Revue scientifique - La croisade américaine contre la tuberculose en France

La bibliothèque libre.


REVUE SCIENTIFIQUE




LA CROISADE DES AMÉRICAINS
CONTRE LA TUBERCULOSE EN FRANCE




Ah ! ce n’est pas au compte-gouttes que nos amis des États-Unis versent leur sang sur nos champs de bataille ! C’est sans réserve, généreusement, avec cette fougue, ce don complet de soi-même que peuvent seuls faire surgir un puissant idéal, et le désir de forger une humanité meilleure.

Mais là ne s’arrête pas l’affectueuse coopération que l’Amérique nous apporte. Nos amis n’ont pas voulu faire les choses à moitié : non contents de nous aider à gagner la guerre, ils ont voulu s’attaquer chez nous à un autre fléau qui non moins qu’elle, — plus qu’elle, comme nous allons voir, — détruit sans arrêt de précieuses vies françaises, et qui, si l’on n’y mettait ordre, menacerait bientôt de changer en un immense cimetière le beau jardin de France : la tuberculose.

Je voudrais aujourd’hui esquisser pour nos lecteurs l’œuvre admirable que les Américains ont entreprise chez nous à cet égard, cette croisade d’un nouveau genre partie à la conquête d’une plus grande et plus belle vitalité française et qui a ses apôtres et ses chevaliers. Je voudrais montrer en même temps pourquoi la guerre non seulement ne doit pas faire passer au second plan le problème de la tuberculose, mais lui a au contraire et malheureusement donné une acuité nouvelle en multipliant les causes de développement de cette terrible maladie.

En général, nous sommes beaucoup plus émus par une mort accidentelle que par celle que causent les maladies répandues. C’est que. nous sommes des hommes, c’est-à-dire des êtres dominés par des impressions plus que par des raisonnements. Mais si on y réfléchit, on voit que nous devrions éprouver l’impression exactement contraire. Et cela est cause notamment, — et pour prendre un exemple récent, — que beaucoup plus de gens lors des raids de gothas sont morts de pneumonies contractées dans les caves que les bombes allemandes n’auraient pu en tuer si chacun était resté chez soi. Dans le monde vital comme dans le monde géologique en effet, les phénomènes fortuits et passagers, si grandioses soient-ils, ont beaucoup moins d’effets que ceux qui, d’une faible intensité, sont continus et durables. C’est pour cela que les torrents que les orages produisent dans les montagnes ont moins d’action sur l’érosion de la surface terrestre que les fleuves paisibles, mais permanents. Or, pareillement, au point de vue de la vie humaine, la guerre n’est qu’un torrent furieux et passager ; la tuberculose est un fleuve dont rien ne dévie le cours et qui se déverse éternellement dans l’Achéron.

Quelques chiffres seront à cet égard plus démonstratifs que tous les discours. Rien ne vaut ces jalons vigoureux, pour arpenter le champ d’un raisonnement, et ce n’est pas sans raison que le philosophe ancien s’écriait : Ἀεὶ ὁ θεὸς γεωμετρεῖ (Aei ho theos geômetrei), toujours Dieu mesure.

On peut calculer que la tuberculose a fait périr deux fois plus d’hommes au XVIIIe siècle et au XIXe siècle que toutes les guerres pourtant si nombreuses, — la quantité remplaçait alors la qualité, — de ces époques.

Mais même si l’on considère la terrible guerre actuelle, pourtant sans précédent par rapport au nombre d’hommes qu’elle a tués, un raisonnement simple va nous montrer que, même dans les pays les plus touchés par elle, la guerre est encore moins redoutable que la tuberculose.

En France, dans les années qui ont précédé la guerre, la mortalité moyenne par tuberculose, et spécialement par la tuberculose pulmonaire, qui en est de beaucoup la forme la plus répandue, a été d’environ 88 000 par an. En tenant compte des statistiques de mortalité moyenne, on peut donc calculer qu’à ce taux, environ quatre millions des Français vivant aujourd’hui sont condamnés à mourir de tuberculose. Qu’est à côté de cela, si douloureux soit-il, le nombre des Français qu’aura fait mourir la guerre ?

