Revue scientifique - Science et guerre

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Revue scientifique - Science et guerre
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 30 (p. 698-708).
REVUE SCIENTIFIQUE

SCIENCE ET GUERRE

Dans le rapport qu’il a adressé récemment au Président de la République et qui a amené l’institution d’un « ministère des Inventions » intéressant la défense nationale, incorporé à celui de l’Instruction publique, M. Painlevé s’exprimait ainsi : « La guerre à mesure qu’elle se prolonge prend de plus en plus le caractère d’une lutte DE SCIENCE et de machines… » ; et plus loin : « la mobilisation industrielle doit être complétée par la mobilisation scientifique. »

C’est la première fois, à ma connaissance, que dans un document gouvernemental on admet officiellement la science à jouer un rôle dans les affaires de l’État.

Jusqu’ici la « nouvelle idole » n’avait été admise que comme une parente pauvre autour des tapis verts sur lesquels se jouent les destinées du peuple. La Science n’était guère considérée par les pouvoirs publics, et par le public dont ils sont le miroir, que comme une chose un peu nuageuse et extra-terrestre quoique digne assurément de la plus grande révérence, et à qui en conséquence on consacrait bon an mal an quelques centaines de mille francs dans les budgets. Elle était une sorte de luxe national, et sans utilité générale reconnue C’étaient là des panaches coûteux et sans autre profit que d’élégance, dont la République aimait à parer son bonnet phrygien parce qu’elle était… du moins on le dit… athénienne. L’Institution d’un organisme national destiné exclusivement à faire participer la science aux nécessités de l’heure, n’est donc rien moins qu’une sorte de révolution, encore qu’elle consacre seulement un état de choses existant depuis longtemps. Et cette révolution qui, à l’encontre de tant d’autres, aura des lendemains, nous impose quelques réflexions, les unes d’ordre philosophique, les autres d’ordre pratique. C’est par les premières que nous voudrions commencer, car, avant de conclure, il faut considérer.


Il suffisait d’un coup d’œil, bien longtemps avant la guerre, pour apercevoir que la société moderne est tout entière dominée par la science dans la catégorie des choses temporelles. (Je ne parle point ici des choses spirituelles et morales, bien que cela ne soit pas moins vrai pour elles, mais cela nous écarterait de notre sujet.)

En tournant le commutateur de sa lampe électrique, en téléphonant ou en télégraphiant, lorsqu’il prenait un auto, un train ou le métropolitain, lorsqu’il lisait son journal, lorgnait au théâtre les somptuosités des fauteuils de balcon, ou se faisait opérer par son chirurgien, en un mot dans tous les actes qui le distinguaient de l’homme antique, l’homme civilisé de 1914, d’avant la guerre, n’était qu’un modeste tributaire de la science.

Ce n’est en effet ni par ses arts, sa sculpture, se peinture où son architecture, sa philosophie, son éloquence, sa poésie, sa politique, ou sa jurisprudence, que le monde moderne se distingue de l’antiquité. Dans tous ces domaines en effet, celle-ci n’a pas été dépassée ; les modèles qu’elle nous en a laissés, il y a deux mille ans, restent pour nous les étalons par excellence. Au contraire, les cinquante dernières années nous ont apporté plus de progrès dans la science, c’est-à-dire dans notre connaissance de la nature et notre emprise sur elle, que tous les siècles antérieurs.

J’entends bien que pour beaucoup de gens il faut distinguer la science de ses applications, le « savant » qui scrute avec désintéressement l’ombre mystérieuse des phénomènes et l’ « inventeur » qui les applique à des fins utilitaires et pratiques. Mais cette distinction est fallacieuse, et l’expérience montre que les principales inventions appliquées sont sorties tout armées, comme fit Minerve du cerveau jovien, de recherches désintéressées et purement scientifiques : par exemple la télégraphie, la téléphonie et toute l’industrie électrique, des travaux d’Ampère, d’Arago, d’Œrstedt, les phares, des travaux de Fresnel, la télégraphie sans fil, de ceux de Maxwell, de Hertz, de Branly, qui tous étaient des « savans purs, » insoucieux d’applications. Nous pourrions multiplier les exemples.

