Revue scientifique - La Tonométrie

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Revue scientifique - La Tonométrie
Revue des Deux Mondes4e période, tome 160 (p. 217-228).
REVUE SCIENTIFIQUE

LA TONOMÉTRIE

La tonométrie est l’une des nombreuses branches de la physico-chimie. Il est superflu d’ajouter qu’elle en est une branche nouvelle : tout est jeune et nouveau dans cette science, les divers rameaux et le tronc lui-même. La tonométrie a ses racines dans des études classiques et bien connues. Elle est, en quelque sorte, le prolongement des recherches de Gay-Lussac et des physiciens tels que Dalton, Dulong et Arago, et surtout Regnault, qui s’étaient appliqués, depuis le commencement jusqu’au milieu du siècle, à mesurer les tensions de vapeurs émises par les divers liquides et spécialement par l’eau.

On sait que l’œuvre de Regnault est fondamentale pour tout ce qui touche aux vapeurs. Elle se recommande non seulement par un souci de la perfection dans les mesures qui ne sera jamais dépassé, mais aussi par des vues très justes et très profondes. L’illustre physicien n’ignorait pas que l’émission de vapeurs était modifiée par les impuretés mélangées au liquide ; il savait que chaque corps étranger qui y est dissous influence la production de vapeur à la fois suivant sa quantité et suivant sa nature. Il a soupçonné l’existence d’une relation très intime entre ces deux élémens : nature chimique de la substance en solution et changement produit par elle dans la tension de vapeur du dissolvant ; et il recommandait aux expérimentateurs de son temps d’en poursuivre la recherche. C’est le problème même de la tonométrie. La solution en a été fournie par les physiciens-chimistes contemporains ; et parmi eux, il faut citer ici, au premier rang, l’éminent professeur de la Faculté de Grenoble, M. Raoult, dont on connaît déjà les importans travaux à propos de la cryoscopie[1].


I

Tonométrie signifie proprement : mesure des tensions. Le mot désigne en général la mesure et l’étude des tensions ou forces élastiques des vapeurs émises par les liquides purs ou mélangés. Mais l’objet plus particulier de cette étude est la comparaison des vapeurs émises par les solutions, c’est-à-dire par les liquides chargés de corps étrangers, avec les vapeurs émises par les liquides purs. On voit que le domaine de ces recherches serait fort étendu. On le restreint souvent à la considération des liquides volatils tenant en solution des corps fixes.

On rencontre donc ici, dès l’abord, la notion de corps fixes et de corps volatils. En principe, on peut admettre qu’il n’y a point de corps fixes absolus ; que tous sont volatils, c’est-à-dire susceptibles d’exister comme vapeurs dans des conditions convenables de température et de pression. Une seule circonstance peut s’opposer à cette volatilisation pour les substances complexes : c’est leur instabilité : il arrive qu’elles ne puissent être soumises à ces conditions nécessaires sans se détruire, en d’autres termes, qu’elles n’aient d’existence que dans un intervalle restreint de l’échelle des températures et des pressions. C’est le cas pour les huiles grasses, précisément nommées huiles fixes ; elles se décomposent avant d’atteindre le point où elles émettraient des vapeurs sensibles.

Hors ce cas, on peut considérer qu’il y a pour chaque corps un intervalle plus ou moins étendu où il existe à l’état de vapeur en même temps qu’à l’état solide ou à l’état liquide. En dessous de ces limites, il pourra être considéré comme fixe. L’eau, par exemple, peut être regardée comme fixe à 40° au-dessous de zéro : la glace, en effet, à cette température, n’émet pas de vapeurs dont la force élastique soit appréciable. Mais déjà à —30% la glace répand autour d’elle une vapeur dont les physiciens ont mesuré la force élastique, qui s’exprime par le nombre 0, 36, en millimètres de mercure. A 0% la tension de la vapeur, émanée de la glace aussi bien que de l’eau liquide, est de 4mm, 6 ; à 100°, elle est de 760 millimètres, et l’eau entre en ébullition.