Ce chiffre, ce chiffre terriblement éloquent pose, avec plus de netteté que toutes les dissertations du monde, le problème qui se dressait hier, qui se dresse aujourd’hui, qui toujours agrandi se dressera demain devant la France, si elle veut vivre, et si sa victoire doit être autre chose pour elle qu’un linceul éclatant. Et si nous osons poser ici ce problème avec autant de crudité, ce n’est point dans un esprit de pessimisme, c’est au contraire parce qu’il n’en est point de plus facilement, de plus heureusement résoluble, si on veut qu’il soit résolu. Mais pour vouloir, il faut d’abord savoir, savoir ce qu’on veut et pourquoi on le veut.

Encore quelques chiffres démonstratifs. Si nous considérons les statistiques de mortalité de France, des États-Unis et de Grande-Bretagne (pour ne point parler de l’Allemagne où la lutte anti-tuberculeuse était d’ailleurs très avancée avant la guerre), voici ce que nous constatons pour les années précédant immédiatement la conflagration présente.

En France, la mortalité tuberculeuse moyenne était de 2,22 pour 10000 habitants en 1906 et elle est passée à 2,15 en 1913, mais la courbe suit des fluctuations diverses, montrant que cette légère diminution ne correspond pas à une marche particulière de cette courbe puisqu’en 1909, 1910, 1911, 1912 les chiffres sont respectivement : 21, 13 ; 21, 16 ; 21, 11 ; 21, 15.

En Angleterre, la mortalité tuberculeuse pour 10 000 était en 1906 de 1,65 et elle est passée en 1913 à 1,35 en descendant d’un mouvement continu, c’est-à-dire qu’elle a diminué de 20 pour 100. La diminution a été à peu près du même ordre aux États-Unis où cette mortalité est passée dans une marche régulièrement descendante de 1,80 en 1906 à 1,48 en 1913. Ce que représentent dans la vie d’un grand pays ces quelques centièmes en plus ou en moins, ces modestes décimales en apparence si peu importantes, on peut le calculer en multipliant par ces différences la population des États-Unis : on verra alors combien de centaines de milliers d’existences précieuses conservées à leur patrie cela signifie.

En extrapolant la courbe, comme disent les géomètres, c’est-à-dire en prolongeant par la pensée sa direction et sa pente supposées constantes, on peut calculer que, d’ici environ quinze ans, la mortalité par tuberculose sera aux États-Unis environ la moitié seulement de ce qu’elle était en 1906. Un quart de siècle seulement aura suffi à produire ce résultat magnifique.

Des chiffres précédents il résulte avec évidence, d’abord que la tuberculose tue beaucoup plus de gens en France qu’aux États Unis et en Angleterre, bien que notre climat soit beaucoup plus sain et modéré que le leur, ce qui devrait produire le résultat contraire. Pendant que, pour une population donnée, il mourait de tuberculose, en 1913, 21 Français, il ne mourait que 13 Anglais. Mais il est une autre constatation, peut-être encore plus navrante que la précédente et qui se dégage des chiffres cités : c’est que, tandis que la mortalité tuberculeuse a aux États-Unis et en Angleterre une marche rapidement et constamment décroissante, elle reste, — ou du moins est restée, — à peu près stationnaire en France, ce qui ne peut que faire croître indéfiniment l’écart funeste existant ainsi entre notre pays et ceux-là.

Voici maintenant d’autres chiffres statistiques non moins suggestifs à d’autres égards, car ils vont nous mettre, si j’ose dire, le doigt sur la plaie, et nous faire saisir immédiatement et en quelque sorte a priori, les causes principales de la propagation de la tuberculose, et par conséquent les remèdes correspondants.

