Revues étrangères – Les modèles de Vélasquez

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Revues étrangères – Les modèles de Vélasquez
Revue des Deux Mondes5e période, tome 43 (p. 457-468).
REVUES ÉTRANGÈRES

LES MODÈLES DE VELASQUEZ

The Court of Philip IV, par Martin Hume, 1 vol. illustré, Londres, 1908.


Tous ceux qui ont eu le bonheur de visiter le Prado de Madrid doivent en avoir emporté, comme moi, une impression assez singulière : l’impression que les heures délicieuses, inoubliables, qu’ils ont passées là se sont passées, à la fois, dans un musée et dans un théâtre. Le musée, ce sont les chefs-d’œuvre de Titien et de Rubens, — deux maîtres dont il est impossible de mesurer pleinement le génie, si on ne les a pas vus à Madrid ; — ce sont l’Annonciation de Fra Angelico, la Mort de la Vierge de Mantegna, le Cardinal et la Vierge à l’Agneau de Raphaël, le Noli me tangere de Corrège, les deux Portraits de Dürer, la Madeleine pénitente de Ribéra et le Saint Basile du Greco, et toutes les gracieuses fantaisies de Murillo et les rêves, voluptueux ou tragiques, de Goya ; c’est une réunion restreinte, mais exquise, de peintures qui ne sauraient prétendre à former un ensemble instructif, mais dont chacune mériterait proprement d’être appelée une « Perle, » — à l’exception, peut-être^ du médiocre tableau d’école raphaëlesque qui porte ce titre. Pas une de ces peintures qui, d’année en année, ne nous reste merveilleusement présente à l’esprit, et dont à jamais notre cœur ne garde le parfum. Mais en même temps que nous nous souvenons d’avoir respiré ces adorables fleurs de beauté, nous avons conscience d’avoir rencontré, au milieu d’elles, dans les salles du musée espagnol, un groupe extraordinaire d’êtres humains dont l’intérêt, pour nous, a été d’une espèce tout autre, sans le moindre rapport avec le plaisir esthétique que nous ont procuré les tableaux d’alentour. A côté des charmantes ou puissantes figures peintes par les plus grands des maîtres, nous nous sommes trouvés en face d’autres figures qui étaient vivantes, avec le mouvement naturel d’un véritable sang dans leurs veines, et avec une âme infiniment personnelle et active s’exprimant à nous dans le regard de leurs yeux. Pour celles-là, nous n’avons pas eu le loisir d’étudier l’agrément de leurs attitudes, ni l’élégance de leurs formes, ni la couleur et la lumière du décor qui les environnait : nous n’avons rien observé que l’intensité prodigieuse de leur vie, qui faisait d’elles comme les acteurs d’un drame où le hasard nous aurait permis d’assister. Hommes, femmes, enfans, grands seigneurs et va-nu-pieds, sans compter une suite nombreuse de bouffons, de nains, d’étranges comparses, tout cela avait beau être fixé sur des panneaux de bois, enfermé dans de lourds cadres d’or : nous jurerions que nous avons vu ces figures remuer et marcher, et que nous avons entendu le son de leur voix.

Il y avait là trois ou quatre personnages, notamment, — un homme haut et maigre avec un visage trop long et une lèvre inférieure protubérante, un autre homme tout massif et trapu, au gros visage empâté sous une perruque plate et d’étonnantes moustaches finissant en houppes, un très aimable petit garçon ouvrant sur nous de grands yeux pleins de flamme, et une jeune femme blonde, de mine hargneuse et maussade, — qui comparaissaient devant nous à des âges divers, sous divers costumes et dans toute sorte de poses, mais toujours avec le même caractère profondément accentué, maintenu d’acte en acte avec autant d’unité dramatique que les caractères les plus « poussés » des drames de Shakspeare[1]. Les chevaux mêmes que montaient parfois ces personnages n’avaient rien de commun avec les bêtes magnifiques imaginées par les peintres, dans maints tableaux du musée : leur magnificence ne relevait point de l’art, mais de la vie ; et il nous semblait que nous les sentions frémir sous la secousse subite du mors, lorsque leur cavalier les arrêtait pour nous examiner au passage. Car, tandis que les figures des peintres, si belles et expressives qu’elles fussent, s’offraient passivement à notre examen, c’était comme si ces figures-là, plus vivantes que nous et d’une trempe plus forte, nous eussent elles-mêmes dévisagés d’un coup d’œil pénétrant, tantôt amusées et tantôt froissées de notre intrusion. Ainsi, entre les plus pures créations du génie des peintres, sinon au-dessus d’elles, le mystérieux génie de Velasquez avait créé pour nous une humanité immortelle, opposant à ces chefs-d’œuvre de beauté des chefs-d’œuvre de vie.