L’eau est donc fixe à 140° au-dessous de son point d’ébullition : au-dessus de ce point, et jusqu’à 0° elle existe à la fois à l’état solide et de vapeur ; de 0° à 100° elle est à la fois Liquide et vapeur. C’est là une notion qui peut se généraliser. Pratiquement, on regarde un corps comme fixe par rapport à un autre lorsque leurs points d’ébullition diffèrent de plus de 140°.

Ce ne sont point seulement les solutions aqueuses qui forment l’objet de la tonométrie. Celle-ci examine une infinité d’autres dissolvans que l’eau. Les solutions aqueuses ne constituent qu’un cas particulier ; il faudrait même dire un cas aberrant. Les dissolutions aqueuses les plus communes, les plus usuelles, celles des acides forts, des bases fortes, des sels, présentent une constitution si particulière (décomposition électrolytique) qu’elles paraissent échapper aux lois générales. Et, de fait, l’étude tonométrique des dissolutions aqueuses est restée à peu près impuissante dans les mains d’expérimentateurs de grand mérite tels que von Babo, Wüllner, Tammann, Pauchon, Emden, Dieterici. La considération des autres solvans que l’eau, a permis à M. Raoult d’arriver à des formules plus complètes. Mais les lois tout à fait générales ne se sont manifestées que lorsque l’examen des nombres expérimentaux a été vivifié par l’idée théorique, c’est-à-dire, comme nous le verrons, par l’introduction de l’hypothèse moléculaire.


II

C’est un fait d’observation vulgaire que, lorsque l’on dissout dans l’eau un corps fixe non volatil, un sel, par exemple, il devient plus difficile de la faire bouillir. Il faut chauffer plus longtemps ; ou, pour parler plus exactement, il faut élever la température plus haut. Un proverbe anglais dit que le pot que nous regardons bouillir ne bout jamais, au gré de notre impatience. C’est encore plus vrai si le pot contient un sirop ou une saumure. L’eau pure bout à 100°, à la pression ordinaire ; l’eau saturée de sel ordinaire n’entre en ébullition qu’à 109°. Il y a retard à la vaporisation ; il y a élévation du point d’ébullition. La présence d’une matière dissoute fait monter le point d’ébullition. Il faut noter incidemment, — et cette observation est due à Rudberg, — que, quoique la solution bouillante ait une température de 109°, la vapeur qui s’en échappe est toujours à 100°, comme si l’eau était pure.

Au lieu du degré d’ébullition, on peut prendre en considération la force élastique de la vapeur émise. L’influence de la matière dissoute pourra se traduire alors d’une autre façon. L’eau salée de tout à l’heure ne bouillait pas encore à 100°, parce que, à ce degré de l’échelle, la tension de sa vapeur n’était pas encore égale à la pression atmosphérique. Un liquide quelconque n’entre en ébullition que lorsque la force élastique de la vapeur émise a graduellement atteint la valeur de la pression barométrique. C’est là, en quelque sorte, la définition même du point d’ébullition. La pression de la vapeur qui s’échappe de l’eau bouillante est de 760 millimètres de mercure : c’est la pression barométrique normale en pays plat, au bord de la mer. En pays de montagne l’eau bout plus tôt, parce que la pression barométrique est moindre à mesure que l’on s’élève. Au sommet du Mont-Blanc (4 810 mètres) la pression barométrique est de 380 millimètres de mercure, c’est-à-dire moitié de ce qu’elle est au niveau de la mer ; l’eau y bout à 84° : c’est la température où la tension de sa vapeur atteint, en effet, 380 millimètres, comme on peut s’en assurer en consultant les tables de Regnault.

Pour en revenir à l’eau salée dont nous nous occupions il y a un moment, nous savons donc que, si elle n’entre pas encore en ébullition à 100°, c’est parce que, à cette température, la pression élastique de la vapeur qu’elle émet n’est pas encore égale à la pression atmosphérique, c’est-à-dire à la tension de vapeur de l’eau pure à 100°. Elle est moindre. Gay-Lussac l’a mesurée autrefois, — et il a constaté que la solution salée (de poids spécifique 1,099) avait à 100° une tension de vapeur inférieure d’un dixième à celle de l’eau pure. L’effet du sel introduit a donc consisté à abaisser la tension de la vapeur émise à 100° d’un dixième de sa valeur. Pour regagner ce dixième et par conséquent atteindre à l’ébullition, il faut élever la température.

