Revue scientifique - La Vie dans les tunnels

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LA VIE DANS LES TUNNELS

Il y a tunnels et tunnels, comme il y a fagots et fagots. Il y a les longs et les courts, les géans et les nains. Les petits n’ont pas d’histoire. Les grands en ont une qui est universellement connue. C’est le cas pour les trois grandes percées des Alpes : le tunnel du Mont-Cenis qui atteint une longueur de 12 kilomètres et a exigé onze années de travail, de 1859 à 1870 ; celui du Saint-Gothard qui a quinze kilomètres et dont la construction a duré huit ans ; et le plus récent, celui du Simplon, qui n’a guère moins de vingt kilomètres de développement et a été achevé en sept ans, de 1898 à 1905. Ce sont là des œuvres colossales. Elles offrent un intérêt évident pour l’art de l’ingénieur ; elles ont une portée considérable et aperçue de tous au point de vue économique et commercial. Elles facilitent les relations de peuple à peuple ; elles suppriment les barrières, par lesquelles la nature séparait les nations.

Cette façon de circuler ainsi sous terre, dans des galeries de taupe, au lieu de cheminer à ciel nu, dans la pure atmosphère, pour contraire qu’elle soit au vœu de la nature, n’en a pas plus d’inconvéniens. La grande majorité des voyageurs n’éprouve ni incommodité ni malaise : ils sortent parfaitement indemnes de cette courte épreuve, et précisément parce qu’elle est courte. Mais si l’épreuve se prolonge ou se répète, ce qui est le cas pour les employés des trains et pour les ouvriers de la voie, alors les inconvéniens apparaissent ; la défectuosité du milieu, l’insuffisance de l’atmosphère ambiante produisent leurs effets. Les conditions nouvelles et anormales où l’homme se trouve placé exercent une action sur sa constitution et sa santé. Elles créent des risques particuliers ; elles engendrent des maladies professionnelles. Les voyageurs très rarement, mais habituellement le personnel des trains, les employés chargés de la garde et de l’entretien des galeries sont exposés à des accidens sur lesquels a dû s’arrêter l’attention des physiologistes et des médecins.


I

Les tunnels ordinaires n’ont pas de droits sérieux à la sollicitude des hygiénistes. Longs de quelques mètres ou, au plus, de quelques centaines de mètres, les trains les parcourent en un petit nombre de secondes ou de minutes. Ces ouvrages d’art sont des couloirs obscurs, humides, chauds, souvent remplis d’une fumée étouffante ; mais ils ont le mérite d’être courts. On en est sorti avant d’en avoir éprouvé d’incommodité sérieuse.

La ventilation de la plupart des tunnels est mal assurée ou pas assurée du tout. Le soin d’y renouveler l’air est confié à la bonne nature, aux lois de la physique, à l’intervention providentielle de la météorologie. L’ingénieur a escompté les vents, les courans d’air possibles, la lente diffusion qui mélange les gaz du dehors et du dedans. Le calcul est justifié pour les tunnels courts : il est en défaut pour les tunnels longs.

Dans ceux-ci, chaque convoi laisse les gaz de combustion et la fumée de sa machine : de l’acide carbonique, un peu d’oxyde de carbone, de l’aldéhyde formique, de l’acide sulfureux provenant des pyrites mêlées au charbon, de l’acétylène, et d’autres encore. La quantité d’oxygène y est moindre que dans l’air du dehors, puisqu’une partie a été consommée par le foyer au cours de la traversée. Le convoi suivant chasse devant lui cette colonne d’air usé déposée par son prédécesseur ; il la refoule comme fait un piston pour le contenu d’un corps de pompe ; et il la remplace par ses propres déchets gazeux. Si les trains se succèdent à de brefs intervalles, la viciation s’aggrave à chaque fois, puisque le convoi nouveau opère, au moins en partie, sur le résidu du précédent. Les gaz toxiques provenant de la combustion incomplète s’accumulent dans l’atmosphère du conduit souterrain. Les longs tunnels, à cause de cela, ne se prêtent par à une très active circulation.