La répartition des décès par tuberculose entre les villes et les campagnes montre que, dans tous les pays considérés, ils sont beaucoup plus nombreux, proportionnellement dans celles-là que dans celles-ci. Ainsi, en 1913, tandis que pour 10 000 habitants la mortalité tuberculeuse était de 1, 52 pour l’ensemble des campagnes françaises, elle était de 3, 10 (plus du double) pour l’ensemble des villes et de 3, 79 pour Paris (contre 1, 92, c’est-à-dire la moitié seulement à New-York). Si on considère que, avec ses hautes maisons, l’agglomération de New-York est beaucoup plus resserrée et confinée que celle de Paris, la différence paraîtra plus frappante encore. Pareillement, si on considère que les agglomérations urbaines sont proportionnellement beaucoup plus développées en Angleterre et aux États-Unis qu’en France où la vie est surtout rurale, les différences que nous avons constatées entre elle et ces pays sont encore bien plus significatives. En vérité, dans des conditions comparables, toutes choses égales d’ailleurs, comme disent les mathématiciens, ce n’est pas deux fois, c’est trois, peut-être quatre fois moins de gens qui meurent de tuberculose dans ces pays.

Les causes de cette situation ? Les moyens d’y remédier ? Les, uns et les autres sont clairs ainsi que nous allons voir ; ainsi c’est sans hésitation, avec la sécurité et l’assurance que les résultats obtenus chez eux leur donnent, que nos amis Américains ont commencé chez nous leur vigoureuse offensive contre le fléau qu’ils appellent pittoresquement « la grande peste blanche. »

On peut dire, aujourd’hui, que tous les traitements spécifiques, tous les remèdes, toutes les drogues préconisées jusqu’ici contre la tuberculose ont fait faillite.

Il n’existe pas, au jour où nous sommes, de traitement spécifique de cette maladie. Le plus « sensationnel » (si j’ose employer cette expression très moderne qu’eût désavouée Voltaire, mais que notre actuel et si légitime engouement pour l’anglais me fera pardonner), le plus retentissant de ces traitements qu’on a depuis vingt ans si souvent présentés comme infaillibles et qui tous bientôt retombèrent pesamment à terre, dans la désillusion des espérances brisées, a été la lymphe de Koch. Puis nous avons vu les sérums par douzaines, celui de Maragliano, celui de Marmorek… j’en oublie et de moins bons. Tous sont tombés rapidement dans l’oubli. Plus près de nous, on a préconisé avec fracas d’autres traitements dont le nom ne mérite même pas d’être mentionné ici et dont l’expérience a montré rapidement l’inanité.

Il n’existe pas aujourd’hui de traitement spécifique de la tuberculose. Cela n’empêche pas qu’on sait et qu’on peut la prévenir, l’empêcher de se propager, c’est-à-dire en assurer la prophylaxie, comme on dit à la Faculté, et aussi généralement la guérir. Mais ce n’est pas par des drogues, c’est par l’hygiène, c’est par un genre de vie particulier, par des précautions simples, en un mot par ce que les médecins, jamais à court d’inventions… verbales, appellent la diététique. Autrement dit, la prévention et le traitement de la tuberculose regardent moins l’apothicaire que l’hygiéniste, et comme chacun à cet égard peut être son propre hygiéniste, l’important est avant tout de répandre les notions qui rendront chaque personne, petite ou grande, apte à réaliser sa « self-defence » contre le fléau tuberculeux.

La prévention et la cure hygiéno-diététique de la tuberculose résultent de quelques notions, quelques adages fort simples, parfaitement établis et qu’on pourrait, je crois, résumer ainsi.

La tuberculose est causée par des microbes vivants qui se propagent dans le corps humain, lorsqu’il n’est pas résistant et détruisent ses tissus. Un tempérament vigoureux résiste avec succès à ces microbes qui sont très répandus. Par conséquent, il faut avoir une bonne santé pour résister à la tuberculose qui se différencie en cela de beaucoup d’autres maladies microbiennes (choléra, peste, diphtérie), dont le microbe suffit à provoquer la maladie, quel que soit le terrain. La tuberculose est surtout une question de terrain, et on lui ménage un terrain défavorable par l’hygiène, le grand air et le soleil qui tuent les microbes, par une nourriture convenable, par une vie saine et régulière, par un logement sain et aéré. La meilleure preuve en est donnée par la différence de la mortalité tuberculeuse dans les villes et les campagnes.