La Science avait donc, dès le temps de paix, une domination certaine dans le monde moderne ; elle était l’agent à peu près exclusif de cette barbarie confortable qu’on appelle « civilisation, » et qui consiste d’une part, en une meilleure utilisation des phénomènes naturels, d’autre part, en une connaissance plus profonde de ceux-ci. C’est en effet uniquement dans ces ordres d’idées que nous pouvons nous prévaloir d’une supériorité sur nos lointains aïeux ; ce n’est, hélas ! pas dans le domaine ni de l’esthétique ni de l’éthique, — les tragiques tumultes de l’heure ne le prouvent que trop. Si donc le mot civilisation a un sens, — ce qui n’est pas sûr après tout, — ce ne peut-être que celui que nous avons défini ci-dessus.

Comment se fait-il donc que cette importance effective de la science n’ait pas été reconnue encore par la majorité des peuples qui ne la subissent qu’inconsciemment ? Comment se fait-il que dans le gouvernement et l’organisation des sociétés, les hommes et les méthodes de la science aient continué à n’avoir qu’une part infime ? C’est un problème qui est vivement agité en ce moment, surtout chez nos voisins britanniques. Et la cause en est simple : la terrible expérience que l’humanité subit a démontré que le rôle de la science n’était pas moins grand dans la guerre que dans la paix. Les avantages passagers de l’Allemagne proviennent évidemment, et pour la plus grande part, de ce que, ayant dès le temps de paix et en vue des œuvres de la paix, mobilisé mieux que ses rivaux les ressources de sa science[1], il lui a suffi de transposer cette méthode aux œuvres de la guerre pour s’assurer momentanément des élémens importans de succès.

Il n’est pas douteux, en effet, et cela éclate aujourd’hui aux yeux les plus daltoniens, à ceux mêmes qui se cachent derrière les besicles fumeuses de la routine, — il n’est pas douteux que la monstrueuse Bellone qui préside aux tueries d’où sortira un monde rénové et affranchi, a pris aujourd’hui les traits de la science. Science, l’invention et l’extraction des explosifs qui propulsent les projectiles et en multiplient la puissance en mille éclats meurtriers ; science, la fabrication des aciers spéciaux d’où jaillissent les obusiers, les canons, les fusils, les mitrailleuses, tous les engins mortels ; science, la transmission instantanée par le téléphone, le télégraphe avec ou sans fil, des ordres et des renseignemens, qui lie et scelle au cerveau des chefs tous les membres épars de l’immense armée en campagne ; science, tous les procédés de topographie, de cartographie, de télémétrie, de repérage, qui font découvrir les objectifs cachés et permettent de les détruire ; science, l’emploi des avions de guerre, munis de tous les perfectionnemens qui les lient à travers l’espace à leur point d’attache et assurent leur marche et la justesse de leur tir ; science, le sauvetage opératoire et le traitement de nos blessés et de nos malades qui chaque jour restitue de nouveaux bataillons à la France. On pourrait multiplier ces exemples. Il n’en est pas besoin.

Pour ne parler que de notre front, le seul dont la situation n’ait rien à voir avec la diplomatie, qui n’est point de notre ressort, — tout le monde a compris aujourd’hui que, si les Allemands arrivent à tenir en équilibre notre supériorité numérique et morale, c’est par une supériorité technique, qui, chaque jour d’ailleurs, tend à leur échapper. Le fait qu’un nombre relativement faible de soldats arrive à en contenir un nombre beaucoup plus grand, parce que les premiers sont plus abondamment pourvus de mitrailleuses et d’engins de toute sorte, a apporté la preuve définitive que la technique n’est pas moins importante que le matériel humain. L’emploi des gaz asphyxians et des liquides enflammés a continué la démonstration. Nos savans n’ont d’ailleurs pas été en peine pour riposter à tout cela par des trouvailles non moins efficaces, et l’institution du Ministère des Inventions qui va stimuler et coordonner leurs efforts apporte la preuve définitive qu’on a enfin compris le rôle essentiel dévolu à la science dans cette guerre.

