fait ; l’ennemi était déjà dans la place. On peut toujours trouver quelque excuse semblable. La plupart des raisonnemens favorables sont bâtis sur ce modèle. Les esprits sont prévenus. L’enquêteur trouvera autant de témoins qu’il voudra de l’efficacité du tir.

Il y a surtout trois effets sur la constance desquels presque tout le monde s’entend. Beaucoup ont vu pendant le bombardement les éclairs devenir rares et les coups de tonnerre s’espacer dans la zone défendue tandis que la foudre faisait rage en dehors de cette zone. — Un second effet signalé par les opérateurs, c’est la dispersion des nuages orageux : les tireurs ont constaté que les décharges trouaient la masse opaque et noire et en chassaient au loin les débris.

Un troisième phénomène fréquemment observé à la suite des tirs consiste dans des chutes de neige et de grêlons mous ressemblant à de la glace écrasée et à moitié fondue. Ces chutes de neige et de gréions mous ont paru spéciales aux orages attaqués à coups de canon : ce serait alors la preuve décisive, la preuve cherchée, de l’influence exercée par le tir. Les partisans enthousiastes de la défense contre la grêle triomphent bruyamment sur ce point : ils ne craignent point d’affirmer que le bombardement a pour résultat d’arrêter la formation de la grêle à son premier stade, qui est l’apparition de la neige et du grésil, ou de l’y faire rétrograder.

Tous ces faits sont parfaitement réels. Mais l’erreur consiste à croire qu’ils soient spéciaux aux orages contre lesquels on a lutté à coups de canon. Ils appartiennent à beaucoup d’orages contre lesquels l’on n’a rien fait. Toute la question est de savoir s’ils sont décidément plus fréquens à la suite des tirs. Et ce n’est qu’une étude attentive et prolongée qui est capable de nous l’apprendre.

Il est donc parfaitement possible, au résumé, que les tirs soient efficaces et qu’ils aient les effets qu’on leur attribue : mais le contraire est également possible. — Ce qui est sûr, en tout cas, c’est qu’aucun de ces effets ne leur est exclusif et ne saurait, par conséquent, être mis à leur compte avec certitude. La lutte pourrait n’avoir fait qu’attirer l’attention sur des phénomènes négligés, banals, communs à tous les orages, et les avoir seulement mis en relief. Ce qu’il importe de savoir, c’est si leur production est favorisée par les pratiques de la défense. Une pratique d’une ou deux années seulement, comme celle dont les résultats ont été exposés au congrès de Lyon en 1901, était impuissante à l’établir. L’expérience des trois dernières années a remédié en partie à ce défaut. Il faut reconnaître que leur enseignement semble concorder avec celui des débuts et justifier les interprétations favorables, mais jusque-là un peu en l’air, des premiers observateurs.

En tout état de cause, on aperçoit la nécessité d’une connaissance préalable de l’histoire naturelle des orages à grêle et de leur histoire physique. Il faut savoir le degré de fréquence des chutes de neige, de la formation des grêlons mous, et autant que possible les causes et les effets qui entrent en action. C’est ce travail qui a été amorcé, dans ces dernières années, par les efforts des physiciens et des météorologistes.


IV

Sur l’histoire naturelle de la grêle et des orages à grêle, le rapport du Congrès de 1901 nous fournit de précieux renseignemens. M. Plumandon a recherché, en particulier, si les chutes de neige qui accompagnent ces orages sont aussi rares qu’on l’a prétendu.

Il ne s’agit, bien entendu, que des chutes de neige qui se produisent dans des pays de vignobles, pays de plaines ou de coteaux d’une altitude modérée. Les régions montagneuses ou les pays septentrionaux sont hors de cause puisque la vigne n’y vient pas, qu’on n’y pratique point le bombardement des nuages orageux, et qu’il n’y a dès lors pas lieu de chercher si le tir accroît ou non la fréquence du phénomène. On sait d’ailleurs que, dans ces régions septentrionales ou élevées, les orages à neige sont fréquens et d’autant plus que l’on s’éloigne davantage du cœur de l’été, et que l’on remonte plus haut en latitude ou en altitude. Mais en France même, sur les coteaux cultivés en vignes, du Rhône, du Beaujolais et du Maçonnais, il est rare qu’une année s’écoule sans qu’on observe de chute de neige à la suite d’orages. Dans cette région, les Annales du Bureau central météorologique ont enregistré trente-deux orages neigeux en l’espace de sept années, de 1891 à 4898 ; et il s’en faut que le service météorologique les signale tous. — Il est vraisemblable que la chute de neige est un fait très général et qu’elle se produit même dans les orages qui succèdent à des coups de chaleur. La théorie indique, en effet, comme on le verra tout à l’heure, que la formation de la neige est l’antécédent naturel de la formation de la grêle. Si on ne l’observe pas plus souvent, c’est qu’en été, les flocons fondent avant d’arriver au sol.