Que si, au reste, nous avions besoin d’une preuve plus directe, pour nous rendre compte de l’abîme qui sépare les portraits du maître sévillan de tous les autres portraits peints avant ou après lui, nous découvririons cette preuve sans avoir à quitter le musée du Prado. De toute la suite des prodiges de mouvement et de couleur que nous fait voir, dans ce musée, l’incomparable Rubens, aucun peut-être n’atteint d’aussi près l’idéal de vie accessible à la peinture que le grand portrait équestre de l’Infant Ferdinand au combat de Nordlingen, imposante figure d’une élégance et d’une noblesse vraiment souveraines, incarnation parfaite de la victoire, toute baignée d’une atmosphère de joie triomphale. Mais comme cette figure nous apparaît, simplement, un beau rêve de peintre, quand nous la comparons à une autre image du même Infant Ferdinand, évoqué par Velasquez, dans le même musée, debout en costume de chasse, un fusil dans les mains, avec un grand lévrier assis près de lui ! Ici, le personnage qui se dresse devant nous n’a plus rien d’allégorique ; et c’est à peine si nous nous avisons d’admirer le délicat relief avec lequel les formes harmonieuses du jeune chasseur se détachent sur la perspective lointaine d’un paysage montueux et boisé. Nous ne songeons qu’à l’homme en chair et en os qui est là, devant nous ; et toute l’allure de son corps est si naturelle que nous nous attendons à le voir se remettre en marche, suivi de son chien, dès qu’il aura fini de nous regarder ; et son long visage est si vrai, si éloigné de la vie toute factice des visages peints, qu’aussitôt nous y reconnaissons une ressemblance très proche avec les physionomies des deux frères de Ferdinand, le roi Philippe IV et l’Infant don Carlos, tout en distinguant ce que ce visage-ci a de plus fin, comme aussi de plus énergique et de plus profond. Au lieu du héros symbolique qui, dans le tableau de Rubens, proclame son exploit avec une allégresse surnaturelle, l’Infant de Velasquez est un jeune gentilhomme espagnol d’une individualité si précise qu’il nous suffit de l’apercevoir pour deviner sa race, sa famille, son tempérament, toutes les particularités de son être physique et moral. La figure peinte par le maître flamand appartient à une réalité différente de la nôtre : celle que nous montre Velasquez ne diffère de notre réalité humaine qu’en ce qu’elle est, pour ainsi dire, plus réelle, avec des chairs plus imprégnées de sève vivante, et un regard plus chargé de signification intérieure. Et tandis que Rubens, excité par la fièvre incessante de sa fantaisie de poète, va toujours modifiant les traits de ses modèles, dans les diverses images qu’il a l’occasion d’en peindre, — nous laissant, par exemple, à Madrid, à Vienne, et à Munich, des Ferdinand d’Autriche que l’on croirait peints, chaque fois, sur des modèles nouveaux, — l’art de Velasquez est si étranger à l’art habituel des peintres que, par exemple, les nombreuses séries de ses Philippe IV ou de ses Infant Balthazar Carlos, malgré la différence des âges, nous révèlent non seulement le même type corporel, mais le développement des mêmes pensées et des mêmes passions, à tel point que le psychologue pourrait profiter de leur étude au moins autant que le critique d’art.


