Revue scientifique - Une Révolution en chirurgie

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REVUE SCIENTIFIQUE

UNE RÉVOLUTION EN CHIRURGIE
LES GREFFES MORTES

Le plus sot peut-être, sinon le plus odieux des crimes allemands, en déchaînant la guerre, aura été d’avoir brisé pendant des années les progrès de l’esprit humain, la recherche désintéressée du beau et du vrai, toutes ces fleurs de la pensée qui colorent d’un peu d’idéal la marche sombre des hommes.

Aujourd’hui, « la Victoire en chantant nous ouvre la barrière, » la barrière de fer et de feu que la folie homicide d’une race de proie avait brutalement élevée devant la pensée désintéressée. Mais qui pourra chiffrer jamais, à côté des dommages matériels causés par l’ennemi, les dommages immatériels amoncelés par sa fureur imbécile de domination ? Qui comptera tous les Pasteur, tous les Claude Bernard, tous les Henri Poincaré qu’il a enlevés à notre pays dans la fleur de leur génie naissant ? Qui pourra mesurer, parmi tant d’autres cerveaux que la mort n’a pas touchés, ce qui aurait pu naître de beau et de profond, si les dures besognes imposées par la défense du sol ne les avaient pas stérilisés pendant quatre ans passés ?

Pourtant, la science française est toujours vivante… Tonifiée et stimulée par la victoire, elle se prépare à répandre de nouveau sur le monde les idées ingénieuses et fertiles et les découvertes qui ont fait de tout temps sa gloire… et le profit de ceux qui ailleurs en savaient tirer parti.

Dans ce moment même, tandis que nos soldats pénètrent chez l’ennemi naguère si arrogant, et comme afin de montrer que la force n’est pour la France que le piédestal magnifique de l’idée, une grande découverte vient de surgir chez nous. C’est une chose qui aura les applications pratiques les plus vastes, en même temps qu’elle nous ouvre des aperçus étonnants sur le mécanisme de la vie elle-même.

Je veux parler des greffes mortes, réalisées par deux savants français, M. Nageotte, professeur d’histologie au Collège de France, et M. Sencert, professeur agrégé de chirurgie à la Faculté de Médecine de Nancy. Il faut retenir ces deux noms, car, comme j’espère le montrer brièvement, et, par la force des choses, un peu superficiellement, dans ces pages, leurs recherches récentes marquent une date dans la Science.

On connaît les admirables travaux de Carrel, de ce jeune Français qui a trouvé dans la libre Amérique les moyens matériels de réaliser ses idées originales. Il les a réalisées à un âge où la bureaucratie scientifique française n’eût pas manqué, s’il était resté ici, de les juger scandaleuses et antiadministratives. Il a grandi à l’étranger la gloire du nom français par ses beaux travaux sur la culture des tissus vivants, sur la greffe, enfin et plus récemment sur le traitement des plaies de guerre. J’ai déjà eu, en particulier, l’occasion de parler ici même de ses travaux si remarquables sur la greffe d’organes divers et en particulier de vaisseaux conservés vivants par divers dispositifs, et notamment par le froid, au moyen du procédé appelé par Carrel « cold-storage. » Ces recherches ont eu un retentissement mondial, et elles ont contribué à faire attribuer à leur auteur le prix Nobel.


C’est dans cette voie, — car il n’est dans la science édifice si parfait soit-il où quelque jour une pierre nouvelle ne puisse être utilement ajoutée, — que Nageotte et Sencert viennent à leur tour de s’engager, et on va voir que leur découverte complète et amplifie de la manière la plus imprévue et la plus riche de conséquences, les résultats si brillamment obtenus par Carrel.