Ce que nous disons du sel commun et de la température de 100° est vrai de toute autre substance et de toute autre température. En définitive, la loi qui résume ces observations peut s’énoncer ainsi : la présence d’une matière dissoute élève le point d’ébullition de la solution et déprime la tension de vapeur du dissolvant.

Les choses se passent donc comme si la matière dissoute retenait et fixait le solvant avec plus ou moins de force. Le corps soluble oblige, en quelque sorte, les agens extérieurs à dépenser plus d’énergie pour vaporiser et entraîner le liquide dans lequel il s’est répandu. Cette influence se manifeste sous deux aspects : par l’élévation du point d’ébullition sous la même pression, — ou, ce qui revient au même, par la diminution de tension de vapeur à toute température, quelle qu’elle soit.

Cette loi fondamentale, d’après laquelle la tension de la vapeur d’eau émanée d’une solution est inférieure à la tension de la vapeur émanée de l’eau pure, n’exprime pas seulement une vérité d’expérience ou de fait, elle est de nécessité rationnelle et peut être démontrée théoriquement.

Cette démonstration très simple a été donnée par van t’Hoff et Nernst. Elle consiste à faire voir que si la tension de vapeur de la solution n’était pas abaissée, on pourrait imaginer un dispositif tel que l’eau s’y vaporiserait et s’y condenserait continuellement, de manière à réaliser le mouvement perpétuel, supposition jugée absurde. Le dispositif se réduit en définitive à un osmomètre contenant la solution au dedans et l’eau pure au dehors, comme d’habitude, et placé sous une cloche. On sait que, par le jeu de la pression osmotique, la solution intérieure est soulevée dans le tube à une certaine hauteur qui mesure précisément cette pression osmotique. Cette hauteur est fixe et invariable pour une solution donnée. De telle sorte que si l’on venait a ajouter de l’eau pure dans le vase extérieur de manière à en élever le niveau, une partie de cette eau passerait dans le tube osmométrique pour relever d’autant la colonne et rétablir la constance de la dénivellation. Or, cette addition d’eau pure dans le vase extérieur, que nous venons d’imaginer, se produirait réellement, si la tension de vapeur du liquide de l’osmomètre était plus grande que celle de l’eau pure qui l’entoure. Cette vapeur se liquéfierait, en effet, en vertu de son excès de pression. L’eau passerait dans l’osmomètre pour relever le niveau, et le cycle de ces mouvemens se reproduirait indéfiniment. L’appareil constituerait ainsi une machine travaillant continuellement, dans un milieu de température constante, ce qui est en contradiction avec la loi naturelle et les principes de la thermodynamique.

Ces considérations très simples ont, incidemment, l’avantage de montrer une relation entre la dépression tonométrique et la pression osmotique. Celle-ci compense celle-là. Elle forme, en quelque façon, le ressort qui s’oppose au circulus perpétuel de l’eau dans l’appareil précédent. La différence des tensions de vapeur entre l’eau pure et la solution est contre-balancée par la pression osmotique, et c’est ainsi qu’un équilibre stable est réalisé, au lieu du mouvement perpétuel impossible.

Toutes les études tonométriques ont pour point de départ la détermination, dans les circonstances diverses, de la dépression de la vapeur d’une solution, c’est-à-dire de la diminution de sa tension par rapport à celle du liquide pur. On aperçoit dès lors, d’un coup d’œil, le champ ouvert à ces études et leur enchaînement. Il a fallu d’abord créer l’instrumentation et les méthodes de mesure, c’est un premier chapitre. En second lieu, une fois obtenus les résultats numériques, on a dû les confronter avec les conditions qui les font varier, c’est-à-dire chercher les relations qui lient la dépression de vapeur de la solution à la quantité du corps dissous, à la température de la solution, et enfin, comme le souhaitait déjà, en 1844, le célèbre physicien Regnault, à la nature chimique des deux corps, le dissous et le solvant. Ces trois catégories de relations s’expriment précisément par les trois lois de Babo, de Wüllner et de Raoult. Dans une troisième partie se trouvent examinés les rapports qui existent entre les données tonométriques et les données cryoscopiques, osmotiques et électriques des solutions. L’exposé des applications vient clore ce programme. Il ne saurait être question de le développer ici. Il suffira d’en marquer les traits principaux.


