Revues étrangères - Á propos du Sixième centenaire de la naissance de Boccace

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Revues étrangères - Á propos du Sixième centenaire de la naissance de Boccace
Revue des Deux Mondes6e période, tome 18 (p. 457-468).
REVUES ÉTRANGÈRES

A PROPOS DU SIXIÈME CENTENAIRE DE LA NAISSANCE DE BOCCACE[1]

Boccace n’était pour moi rien de plus qu’un nom, — et des moins sympathiques, en vérité, — lorsque, il y a une vingtaine d’années, le désir de connaître certaines fresques de l’école siennoise me conduisit au bourg montueux de Certaldo, situé dans le Val d’Eisa, à mi-chemin environ entre Pise et Sienne. Ce fut là que, dans la vénérable église Saint-Michel et Saint-Jacques, la rencontre du tombeau de Boccace me révéla, pour ainsi dire, l’existence réelle du célèbre conteur italien. J’aperçus tout d’un coup, se dressant dans une sorte de niche en demi-cercle, au-dessus de deux épitaphes de marbre superposées, la vivante et inoubliable figure d’un gros homme encapuchonné dont le visage, assez vulgaire au demeurant avec ses petits yeux et ses lèvres épaisses, reflétait cependant un mélange tout particulier de verve malicieuse et de mélancolie. Encore m’était-il impossible de savoir jusqu’à quel point ce buste, évidemment très postérieur à la mort de Boccace, traduisait l’apparence authentique de l’homme dont les restes glorieux reposaient sous mes pieds. Mais, à coup sûr, c’était Boccace lui-même qui avait rédigé, avant de mourir, les quatre vers latins que je Usais maintenant, gravés en vieilles lettres gothiques, sur l’une des deux plaques de marbre : « Sous cette pierre gisent les cendres et les os de Jean, Son âme, elle, siège en présence de Dieu, ornée des seuls mérites que constitue le labeur d’une vie mortelle. Il a eu pour père Bocchaccino. Sa patrie a été Certaldo, son étude la sublime poésie. »

Patria Certaldum, studium fuit aima poesis. Je fus ému de songer que l’humble bourgade dont j’avais gravi tout à l’heure la rue principale se trouvât être la « patrie » de l’un des plus fameux écrivains de l’Italie. Mais surtout j’éprouvais une douce surprise à constater que l’auteur « égrillard » du Décaméron professât d’avoir eu pour « étude » la « sublime poésie. » Il me semblait qu’un véritable « amuseur » n’aurait point parlé ainsi de soi-même, dans son épitaphe. Sans compter l’allusion au « labeur d’une vie mortelle, » qui, certes, s’accordait beaucoup mieux avec l’expression douloureuse du portrait de marbre qu’avec mon idée précédente du caractère et de l’œuvre de Boccace. Je me rappelai que, dans la susdite grand’rue de Certaldo, j’avais lu déjà le nom de Boccace sur la porte d’une vieille maison rouge flanquée d’une tour. Pourquoi n’irais-je pas, à présent, y poursuivre mon pèlerinage « boccacien » improvisé ?

Et bien que l’intérieur de la maison ne conservât plus guère de traces indubitables des longs séjours qu’y avait faits son illustre possesseur d’il y a six siècles, et bien que, selon toute apparence, les explications que me prodiguait le guide attitré du lieu risquassent beaucoup d’être fantaisistes, je n’en quittai pas moins Certaldo avec la conviction d’avoir, très heureusement, contracté là une amitié nouvelle, destinée dorénavant à m’être d’autant plus chère que toujours à son souvenir s’associerait, dans mon cœur, celui d’une matinée de printemps toute vécue en compagnie de Boccace dans sa maison, dans les ruelles escarpées de sa petite « patrie, » dans la modeste église où chaque jour sans doute il venait s’agenouiller, avant d’être enfin admis à s’y délasser durablement du méritoire « labeur d’une vie mortelle. » Tout le long du chemin de retour à la station, comme aussi dans le wagon qui me ramenait à Sienne, je me répétais joyeusement que, bien sûr, l’ami qui venait ainsi de m’être accordé ne pouvait pas être le « libertin » imaginé et détesté jusqu’alors. Ne m’avait-on pas montré, à quelques centaines de pas de la maison de Boccace, un vieux puits dont la tradition assurait que l’auteur du Décaméron avait coutume d’y accéder sans devoir passer par les rues voisines, — en franchissant les airs sur un pont de cristal que faisait jaillir du sol sa science magique ? Et le nom même d’une telle « science » n’était-il pas : alma poesis ?