Dès que le tunnel dépasse une certaine étendue, la viciation de l’atmosphère ambiante par les gaz du charbon peut créer un danger plus ou moins grave. On est donc autorisé à juger sévèrement la négligence du constructeur qui n’a rien prévu pour le renouvellement de l’air. C’était, de sa part, un faux calcul de compter sur la chasse d’air produite par le passage des convois. A la vérité, le train pousse la colonne gazeuse viciée qui lui fait front et aspire celle plus ou moins pure qui lui fait suite ; mais ce jeu de seringue ne suffit pas à purger complètement le souterrain de l’atmosphère malsaine qu’il contenait. Indépendamment des remous qui se produisent fatalement et qui s’opposent, en partie, à la pénétration de l’atmosphère pure de l’arrière, il faut tenir compte de la quantité d’air qui passe à chaque instant dans le foyer et s’y charge des produits d’une combustion de plus en plus imparfaite. Il y a des circonstances qui aggravent cette viciation : c’est, par exemple, la lenteur de la marche des convois, l’usage de deux machines, l’une à l’avant, l’autre à l’arrière, le patinage et l’essoufflement des locomotives dans la montée des tunnels à pente marquée. Il y a, en revanche, des précautions qui en atténuent ou en écartent les inconvéniens : c’est d’abord l’existence, dans un grand nombre de tunnels, de cheminées d’appel, toujours trop rares ; d’autres fois, c’est l’installation de ventilateurs qui dissipent les tourbillons de fumée et dessèchent l’air ; d’autres fois encore, c’est, comme au Simplon, la création d’une galerie parallèle ; ou enfin, le procédé préconisé par MM. A. Mosso, Piutti et les membres de la commission italienne, et qui consiste dans l’emploi de l’oxygène comprimé pour l’alimentation des chaudières dans les parties dangereuses des galeries.

Les dangers du séjour prolongé dans les grands tunnels en exploitation, ou même les inconvéniens d’une simple traversée opérée sans précaution, ne sont point imaginaires. Les accidens sont si réels, ils se sont multipliés à tel point sur certaines lignes que les gouvernemens ont dû s’en préoccuper. Ils ont chargé des commissions scientifiques, composées surtout de physiologistes, d’en poursuivre l’étude, d’en faire connaître les mécanismes, les causes et les remèdes. Le gouvernement britannique s’est adressé au professeur Haldane d’Oxford. Le gouvernement italien, en 1899, a chargé M. Mosso, le physiologiste bien connu, d’examiner, de concert avec le professeur A. Piutti, les conditions de respirabilité des tunnels du réseau péninsulaire.

Ce sont les résultats de ces enquêtes que nous nous proposons de résumer ici. L’achèvement du souterrain du Simplon, l’accident fatal qui en a marqué l’inauguration et qui a coûté la vie à l’un des ingénieurs donnent à ces questions un intérêt nouveau.


II

Les accidens morbides causés par le séjour dans les tunnels sont dus à deux causes : à la viciation de l’air comme cause principale, à la chaleur, comme cause accessoire. Ce sont les employés, mécaniciens, chauffeurs, serre-freins qui en sont les plus fréquentes victimes. Les voyageurs y échappent habituellement. L’air est surtout rendu nuisible par la présence d’une petite quantité d’oxyde de carbone. M. Mosso et ses collaborateurs ont étudié la composition du gaz qui s’échappait de la cheminée dans un cas ou la machine peinait et où le mécanicien poussait le feu pour entraîner le convoi sur la voie montante. Ils y ont trouvé à peine 4 pour 100 d’oxygène. C’est un air qui a perdu les trois quarts du gaz essentiel à la respiration. En revanche, il contenait jusqu’à 3 pour 100 d’oxyde de carbone, c’est-à-dire une proportion considérable d’un gaz toxique. On sait, en effet, d’après les expériences de Haldane, de Gréhant et de beaucoup d’autres physiologistes qu’un air qui renferme une proportion de ce gaz cinquante à cent fois moindre (0,05 pour 100) est capable de faire sentir ses effets toxiques sur l’homme, à la condition d’être respiré suffisamment longtemps.