Un grand drame, joué par des acteurs d’une humanité et d’une puissance tragique sans égales, voilà ce que je me souviens, pour ma part, d’avoir vu, la seule fois qu’il m’ait été donné d’explorer les salles du Prado de Madrid ! Mais ce drame, — ainsi que la chose m’est arrivée d’autres fois encore, en pays étrangers, — était joué, malheureusement, dans une langue que je ne comprenais pas. Je devinais bien que le gros homme trapu à la perruque plate, Olivarès, devait tenir lourdement serré, dans ses mains énormes, le frêle jeune roi Philippe IV, si peu fait pour l’action, avec la mollesse exsangue de ses chairs, et ses yeux immobiles de poète ou de rêveur, à demi cachés sous les paupières tombantes ! Je devinais que la vie de ce prince avait dû. être abondamment traversée de déboires et d’angoisses, à la manière dont, d’un portrait à l’autre, les paupières descendaient plus bas, sur les yeux toujours immobiles, et dont l’apparente impassibilité hautaine des traits découvrait de plus en plus, sous son masque, un mélange de fatigue et de désespoir. Les deux femmes de Philippe IV, la vive, légère, énergique Isabelle de Bourbon, vraie fille d’Henri IV, et la dure et glaciale Marie-Anne d’Autriche, je pénétrais leurs âmes assez à fond pour sentir combien leurs conduites avaient dû être opposées, à l’égard d’un tel mari ; et que l’une avait dû le réconforter doucement, indulgente et maternelle avec son joli sourire d’enfant, tandis que l’autre avait dû, tout de suite, fermer son cœur au vieil oncle qu’on lui donnait pour mari, aussi indifférente aux souffrances personnelles de Philippe qu’aux misères d’un pays où elle se savait étrangère. Le génie vivifiant de l’auteur du drame m’aidait presque à comprendre les actes et les paroles de ses personnages : mais d’autant plus j’aspirais à me renseigner plus complètement. Car c’est chose certaine que, par la nature même de leur beauté, les portraits du maître espagnol sont de ceux dont nous ne pouvons nous empêcher de vouloir mieux connaître les modèles. Les phis vivantes figures d’un Rubens ou d’un Titien, d’un Van Eyck ou d’un Dürer, se suffisent, en quelque sorte, à elles-mêmes, et il ne nous importe guère de savoir ce qu’étaient les hommes ou les femmes qui leur ont servi de prétexte : mais combien autre est le cas, pour des figures dont il nous semble, vraiment, qu’elles nous parlent, et dont nous sommes hors d’état de comprendre la langue !

Aussi ai-je souvent cherché, dans les livres d’histoire, l’explication précise et détaillée du drame auquel j’avais assisté, au Prado de Madrid ; et trop souvent j’ai été forcé de constater que les livres d’histoire n’avaient à me fournir que des explications bien vagues, ou n’offrant qu’un intérêt bien restreint. Les uns me décrivaient la situation politique de l’Espagne sous Philippe IV, la révolte du Portugal et de la Catalogne, les quelques succès militaires suivis de terribles défaites, tout un ensemble d’événemens qui n’avaient, pour moi, d’autre portée que de me révéler la cause de la croissante tristesse traduite, par Velasquez, dans le regard et dans toute la personne de son maître ; pendant que d’autres me débitaient la chronique scandaleuse de la vie madrilène du temps, ou bien me conduisaient dans les théâtres et parmi les fêtes de la ville et de la Cour, me permettant ainsi de comprendre le milieu où s’était déroulé le drame qui me préoccupait ; mais l’analyse intime des scènes de ce drame, en vain je la demandais aux livres, anciens ou nouveaux. Un seul d’entre eux ajoutait un appoint sérieux aux données de Velasquez : c’était le Gil Blas de notre Lesage. L’auteur, évidemment, avait emprunté lui-même le récit des faits à d’autres sources écrites : mais son admirable talent de romancier les avait revêtus d’une réalité supérieure. Et non seulement, je trouvais, dans Gil Blas, une restitution infiniment variée et pittoresque du décor où les personnages de Velasquez avaient eu à jouer leur rôle : j’y retrouvais encore les deux principaux de ces personnages, le ministre Olivarès et le roi Philippe, dessinés avec tant de naturel et de finesse psychologique que le souvenir de ces portraits écrits s’était lié, en moi, à celui des chefs-d’œuvre du peintre sévillan. Jamais, en particulier, aucun historien n’avait éclairé d’une lumière aussi forte l’étrange et complexe figure d’Olivarès, telle qu’elle m’apparaissait dans plusieurs tableaux de Velasquez, — dans les deux portraits équestres de Madrid et de Schleissheim, dans un admirable petit portrait en buste de Saint-Pétersbourg, et dans une peinture de Grosvenor House, à Londres, où le ministre s’avançait, nu-tête, sur le seuil d’un manège, au-devant du jeune prince Balthazar Carlos. L’aspect extérieur et le caractère de cet homme d’État, jamais assurément, depuis Velasquez, personne ne les avait mieux saisis et exprimés que Lesage dans les lignes suivantes :