III

La question des mesures est la première à examiner. C’est le nœud de tous les problèmes physiques. Il s’agit de déterminer la tension de vapeur d’un liquide tenant en solution un corps étranger. Il semble que l’opération ne soit pas plus malaisée pour la solution que pour le liquide isolé et pur. En principe, cela est vrai ; mais en fait, les difficultés sont beaucoup accrues, pour diverses raisons et, entre autres, par la nécessité où l’on est de maintenir constante la composition de la solution, c’est-à-dire de faire en sorte que la formation et l’élimination des vapeurs n’en modifient point la concentration. Ces difficultés, les différens expérimentateurs ont essayé, avec plus ou moins de succès, de les résoudre. Delà une multiplicité des procédés tonométriques. On peut, avec M. Raoult, les distinguer en deux groupes : les procédés dynamiques ou d’ébullition et les procédés statiques.


La méthode d’ébullition consiste à faire bouillir la solution dans des conditions telles que sa concentration reste invariable, à noter la température et à observer le baromètre. La lecture du baromètre fait connaître la tension de vapeur cherchée, puisqu’il est admis qu’à la température d’ébullition, la tension de vapeur du liquide est égale à la pression atmosphérique, — ce qui n’est vrai, d’ailleurs, qu’autant que l’on s’est mis à l’abri de la surchauffe. Il reste à connaître la tension de vapeur du liquide pur dans les mêmes circonstances. La notation de la température d’ébullition de la solution, exécutée tout à l’heure, permet d’obtenir cette valeur. S’il s’agit de l’eau, par exemple, on cherche dans les tables la tension de vapeur qui correspond à cette température. S’il s’agit d’un liquide pour lequel ces tables n’existent point encore, l’expérimentateur a soin de les construire lui-même.

Pour réaliser cette méthode si simple, on a imaginé des ébullioscopes divers, parmi lesquels les plus parfaits semblent être celui de Beckmann et celui de Raoult. Ces instrumens sont disposés pour éviter, en outre des erreurs de lecture du thermomètre, la surchauffe et les changemens de concentration du liquide. On se met à l’abri des changemens de concentration en immobilisant, par un artifice, les couches profondes directement chauffées et en les empêchant de se mélanger aux couches supérieures ; ou encore en réduisant au minimum la quantité de vapeur formée et en la récupérant aussitôt au moyen d’un condenseur, ou de tel autre moyen convenable à cet objet et qui ne trouverait pas ici sa place. La cause d’erreur principale, la surchauffe, est écartée en appliquant le principe de Gernez, d’après lequel le liquide doit être en contact par la plus grande surface possible avec un gaz étalé au maximum, c’est-à-dire dont le volume soit négligeable par rapport à celui de la vapeur. Cette condition a été réalisée de diverses façons : — en plongeant dans le liquide des lames de platine en rapport avec les pôles d’une pile faible comme faisait d’abord M. Raoult ; — en chauffant la solution au moyen d’un courant de vapeur du dissolvant, selon le procédé récent de M. Sakurai emprunté à Gay-Lussac et Faraday, ou selon le procédé Vidal-Malligand ; — ou, enfin, en disposant des boules de verre en couches plus ou moins nombreuses au fond de l’ébullioscope, comme Ta fait Beckmann.

La méthode ébullioscopique fait connaître la tension de vapeur de la solution comparativement à celle du liquide pur, à une seule température, qui est celle d’ébullition du premier de ces liquides. Il faut du reste apprécier cette température à moins de deux ou trois millièmes de degré pour avoir la tension en dixièmes de millimètre. C’est là le maximum de précision que comporte la méthode.