Cette fusion n’a pas lieu quand le champ orageux est refroidi. Ce cas se réalise lorsqu’il y a mélange et brassage en grandes proportions des couches supérieures de l’atmosphère qui sont froides avec les couches chaudes inférieures. Le brusque abaissement de température qui en résulte préserve de la fusion la neige, le grésil et les grêlons formés. Il est possible que l’un des effets du tir soit de favoriser ce mélange.

Quant aux chutes de grêle véritable, le rapporteur a signalé leurs variations considérables d’une année à l’autre et même d’une série d’années à une autre. Pour le seul département du Puy-de-Dôme, par exemple, dans une série de six années, les chutes de grêle ont varié de 4 à 72 et pendant trois années de suite, de 1888 à 1891, elles se sont maintenues exceptionnellement rares.

Il faut être prévenu aussi de la distribution souvent capricieuse des chutes de grêle, dans le cas d’orages très étendus. On voit alors les champs de culture atteints et les parties indemnes s’enchevêtrer de façon très irrégulière. Il faut connaître cette particularité pour n’être pas exposé à juger de l’efficacité du tir des canons d’après les limites des chutes de grêle. Au contraire, il sera aisé d’apprécier cette efficacité si l’on suit la marche et l’évolution de ces orages moins étendus et parfois très limités qui parcourent dans un sens, généralement le même, des bandes étroites de pays. En leur barrant la route sur une certaine profondeur, on pourra juger, par l’événement, de la puissance du tir au canon pour modifier leur marche, et de la réalité de son activité désorganisatrice.


V

C’est maintenant à la physique qu’il faut demander si elle permet de concevoir l’action favorable que l’on attribue aux canons paragrêles. Les notions anciennes ou récentes qu’elle nous fournit sur les nuages orageux et sur la manière dont s’y forme la grêle sont-elles compatibles avec la possibilité de désorganiser l’orage et d’empêcher la production des grêlons au moyen d’un tir à blanc ? Les énergies mécaniques immenses mises en jeu dans ces phénomènes sont-elles susceptibles d’être maîtrisées par le jet, mécaniquement insignifiant, de quelques tourbillons d’air chaud lancés vers le ciel par les tromblons coniques ?

L’hypothèse ainsi proposée perdra son apparence paradoxale ou absurde, si l’on veut bien réfléchir au rôle de l’électricité dans tous ces phénomènes. On sait depuis Franklin que ceux qui se déroulent dans la zone nuageuse sont essentiellement électriques. On tend à admettre aujourd’hui que ceux qui sont produits dans les canons paragrêles ont un caractère analogue. Il est permis d’admettre, avec M. J. Violle et avec les physiciens au courant des récentes acquisitions de la science, que le tir contre les nuages ne fait pas autre chose que de rétablir l’équilibre électrique dans le ciel. Les canons, les fusées et les bombes agiraient sur l’état électrique par les gaz chauds et ionisés auxquels ils donnent lieu. Les appareils paragrêles fonctionneraient alors comme de véritables paratonnerres opérant au sein même des nuages.

La lutte contre la grêle se trouve ainsi ramenée à ce qu’elle était au temps de ses premiers débuts : la pratique du jour se confond avec celle que les physiciens préconisaient au commencement du siècle dernier. Ce qui serait efficace dans le bombardement des nuées orageuses, ce n’est rien de ce que s’étaient proposé ses inventeurs : ce n’est ni l’ébranlement de l’air, ni ses vibrations sonores, ni l’action mécanique du tourbillon gazeux, ni le choc de l’espèce de couronne giratoire produite par la détonation. L’action serait due à une modification apportée dans la conductibilité électrique de la masse orageuse ; l’effet réalisé inconsciemment serait un effet de paratonnerre.

Arago avait cherché jadis à obtenir, mais cette fois d’une manière consciente et voulue, un résultat de ce genre : il proposait de lancer vers les nuages des ballons reliés au sol. Le moyen était excellent en théorie, mais il était en réalité impraticable et d’ailleurs il n’a pas été pratiqué. Mais il y en a un autre qui n’est que l’application de la même idée et qui a été l’objet de nombreux essais aux environs de 1850. On construisait alors des paragrêles qui n’étaient autre chose que des paratonnerres véritables. C’étaient des perches hautes de 12 à 15 mètres, coiffées d’une pointe métallique à laquelle était attaché un fil de fer ou de cuivre qui descendait le long du mât et allait se perdre dans le sol. On s’imaginait que ces engins abritaient de la grêle un espace de rayon double de leur hauteur comme elles l’abritent en effet de la foudre » La supposition était toute gratuite : l’événement la contredit très vite ; les tentatives échouèrent.