Je vis un homme d’une taille au-dessus de la médiocre, et qui pouvait passer pour gros dans un pays où il est rare de voir des personnes qui ne soient pas maigres. Il avait les épaules si élevées que je le crus bossu, quoiqu’il ne le fût pas. Sa tête, qui était d’une grosseur excessive, lui tombait sur la poitrine ; ses cheveux étaient noirs et plats, son visage long, son teint olivâtre, sa bouche enfoncée, et son menton pointu et fort relevé... (Quant à son caractère), il a l’esprit vif, pénétrant, et propre à former de grands projets. Il se donne pour un homme universel, parce qu’il a une légère teinture de toutes les sciences ; il se croit capable de décider de tout. Il s’imagine être un profond jurisconsulte, un grand capitaine, et un politique des plus raffinés. Avec cela, il est si entêté de ses opinions qu’il les veut toujours suivre préférablement à celles des autres, de peur de paraître déférer aux lumières de quelqu’un. Entre nous, ce défaut peut avoir d’étranges suites, dont le ciel veuille préserver la monarchie ! J’ajoute à cela qu’il brille dans le conseil par une éloquence naturelle, et qu’il écrirait aussi bien qu’il parle, s’il n’affectait pas, pour donner plus de dignité à son style, de le rendre obscur et trop recherché. Il pense singulièrement ; et, comme je crois vous l’avoir déjà dit, il est capricieux et chimérique. Tel est le portrait de son esprit : faisons celui de son cœur ! Il est généreux et bon ami. On le dit vindicatif, mais quel Espagnol ne l’est pas ? De plus, on l’accuse d’ingratitude, pour avoir fait exiler le duc d’Uzède et le frère Louis Aliaga, auxquels il avait, dit-on, de grandes obligations ; c’est ce qu’il faut encore lui pardonner : l’envie d’être premier ministre dispense d’être reconnaissant.