À l’heure où la science française a l’honneur de voir convier à la défense de la patrie ses bataillons serrés autour des maîtres dans les laboratoires, et aussi ses tirailleurs, les petits chercheurs isolés, il n’est point sans intérêt de rechercher quelles furent, au lendemain de nos désastres de 1870, les réflexions des hommes qui représentaient alors la science française.

Dans les pensées de ces grands ancêtres qui souffrirent comme nous des plaies de la France ensanglantée, et n’eurent pas, comme nous l’aurons, la joie consolatrice de la Victoire, nous puiserons d’utiles leçons.

Pasteur, qui était alors le plus illustre et le plus grand des savans français, attribue catégoriquement nos désastres à la négligence, dans laquelle l’Empire avait tenu en France les hautes études. Dans une lettre à Raulin, qu’a citée M. Vallery-Radot, il s’écriait : « … La cause vraie de tout nos malheurs actuels est là. Ce n’est pas impunément, on le reconnaîtra peut-être un jour, mais bien trop tard, qu’on laisse une grande nation déchoir intellectuellement. Mais, comme vous le dites, si nous nous relevons de ces désastres, nous verrons encore nos hommes d’État se perdre dans des discussions sans fin sur des questions abstraites de politique, au lieu d’aller au fond des choses. Nous portons la peine de cinquante ans d’oubli profond des sciences, des conditions de leur développement, de leur immense influence sur la destinée d’un grand peuple[2]… »

Dans un opuscule qu’il a intitulé : Pourquoi la France n’a pas trouvé d’hommes supérieurs au moment du péril, Pasteur constate avec tristesse « l’oubli, le dédain que la France avait eu pour les grands travaux de la pensée, particulièrement dans les sciences exactes : » Et, autre part, il écrivait : « Victime sans doute de son instabilité politique, la France n’a rien fait pour entretenir, propager, développer le progrès des sciences dans notre pays ; elle s’est contentée d’obéir à une impression reçue ; elle a vécu sur son passé, se croyant toujours grande par les découvertes de la science, parce qu’elle leur devait sa prospérité matérielle, mais ne s’apercevant pas qu’elle en laissait imprudemment tarir les ressources, alors que des nations voisines, excitées par son propre aiguillon, en détournaient le cours à leur profit, et les rendaient fécondes par le travail, par des efforts et des sacrifices sagement combinés.

« Tandis que l’Allemagne multipliait ses universités, qu’elle établissait entre elles la plus salutaire émulation, qu’elle entourait ses maîtres et ses docteurs d’honneurs et de considération, qu’elle créait de vastes laboratoires, dotés des meilleurs instrumens de travail, la France, énervée par les révolutions, toujours occupée de la recherche stérile de la meilleure forme de gouvernement, ne donnait qu’une attention distraite à ses établissemens d’instruction supérieure. »

Et le grand chimiste Sainte-Claire Deville résumait à la même époque, d’un mot, la pensée qui hantait alors tous les savans de notre pays : « C’est par la science que nous avons été vaincus. »

Quand, en regard de ces tristes souvenirs, de ces évocations douloureuses dont la leçon ne doit jamais être oubliée, nous mettons ce que la France a fait depuis la dernière guerre pour la science, et aussi ce que la science a fait pour la France assaillie, ce dont mes récentes chroniques sur les explosifs ont donné des exemples, on a le droit d’être réconforté vraiment, et de ne point douter du progrès.