Les habitudes de vie et d’hygiène qui empêchent de contracter la tuberculose servent également à la guérir à ses débuts qui sont amenés généralement par un rhume, une toux négligée qui fait une brèche dans l’organisme résistant. Le microbe se propage en effet surtout par les voies respiratoires. La tuberculose n’est pas contagieuse par l’air que respire un malade, mais par sa salive et ses crachats. Elle n’est pas héréditaire.

De là résultent une série de règles pratiques d’hygiène que l’espace me manque pour développer ici, et que nos lecteurs connaissent d’ailleurs, car c’est malheureusement surtout dans les classes populaires qu’elles sont ignorées.

Par conséquent, à l’heure actuelle, la première chose et la plus vraiment essentielle dans la lutte contre la tuberculose, est la diffusion des notions qui permettent au peuple de l’éviter et de la guérir lors des premières atteintes du mal. Les Américains ont compris que l’acte primordial de cette lutte est une propagande, un enseignement, une publicité, si j’ose employer cette expression ultra-moderne, où ils sont passés maîtres.

Ils ont donc entrepris chez eux de pourchasser ainsi la grande mangeuse d’hommes, par un enseignement du peuple parfaitement organisé qu’accompagnaient des leçons de choses, par tout un système de conférences et d’affiches, par des dispensaires fixes ou mobiles où l’on conseille les bien portants, où l’on dépiste et soigne les tuberculeux naissants sans changer leurs habitudes ; on y sélectionne aussi les tuberculeux avancés pour les diriger sur les sanatoria où ils guériront, ou bien sur les hôpitaux spéciaux où leurs derniers jours seront adoucis, s’ils sont condamnés.

Ce qu’a donné, ce que peut donner cette éducation hygiéno-diététique du public, la décroissance rapide de la mortalité tuberculeuse aux États-Unis le prouve surabondamment.

Ces progrès qui ont économisé chez eux tant de vies humaines, nos amis, dans le temps même qu’ils venaient mêler dans les batailles leur sang fraternel au nôtre, ont voulu que nous les connussions aussi et c’est ainsi qu’est née l’œuvre de la « Commission américaine de préservation contre la tuberculose en France. »

J’ai eu l’honneur d’avoir un entretien avec le docteur Livingston Farrand qui préside et dirige chez nous cette noble croisade. Je voudrais tâcher de faire partager à mes lecteurs l’impression suggestive et réconfortante que m’a laissée ma conversation avec ce savant éminent que l’on sent plein de tendresse pour notre France et qui, comme tous les hommes de haute valeur que les États-Unis mettent à la tête de leurs Universités (il est président de l’Université du Colorado), allie l’esprit de finesse le plus délié, l’idéalisme le plus pur, a ce sens net et direct des réalités qui a fait l’Amérique.

C’est en février 1917 que la Fondation Rockefeller eut l’idée de cette croisade et que le Dr Hermann B. Siggs de New-York fut envoyé par elle en mission pour faire une étude préliminaire sur la situation en France au point de vue de la tuberculose.

Dans son rapport fait au printemps 1917 (comme on voit par ces rapprochements de date qu’on est en Amérique ! ) le Dr Siggs suggérait l’envoi en France d’une deuxième commission afin de préparer un plan compréhensif de coopération entre la Fondation Rockefeller et éventuellement d’autres organismes américains et le peuple et le gouvernement français.

Après une étude complète de la question, une commission non plus d’étude, mais de réalisation, si j’ose dire, fut organisée et arriva à pied d’œuvre en France en juillet 1917. C’est la commission que préside avec tant d’autorité le Dr Livingston Farrand entouré d’un petit état-major éminent de grands médecins et d’hommes d’action, et dont je voudrais exposer brièvement le plan, les méthodes et les premiers résultats obtenus chez nous et qui sont hautement encourageants.

L’idée qui était à la base du plan de la commission était d’essayer l’application des méthodes antituberculeuses qui avaient fait leurs preuves aux États-Unis, aux conditions particulières de la France ; de modifier ces méthodes autant qu’il pourrait être nécessaire pour les rendre effectives et finalement de coopérer avec les autorités françaises pour établir à travers la France une organisation suffisante pour combattre victorieusement la tuberculose.