Cette découverte, je veux la résumer d’un mot avant d’en expliquer l’origine et les modalités ; il est possible de greffer d’un animal à l’autre (et l’homme est zoologiquement un animal) des organes divers sans que ces organes soient conservés vivants ; bien plus, les greffes mortes paraissent prendre mieux que les greffes vivantes ; elles subissent dans l’organisme où elles sont fixées des transformations qui leur font subir une véritable résurrection, une reviviscence dont le mécanisme étonnant ouvre des perspectives imprévues à la biologie.

Et maintenant, — car rien n’est plus passionnant et plus suggestif que la physiologie d’une découverte, — je voudrais montrer comment celle-ci est née.

Pour bien connaître un phénomène vital, un être vivant, si un regard synthétique est indispensable, l’étude analytique de ses données élémentaires est plus indispensable encore. Un observateur qui planerait à 10 kilomètres au-dessus de Paris aura certes une nette vue d’ensemble de ses dimensions, de sa forme générale, de la disposition de ses grandes artères et de ses monuments. Mais, s’il veut connaître réellement Paris en tant qu’organisme agissant et vivant, il faut qu’il parcoure ses rues, qu’il voie, entende et coudoie ses habitants et qu’il puisse observer à quelques pas tous ses trésors intellectuels et artistiques, tout ce qui fait vraiment la vie et le caractère de la ville. Eh ! bien il en est de même, lorsqu’on étudie un organisme vivant, et c’est pourquoi l’histologie, l’étude microscopique des cellules élémentaires qui constituent tous les êtres doués de vie, est ce qui peut le mieux nous faire connaître dans ce qu’il a d’essentiel, de permanent, de général, le « phénomène vie. »

Avant d’aller plus loin, — pour rassurer toutes les susceptibilités légitimes, — il est nécessaire de remarquer que l’étude physico-chimique des phénomènes vitaux, quel qu’en soit le résultat, laissera toujours subsister en eux un caractère mystérieux qui leur est commun avec tous les phénomènes sensibles. Le temps n’est plus ou un Hæckel pouvait croire naïvement avoir résolu les « Énigmes de l’Univers » en réduisant tous les phénomènes à des données physiques et chimiques. Même si cela était possible et vrai, même si on pouvait réduire tout ce qui existe à des jeux de masses, d’énergie électrique, d’affinité chimique, on n’aurait pas fermé la porte au mystère. Car, quand on va physiquement au fond de tout cela, on voit que nous ne savons pas ce, que sont essentiellement ces choses que nous appelons masse, énergie électrique, affinité chimique. Quelque précises et bien cimentées que soient les murailles du monument où la science peut enfermer et classer les phénomènes, le phénomène vital comme les autres, toujours, par quelque meurtrière, le rêve pourra s’en évader en déployant ses ailes immortelles. Tout ce que la science pourra faire sera de ne le laisser s’envoler que dans une direction plutôt que dans une autre.

L’étude histologique des matières vivantes, l’étude microscopique de leurs éléments anatomiques, de leurs cellules, avait été poussée très loin jusqu’à ces derniers temps, mais peut-être un peu trop dans un sens uniquement morphologique. Certains praticiens de l’histologie, en réaction contre la tendance trop exclusivement statique de cette science, ont voulu l’appliquer davantage à l’étude des phénomènes dynamiques.

Parmi ceux-ci, il n’en est point de plus suggestif dans la formation des tissus vivants que la cicatrisation qui nous fait assister à la reformation de chair et d’organes détruits.

C’est précisément de l’étude de la cicatrisation des plaies que Nageotte et Sencert ont tiré leurs belles découvertes.

Je m’excuse des développements au premier abord un peu techniques où je vais entrer à ce sujet. Mais il s’agit de phénomènes d’un puissant intérêt, et si grands dans leur petitesse qu’il est nécessaire de les bien comprendre pour en saisir toute l’importance ; car, dans la science, contrairement à ce qui se passe dans les contes de fées, la vraie beauté est surtout belle sans voile et l’émerveillement naît de la clarté.