La chaleur augmente cette toxicité de l’air ou, tout au moins, en aggrave les effets. Nous devons à M. U. Mosso une description des malaises qui sont engendrés par cette fâcheuse collaboration. Ils ont été observés dans le tunnel de Ronco sur la ligne de Gênes à Turin. La température sur la plate-forme de la machine de tête atteignait 50°. Ce sont là des conditions presque intolérables pour le mécanicien et le chauffeur parce qu’il s’agit d’une chaleur humide. L’homme supporte des températures beaucoup plus élevées si le milieu est sec : l’organisme lutte alors contre réchauffement par l’évaporation qui se produit à la surface du corps. Si l’air est humide, cette ressource fait défaut : l’évaporation est empêchée, l’organisme est surchauffé et les effets désastreux de cette surchauffe se développent et se superposent à l’intoxication oxycarbonique.

Le mécanicien et le chauffeur sont ainsi enveloppés d’une sorte de nuage asphyxique et brûlant, formé par l’air qui, sorti de la cheminée » est allé frapper la voûte et s’est renversé sur les malheureux agens L’irrespirabilité de cette atmosphère se manifeste souvent par un signe qui émeut, inquiète et affecte profondément le personnel des machines. La lumière qui éclaire le manomètre et permet de lire la pression de vapeur dans la chaudière faiblit et s’éteint. Cette extinction des lampes est un signe funèbre.

La condition des gardes-freins n’est pas meilleure, bien qu’ils soient éloignés de la machine, c’est-à-dire du foyer d’échauffement et de viciation. Juchés dans une guérite, à la partie supérieure de l’une des dernières voitures, ils sont près de la voûte où s’accumule l’air le plus altéré et le plus chaud. Quant aux voyageurs, leur position est beaucoup meilleure : aussi échappent-ils plus ou moins complètement aux accidens qui frappent le personnel.

Les conséquences de cette action combinée de la chaleur et de la corruption de l’air par l’oxyde de carbone pourraient être très graves et même mortelles, si la situation se prolongeait, si, par exemple, la locomotive patinait longtemps sans pouvoir avancer. En fait, ces circonstances aggravantes se présentent assez rarement. Le pire que l’on observe, ce sont des évanouissemens, des pertes de connaissance, des symptômes d’asphyxie à son début. La situation s’améliore rapidement par suite du mouvement du train et de sa sortie du tunnel.

Le plus souvent, l’empoisonnement en est resté au premier degré. Les employés ont seulement ressenti un violent mal de tête ; ils ont éprouvé des sensations pénibles de nausée et enfin une fatigue, une impression d’épuisement musculaire qui s’exagère au moindre effort et met l’homme hors d’état d’accomplir un travail fatigant. L’ensemble de ces malaises est connu, dans le langage des employés de chemins de fer, sous le nom de caldana. Les médecins ont constaté ces symptômes et consacré leur groupement, — leur syndrome, comme on dit en médecine, — en une sorte d’entité morbide qui pourrait être appelée le mal des tunnels. Il y aurait donc un mal des tunnels comme il y a un mal des montagnes et un mal des ballons. On verra, dans un instant, que, précisément, ces trois mots n’en forment qu’un seul.

A côté de cet empoisonnement aigu et passager dont sont particulièrement victimes les employés de la traction, on a constaté, dans ces mêmes tunnels des Apennins, de Ronco, et dei Govi, une sorte d’empoisonnement chronique. Les victimes de cette affection sont surtout les ouvriers chargés des travaux d’entretien et qui séjournent dans les galeries pendant quatre ou cinq heures par jour, et enfin les employés de la voie, gardiens et surveillans, dont le service quotidien a une durée de huit heures. Un certain nombre d’entre eux se plaignent de maux de tête habituels, de perte d’appétit et de faiblesse. Ils maigrissent, deviennent pâles et anémiés. Très fréquemment, ils sont empêchés de continuer le service et doivent être remplacés au bout de quelques mois ou d’une année ou deux.


III

La fréquence des accidens du caldana, c’est-à-dire du mal des tunnels observés par la commission italienne sur les lignes dei Govi tient à l’intensité du trafic sur ces voies ferrées. Ce sont deux lignes qui courent à peu près parallèlement l’une à l’autre, du Sud-Ouest au Nord-Est, du golfe de Gênes vers la vallée du Pô. La plus ancienne date de 1853 ; l’autre, relativement nouvelle, a été créée en 1889 pour soulager la première, devenue insuffisante. Elles relient le port de Gênes à Turin et à la vallée du Pô et centralisent à peu près tout le trafic du grand port méditerranéen avec l’Italie du Nord.