La marche ascendante de nos efforts récens pour répondre à la mobilisation scientifique de nos ennemis, l’impulsion que va leur donner le nouveau ministère, sont bien faites pour nous montrer le chemin parcouru depuis nos désastres de 1870. Grâce à eux, « c’est par la science que nous serons victorieux, » si j’ose transposer le mot de Sainte-Claire Deville. Elle sera un des élémens de triomphe comme elle l’a été déjà à une époque si semblable à la nôtre à tant d’égards, et riche d’espoirs comme elle, sous la Révolution.

Déjà les Arago et les J.-B. Dumas l’avaient remarqué : si, en 1792, la France put faire face à ce que Sa Majesté Guillaume II appelle « un monde d’ennemis, » si elle les battit glorieusement, c’est qu’elle fit appel au cerveau de tous ses savans ; c’est que Lavoisier, Guyton de Morveau, Berthollet, donnèrent de nouveaux, moyens d’extraire le salpêtre et de fabriquer la poudre ; c’est que Monge trouva l’art de fondre rapidement les canons ; c’est que le chimiste Clouet rénova la métallurgie des armes blanches. Il n’est pas jusqu’au ballon captif qui, grâce au physicien Charles, et à la suite de la découverte de Montgolfîer, a jailli alors du cerveau national, comme un nouvel instrument de combat qui contribua à la victoire de Fleuras. Si le général Meusnier avait eu alors un moteur suffisant, le dirigeable dont il avait conçu et calculé toutes les caractéristiques eût apparu cent ans plus tôt.

Comme il faut à tout tableau ses ombres, les savans de la Révolution connurent aussi les persécutions : c’est Lavoisier guillotiné sur la dénonciation de Marat. Le grand mathématicien Lagrange disait le lendemain : « Il ne leur a fallu qu’un moment pour faire tomber cette tête, et cent années peut-être ne suffiront pas pour en produire une semblable. » C’est qu’un bon cerveau vaut autant que des milliers de baïonnettes pour bouter dehors l’ennemi, aujourd’hui même beaucoup plus qu’alors, car la science a grandi depuis. Si Danton revenait parmi nous, son cri fameux deviendrait celui-ci : « Pour vaincre les ennemis de la Patrie, que faut-il ? De la science, encore de la science, toujours de la science, et la France est sauvée ! »

Et comme pour montrer que le plus âpre patriotisme se marie harmonieusement à la sereine ataraxie de l’homme de laboratoire, à Berthollet qui lui disait : « Dans huit jours, nous serons arrêtés, jugés, condamnés et exécutés, » Monge répondait en souriant : « Tout ce que je sais, c’est que mes fabriques de canons marchent à merveille. »

Comment tous les modestes soldats de la science française ne brûleraient-ils pas de marcher sur la trace de ces ancêtres dont la pure grandeur ne peut être évoquée sans faire palpiter nos cœurs d’enthousiasme !

Il est un homme qui a admirablement compris dès l’abord, et bien qu’il en fût éloigné par sa carrière, l’importance et la grandeur de la science, c’est Bonaparte. Il voulut et il sut en faire un instrument de gouvernement. Lors de son départ pour l’Egypte, il se fit accompagner d’un état-major de savans, d’où émergeaient les têtes brillantes de Monge et de Berthollet. Plus tard, il ne cessa de donner les marques les plus vives de sa vénération pour les sciences. Il donna à un savant, le grand Laplace, la présidence de son Sénat., Et Laplace dut parfois sourire de la haute fonction qu’il occupait dans un petit palais de « cette planète déjà si petite dans le système solaire, et qui disparait entièrement dans l’immensité des cieux dont ce système n’est qu’une partie insensible. »

D’où vient donc que dans le public, l’importance du rôle qu’ont et pourraient avoir les hommes de science soit complètement méconnue ?

C’est, nous l’avons dit, une question très agitée depuis quelques semaines dans les milieux pensans de l’Angleterre. Elle se pose avec plus d’acuité là qu’ailleurs, parce que des trois grandes Puissances civilisées en présence, c’est elle qui a le moins utilisé la science dans son organisation, à l’opposé de l’Allemagne, qui a jusqu’ici fait les plus grands pas dans cette voie, la France étant à cet égard à mi-chemin de l’Angleterre et de l’Allemagne.