Le tissu le plus important du corps humain par son volume est le tissu conjonctif qui sert, comme son nom l’indique, de charpente, de trame, de trait d’union aux divers éléments du corps et qui constitue la majeure partie de ce qu’on appelle communément la chair, les os, les cartilages. Ce tissu est constitué, lorsqu’on l’examine avec ce télescope de l’infiniment petit qu’est le microscope, par un abondant feutrage de fibres dont le diamètre varie de quelques millièmes à quelques centièmes de millimètre. Ce feutrage est recoupé par une quantité de fentes, lacunes, canaux et forme un vaste système spongieux. Dans ces mailles, imbibées d’une sérosité qui fait partie du « milieu intérieur » du corps humain et qui se renouvelle sans cesse, habitent des « cellules » souvent peu nombreuses qui sont les éléments du protoplasma vivant.

Il a été émis diverses théories pour expliquer la formation de ce feutrage intercellulaire qui occupe la plus grande partie des tissus conjonctifs.

Les uns pensaient que cette substance se forme par une sorte de sécrétion des cellules vivantes qui l’habitent, de même que les compartiments de la ruche aux dépens de l’abeille, d’autres que c’est aux dépens de la substance même de ces cellules, ou plutôt de leur partie externe, qu’on appelle l’exoplasme.

Or, en étudiant directement au microscope, et au moyen des méthodes classiques de différenciation et de coloration, l’évolution des cicatrices, M. Nageoire a été amené à cette conclusion que la substance fondamentale (c’est ainsi qu’il l’appelle d’un terme très heureux) du feutrage conjonctif est formée par transformation directe de la fibrine qui apparaît dans la cicatrice. On sait que la fibrine est une substance qui se forme dans le sang et produit sa coagulation au sortir des vaisseaux. Au microscope et en examinant une cicatrisation à ses diverses phrases, on voit les réseaux de fibrine nés du plasma sanguin se modifier par degrés insensibles jusqu’à présenter les caractères et la disposition des filaments de la substance fondamentale conjonctive. Celle-ci ensuite se remanie progressivement. Les fibres d’abord désorientées se groupent progressivement et constituent les faisceaux conjonctifs formés de fibres parallèles. Cette métamorphose continue est curieuse à suivre au microscope.

La conclusion de ces expériences, que d’autres ont confirmées, est que les substances intercellulaires du tissu conjonctif sont formées directement par coagulation du plasma sanguin. Par conséquent, — et ceci répond à une question longtemps agitée, — ces substances ne sont pas plus vivantes que ce plasma lui-même. Je n’ai pas à rappeler ici les caractères de la substance vivante qui sont l’irritabilité, la faculté de se reproduire et de faire des échanges avec l’extérieur. Il résulte de ce qui précède, — et ceci est vrai au regard de toutes les conceptions si variées pourtant, et de toutes les définitions admises de la vie, — que la substance fondamentale du tissu conjonctif n’est pas vivante, à l’encontre des cellules qui l’habitent. Et ceci conduit immédiatement à une conclusion curieuse sur laquelle nous reviendrons : étant donnés le poids et le volume proportionnellement énormes du tissu conjonctif intercellulaire dans le corps humain, celui-ci ne contient sans doute, lorsqu’il pèse 70 kilos, que 4 ou 5 kilos tout au plus de substance véritablement vivante.

Pour reprendre mon image de tout à l’heure : le corps humain est une chose vivante au même titre qu’une grande ville par exemple considérée comme un tout : de même que le poids et le volume des maisons de la ville ne contiennent qu’une faible fraction d’êtres vivants, de même notre corps n’est vivant que dans une faible fraction de son poids. Cette fraction est d’ailleurs de beaucoup la plus importante par la noblesse et l’importance de ses fonctions.