Ces deux lignes ferrées traversent la ceinture montagneuse que l’Apennin dessine autour de Gênes ; elles la franchissent au moyen d’une multitude d’ouvrages d’art, viaducs et galeries. Sur l’ancienne ligne se trouve le tunnel dei Govi, qui offre un développement de 3 258 mètres avec une seule cheminée d’appel : il y passe chaque jour dix-huit trains de marchandises et sept trains de voyageurs dans l’espace de vingt heures : les quatre heures restantes étant consacrées à l’examen et à la réparation des voies. La ligne nouvelle présente le tunnel de Ronco, qui a 8 291 mètres de longueur et huit puits d’appel et qui est sans doute la plus longue des galeries souterraines du réseau italien. Elle donne passage quotidiennement à trente-deux trains de marchandises et à dix trains de voyageurs. L’une et l’autre présentent donc les conditions les mieux faites pour la production des accidens typiques du mal des tunnels. Et, en effet, c’est la fréquence de ces accidens qui a fourni un point de départ aux études que nous résumons en ce moment.

C’est dans le tunnel de Ronco que M. U. Mosso, frère et collaborateur du chef de la mission, a voulu éprouver les conditions de respirabilité de l’air. Il y descendit le 11 avril 1900 par l’un des puits-cheminées, celui qui, de la station de Busalla, aboutit à peu près au milieu du tunnel. Un escalier de 284 mètres de hauteur permet la descente. Au bas de cet escalier, dans le souterrain, l’air est bon, renouvelé ; il fait éprouver une sensation de fraîcheur. D’ailleurs la température du tunnel n’est jamais très élevée : elle se maintient entre 19° et 20°. En parcourant cette galerie souterraine, entre deux puits d’appel, on trouve, longtemps encore après le passage d’un train, que la composition de la colonne d’air est très différente d’un point à l’autre. On rencontre des régions où la fumée est épaisse, l’air immobile et chaud : il est opaque au point que l’on ne peut apercevoir les fanaux disposés de distance en distance. Ailleurs, au contraire, entre deux autres cheminées d’appel, l’air est transparent, léger et bien mélangé.

Pendant les sept heures que le savant italien a passées dans le tunnel, il n’éprouva que des troubles relativement bénins : un affaiblissement de la mémoire, un peu de surdité, une augmentation de température du corps, un peu de moiteur de la peau, un état de fatigue disproportionné à l’exercice accompli, le défaut d’appétit. Ce sont là des manifestations très atténuées du mal des tunnels. Les symptômes confirmés ne se sont bien développés qu’au moment de la sortie et dans les heures qui suivirent. Le mal de tête d’abord léger devint bientôt pénible : des sensations de nausée s’y joignirent, qui aboutirent à des vomissemens : la faiblesse, l’abattement, le malaise furent extrêmes et se prolongèrent jusqu’au lendemain matin.

Il est vraisemblable que si l’observateur avait répété l’épreuve, il n’en aurait pas éprouvé, toutes les fois, des suites aussi pénibles. Beaucoup d’employés qui ont eu un aussi mauvais début se sont habitués ensuite plus ou moins facilement à ces conditions nouvelles, n n’en est pas moins vrai que cette première tentative s’était liquidée par un véritable empoisonnement, où l’observateur pouvait reconnaître les caractères du caldana.

L’organe qui ressent les premiers effets de l’air des tunnels, c’est le cerveau. Le mal de tête n’est que le signe d’un trouble dans le fonctionnement et la nutrition de cet organe. La douleur, en effet, s’accompagne ici d’absence de mémoire, d’incapacité de travail, de confusion dans les idées. Les employés des tunnels constatent chez leurs camarades, quand ceux-ci ont respiré la fumée d’un train, cette paresse de l’esprit qui entraîne des erreurs d’appréciation et de direction, cet affaiblissement de la mémoire et cette obnubilation des sens, et particulièrement de l’ouïe, que l’observateur italien a notés sur lui-même. C’est au même ordre de phénomènes que se rattache le vertige, qui est un des symptômes fréquens et dangereux de l’empoisonnement des tunnels. C’est celui que redoutent le plus les mécaniciens, les chauffeurs et les serre-freins. Ce vertige est quelquefois l’avant-coureur d’une perte complète de connaissance, d’un évanouissement d’où les sujets sortent au bout d’un temps plus ou moins long.