La méthode statique consiste essentiellement à mesurer directement les dépressions produites sur la colonne mercurielle par le liquide pur et par la solution enfermés dans la chambre barométrique. C’est le principe de l’appareil classique de Dalton. Mais il a reçu des perfectionnemens nombreux de la part de Wüllner, de Tammann, de Bremer, et plus récemment de M. Dieterici. Ce dernier observateur l’a ingénieusement modifié et l’a fait servir à déterminer avec précision la différence entre les tensions de l’eau pure et de la solution aqueuse, à la température de la glace fondante, facile à maintenir invariable.

En dehors de ces deux groupes de procédés, il en a été employé quelques autres : M. Charpy s’est servi de l’hygromètre à condensation ; Ostwald, Tammann et Walker ont appliqué la méthode des pesées, c’est-à-dire de l’hygromètre chimique.

L’étude critique et comparative de tous ces procédés tourne, en définitive, à l’avantage de la méthode ébullioscopique, si l’on a en vue la commodité des opérations, et de la méthode statique si l’on a en vue la précision. Mais dans aucun cas la sensibilité n’est suffisante pour l’étude des dissolutions étendues. La méthode tonométrique ne convient donc, en définitive, qu’aux dissolutions concentrées, et elle se montre, quant à la sensibilité, inférieure aux méthodes cryoscopiques ou électriques.


IV

Les résultats numériques des mesures varient d’une façon apparente avec les conditions de l’expérience, c’est-à-dire avec la nature des corps, dissous et dissolvant, avec la concentration de la solution, avec la température où a lieu l’émission des vapeurs. L’influence de chacune de ces conditions a été examinée à part. La première qui ait attiré l’attention est celle de la température. Elle s’exprime par la loi de Babo.

Cette loi des températures, ou loi de Babo— ainsi nommée en l’honneur du physicien allemand qui la fit connaître, vers 1847, considérée pendant assez longtemps comme l’expression rigoureuse de la vérité, n’en est en définitive, si nous en croyons M. Raoult, qu’une approximation assez imparfaite.

Nous avons dit que Gay-Lussac, opérant sur une solution de sel commun de densité 1096, lui avait trouvé, à 100° une tension de vapeur égale aux 9/10 de celle de l’eau pure. Mais on a dû se demander tout aussitôt si, en comparant les deux liquides, solution et eau pure, à une autre température, le résultat serait identique. Un physicien, Prinsep, déclara qu’il l’était, en effet : c’est-à-dire qu’à toute température comme à 100°, la tension de vapeur de la solution de Gay-Lussac restait égale aux 9/10 de la tension de l’eau pure. La dépression produite par le sel était d’après cela de 1/10. Mais c’est Babo qui appuya cette assertion de recherches précises et la généralisa en une formule très simple : «La dépression produite par le corps dissous est indépendante de la température. Elle est constante à toute température, pour la même solution. » Les premières déterminations numériques vérifiaient assez exactement cette relation. Tout le monde la considéra donc comme rigoureuse. M. Raoult lui-même, opérant avec l’éther, comme dissolvant de diverses substances, la trouva justifiée : la dépression était constante à 1/200 près. C’était là une concordance très satisfaisante. Les variations observées semblaient être de l’ordre des erreurs expérimentales.

Cependant, en y regardant de plus près, dans d’autres cas, — par exemple pour les dissolutions de l’azotate de chaux dans l’alcool, de la diphénylamine dans la benzine, de l’acide benzoïque dans l’acide acétique, — on vit que la dépression croissait régulièrement et systématiquement avec la température. Des considérations théoriques, tirées de la thermodynamique, montrent qu’en effet cette dépression doit s’accroître lentement avec la température. Aujourd’hui, d’après M. Raoult, nous ne devons plus considérer la loi des températures que comme une loi empirique, assez approchée cependant pour conserver une valeur pratique.