Il s’est trouvé heureusement qu’il n’existe pas de grandes différences entre les vues des autorités françaises et américaines relativement aux principes de la lutte contre la tuberculose : les points sur lesquels on a délibéré sont plutôt des points de détail que des principes fondamentaux. En France comme en Amérique, il a été établi que le dispensaire avec adjonction de nurses visiteuses, éducation à domicile, laboratoires de diagnostic, secours matériels, etc. sont les armes les meilleures pour combattre cette maladie. À côté des dispensaires à établir dans une région donnée de France, il faut naturellement qu’il existe assez d’établissements hospitaliers pour les cas de tuberculose avancés et sans espoir et des sanatoria pour les cas curables.

En Amérique, l’expérience, — « source unique de la vérité, » suivant un mot qu’on ne rappellera jamais trop, — a montré que l’éducation du public par tous les moyens est la condition indispensable de toute campagne efficace contre la tuberculose. Et c’est pourquoi, comme nous l’avons dit, un système détaillé d’éducation populaire y a été développé contre elle et contre les autres maladies évitables. Une autre face du problème qui avait attiré beaucoup plus l’attention en Amérique qu’en France, et qui a une grande importance, est le rôle des nurses visiteuses dans le traitement tant à domicile que dans les dispensaires.

Nos amis entendent n’agir qu’à titre privé, et, avec une charmante délicatesse, une pudeur qui les honore, — et qui nous honore aussi un peu, car on sent derrière elle de la gratitude pour le rôle de la France à l’aube de l’histoire américaine, — ils se défendent de vouloir, comme me disait l’un d’eux, nous « coloniser. » C’est pour cela qu’ils n’ont entrepris leur croisade antituberculeuse chez nous qu’après s’être mis d’accord dans les moindres détails avec nos administrations. Qu’ils nous permettent cependant ici une suggestion : qu’ils ne croient pas qu’ils choqueront les Français s’ils ne montrent pas trop de révérence pour nos paperasseries et nos lenteurs administratives et ne se laissent pas trop attarder par elles. La France n’est pas M. Lebureau ; je dirais presque : au contraire. Il nous suffit que les Américains sachent apprécier le cœur et la pensée de ce pays pour que nous ne leur demandions aucun agenouillement devant les guichets grillagés de certaines bureaucraties. Il nous suffit qu’ils sachent et se souviennent, — et ils le savent et y pensent avec une affectueuse gratitude, — que ce sont surtout des cerveaux français, Laënnec, Villemin, Pasteur, qui nous ont fait connaître la tuberculose, pour que nous admirions sans réserve et prenions en exemple leur capacité supérieure de réaliser, de faire, de mettre en mouvement.

Nous aimons leur effort, nous chérissons leur noble altruisme, et ils auront bien mérité de la France et aussi de l’humanité, — car tout ce qu’on fait pour ce pays, l’humanité en a l’usufruit, — le jour où grâce à eux personne ne pourra plus dire que la France, patrie des bactériologistes, est aussi celle des bactéries.

En plein accord avec les autorités, la Commission présidée par le docteur Farrand a décidé d’établir tout d’abord deux centres de démonstration, l’un dans une grande ville où le problème de la congestion et de la misère serait nettement posé, l’autre dans une partie de la campagne française qui correspondrait bien aux conditions moyennes de nos provinces. Après une étude approfondie, le 19e arrondissement de Paris a été choisi pour la démonstration urbaine et le département d’Eure-et-Loir pour l’expérience rurale. Dans ces deux régions, la Commission a établi un système de dispensaires avec nurses, visites qui ont commencé à opérer aussi rapidement que possible.

Une des plus sérieuses difficultés rencontrées par la Commission dans son plan d’ensemble pour le pays est le manque des nurses visiteuses nécessaires à l’œuvre. Cette pénurie, qui a toujours existé chez nous, a été rendue plus aiguë que jamais par les besoins de la guerre qui ont attiré dans les hôpitaux militaires toutes les nurses pratiquement disponibles.