VI

Des exemples, comme celui que nous offrent les canons paragrêles, d’une pratique empirique qui exécute, sans s’en douter, ce que veut la théorie, sont bien faits pour réhabiliter celle-ci et la venger des dédains dont elle est quelquefois l’objet. Toutefois, il faut ajouter que, dans l’espèce, la théorie de la formation de la grêle offre encore trop de lacunes, pour pouvoir servir de guide aux agriculteurs.

Les nuages à grêle sont assez ordinairement signalés par leur teinte noire et par l’obscurité qu’ils produisent. C’est là un effet de leur épaisseur dans le sens de la verticale, plus encore que de leur structure. Cette grande extension en hauteur, en même temps qu’elle les transforme en écrans opaques, entraîne l’existence dans leur étendue de grandes inégalités de température, les parties hautes pouvant être très froides, tandis que les parties basses sont chaudes. D’autre part, on sait que ce qui de loin est un nuage, de près est un brouillard, c’est-à-dire une masse d’air parsemée de petites gouttes d’eau. D’ailleurs, ces gouttes sont pleines, massives, et non point des bulles creuses ou des vésicules comparables à des bulles de savon comme on l’a cru longtemps. Et si l’on demande comment ces gouttes d’eau se maintiennent et flottent sans tomber, il faut répondre qu’elles ne se maintiennent pas et qu’elles ne flottent qu’en apparence ; quelles tombent, en effet, lentement à raison de leur ténuité, comme il arrive pour les poussières atmosphériques. Le nuage est un organisme en évolution ; il se détruit par le bas — les gouttelettes se vaporisant au contact des couches chaudes inférieures de l’atmosphère ; — et il se reforme par le haut, — cette vapeur, invisible parce que gaz véritable, remontant pour se condenser de nouveau au contact des couches froides supérieures. Cette masse qui sans cesse tombe et remonte, se détruit et se reforme, ne possède donc qu’une permanence illusoire. Si nos sens nous montraient la réalité, nous verrions des gouttelettes ayant chacune 1/40 de millimètre de diamètre placées à une distance cent fois plus grande, c’est-à-dire à 2 millimètres les unes des autres et tombant de 2 ou 3 millimètres par seconde.

À cette première notion il faut en joindre une autre. Un nuage est toujours électrisé, d’une façon ou de l’autre, positivement ou négativement. Son électrisation résulte de causes diverses — frottemens, influence, — auxquelles s’est ajouté, ces derniers temps, l’écoulement d’électricité négative produit par la partie ultra-violette des rayons du soleil. Si les gouttelettes du nuage restent séparées et distantes les unes des autres, c’est par suite de la répulsion électrique qui écarte les corps légers chargés d’électricité de même nom. Que le nuage soit déchargé de quelque façon, par le gaz chaud et ionisé provenant du canon paragrêle ou par le contact avec un nuage chargé contrairement à lui, — et aussitôt les gouttelettes tout à l’heure séparées s’unissent en gouttes d’autant plus volumineuses que la décharge sera plus rapide et complète. Ainsi s’explique la pluie à larges gouttes qui, dans un orage, succède aux premiers éclairs ; ainsi s’expliquent encore les pluies torrentielles qui ont été constatées fréquemment pendant les grandes batailles, comme conséquence des décharges formidables d’une artillerie qui produit, — sur le ciel seulement, — les mêmes effets que l’artillerie agricole.

Ce n’est encore que la pluie. Il faut pour produire la grêle une circonstance de plus. Il faut que le nuage soit mis en contact avec une couche d’air refroidie, comme sont en effet les couches supérieures de l’atmosphère. Dans ce cas, sa température peut s’abaisser au-dessous de zéro, sans que ce refroidissement se traduise d’abord par aucun signe apparent. Les gouttelettes, quoique très froides, restent liquides. Mais qu’une circonstance quelconque vienne à mettre ces gouttes en surfusion en contact avec une parcelle quelconque de glace venant d’ailleurs ; aussitôt elles se solidifient brusquement autour de ce centre et constituent ainsi la bille de glace qui est le grêlon.

Aux conditions de l’orage qui se résout en pluie, il faut donc pour qu’il y ait grêle qu’il s’ajoute des déplacemens étendus dans le sens vertical, déplacemens qui brasseront les nuages chauds et bas avec les couches supérieures et froides de l’atmosphère. Or, tous les orages sont caractérisés par des mouvemens de ce genre. C’en est, en quelque sorte, la définition : une dépression barométrique déterminant un violent mouvement ascensionnel. On conçoit que si la décharge électrique des nuages est obtenue avant que le mouvement de brassage ait pris toute son ampleur, la grêle ne se formera plus. Est-ce par suite d’une action précoce de ce genre, d’une décharge des nuées qu’agit le canon paragrêle ? C’est ce que de nouvelles observations pourront apprendre aux physiciens. Aux cultivateurs le résultat suffit : que les nuées se mêlent avant ou après décharge ; ils n’en ont cure, pourvu que la grêle soit évitée, ils sont contens.


A. DASTRE.