V

L’influence de la concentration de la solution s’exprime par la loi de Wüllner. Il n’y a pas de doute que la quantité de matière, de sel par exemple, en dissolution dans l’eau, ait une influence très marquée sur l’émission de vapeur. Plus la quantité du corps étranger augmente, plus le point d’ébullition s’élève ; et plus, aussi, la tension de vapeur émise à une température donnée s’abaisse. Les plus simples observations avaient montré le fait ; mais lorsqu’il s’agit de préciser la nature exacte de la relation qui existe entre la concentration de la solution et la dépression de la vapeur, il fallut des déterminations plus précises. C’est le physicien allemand Wüllner qui les exécuta, de 1858 à 1860. Il établit que la relation de la dépression à la concentration consistait en une rigoureuse proportionnalité.

La loi, à laquelle ont conduit ces mesures, peut donc s’énoncer ainsi : la dépression de la vapeur croît proportionnellement à la concentration. La concentration, c’est ici le poids de la substance dissoute dans un même poids du liquide dissolvant. Il est bien entendu, d’autre part, qu’il s’agit de la dépression à une température donnée.

Cette loi des concentrations est d’une extrême simplicité. On est même tenté de la trouver trop simple ; et, elle l’est en effet. Nous voulons dire par là qu’elle rachète par un défaut de généralité son excès de limpidité. Elle ne s’applique pas à toutes les solutions, mais seulement aux solutions suffisamment étendues. C’est une autre loi, un peu plus compliquée, qui convient à embrasser l’ensemble des résultats relatifs à toutes les solutions. La formule de cette loi générale se simplifie dans le cas des solutions étendues ; et, c’est cette formule particulière et simplifiée qu’a trouvée Wüllner. Ce physicien, comme d’ailleurs la plupart de ceux qui l’ont suivi, avait borné ses recherches aux solutions aqueuses et même aux solutions salines. Le choix n’était pas heureux. Les sels dissous dans l’eau présentent une constitution spéciale et donnent lieu à des phénomènes complexes. Contrairement à ce qui arrive pour les dissolutions des substances organiques, les molécules salines peuvent se combiner, se dissocier, s’hydrater, se déshydrater, de la manière la plus diverse, selon leur nature et selon leur concentration dans la liqueur.

La loi des concentrations de Wüllner souffre donc, dès le début, une première restriction. Elle n’est point valable pour les solutions concentrées. Le plus simple raisonnement montre, en effet, qu’elle ne peut pas leur être applicable.

Cette restriction de la loi de Wüllner au cas des solutions étendues, apparaît comme une nécessité logique dès que l’on réfléchit à sa signification élémentaire. Dire que la dépression de la vapeur varie proportionnellement à la concentration, cela revient à dire que, si l’on fait croître la quantité du corps dissous, en l’introduisant par portions égales et successives dans le liquide, chacune de ces portions nouvelles se trouvera dans la même condition que la précédente par rapport au liquide. Chaque molécule nouvelle du corps soluble devra pouvoir faire entrer dans sa sphère d’action le même nombre de molécules du dissolvant, sans être gênée par les précédentes, sans empiéter sur leur domaine, et sans entrer en conflit avec elles. Cette condition est évidemment réalisée si le nombre des molécules introduites dans le dis- solvant est très petit par rapport à la masse du dissolvant, c’est-à-dire si la solution reste très étendue. Elle le sera beaucoup moins aisément si la solution est concentrée. Cependant on conçoit qu’elle puisse l’être encore dans quelques circonstances différentes.

C’est donc à l’expérience seule à décider des cas où la loi en question est applicable et des cas où elle ne l’est pas. Le seul point essentiel est d’être prévenu qu’elle est habituellement en échec pour les solutions riches en substance dissoute. Il faut, par suite, chercher une autre règle qui soit plus universelle et qui embrasse tous les cas. C’est à quoi M. Raoult paraît être arrivé, comme on le verra tout à l’heure, en substituant à la formule de Wüllner une formule plus large.