L’impression d’une extrême faiblesse est un second symptôme très général du mal des tunnels. M. U. Mosso, en quittant la galerie de Ronco, ne put remonter l’escalier sans s’arrêter à quatre reprises : il se sentait abattu, sans force. Il faut noter que l’impotence et la lassitude sont particulièrement localisées aux membres inférieurs. Tandis que les mains et les bras sont parfaitement en état d’agir, les jambes semblent incapables de soutenir le corps.


IV

Les études des physiologistes ont mis en évidence ce fait remarquable que le mal des tunnels est simplement un empoisonnement par l’oxyde de carbone diversement compliqué par des facteurs accessoires tels que la chaleur. Dans l’air du tunnel de Ronco analysé par Benedicenti, on trouvait après le passage d’un train une proportion d’oxyde de carbone d’environ 6 pour 1 000 : trois heures après que le mouvement des convois avait cessé, il n’y en avait plus que 1 pour 1 000 : dans les parties les plus élevées, près de la voûte, la quantité du gaz toxique était de 3 millièmes. A mesure que l’on se rapproche du foyer de la locomotive, la proportion s’accroît : elle est, par exemple, de 8 millièmes sur la plate-forme de la machine, de 18 à 36 millièmes dans la fumée qui s’en échappe. On voit distinctement les accidens et le péril s’aggraver avec le voisinage du foyer. C’est la fumée de la locomotive qui recèle l’agent toxique. Il n’y a pas de doute que celui-ci soit l’oxyde de carbone. Et cela pour deux raisons.

La première c’est que si l’on analyse cette fumée on n’y trouve que des gaz dont l’innocuité ou le mode d’action sont, par ailleurs, parfaitement connus, et dont les effets propres ne peuvent être confondus avec les symptômes observés dans les galeries souterraines. La seconde c’est que, inversement, l’empoisonnement par l’oxyde de carbone à doses comparables à celles qui existent dans la fumée de locomotive réalise précisément le tableau offert par les malades des tunnels.

M. U. Mosso s’en est assuré en reproduisant sur l’homme dans le. Laboratoire de physiologie de l’Université de Turin des expériences d’intoxication par l’oxyde de carbone. Des collaborateurs dévoués se soumirent bénévolement à ces périlleuses épreuves. C’est avec des mélanges contenant entre 3 et 4 millièmes du gaz toxique et respires pendant une heure, que la nocivité commence à se manifester. Elle se traduit par la sensation du mal de tête ; celle-ci est accompagnée d’un léger accroissement du nombre des battemens du cœur et d’une diminution de la fréquence des respirations. Dans un cas où l’on avait employé une proportion de 43 millièmes, le sujet soumis à l’expérience, qui était un homme jeune et vigoureux, éprouva, au bout d’une demi-heure, une sensation très nette de vertige. La tête lui tournait. Il tomba dans une véritable torpeur d’où l’on eut quelque difficulté à le tirer. Il avait perdu ‘la conscience de ce qui se passait autour de lui.

Le second symptôme du mal des tunnels, à savoir la faiblesse des muscles et la fatigue, se retrouve également dans l’empoisonnement oxycarbonique. La diminution de l’énergie musculaire en est une manifestation caractéristique.

La question de l’irrespirabilité de l’air dans les galeries de mines ou dans les tunnels a conduit ainsi les physiologistes, anglais, français et italiens, Haldane, N. Gréhant, Mosso et ses élèves, à reprendre l’étude des effets toxiques de l’oxyde de carbone sur les animaux. Ils ont examiné l’action des doses massives et celle des doses atténuées. Il est admis maintenant d’un commun accord que si l’air contient de 25 à 30 pour 100 du gaz, la mort peut survenir d’une manière foudroyante. Le cœur subit, dans ce cas, un arrêt réflexe analogue à celui que provoque l’asphyxie brusque ou l’excitation des nerfs vagues. — Avec des proportions de 20 à 6 pour 100 l’issue fatale survient dans l’espace d’un quart d’heure à 20 minutes. — Avec les mélanges qui contiennent de 5 pour 100 à 3 ou 5 millièmes, la mort tarde davantage et de plus en plus à mesure que la concentration du gaz toxique diminue. Mais, chose remarquable ! il n’y a pas de gradation correspondante dans l’intensité des phénomènes d’empoisonnement. Ils tardent seulement plus ou moins. L’état asphyxique du sang atteint plus ou moins vite le degré qui est incompatible avec la conservation de la vie. L’oxyde de carbone est un poison à action cumulative. Chaque masse gazeuse qui pénètre dans le sang neutralise un certain nombre de globules rouges en s’y fixant. Ceux qui ne sont pas encore atteints suppléent ceux qui sont hors de combat, et accomplissent leur besogne d’oxygénation. Les choses vont ainsi jusqu’au moment où l’insuffisance de la troupe restante apparaît brusquement. Il y a une limite fixe qui ne peut être dépassée. D’après les expériences de Haldane, de Benedicenti et de Trêves, l’oxyde de carbone agit d’une manière rapide et profonde lorsqu’un certain degré de saturation du sang est atteint.