Comme les Anglais sont des gens pratiques, qui aiment à remonter des effets aux causes pour en tirer de nouveaux effets, ils ont apporté à cette question des réponses très franches, qui constituent de leur part un mea culpavfort méritoire, et dont nous pourrons peut-être aussi tirer quelque profit.

Wells, le célèbre écrivain, a attaché le grelot dans une lettre au Times qui a fait quelque tapage. Il se croyait qualifié pour l’écrire, parce que tout Anglais se croit le droit de discuter librement les affaires de son pays ; il l’était vraiment, parce qu’il possède une haute culture scientifique, parce que ses romans scientifiques, qui ont fait de lui un second Jules Verne, sont souvent des anticipations merveilleuses, et qu’en particulier, il a prévu et prédit dans tous ses détails le caractère de guerre de tranchées de la lutte actuelle. Ces passages suivans de la lettre de Wells sont particulièrement caractéristiques.

« Il y a une question extérieure au domaine des discussions de parti qui semble mériter qu’on l’examine de près et qui a été négligée d’une façon extraordinaire au cours de la discussion d’où est sorti le ministère de coalition : c’est le rôle très réduit que nous donnons aux hommes de science, et le faible intérêt que nous montrons pour les méthodes scientifiques dans la conduite de cette guerre. Je soutiens qu’il est d’une nécessité urgente de mettre l’imagination des inventeurs et les dernières ressources de notre science au service des énergies nouvelles mises en œuvre par la coalition ; qu’on ne l’a pas encore fuit, et que tant qu’on ne le fera pas, cette guerre traînera et sera infiniment plus coûteuse et moins décisive qu’elle ne pourrait et ne devrait être.

« La guerre moderne est essentiellement une lutte de matériel et d’inventions. Elle ne se développe pas dans des conditions qui demeurent les mêmes. Sous ce rapport, elle diffère entièrement des guerres prénapoléoniennes. Ce doit être une lutte perpétuelle d’inventions et de surprises où c’est à qui sera le plus rusé. Depuis le début de cette guerre, les Allemands ont sans cesse changé leurs méthodes de combat. Ils ont été d’invention en invention, et chacune d’elles a plus ou moins épargné les leurs et de façon inattendue détruit les nôtres. De notre côté, nous n’avons presque rien trouvé. Il est temps que nos législateurs et notre nation reconnaissent que la réunion de grandes masses de jeunes gens vêtus de kaki n’est qu’une introduction à la poursuite de la guerre… Il y a eu de belles prouesses individuelles et une merveilleuse utilisation du peu de matériel dont on disposait, mais nul progrès sérieux… » Suivent des exemples. — « En n’importe quel genre d’activité guerrière, nous sommes restés jusqu’à ce jour des conservateurs, des imitateurs, des amateurs, quand pour la victoire il faut utiliser intensivement toutes nos connaissances scientifiques relatives à tous les besoins et à tous les objets ou instrumens,.. » Et Wells cite comme exemple l’emploi intensif, par les Allemands, des mitrailleuses qui permettent à un très petit nombre d’hommes d’arrêter des masses d’infanterie lancées contre elles. »

Voici maintenant la conclusion : « Ces imperfections ne sont point sans remède. Mais elles dureront tant que nous n’aurons pas créé un pouvoir directeur supplémentaire, une sorte de conseil où les agens créateurs de notre vie nationale, en particulier nos industriels, nos techniciens des armées de terre et de mer se rencontreront, et pourront jouir d’une plus grande influence sur le gouvernement. Ce n’est pas une œuvre à laquelle une grande carrière au barreau ou dans la politique prépare un homme. Un grand politicien n’a pas plus d’aptitude spéciale pour diriger la guerre moderne que pour faire le diagnostic des maladies ou le plan d’un chemin de fer électrique. Tout est l’affaire des vechniciens. Nous avons besoin d’un sous-gouvernement d’hommes scientifiquement et techniquement compétens pour cette tâche spécialisée à un haut degré.