Avec non moins de justesse et de précision, Lesage nous instruit des procédés employés par le ministre pour maintenir son pouvoir sur le jeune roi. Tantôt il nous le montre travaillant à éloigner de la Cour toute personne qui aurait quelque chance d’exercer une action sur l’esprit de son maître, et tantôt détachant celui-ci de ses frères et de sa femme, le contraignant à poursuivre sans arrêt une vie de plaisir, dont il se charge lui-même de varier l’attrait, indéfiniment. « Mon prédécesseur, le duc de Lerme, avoue-t-il à Gil Blas, avait deux ennemis redoutables dans son propre fils et dans le confesseur de Philippe III, au lieu que je ne vois personne auprès du Roi qui ait assez de crédit pour me nuire, ni même que je soupçonne de mauvaise volonté pour moi. Il est vrai qu’à mon avènement au ministère, j’ai eu grand soin de ne souffrir, auprès du prince, que des sujets à qui le sang ou l’amitié me lient. Je me suis défait, par des vice-royautés ou par des ambassades, de tous les seigneurs qui, par leur mérite personnel, auraient pu m’enlever quelque portion des bonnes grâces du souverain, que je veux posséder entièrement. » Et l’on se rappelle comment il envoie son confident à Tolède, afin d’examiner une jeune actrice dont il espère que le Roi pourra devenir amoureux. L’actrice, sur le rapport favorable de Gil Blas, est mandée à la Cour ; et Philippe, dès qu’il l’aperçoit, s’éprend d’elle au point d’en avoir « la tête embarrassée. » Cependant ce n’est que le lendemain que Gil Blas, dans un entretien particulier avec le prince, découvre l’effet extraordinaire que lui a produit la vue de la belle Lucrèce : car, pendant toute la durée du spectacle, Philippe a réussi à effacer de son visage toute trace d’émotion. « Depuis le commencement jusqu’à la fin, j’eus les yeux attachés sur le monarque, et je m’appliquai à démêler, dans les siens, ce qu’il pensait : mais il mit en défaut ma pénétration par un air de gravité qu’il affecta de conserver toujours. » Cet « air de gravité, » ce masque sous lequel Philippe IV dissimule l’ardente passion dont il est brûlé, n’est-ce point le trait caractéristique que nous retrouvons, à tous les âges, sur la figure du Roi telle que l’a peinte Velasquez ? Et, d’année en année, le trait s’accentue, le masque de hautaine sérénité s’épaissit et se fige, tandis que, sous lui, nous devinons le remplacement de l’ivresse sensuelle de naguère par un mélange tragique de souffrance et d’effroi.


Malheureusement Lesage ne nous parle point de cette douloureuse transformation de l’âme de Philippe, qui ne se révèle à nous que dans la dernière série des portraits de Velasquez, après que le patron de Gil Blas a disparu de la scène. Et d’ailleurs ; avec toute sa portée historique et psychologique, le livre de l’écrivain breton n’en reste pas moins un roman, où l’explication du grand drame royal éternisé par Velazquez ne pouvait, forcément, tenir qu’une place accessoire. Aussi ne saurions-nous avoir trop de gré à un très érudit historien anglais, M. Martin Hume, du service qu’il vient de nous rendre en reconstituant, à l’aide d’une foule de documens pour la plupart inédits, la marche entière du drame, depuis la brillante et voluptueuse jeunesse de Philippe IV, jusqu’à ces cruelles années de la fin de son règne où Vêlasquez nous le représente cachant son angoisse sous une exagération continue de son « air de gravité, » tandis qu’auprès de lui la reine Marie-Anne d’Autriche étale hargneusement ses énormes garde-infantes, et que nous voyons s’étioler, parmi la troupe pitoyable de ses naines, la pauvre petite fleur de serre qu’est l’Infante Marguerite, et que le petit Infant Philippe-Prosper, unique espoir du royaume, dans tout l’apparat délicieux de sa robe de dentelles, s’appuyant au dossier d’un fauteuil pour pouvoir demeurer debout sur ses jambes trop faibles, nous considère avec le triste regard d’une victime déjà promise à la mort. Laissant à ses confrères le soin de nous exposer les événemens politiques du règne, et dédaignant, d’autre part, les révélations plus ou moins suspectes des chroniqueurs sur les scandales de la cour espagnole, M. Martin Hume s’est uniquement efforcé de nous introduire dans l’intimité quotidienne du Roi et de sa famille. « Mon objet, nous dit-il dans sa préface, a été de répondre au goût nouveau des lecteurs d’ouvrages historiques. Car ceux-ci, désormais, demandent à être renseignés sur les êtres humains qui ont personnifié les faits de l’histoire, beaucoup plus que sur les plans des batailles qui se sont livrées. Ils désirent écarter le voile d’abstraction que les écrivains ont, jusqu’ici, interposé entre eux et les hommes ou les femmes dont les existences ont jadis décidé des destinées du monde ; ils veulent voir ces grands personnages tels qu’ils ont vécu dans leur habitude familière, écouter leurs paroles, lire leurs lettres privées, afin d’obtenir ainsi la clef de leurs cœurs et de leurs cerveaux. Ils aspirent à apprendre l’histoire par l’intermédiaire de ses acteurs humains, au lieu d’avoir à deviner confusément les acteurs humains à travers les faits généraux de leur temps. »