Les substances intercellulaires solides ne sont donc pas vivantes. Si elles offrent spécieusement certaines des apparences de la vie, par leur autonomie curieuse et leur faculté de s’orienter, cela parait résulter nettement, d’après les expériences de M. Nageotte, de leur-réaction ; aux circonstances ambiantes. En particulier, on sait que la coagulation des substances albuminoïdes est un phénomène extrêmement instable et sensible aux influences mécaniques ; on peut le montrer facilement en reprenant une expérience de Hardy où on provoque artificiellement la coagulation et l’arrangement en réseaux de filaments, d’une solution colloïdale de blanc d’œuf.

Telles sont les conceptions audacieuses et suggestives auxquelles l’expérimentation la plus rigoureuse a conduit le professeur Nageotte lorsqu’en véritable homme de science, sans idée préconçue, il en suivait le fil d’Ariane.

Mais alors, si nous abandonnons franchement toute préoccupation étrangère à la constatation pure et simple des faits, nous ne verrons dans les substances conjonctives que l’habitation des éléments cellulaires vivants, et c’est ainsi que les professeurs Sencert et Nageotte ont été amenés à se demander si cette habitation, débarrassée de ses habitants, peut en recevoir d’autres, et à expérimenter pour le savoir. Pour faire cette expérience, il y a un moyen qui s’impose : tuer dans un fragment de tissu conjonctif les cellules en le plongeant dans une solution qui les détruise ; reporter ensuite ce fragment dans l’organisme vivant et observer ce qui se passe ; en un mot, faire une greffe morte.

C’est ce qu’ont fait Sencert et Nageotte, et il nous reste à exposer les résultats qu’ils ont obtenus et que je considère comme les plus beaux et les plus riches de conséquences que la biologie et la chirurgie aient produits depuis longtemps.

Ce qu’il convient de remarquer avant d’aller plus loin, c’est que nous avons ici un des exemples les plus nets de ce que peuvent faire, lorsqu’elles sont intelligemment réunies, l’hypothèse, cette paralytique, et l’expérimentation, cette aveugle. Dans son livre immortel sur la Science et l’Hypothèse, Henri Poincaré a soutenu avec force cette idée, — qui avait une valeur particulière sous la plume du plus grand théoricien de ce temps, — que les théories n’ont de valeur dans la science qu’autant qu’elles suggèrent des expériences. A cet égard, entre les diverses théories biologiques et philosophiques de la vie, et sans rien préjuger de leurs valeurs réelles, il est certain que la doctrine physico-chimique des phénomènes vitaux est supérieure à la doctrine vitaliste parce que, plus que celle-ci, elle est suggestive d’expériences et de recherches pratiques. Quoi qu’il en soit, dans les travaux des professeurs Nageotte et Sencert, nous voyons sous une forme achevée l’expérience et la théorie se faire réciproquement et successivement la courte échelle jusqu’à monter très haut. Déjà Newton avait admirablement aperçu cet enchaînement nécessaire : omnis enim philosophiæ[1] difficultas in eo versari videtur ut a phenomenis investigemus vires naturæ, deinde ab his viribus demonstremus phenomena reliqua. »

Donc les expériences ci-dessus relatées ont conduit à l’hypothèse que « les substances conjonctives sont des coagulums inertes, formés au contact des cellules de l’organisme et leur servant d’habitation ; on peut donc supposer que, empruntées à des tissus morts et greffées au sein de tissus vivants, ces substances se souderont, s’incorporeront à ceux-ci, d’une part sans être éliminées ou enkystées comme ferait un corps étranger, d’autre part sans être détruites par la phagocytose qui annihile les substances vivantes étrangères introduites dans l’organisme.

Il ne saurait être question d’exposer ici en détail la longue série d’expériences admirables, progressivement conduites qui, entre les mains de MM. Sencert et Nageotte, ont montré le bien-fondé de cette hypothèse audacieuse. Je me bornerai, — franchissant par la pensée toutes les étapes intermédiaires, tous les tâtonnements fructueux et difficiles, — à indiquer les plus récentes, qui sont les plus démonstratives, les plus délicates et les plus hardies de ces expériences.