A la bibliothèque de Sienne, l’après-midi, ma première impression fut un triste déboire. J’avais beau explorer les écrits en prose et en vers de Boccace, son Filocolo et sa Teseide, sa Fiammetta et son Ninfale Fiesolano, son Corbaccio et l’obscure série de ses Bucoliques ; je ne découvrais dans tout cela rien qui attestât une âme de poète. Certes, l’écrivain admirable qui se montrait à moi différait profondément de mon fâcheux « amuseur » de naguère. Conteur délicat et souple, il me faisait voir, du même coup, des dons singuliers d’observation psychologique ; et sa langue me ravissait par une vigoureuse simplicité rehaussée d’élégance, — une langue déjà toute « moderne, » à la fois familière et savante, comparable vraiment à celle de nos plus parfaits écrivains français du XVIIe siècle. Mais, en fin de compte, quel abîme entre ce solide « prosateur » et les augustes figures poétiques d’un Dante ou d’un Pétrarque ! Jusque dans le récit des amours privilégiées du jeune marchand avec une belle princesse napolitaine, j’avais le chagrin d’apercevoir un type achevé du « bourgeois » florentin, étrangement mêlé de clairvoyante raison et d’appétits sensuels, — épris de belles périodes sonores comme tels autres de ses concitoyens l’étaient de belles « anatomies » sculptées ou peintes, — mais trop fermement attaché à la terre pour pouvoir jamais traverser l’espace sur un pont de cristal.

Était-ce donc là tout Boccace, et me fallait-il renoncer à l’illusion d’avoir rencontré un ami dans l’abrupte bourgade de la vallée d’Eisa ? Je ne voulus point m’y résigner avant d’avoir interrogé encore les lettres intimes du conteur italien : sachant par expérience les surprises de toute espèce que nous réservent, parfois, ces « confessions » de ceux même d’entre les grands artistes qui nous semblent s’être le plus librement épanchés dans leur œuvre. Et si la Correspondance de Boccace ne m’a point non plus, hélas ! livré l’âme d’un véritable poète, du moins l’homme que j’y ai trouvé m’est-il apparu infiniment plus touchant que le subtil amoureux de Fiammetta, ou le « misogyne » sarcastique et féroce du Corbaccio ; en même temps que, presque à chaque page du précieux recueil, j’entendais s’élever quelque navrant écho de ce que je ne craindrais pas d’appeler la « tragédie » secrète de la vie de l’illustre « amuseur » florentin.


Tragédie qui, d’ailleurs, allait ensuite se renouveler plus d’une fois, dans l’histoire des arts : atteignant invariablement les cœurs les plus hauts, et leur infligeant des souffrances d’autant plus cruelles qu’elles s’accompagneraient de plus constans et impuissans efforts pour y porter remède. C’est cette même tragédie que je soupçonne d’avoir contribué, plus activement que toutes les misères corporelles, à produire et à entretenir l’insondable tristesse de notre grand Flaubert ; et sûrement, en tout cas, c’est elle qui a imprégné d’angoisse les dernières années, de celui d’entre tous les écrivains modernes dont l’œuvre et le génie s’apparentent le plus à ceux de Flaubert. Il faut lire, dans les études biographiques consacrées à Nicolas Gogol, de quelle façon cet observateur sans pareil et ce prodigieux conteur s’est torturé, et littéralement s’est tué, du désespoir de n’être pas un poète. Il sentait que, seule au monde, la poésie était capable de beauté, qu’elle seule méritait que l’on vécût pour elle. Et puis, avec cela, le hasard avait voulu que ce cœur de poète n’eût à son service que les moyens intellectuels d’un parfait « prosateur ! » Vainement Gogol tâchait à élever au-dessus de terre la seconde partie de ses Ames mortes : tout ce qu’il écrivait était d’un réalisme perspicace et amer, ou bien se perdait en abstractions confuses. Jamais peut-être aucun artiste n’a été crucifié par son art autant que celui-là ; et aussi ne prétendrai-je pas comparer le martyre caché de Boccace à celui de Gogol. Mais j’affirme que, pour n’être pas descendu au même degré d’intensité « romantique, » le martyre de l’auteur du Décaméron était bien, cependant, de la même nature. Comme plus tard Gogol, Boccace a été hanté du désir de devenir un « poète ; » comme lui, il s’est désespéré de reconnaître qu’il ne lui serait jamais permis de sortir de la « prose, » — où le condamnaient les ressources particulières de son esprit « bourgeois, » — pour prendre place aux genoux de son maître Pétrarque.