Et peut-être une entreprise littéraire de ce genre, appliquée au règne d’un souverain espagnol assez médiocre d’il y a deux siècles et demi, n’aurait-elle guère de quoi nous émouvoir, aujourd’hui, entre la foule de sujets plus actuels, ou plus expressément pathétiques, que d’autres historiens sont en train de traiter de la même façon ; mais il se trouve que le sujet traité par M. Hume a été traité, avant lui, par le plus puissant créateur de vie que le monde ait connu ; et ainsi l’on pourrait presque dire qu’il n’y a pas, dans toute l’œuvre de Velasquez, une seule figure que le récent ouvrage anglais ne nous aide à comprendre, princes et courtisans, comédiens, bouffons, et jusqu’aux chevaux même, souvent décrits dans les documens originaux qu’a découverts M. Hume. Avec une exactitude véritablement surprenante, les témoignages écrits viennent confirmer et compléter le témoignage du peintre : et jamais ce dernier ne nous apprend aucune particularité de l’âme de ses modèles sans que telle ou telle pièce non seulement nous atteste cette particularité, mais nous en indique les causes, le développement, et les suites. Plus heureux que nous ne l’avons été, nous qui ne disposions que des vains et fallacieux commentaires des critiques d’art, ceux qui visiteront, dorénavant, le musée du Prado, pourront le faire en compagnie d’un guide d’une sûreté et d’une utilité sans pareilles, leur permettant de saisir jusqu’aux moindres nuances du drame qui se joue là.


L’intrigue du drame est à la fois très simple et très émouvante. C’est l’aventure d’un jeune prince pourvu des dons les plus remarquables, intelligent et bon, aussi apte, par nature, à discerner la valeur morale des âmes que la valeur esthétique des œuvres d’art : et pourtant condamné à une impuissance complète, pendant qu’autour de lui s’écroule, pierre par pierre, le gigantesque édifice impérial que lui ont légué ses pères. Un mauvais hasard lui a donné pour maître et pour ami, dans sa jeunesse, un homme qui, au point de vue intellectuel, lui était bien inférieur, mais d’un tempérament plus robuste, et tout occupé à le dominer par tous les moyens, de façon à pouvoir ensuite réaliser, en son nom, une foule de grands projets plus ou moins chimériques. A cet ami, devenu bientôt son ministre, le jeune prince confie d’abord toute la partie ennuyeuse et fatigante de son métier de roi : et d’autant plus volontiers que le ministre s’ingénie sans cesse à lui offrir des sources nouvelles de plaisir, artistique ou galant. Puis, peu à peu, il se déshabitue entièrement de régner, malgré les efforts de sa charmante jeune femme et de ses frères pour le rappeler à ses devoirs royaux. Il s’amuse, il se construit un magnifique palais, il jouit de voir jaillir les chefs-d’œuvre que crée, pour lui seul, son cher Velasquez, il improvise de gentils poèmes en concurrence avec Quevedo, il chasse, il assiste pieusement aux cérémonies des églises ; ou bien, entre deux amourettes, s’attarde à causer tendrement avec sa femme, toujours la mieux aimée, et à sourire de la malice ingénue de son fils, le gracieux et passionné Balthazar Carlos, en qui semble revivre le génie de son aïeul Henri IV. Mais un jour vient où le malheur s’abat sur son royaume et sur lui. A peine s’est-il enfin délivré de la tyrannie de son ministre, que sa femme meurt, puis son fils ; et voici que, en même temps, ses troupes sont battues sur terre et sur mer, deux grandes provinces de son empire se révoltent, la misère s’étend des villages et des villes jusque dans son palais, où parfois ses enfans sont envoyés au lit sans avoir diné ; et lui, qui de tout son cœur souhaiterait d’agir, voici qu’il est, désormais, incapable d’action ! Son intelligence demeure aussi vive que par le passé ; il comprend parfaitement que l’héritage de son père est en train de fondre, d’heure en heure, entre ses mains : et il est forcé de subir toutes les catastrophes, après les avoir prévues, sans pouvoir étendre le bras pour les empêcher !