Les deux savants ont greffé, dans des conditions variées, des fragments d’organes morts à la place de fragments identiques prélevés sur les mêmes organes d’un animal vivant.

Sur des chiens endormis au chloroforme[2] on a mis à nu et réséqué, sur une longueur de plusieurs centimètres, certains tendons extenseurs des doigts. On a remplacé la substance absente par la suture d’un greffon de tendon mort, prélevé sur un chien antérieurement sacrifié pour une autre raison. Ces greffons avaient été tués et conservés plus d’un mois dans l’alcool qui détruit les cellules vivantes. Sacrifiés plusieurs semaines après, les chiens opérés qui avaient rapidement recouvré l’usage intégral de leurs membres furent examinés : macroscopiquement et microscopiquement, les tendons opérés ne différaient en rien des tendons correspondants de la patte opposée. Le tendon mort faisait partie constituante du tendon vivant ; il en avait toutes les qualités morphologiques et physiologiques ; bien plus, à n’importe quel grossissement du microscope il était absolument impossible de reconnaître où cesse le tendon, où commence le greffon. Enfin, et ceci est le fait le plus important, le greffon qui était mort, lorsqu’on le mit en place, était redevenu parfaitement vivant ; sa trame conjonctive s’était repeuplée de cellules vivantes qui s’y étaient infiltrées peu à peu et provenaient du tendon adjacent.

En sacrifiant des chiens opérés ainsi à des époques plus ou moins éloignées de l’opération, on peut au microscope saisir sur le vif, à ses différents stades, cette immigration progressive, cette infiltration des cellules vivantes dans les cases vides du greffon mort. La ville était morte, dépeuplée : peu à peu les habitants la réoccupent ; elle renaît ; elle est ressuscitée. Est-il rien de plus admirable, de plus beau, au sens intelligent du mot, de plus féerique, que ce spectacle qui se déroule sous le champ étroit et pourtant gigantesque du microscope, et qui nous fait surprendre dans leur nudité dévoilée quelques-uns des mystères les plus étranges de la vie elle-même ?

Ces greffes mortes qui ressuscitent, après les avoir réalisées pour des organes d’importance secondaire comme les tendons, les auteurs les ont tentées pour des organes infiniment plus complexes et délicats : les artères. Ils ont remplacé chez des animaux des fragments de carotides par des greffons de carotides morts et conservés dans l’alcool, et qu’on recoud par des points de suture aux extrémités sectionnées. Les greffons, grâce à une technique qui nécessite d’ailleurs un vrai travail de fée et des prodiges d’adresse, ont subi une reviviscence complète avec résultat anatomique et fonctionnel parfait. — Bien mieux encore : des greffons d’animaux d’espèces différentes ont donné les mêmes résultats. Un fragment d’artère de mouton conservé dans l’alcool et greffé sur la carotide d’un chien a repris parfaitement, mais elle est devenue carotide de chien en se repeuplant de cellules canines.

Enfin, pour être définitivement fixés sur la valeur respective des greffons vivants et des greffons morts, les auteurs ont fait et répété l’expérience suivante : ils ont greffé sur un même chien, d’une part, à la place d’un fragment de sa carotide droite, un greffon mort depuis longtemps et tué dans l’alcool, d’autre part, à la carotide gauche un greffon vivant et conservé par le procédé du « cold-storage. » Le résultat, bien fait pour étonner a priori, et pourtant tout à fait conforme aux idées théoriques des auteurs, a été le suivant : le greffon mort a repris, s’est assimilé et a fonctionné beaucoup plus vite et plus facilement que le greffon vivant.