Studium fuit alma poesis. Je comprenais maintenant, à la lumière des lettres de Boccace, ce que signifiaient ces derniers mots de l’épitaphe de Certaldo. Studium n’y désignait point l’ « étude, » mais bien le « désir » et le « rêve, » l’idéal toujours poursuivi, et toujours vainement. Et quant à poesis, l’infortuné entendait par ce mot non point certes le talent d’écrire de beaux vers, mais tout un ensemble de qualités intellectuelles et morales, telles que précisément il les avait vues réunies chez le noble Pétrarque, — telles qu’il se désolait de ne pouvoir pas, lui aussi, s’élever jusqu’à elles. Dans cette « poésie » entraient à la fois une certaine pureté du cœur et un certain « détachement » de l’esprit, qui, il le sentait trop, lui seraient toujours refusés, quoi qu’il tentât pour les acquérir. Et ce n’était pas seulement à son Décaméron qu’il pensait, lorsque, dans une de ses Églogues, il s’accusait de « n’avoir eu jusque-là pour besogne que de balayer des toits à porcs. » L’homme, chez lui, était prisonnier de la « prose » autant que l’artiste ; et le pauvre gros Boccace en rougissait et s’en lamentait, — sauf à mettre parfois sur le compte de son éducation cette « prose » qui, pour lui être odieuse, n’en tenait pas moins aux plus profondes racines de son être. Écoutons-le s’interrompre dans ses savantes dissertations sur les Généalogies des Dieux pour essayer de se persuader à soi-même que, sans la faute de son père et un concours désastreux de circonstances, lui aussi aurait pu être ce « poète » qu’il aimait et admirait par-dessus toutes choses :


Quoi qu’il en soit des actions en vue desquelles la nature a créé les autres hommes, le fait est que moi, — l’expérience m’en est témoin, — elle m’a tiré du sein maternel tout disposé aux méditations poétiques, et c’est, à mon jugement, pour cela que je suis né. En fait, je me rappelle que mon père s’est efforcé par tous les moyens, dès mon enfance, de me faire devenir négociant. Si bien que, avant même que je fusse entré dans l’adolescence, ledit père, m’ayant fait apprendre l’arithmétique, m’a confié comme élève à un très grand marchand, auprès duquel, pendant six années, je n’ai rien fait que perdre mon temps, qui ne se regagne jamais. Après quoi, des preuves manifestes ayant fait apparaître que j’étais plus apte aux études littéraires, mon susdit père m’a ordonné de me mettre désormais à étudier le droit canon, toujours afin de pouvoir devenir riche ; et ainsi » sous un maître fameux, pendant encore à peu près autant d’années, j’ai peiné inutilement. Mon esprit avait tant de répugnance pour toutes ces choses que jamais il n’a pu se plier à l’une ni à l’autre de ces deux professions, ni sous l’effet des leçons de mes maîtres, ni sous celui de l’autorité de mon père, qui ne cessait point de m’affliger de nouvelles sommations, ni sous l’effet des prières ou des reproches de mes amis ; si fortement m’attirait vers la poésie une affection singulière !... Je me rappelle notamment que, avant d’être parvenu à ma septième année, et alors que je n’avais encore jamais lu de poésies, et connaissais à peine les premiers rudimens des lettres, voilà que, sous l’aiguillon de la simple nature, il m’est venu un désir de « poétiser ! » Et encore que mes tentatives n’eussent guère de valeur, — attendu que les forces de l’esprit, dans un âge aussi tendre, ne pouvaient suffire à une telle entreprise, — cependant le fait est que j’ai composé certaines petites choses... Si bien que, par un contraste merveilleux, à un moment de ma vie où je ne savais pas encore sur combien de pieds cheminait le vers, presque tous ceux qui me connaissaient m’ont appelé poète, — ce que je ne suis pas encore à l’heure présente !