Telle est, dans ses péripéties essentielles, l’histoire tragique qui s’est déroulée en Espagne, vers le milieu du XVIIe siècle, et qui continue à s’y dérouler devant nous, aujourd’hui encore, grâce au mystérieux pouvoir évocateur d’un grand peintre. Considérons, au Prado de Madrid, les portraits d’Olivarès, de la reine Isabelle de Bourbon, — si légère et si gaie sur son cheval blanc ! — des deux frères du Roi, Carlos et Ferdinand, du petit Balthazar Carlos, et la triomphante Remise à Spinola des clefs de Bréda ; examinons ensuite les portraits de la reine Marie-Anne, le groupe des Menines, les figures inquiétantes de l’Ésope et du Bouffon à la toque ; et puis, en regard de ces deux catégories de peintures, correspondant à ce qu’on pourrait appeler les deux actes du drame, interrogeons la longue série des portraits de Philippe, depuis le magnifique petit portrait en armure, peint aux environs de 1623, jusqu’à une sombre esquisse, de dimensions pareilles, qui doit dater de trente ans plus tard : il n’y a pas une de ces figures qui, maintenant, à la lumière des documens recueillis par M. Martin Hume, ne nous apparaisse dans toute la profondeur de sa signification historique, pas une qui ne contribue à nous faire revivre cette tragédie d’un immense empire s’écoulant entre les doigts d’un prince, malgré l’effort désespéré de celui-ci pour le retenir.

Il va sans dire que M. Hume a emprunté à Velasquez les sept ou huit portraits qui illustrent son livre : mais j’aurais souhaité qu’il reproduisît l’œuvre complète du peintre, depuis l’installation de celui-ci à la Cour en 1623, sans exclure même les scènes populaires des Buveurs et des Filandières, ni ces compositions religieuses ou allégoriques, la Forge de Vulcain, le Couronnement de la Vierge, la Rencontre des saints abbés Paul et Antoine qui, profondément imprégnées du génie national de leur temps, nous révèlent le goût raffiné du souverain sous les yeux duquel nous savons qu’elles ont pris naissance. Car jusque sur les plus menus détails du costume ou des accessoires, dans toute cette œuvre, l’érudit anglais se trouve avoir quelque chose à nous apprendre. Et je voudrais pouvoir, par exemple, citer la très piquante explication qu’il nous donne des débuts de la garde-infante, — effroyable crinoline que Velasquez nous montre emprisonnant les dames, et les fillettes elles-mêmes, à peu près depuis la date du second mariage du roi, — ou encore de ces golillas que nous voyons, dès le début du règne, se substituer, autour du cou des hommes, aux énormes fraises du règne précédent.

Ces golillas étaient la conséquence de l’une des nombreuses « pragmatiques » par lesquelles Philippe, tout le long de sa vie, a vainement essayé de refréner le luxe ruineux de la noblesse madrilène. En 1624, l’une de ces « pragmatiques » avait interdit les fraises, et laissé le choix, pour les remplacer, entre une simple bande de toile ou le collet « wallon, » tout plat, tombant sur les épaules ; mais les « élégans » de la cour s’étaient, tout de suite, obstinément refusés à l’un comme à l’autre de ces deux ornemens, Ils avaient trouvé le premier trop simple et indigne d’eux, tandis que le second leur avait paru avoir une fâcheuse odeur « hérétique, » étant porté par les Hollandais ou les détestables bourgeois flamands. C’est alors qu’un tailleur de la Calle Mayor s’était avisé de soumettre au roi et à son frère Carlos un projet nouveau, consistant en un large collet de carton, recouvert, au dedans, de soie blanche ou grise, et de drap foncé sur sa surface extérieure ; lequel collet, dûment empesé, s’étalait à mi-hauteur entre le col de l’habit et la nuque, à la fois plus discret que la fraise et non moins coûteux. L’invention avait été jugée excellente, et le tailleur s’en était retourné chez lui enchanté du succès de son entreprise. Mais voilà que non seulement on avait découvert qu’il avait contrevenu à la règle, qui défendait « toute sorte d’alchimie » pour empeser le linge : des espions avaient en outre rapporté à l’Inquisition que, pour produire ses collets, notre homme avait recours à certains « pots fumans » assez mystérieux, ainsi qu’à des « machines chauffées que tournait une manivelle ! » Le tailleur s’était donc vu accusé de sorcellerie ; et de ce crime, à la vérité, il n’avait pas eu de peine à se disculper, mais non pas de celui d’avoir doublé ses effets avec de la soie, contrairement aux termes exprès de la « pragmatique : « de telle façon qu’ordre avait été donné que tous ses instrumens, et sa provision de soie, et ses collets déjà faits eussent à être brûlés, publiquement, devant sa porte. Sur quoi le tailleur s’était rendu auprès d’Olivarès ; et celui-ci, après une longue discussion, avait contraint le président du Saint-Office à rapporter son décret.