Afin d’accroître le nombre de ces nurses que le docteur Farrand appelle des « visiteuses d’hygiène, » — suivant une expression qui mérite de se répandre chez nous, comme ce qu’elle représente, — la Commission est entrée en rapport avec certaines écoles de Paris, Lyon et Bordeaux, pour donner des cours spéciaux d’une durée de dix mois à des jeunes femmes qualifiées, à la fin desquels elles acquièrent ce titre de visiteuses d’hygiène, et sont considérées comme aptes à travailler pour les dispensaires tuberculeux.

En outre, la Commission, d’accord avec le bureau de la tuberculose de la Croix-Rouge américaine, travaille en coopération constante avec notre Comité national d’assistance aux anciens militaires tuberculeux et avec divers comités départementaux pour activer l’établissement des dispensaires dans toutes les parties de la France.

Mais ce qui caractérise surtout la commission Farrand, ce sont les méthodes si originales et si efficaces par lesquelles elle répand dans le public les notions hygiéno-diététiques indispensables. Deux automobiles spécialement équipées et que j’appellerais, si j’osais, des auto-camions-dispensaires, munies abondamment de cartes, de modèles, de brochures et d’affiches ingénieuses et suggestives, d’un appareil cinématographique et de films convaincants, parcourt sans arrêt nos départements, allant de ville en ville, de village en village et y donnant des expositions, des réunions publiques, des conférences. Chaque camion emporte avec lui cinq personnes : un conférencier, une conférencière, une nurse américaine, un chauffeur-mécanicien, et enfin un économe-organisateur, que j’appellerais volontiers l’impresario de l’expédition, s’il ne s’agissait de choses qui n’ont aucune espèce de ressemblance avec une tournée théâtrale. — Après l’Eure-et-Loir qui fut le premier département visité par une de ces équipes, celle-ci a parcouru successivement le Loir-et-Cher, l’Indre-et-Loire, le Cher et elle vient de commencer à opérer dans l’Allier.

Pendant ce temps, la deuxième équipe, après avoir parcouru l’Ille-et-Vilaine, puis le Finistère, opère en ce moment dans les Côtes-du-Nord. Deux autres équipes analogues vont prochainement commencer à opérer dans d’autres régions de la France, si ce n’est déjà fait à l’heure où paraîtront ces lignes.

Il faut environ deux à trois mois à un de ces auto-camions-dispensaires pour effectuer son œuvre dans un département entier et une vingtaine de localités au moins sont visitées dans ce laps de temps.

Cette propagande a eu tout de suite un énorme succès auprès du public. Le professeur Gunn, qui dirige avec autorité la partie propagande du programme, s’est déclaré lui-même étonné du grand succès de ces tournées dans nos populations, qui montrent un désir ardent de s’instruire, une sympathie, une attention, un zèle qu’il n’avait pas rencontrés, à ce degré, même aux États-Unis. C’est qu’il existe dans notre peuple un immense désir de savoir, un grand élan vers le mieux, que notre administration n’a peut-être pas assez connus et assez satisfaits jusqu’ici : le professeur Gunn estime que la moitié au moins de la population des localités parcourues a assisté en personne aux réunions et assemblées données par ces dispensaires ambulants. C’est énorme, surtout si on songe par surcroît que chacun ne manquera pas de répandre autour de lui les notions et les habitudes qu’il aura ainsi acquises.

Je ne veux point parler ici des affiches parlantes si persuasives, des brochures et des images si amusantes et si claires de la Commission. Des mots ne suffiraient point pour en faire comprendre tout l’intérêt, tout l’insidieux et habile pouvoir éducateur. Ce qu’il faut, c’est les demander, les voir, les répandre autour de soi[1]. C’est de l’altruisme facile, du patriotisme sans danger.

Ce qui donne un particulier intérêt, une acuité sans précédent, à la lutte si intelligemment entreprise ainsi contre la tuberculose, chez nous, c’est que non seulement la terrible maladie n’a pas diminué, mais qu’elle a au contraire beaucoup augmenté, depuis la guerre.