Mais, comme je le disais, c’est surtout dans les lettres intimes de Boccace que nous percevons l’écho de sa souffrance. Sa plainte y revêt les formes les plus diverses, depuis celle d’un regret naïf et souriant jusqu’à celle de l’exaspération la plus passionnée, entraînant soudain l’auteur du Décaméron à rabrouer durement un ami qui l’a traité de « poète. » Toujours l’angoisse de « n’être pas encore un poète, » toujours elle hante la pensée de l’admirable conteur. Il donnerait volontiers toutes ses amours et toute sa renommée pour ressembler, si peu que ce fût, — aussi bien dans sa vie privée que dans ses écrits, — à ce messire François Pétrarque dont la douce figure lui apparaît l’incarnation vivante de ses rêves les plus chers ; et sans arrêt il se rappelle qu’un abîme le sépare de son maître et ami ! Ses ambitions et ses remords, ses incessantes montées toujours suivies de rechutes nouvelles, en un mot toute la triste aventure de sa vie intérieure se rattache à ce tragique studium de l’alma poesis.


C’est assez dire combien ses lettres ont de quoi nous toucher. A défaut d’un poète, elles nous révèlent un homme que n’a point cessé de torturer un ardent et malheureux amour de la poésie ; et si même le Boccace que nous y découvrons n’avait pas à nos yeux d’autre mérite que celui d’un tel amour et d’une telle torture, cela seul suffirait à lui valoir notre plus respectueuse pitié. Mais, en vérité, un sentiment de ce genre ne va jamais sans de certaines vertus d’esprit et de cœur qui se montrent à nous très clairement, elles aussi, dans un bon nombre des lettres du conteur florentin, et que je serais tenté de résumer toutes dans le mot d’ « innocence. » Chose curieuse, ce « poète manqué » a eu, jusqu’au bout, l’âme d’un grand enfant ; et sur plus d’un point l’on est surpris de l’étroite parenté de son caractère avec celui d’un La Fontaine ou encore d’un Verlaine, des plus authentiques d’entre nos poètes. Tout de même qu’eux, Boccace s’est toujours senti désarmé en présence de ses moindres désirs, à la manière de l’enfant que nulle perspective de punition n’empêchera de manger un gâteau qui lui tombe sous la main ; et toujours cependant, lui aussi, il a eu le privilège de conserver, parmi ses vices, un fonds charmant d’ingénuité, de candeur enfantine. Il faut le voir, dans ses lettres, proclamant à la face du monde sa haine et son mépris pour un « péché » qui, dès le jour suivant, ne manquera pas de le ressaisir. Il faut voir avec quelle contrition sincère, et vraiment toute « chrétienne, » il s’accuse d’être un « pourceau, » tout en se sachant incapable de sortir jamais entièrement de la « fange » où il se dit plongé.

Et n’est-ce pas aussi à la manière d’un enfant que Boccace s’enthousiasme tour à tour et s’irrite dans ses amitiés, accablant d’invectives furieuses des hommes qu’il s’était plu, la veille, à tenir pour des saints ? Ne va-t-il pas jusqu’à injurier ce Pétrarque vénéré qu’il s’est pourtant accoutumé à chérir d’une affection infiniment pieuse, comparable seulement au culte frémissant d’un collégien pour la personne transfigurée d’un grand poète ou d’un grand orateur ? Le « divin » Pétrarque n’a pas cru devoir refuser l’hospitalité que lui offraient les Visconti de Milan, chefs gibelins profondément détestés des guelfes de Florence : et aussitôt voilà Boccace lui écrivant une lettre terrible, où il lui dit notamment que, devant une telle conduite, les anciens amis du poète ne peuvent plus que « rougir de honte, et condamner ses actions, et chanter, ouvertement ou bien entre soi, ces vers de Virgile :


«... Quid non mortalia pectora cogis
Auri sacra fames ?... »