Ce paradoxe apparent s’éclaire facilement à la lumière des idées exposées ci-dessus : le greffon mort est une ville morte et inhabitée prête à accueillir immédiatement les habitants qui s’y présentent ; le greffon non tué au contraire possède encore dans ses cases des cellules étrangères ; la vie de celles-ci est incompatible avec celle des cellules de l’animal, car, comme l’a très bien montré Carrel dans des expériences fameuses, la substance vivante d’un individu ne peut subsister dans l’organisme d’un autre individu même d’espèce identique, sans produire sur celui-ci des phénomènes d’intoxication. Il s’ensuit que l’animal sur lequel a été fixé un greffon vivant doit d’abord se débarrasser par la phagocytose des cellules intruses ; ensuite seulement il pourra repeupler le greffon de ses propres cellules.

Si j’ose user de cette image, la différence entre l’assimilation du greffon mort et du greffon vivant est la même qui existait, aux temps révolus de la guerre, entre l’occupation par nos troupes d’une tranchée abandonnée de l’ennemi et d’une tranchée occupée par lui.

En présence de ces succès, on pouvait sans danger passer à l’expérimentation sur l’homme, c’est-à-dire aux applications chirurgicales de la méthode qui, au point de vue pratique, forment et surtout formeront demain le corollaire le plus précieux de la nouvelle découverte.

C’est ce qu’ont fait les deux savants. Dès les premières opérations pratiquées, les succès obtenus se montrent éclatants. Ils viennent en partie d’être présentés au Congrès de chirurgie, à la Société de chirurgie, à l’Académie de médecine. Chez un certain nombre de blessés à qui des éclats d’obus avaient sectionné des nerfs, on a greffé des nerfs d’animaux conservés et dévitalisés dans l’alcool. Les résultats obtenus ont été surprenants, bien que, dans certains cas, on ait eu à combler des pertes de substance dépassant un décimètre de nerf, et les blessés ont retrouvé l’usage aboli de leurs membres. Chez d’autres blessés on a remplacé pareillement des tendons sectionnés par des tendons d’animaux morts. Même résultat parfait. En particulier un blessé par éclat d’obus avait perdu tous les tendons fléchisseurs de la main. La flexion des doigts complètement infléchis dans la main était devenue impossible ; le tissu cicatriciel enlevé, on aperçut qu’il manquait de 3 à 4 centimètres de chacun des 8 tendeurs fléchisseurs des doigts. On combla les pertes de substances par la suture de huit greffes de tendons de chien tués dans l’alcool. Aujourd’hui, cet homme est complètement guéri et se sert de ses doigts comme avant la blessure. On ne saurait exagérer l’importance de ce résultat tout à fait nouveau, en chirurgie.

Étant donnés les succès obtenus sur les animaux dans l’emploi de greffons d’artères mortes, il n’est guère douteux qu’on ne puisse également réalisera bref délai ce genre de greffes sur l’homme lui-même. Elles auront immédiatement une application fréquente d’une haute importance : la guérison des anévrismes aujourd’hui si fréquents et qui condamnaient jusqu’ici incurablement un grand nombre d’individus à mort. Que d’existences vont être sauvées par ce moyen ! Nombreuses sont les autres applications immédiates de la découverte. Jusqu’ici, lorsqu’on avait à réparer une perte importante de substance osseuse, par exemple chez un trépané, on opérait généralement la réparation in vivo au moyen d’un fragment d’os prélevé sur le sujet lui-même, par autoplastie, comme on dit à la Faculté. Combien il sera plus facile de faire la greffe au moyen d’un fragment d’os de veau ou de chien conservé dans l’alcool et dont le chirurgien aura une provision en réserve dans l’armoire de la salle d’opération ! De même pour les pertes de substances du nez, pour la rhinoplastie, si nécessaire à tant de mutilés de la guerre, et que longtemps avant celle-ci, certaines maladies comme le lupus rendaient nécessaire. Dans tous ces domaines, et dans d’autres encore, la voie est maintenant ouverte et on aperçoit, sans qu’il soit besoin d’y insister, toutes les conséquences pratiques immédiates des suggestifs travaux de Nageotte et Sencert.