C’était fatal, et les causes en sont facilement aperçues : les rudes fatigues de la guerre sont dans beaucoup de cas une cause d’épuisement de l’individu, qui affaiblissent son organisme et rendent parfois aptes à contracter la tuberculose des hommes qui sans la guerre fussent restés indemnes. Parallèlement, beaucoup de blessés sont mis en état de moindre résistance (surtout les blessés des voies respiratoires) et offrent une proie plus facile à l’infection. Les risques de contagion dans la population ne peuvent que s’accroître par le retour dans leurs foyers de nombreux tuberculeux réformés.

Parmi les prisonniers et les rapatriés qui ont subi mille privations, la proportion des tuberculeux n’est pas petite. Que sera-ce lorsque nous aurons délivré les malheureuses populations de nos régions envahies où la tuberculose doit trouver, après tant de misères, des proies trop nombreuses et trop faciles ? À toutes ces causes nouvelles du développement de la grande peste blanche il faut ajouter celles-ci : le développement des industries de guerre a surpeuplé les cités, et (sans parler des réfugiés) y a jeté dans des conditions sanitaires moins bonnes un grand nombre des habitants des campagnes. En outre, la vie plus chère a obligé un grand nombre de petites gens à se nourrir moins bien, surtout parmi les employés et petits fonctionnaires. Même parmi les ouvriers pour qui l’augmentation des salaires a fait plus que compenser le renchérissement de la vie, il n’est pas sûr que, dans beaucoup de cas, le bien-être augmenté n’ait pas été précisément un marchepied nouveau pour la maladie, car trop des salaires excessifs n’auront servi qu’à multiplier la consommation de l’alcool qui, suivant une parole célèbre et trop vraie, « fait son lit à la tuberculose. »

Je manque actuellement de données numériques précises sur l’accroissement de la tuberculose en France qu’a dû, pour ces divers motifs, amener la guerre ; aurais-je d’ailleurs ces données, qu’il ne serait pas opportun de les publier actuellement. Un exemple que j’emprunte à un récent travail du docteur Petrovitch sur la tuberculose pulmonaire chez les réfugiés serbes en France[2] suffira à nous faire mesurer du regard l’étendue des ravages que la guerre a pu causer à cet égard. De ce travail il résulte que, parmi les réfugiés serbes anémiés et affaiblis par toutes les causes que nous avons dites, il y a actuellement 1 tuberculeux sur 6, et le Dr Petrovitch craint que cette proportion ne soit bientôt doublée. — Si la proportion est assurément bien moindre parmi les grands Alliés de la Serbie, c’est assurément parce que l’instruction y est plus répandue.

L’ignorance non moins que l’alcool fait son lit à la tuberculose, et c’est pourquoi nous devons être reconnaissants à nos amis des États-Unis qui, le cœur et la main ouverts, viennent avec tant de généreuse passion nous aider à lutter contre cette grande tueuse de Français à qui la guerre a fourni des armes nouvelles.

Certes, il ne suffit pas d’enseigner le peuple, il ne suffit pas de prescrire des mesures d’hygiène et de santé publique, si l’arsenal des lois et des règlements n’en permet pas et même en interdit l’application pratique. C’est un côté de la question que j’aborderai prochainement.

Mais les Américains ont attaqué le problème de la bonne manière, en entreprenant d’abord de faire l’éducation antituberculeuse des Français. Les beaux résultats qu’ils ont ainsi obtenus chez eux, ils veulent nous en faire profiter. C’est une haute et noble entreprise d’idéalisme agissant.

Nous avons peut-être plus de rêve, plus d’imagination que nos amis des États-Unis. Mais ils ont l’action, le don de réaliser qui, sur son arc tendu, porte au but la flèche de l’idée.

Le jour où le réalisme américain et l’idéalisme français, — que je n’aurai garde de comparer à l’aveugle et au paralytique, — marcheront la main dans la main, ainsi que nous le voyons dans la guerre, dans la guerre antiboche comme dans la guerre antituberculeuse, l’humanité sera plus heureuse et plus belle.


charles nordmann.
  1. L’adresse de la Commission américaine de préservation contre la tuberculose en France est 12, rue Boissy-d’Anglas, Paris.
  2. Revue d’hygiène et de police sanitaire, tome XI, no 1.