Cette anecdote, — comme d’ailleurs la plupart de celles que nous raconte M. Hume, — joint à son intérêt propre une portée symbolique. Elle nous fait voir comment, de tout temps, ont échoué les tentatives du malheureux Philippe IV pour réaliser un idéal de réformes que sa lucide et subtile intelligence concevait avec une netteté singulière, mais dont l’exécution aurait exigé une force de volonté qu’il ne possédait point. C’était comme si, au dedans, son activité morale fût paralysée, et que le masque d’impassibilité qui raidissait son visage, l’empêchant d’exprimer les émotions de son cœur, eût pesé aussi sur ce cœur lui-même. Mais combien ce cœur était tendre et bon, chaque page du livre anglais nous le révèle de la façon la plus décisive et la plus touchante. Que le témoignage nous vienne du roi lui-même, dans ses discours à son cher Parlement de Castille, dans ses belles lettres à la sœur Marie d’Agreda, dans toute la série de ses lettres et billets, ou qu’il nous vienne des diverses personnes qui ont pu le connaître, toujours nous retrouvons, chez lui, la même douceur tempérée de finesse, le même détachement de soi, le même ardent désir du bonheur de son peuple. Parmi les figures royales que j’ai eu l’occasion d’étudier, aucune, peut-être, ne m’a plus profondément ému que celle de ce poète égaré sur un trône. Dans le vaste et commode atelier qu’il avait fait disposer, au palais de l’Alcazar, pour son peintre favori, il y avait un fauteuil exclusivement réservé à son usage. Tous les jours il venait s’y asseoir, y passer de longues heures en compagnie du seul homme dont il se sentait compris et aimé. C’est là qu’il me plaît de l’imaginer, perdu dans une de ces rêveries silencieuses qui lui étaient habituelles, songeant à l’impossibilité de sa tâche, ou se désespérant du poids énorme de sa responsabilité devant Dieu et devant l’histoire : pendant qu’auprès de lui Velasquez, pour le divertir, fait chanter sur son panneau la sonore et radieuse musique de la robe et des cheveux de sa petite Infante du Salon Carré.

Le roi qui, non content de commander ce tableau, s’est encore amusé à le voir naître et se développer dans sa beauté souveraine, le roi qui, par enthousiasme pour le génie de Rubens, a tenu à faire de ce grand homme son conseiller intime et son ambassadeur, un tel prince mérite que nous lui gardions un souvenir mêlé de reconnaissance et d’admiration ; et je suis heureux, pour ma part, de penser que c’est sur lui, sur son exquise jeune femme, et son enfant préféré, que le destin a fait tomber le privilège de pouvoir servir de modèles au plus puissant de tous les donateurs d’immortalité.


T. DE WYZEWA.

  1. Du second de ces personnages, en vérité, le musée de Madrid ne possède qu’un seul portrait : mais comment ne pas se rappeler aussitôt, devant lui, tant d’autres apparitions de la même figure, à Dresde, à Saint-Pétersbourg, à Londres, — et jusque dans la grande Chasse au Sanglier de la National Gallery ?