Mais si nous franchissons par la pensée quelques étapes encore, si, devançant un peu les certitudes pour atteindre les probabilités, nous en recherchons les conséquences plus lointaines, les perspectives les plus étonnantes et les mieux faites pour émouvoir les cœurs vont s’offrir à nous !

Ces perspectives, découlent à la fois de ce qui a été dit ci-dessus et d’un fait biologique remarquable et tout à fait imprévu qui vient d’être présenté à l’Académie des Sciences par MM. Nageotte et Sencert.

Voici. En observant histologiquement et microscopiquement les fragments d’artères carotides mortes greffées par eux sur des chiens, ceux-ci ayant été abattus quelque temps après, ils ont constaté et pu suivre dans toutes les phases le phénomène suivant. La paroi artérielle est, comme on sait, formée de plusieurs tuniques superposées ; parmi celles-ci, la tunique moyenne est constituée dans l’artère vivante par des cellules particulières, appelées fibres musculaires lisses et qui sont séparées par des lames élastiques fines et nombreuses. Dans le greffon tué par l’alcool, ces cellules musculaires ont disparu et seul l’appareil élastique est conservé. Or, un certain temps après la suture du greffon, on constate que celui-ci commence à être réhabilité par des cellules musculaires qui proviennent manifestement des tissus ambiants par cheminement transversal et nullement des extrémités de l’artère vivante par cheminement longitudinal. Ce qui le prouve, c’est qu’ils sont répartis à un moment donné dans toute la hauteur du greffon, mais plus nombreux vers la partie externe de la tunique moyenne. — Ces fibres musculaires sont des cellules ordinaires des tissus environnants, des fibroblastes vulgaires, comme on dit, qui se transforment peu à peu, comme on le voit au microscope, en cellulaires musculaires à contexture spéciale. Il y a donc là, prise sur le vif, une évolution de la cellule commune qui se transforme en la cellule spéciale caractéristique de l’organe dans laquelle elle s’est infiltrée. Ce fait bouleverse complètement les idées courantes sur la spécificité et la fixité des diverses sortes de cellules.

Mais alors on peut entrevoir les conséquences suivantes : puisque nos différents organes, quels qu’ils soient, sont formés d’une trame d’une charpente conjonctive qui subsiste quand l’organe est tué dans l’alcool et qui se ressoude dans la greffe à la charpente conjonctive d’un autre organisme ; puisque, d’autre part, cet organe mort greffé peut, par ses réactions naturelles, faire évoluer les cellules communes qui viennent l’habiter jusqu’à leur rendre la spécificité qui le caractérise, on peut imaginer ceci : Qu’est-ce qui empêchera un jour de greffer à un animal ou à un homme à qui il faut enlever le rein, un rein dévitalisé dans l’alcool et qui ensuite reformera dans son sein, par cette métaplasie cellulaire, et au dépens des cellules communes environnantes, les cellules rénales qui le caractérisent ? Et ce qui est vrai pour le rein, qu’est-ce qui empêchera que ça le devienne pour le cœur, pour l’estomac… que dis-je, pour le cerveau ? Les conséquences humaines et sociales de cela seraient prodigieuses et féeriques,

Quel beau roman à la Jules Verne ou à la Wells il y aurait à écrire là-dessus, et n’est-il pas troublant de penser que, grâce aux travaux admirables et profonds de Nageotte et de Sencert ce roman sera peut-être demain une réalité ?


Charles Nordmann.
  1. Rappelons que chez les Anglais la science s’appelle philosophie naturelle, et que leur principal journal de physique s’intitule Philosophical Magazine.
  2. Ceci dit pour rassurer certains antivivisectionnistes dont les sentiments sur ces questions partent d’un bon naturel, mais d’une conception rétrograde, mal informée, antiscientique et, dans le sens le plus élevé du mot, inhumaine.