La cause qui fait perdre le sens aux mécaniciens et aux serre-freins, dans les tunnels des chemins de fer, est donc une véritable asphyxie. L’oxyde de carbone en est l’agent. Il ne possède aucune malignité spéciale, aucune subtile toxicité. Il enlève simplement au sang la propriété de se combiner avec l’oxygène. A cet égard, on peut dire que c’est un poison négatif. Il agit sur le voyageur des tunnels comme la dépression barométrique sur l’ascensionniste et l’aéronaute. C’est avec un étonnement qui n’est pas médiocre qu’il nous faut constater que le mal des tunnels, qui frappe l’homme lorsqu’il chemine sous la montagne, est le même que le mal des ballons et le mal des montagnes qui l’atteint lorsqu’il en escalade les sommets ou qu’il plane trop haut au-dessus d’elle.


V

Et maintenant il faut nous demander si, de ces études, il ressort quelque remède au danger des tunnels. C’est là ce que l’on attend. C’est là ce qu’espérait le ministre des Travaux publics d’Italie, lorsque, au mois de mars 1899, il instituait la commission de physiologistes chargée d’étudier la respirabilité de l’air dans les galeries souterraines des principaux réseaux du royaume. Cette mission était motivée par l’urgence des mesures à prendre pour éviter la répétition des cas d’asphyxie trop souvent observés dans les tunnels dei Govi.

Les moyens de remédier à de tels accidens existent, en effet. Ils sont de deux ordres : d’ordre prophylactique et d’ordre curatif ; ils consistent à prévenir l’événement ou à en réparer les conséquences. — Le moyen curatif a été indiqué par M. A. Mosso. Il est très intéressant en lui-même, mais d’une application évidemment très restreinte. L’éminent physiologiste italien a constaté que l’oxygène comprimé corrigeait les effets nocifs de l’oxyde de carbone : le mélange est inoffensif. Il y a mieux. On peut, au moyen de l’oxygène comprimé empêcher la mort des animaux empoisonnés par l’oxyde de carbone. On les ressuscite en quelque sorte. M. A. Mosso a rappelé à la vie des animaux dont la respiration avait cessé et dont le cœur s’était arrêté depuis plusieurs minutes. Il faut pour cela les placer dans l’appareil à compression avec de l’air à huit atmosphères ou de l’oxygène à deux atmosphères. C’est le moyen d’introduire dans la partie liquide du sang et d’y dissoudre, à la faveur de la surpression, une plus grande quantité d’oxygène que celle qu’elle contient sous la pression barométrique normale. Cet excès d’oxygène dissous dans le plasma compense bien incomplètement celui que les globules transportent normalement aux tissus. Si minime que soit cette ressource, elle suffit pourtant, l’expérience le prouve, à alimenter en oxygène, en gaz vital nécessaire, les organes et les tissus pendant tout le temps que les globules sanguins ne fonctionnent plus, et en attendant qu’ils fonctionnent à nouveau. On donne ainsi le temps à ces petits corpuscules sanguins de se débarrasser de l’oxyde de carbone qu’ils avaient absorbé. Celui-ci n’étant pas réellement toxique, mais simplement indifférent n’a pas commis, entre temps, de dégât irréparable ; les globules une fois rendus à leur devoir, il n’y a rien de changé dans l’organisme. Le train de vie reprend ut ante. Ainsi s’explique que les animaux puissent vivre dans des doses formidables d’oxyde de carbone, si on leur fournit un autre moyen de se ravitailler en oxygène.