« Un tel sous-gouvernement existe en fait en Allemagne. Il est de plus en plus manifeste que ce contre quoi nous luttons, ce n’est plus la rhétorique archaïque, et tout le système de vieilles prétentions que symbolise le Kaiser. En Flandre, nous nous heurtons à la vraie puissance de l’Allemagne, à la Westphalie et aux jeunes gens de la maison Krupp. L’Angleterre et la France doivent mettre en ligne l’élite de leurs jeunes ingénieurs et chimistes pour venir à bout de cette éclatante organisation. »

Ces fortes, dures et franches paroles, qui sont bien dans la manière anglaise, dans la manière d’un peuple qui n’a pas peur de la vérité, fût-elle brutale, parce qu’il y puise des raisons plus fortes d’agir, ont un retentissement intense dans tout le Royaume-Uni. Espérons que quelques échos emportés par la brise en parviendront au-delà du Canal… en Russie par exemple.

Quelles sont les causes de cette indifférence, envers la science, du public et du pouvoir (je rappelle qu’il s’agit toujours du public et du pouvoir anglais, lesquels sont d’ailleurs, à certains égards, frères des nôtres) ?

Au cours d’une lecture donnée par lui il y a quelques jours à l’University College de Londres, l’un des plus grands savans de l’Angleterre, M. Fleming, a analysé ces causes avec beaucoup de finesse.

Tous ceux qui étudient la philosophie politique, — qui est, entre parenthèses, une chose bien plus amusante que la politique, — ont depuis longtemps reconnu que toutes les formes de gouvernement ont leurs défauts particuliers, et que les gouvernemens démocratiques ou parlementaires eux-mêmes, — horresco referens ! — n’échappent pas à cette règle. Un des principaux défauts de ces derniers gouvernemens est, d’après M. Fleming, que les hommes qui obtiennent la haute main sur les choses, sont trop souvent les parleurs coulans et persuasifs, ou ceux qui savent manier les assemblées et sont doués pour l’éloquence et la discussion publique.

Par suite, comme M. Oliver le remarque dans son volume si suggestif, l’Epreuve par la Bataille, dans tous les pays à gouvernement représentatif, les orateurs exercent une influence considérable et prédominante dans les affaires publiques. Il s’ensuit qu’on y attache une importance démesurée aux phrases et aux mots. Le succès y dépend beaucoup de la manière dont une chose est présentée, et la forme de l’expression prime souvent le sujet lui-même. Mais l’objet de la science est la découverte de la vérité et non son obscurcissement ; il s’ensuit que, pour elle, la certitude d’un fait ou d’un principe a infiniment plus de valeur que la forme des termes qui l’expriment. Il s’ensuit qu’il y a une certaine incompatibilité entre l’état d’esprit des hommes politiques et celui des hommes de science.

À ces raisons, si finement exposées par les auteurs anglais, il faut ajouter l’éducation et l’instruction, qui continuent, un peu partout, à être beaucoup plus littéraires que scientifiques. On trouvera, dans le public, beaucoup plus de gens versés sur les guerres puniques que sur la cause des saisons ; une majorité qui serait capable de vous réciter beaucoup plus par cœur du Virgile, que de vous dire pourquoi et comment éclaire une lampe électrique à incandescence. Dans la plupart des administrations (je parle toujours, bien entendu, de l’Angleterre), on recrute les fonctionnaires sur des programmes archaïques et qui négligent la connaissance des méthodes scientifiques exigées par un État moderne. Ne serait-il pas temps de comprendre qu’aucun homme ne devrait pouvoir être considéré comme ayant reçu une instruction suffisante s’il n’a pas eu quelque contact avec les principes et les méthodes de la science, et si les œuvres de Pasteur ne lui sont aussi familières que celles de Victor Hugo, celles de Faraday aussi connues que celles de Shakspeare ? Une éducation qui se borne à la culture littéraire, sans toucher à la science, est aussi incomplète que celle qui n’aborde que la science, sans y joindre la puissance de l’expression claire.