VI

Les lois précédentes permettaient, au point de vue barométrique, de comparer (au moins lorsqu’il s’agit de solutions étendues) les divers états d’une solution de même nature lorsque varient la température et la concentration. Elles ne. permettaient pas de comparer les solutions de nature différente.

Le rapport qui peut exister entre les dépressions produites par différentes substances avait échappé aux premiers observateurs. Les nombres de Babo et de Wüllner pouvaient former les élémens d’un tableau plus ou moins instructif pour l’histoire de chaque substance. Mais quand on passait d’une substance à une autre, il n’y avait plus de lien, plus de relation entre ces grandeurs spécifiques.

La considération des effets moléculaires a permis d’apercevoir cette relation. M. Raoult, en introduisant la notion de concentration moléculaire, au lieu de concentration en grammes, a subitement éclairé la question. Il a fait pour les dépressions de vapeur ce que de Vries a fait pour les pressions osmotiques. Le résultat de cette modification dans la manière de supputer les concentrations a été de faire apparaître cette loi importante, à savoir que l’action exercée par la substance dissoute sur la tension de vapeur du dissolvant est une fonction moléculaire, Ostwald dispute à M. Raoult le mérite premier de cette féconde remarque, qu’il aurait faite dès 1884.

Quoi qu’il en soit, on constate, en passant en revue les différentes substances dissoutes, que la dépression de vapeur est proportionnelle à la concentration moléculaire. Toutes les solutions équimoléculaires, c’est-à-dire qui contiennent la même fraction du poids moléculaire, ou le même nombre de molécules réparties dans la même quantité du dissolvant, présentent la même dépression de vapeur et, par conséquent, possèdent aussi le même point d’ébullition. Le nombre seul des molécules, et non leur qualité, intervient dans le phénomène. Toute molécule, quelle qu’elle soit, exerce, dissoute, la même dépression de vapeur. Le dissolvant restant le même, en qualité et en quantité, la dépression relative de vapeur est proportionnelle au nombre des molécules dissoutes, c’est-à-dire à la concentration moléculaire.

On peut aller plus loin et s’assurer que la dépression de vapeur, indépendante déjà de la nature du corps dissous, lequel n’intervient que par le nombre de ses molécules, est indépendante aussi de la nature du dissolvant, lequel n’intervient également que par le nombre des siennes. C’est ce que M. Raoult a constaté en étudiant les différens dissolvans, benzine, éther, alcool, acétone, acide formique, chloroforme. L’effet est, en résumé, le même pour les solutions qui contiennent le même nombre de molécules dissoutes dans le même nombre de molécules dissolvantes. La dépression est proportionnelle au nombre des molécules dissoutes, et inversement proportionnelle au nombre de molécules dissolvantes.

Telle est l’interprétation lumineuse qui convient aux faits recueillis par M. Raoult et par ses prédécesseurs.

A la vérité, cette interprétation s’adapte seulement aux cas où la loi de Wûllner est applicable. Mais il a suffi d’une bien légère modification à la formule pour la rendre applicable à toutes les solutions, étendues ou concentrées. Il a suffi de dire : la dépression relative de la vapeur d’une solution est proportionnelle au nombre des molécules dissoutes, et inversement proportionnelle au nombre total des molécules dissoutes et dissolvantes. Telle est la loi des concentrations moléculaires, ou loi de Raoult.


Les mesures tonométriques sont utilisées, en physique, à quelques déterminations indirectes, de densités de vapeurs et de chaleur de vaporisation. Mais c’est aux chimistes surtout qu’elles servent pour la fixation des poids moléculaires. La plus récente application qui en ait été faite est due à Ramsay. Ce physicien anglais a déduit de mesures tonométriques les poids moléculaires de quelques métaux, tels que l’argent, le lithium, le gallium, en les dissolvant dans le mercure. Les lois qui régissent les tensions de vapeurs des solutions du sucre dans l’eau ou de l’azotate de chaux dans l’alcool, s’appliquent, en effet, parfaitement aux dissolutions des métaux dans le mercure.


A. DASTRE.

  1. Revue, 15 février 1900, et Tonométrie, par P. M. Raoult dans la collection Scientia.