Ce n’est pas seulement d’une curiosité physiologique qu’il s’agit ici. Il est clair que l’homme lui-même peut être sauvé d’un empoisonnement oxycarbonique plus ou moins avancé par l’emploi de l’oxygène comprimé. S’il y avait à l’orifice des puits une chambre à compression, on ne serait plus exposé à voir des mineurs qui, retirés vivans des galeries après une explosion, succombent quelques momens après qu’ils ont été ramenés à l’air.

Les moyens prophylactiques ou de précaution sont ceux qui s’opposent à la production de l’oxyde de carbone dans les tunnels ou qui l’écartent des poumons de l’homme.

M. A. Mosso a proposé de munir les trains traversant le tunnel de quelques cylindres d’air comprimé et d’oxygène comprimé. Ces cylindres d’acier, qu’un homme peut facilement manier, se trouvent dans le commerce à un prix minime : ils contiennent environ cinq kilogrammes de gaz comprimé à 120 atmosphères. Deux de ces réservoirs sont disposés sur le tender : ils sont destinés au mécanicien et au chauffeur ; un autre est placé dans la logette du serre-frein. Chacun peut fournir un courant d’air abondant qui crée une atmosphère respirable et fraîche autour de ces hommes pendant la traversée du tunnel. D’autre part, l’oxygène comprimé est injecté dans le foyer pour activer la combustion et empêcher la production de l’oxyde de carbone qui est le gaz toxique. Avec une dépense insignifiante, ces moyens réalisent parfaitement la protection souhaitée. Les expériences officielles du 14 avril 1900 l’ont amplement prouvé. La fumée qui enveloppe habituellement le tender était immédiatement dissipée et l’atmosphère rafraîchie dès que l’on ouvrait les cylindres : d’autre part, la proportion d’oxyde de carbone dans la fumée de la machine avait considérablement diminué.

À ce procédé très simple, mais qui exige l’intervention plus ou moins attentive du personnel du train, les compagnies [en ont préféré un autre qu’elles ont trouvé plus pratique. Elles ont installé dans les tunnels dei Govi de puissans ventilateurs qui renouvellent activement l’atmosphère souterraine et assurent également bien la protection du personnel.


Il n’est pas douteux que quelques-uns de ces moyens perfectionnés seront appliqués lors de la mise en exploitation prochaine de la ligne du Simplon. Ils y seront particulièrement nécessaires, parce qu’en effet les difficultés d’aération et de rafraîchissement y seront plus grandes que sur toute autre, en raison de son étendue et de sa profondeur souterraine. La longueur du tunnel atteint, en effet, près de 20 kilomètres, dépassant de 8 kilomètres la galerie du Mont-Cenis et de 5 kilomètres celle du Saint-Gothard. D’autre part, il attaque le massif montagneux des Alpes à 600 mètres plus bas que la percée du Mont-Cenis, à 450 mètres au-dessous de celle du Saint-Gothard. La température, qui s’accroît, comme on sait, en raison de la profondeur comptée de la surface, y sera donc plus élevée que dans les tunnels précédens. Pendant le percement, elle aurait atteint des proportions intolérables, s’il n’y avait été avisé par des moyens à la fois ingénieux et puissans. A 6 kilomètres à partir du front d’attaque Nord, la température était déjà de 40° : au kilomètre 8, elle était de 55° ; on prévoyait des élévations de 60°, et même de 65°. Mais, fait curieux et encore inexpliqué ! ces prévisions fondées sur les lois connues ont été démenties par l’expérience. La température ne s’est pas accrue, à mesure que l’on s’avançait. Les difficultés créées par réchauffement de l’air, tout en restant moindres que l’on n’avait pu le craindre, n’en restent pas moins très considérables. La viciation de l’air y ajoutera les siennes. Mais, d’autre part, la direction de l’entreprise saura profiter des études que nous venons de résumer. En tenant compte de ces enseignemens, elle assurera aux voyageurs des conditions meilleures que les entreprises précédentes, comme elle a réussi à en assurer de meilleures aux ouvriers qui ont été employés au percement et à la construction. Désormais, la santé et la vie des hommes qui sont employés dans les galeries souterraines, et à plus forte raison des voyageurs qui les parcourent, sont mises à l’abri de tout accident.


A. DASTRE.