Un écrivain bien connu a dit : » L’homme de science est, semble-t-il, le seul homme qui ait quelque chose à dire, et il est le seul qui ne sache pas comment le dire. » J’ignore si notre auteur a voulu insinuer par-là qu’il y a des hommes de lettres qui n’ont parfois rien à dire et le disent très longuement. En ce cas, il aurait eu tort.

Il est aussi devenu commun d’associer la science avec tout ce qui est froid et mécanique dans notre être et d’attribuer le développement spirituel de l’âme à l’autre département de notre activité. En faisant ainsi de la science une sorte de Cendrillon effacée et humble, à côté de sa brillante sœur, on a contribué un peu à créer l’état d’esprit que déploraient les auteurs anglais cités plus haut.

On s’explique d’ailleurs très bien que le vulgaire soit plus attiré par les beautés oratoires ou littéraires que par les sciences, et qu’il préfère les mots aux choses, aux réalités les fictions, aux objets leur image réfléchie dans l’âme miroitante d’un poète. La prétention scientifique de ne se soumettre qu’à l’évidence et de limiter ses assertions à celles que l’on peut dûment justifier est plus fatigante que de laisser libre cours à l’imagination, mais elle est la seule qui permette d’atteindre la vérité. Or celle-ci est le pic le plus haut et le plus beau dont l’escalade puisse tenter l’esprit humain. Ce n’est pas seulement Henri Poincaré qui l’a pensé, lorsqu’il écrivait que « la recherche de la vérité est la seule fin digne de notre activité, » c’est aussi un écrivain, qui est même le pédagogue des écrivains :


Rien n’est beau que le vrai, le vrai seul est aimable.


Boileau aussi fut, ce jour-là, aimable.

Aujourd’hui, la vérité est mieux qu’une chose aimable ; elle est la base matérielle et morale sur laquelle nous édifierons la victoire.

Pour terminer, je crois que l’influence considérable des femmes dans la société est pour beaucoup dans le penchant qui attire plus la généralité des gens vers les choses littéraires et oratoires, que vers les scientifiques. Les premières flattent en effet davantage leur sensibilité supérieure ; en outre, comme elles sont essentiellement subjectives, elles ne trouvent que peu de satisfaction aux sciences, qui sont, ou du moins s’efforcent d’être purement objectives ; enfin, elles s’intéressent moins que les hommes aux idées générales, qui sont scientifiques et plus aux particulières, qui sont littéraires, parce qu’elles sont plus sensibles et moins raisonneuses.

En somme, on ne se douterait point que c’est Eve qui goûta la première au fruit de l’Arbre de la Science.

Avant d’examiner comment pourra se faire l’utilisation de la science mobilisée en vue de la guerre, il me reste encore à examiner diverses petites polémiques qui ont été soulevées depuis quelques mois, tant en France que de l’autre côté du Rhin, à savoir si la science allemande est vraiment prépondérante, et si sa prétendue prépondérance est bée à celle du militarisme allemand, si la réponse positive que certaines personnes ont cru pouvoir donner à ces questions est de nature à discréditer la science, dont l’Allemagne serait le champion contre les disciplines adverses que défendraient les Alliés ?

Ce sera l’objet d’une prochaine chronique.


CHARLES NORDMANN.

  1. On sait qu’en Allemagne la plupart des grandes industries, pour ne citer que cet exemple, ont depuis longtemps, à leur service, des hommes de science, physiciens ou chimistes, dont le seul rôle est de se livrer à des recherches et à des essais purement scientifiques, dont les résultats seront ensuite exploités pratiquement par les techniciens. C’est à cette organisation qu’est due, pour une bonne part, le progrès prodigieux de l’industrie chimique allemande dans ces dernières années.
  2. C’est moi qui souligne. — C. N.