Lettre que Pétrarque lui-même aurait été hors d’état d’excuser, s’il l’avait reçue d’un homme sérieux et mûr, pleinement responsable de ses éclats de colère. Mais le poète, — ses lettres en font foi, — connaissait trop le pauvre « Jeannot de Paris » pour pouvoir se fâcher un seul instant contre lui. Il éprouvait à son endroit un mélange tout particulier d’admiration et comme de pitié, ou plus exactement d’indulgence paternelle. Il n’y avait pas jusqu’aux « légèretés » de son Décaméron qu’il ne lui pardonnât, avec l’affectueuse bonté d’un père résolu d’avance à ne s’offenser d’aucune des « frasques » d’un garçon dont il sait la « mauvaise tête » et le cœur excellent. Et Boccace, de son côté, avec quelle humble et charmante effusion il rend hommage à la sagesse impeccable de son glorieux ami ! Il ne peut penser à lui sans que des larmes de vénération et de gratitude lui viennent aux yeux, — de ces larmes discrètes dont il nous dit lui-même qu’elles sont « un signe d’humanité, et la marque d’un cœur passionné. » « Les nombreux bienfaits de votre beau-père, — écrira-t-il au gendre de Pétrarque, en apprenant la mort de celui-ci, — m’ont assez prouvé combien il m’aimait de son vivant ; et voici que je le vois clairement une fois de plus, puisque cet amour s’est poursuivi jusqu’à la mort de messire François ! Et que si, après ce départ vers une vie meilleure, que nous appelons la mort, les amis conservent le pouvoir de s’aimer, j’ai la conviction qu’il m’aime encore et m’aimera toujours, non certes parce que je l’ai mérité, mais parce que c’était chez lui une habitude de retenir assidûment ceux qu’il avait pris pour siens, et que moi, pendant quarante ans et davantage, j’ai été à lui. » Toute l’âme de Boccace revit dans ces paroles ; et pareillement nous la retrouvons tout entière dans une lettre du conteur au poète qui doit avoir été traduite déjà à plus d’une reprise, mais que je ne puis m’empêcher de citer à mon tour, en modeste commémoration du sixième centenaire de la naissance de Boccace :


Afin de te voir, ô maître admirable, je suis parti le 24 mars de Certaldo pour Venise, où tu étais alors : mais à Florence, les pluies continuelles, et les dissuasions de mes amis, et la crainte des dangers du voyage, mise en moi par des gens qui revenaient de Bologne, m’ont arrêté si longtemps que, pour mon très grand dommage, je suis arrivé à Venise après que déjà tu avais dû t’en aller à Pavie... En chemin, voici qu’à mon extrême joie, j’ai inopinément rencontré ton gendre François ! Après de joyeux et amicaux saints, après avoir appris que tu te portais bien et recueilli encore maintes autres agréables nouvelles à ton sujet, je me suis mis à considérer la haute figure de ton gendre, son visage calme, ses paroles posées, ses douces manières ; et, du premier coup d’œil, j’ai loué ton choix. Mais, en vérité, quelle chose tienne ou faite par toi ne louerais-je pas ? Enfin, m’étant à regret séparé de ton gendre, dès l’aube du jour j’ai sauté dans ma petite barque et me suis remis en route vers le rivage vénitien... Mais, arrivé là, je n’ai pas cru devoir accepter l’offre que très généreusement tu m’offrais dans ta lettre. Que si même il n’y avait eu là aucun de mes amis pour accueillir l’étranger, je serais allé loger dans une auberge, plutôt que de demeurer chez ta fille Tullia en l’absence de son mari. Et cela parce que, s’il est sûr qu’en cette affaire et en maintes autres tu connais ma loyauté envers tout ce qui t’appartient, les autres risqueraient de ne point la connaître ; et bien que, sans parler même de ma loyauté, ma tête blanche et mon âge avancé et mon corps alourdi par l’excès de graisse auraient eu de quoi réduire beaucoup les soupçons, cependant j’ai jugé à propos de m’abstenir, pour empêcher l’ombre d’une médisance...

Du moins n’ai-je point manqué d’aller saluer ta Tullia, aussitôt après m’être un peu reposé. Et voici que ta fille, dès qu’elle a appris mon arrivée, voici qu’elle est venue à ma rencontre, toute joyeuse comme si c’était toi qui fusses de retour ! Enflammée d’abord d’une louable rougeur, à peine avait-elle levé les yeux sur moi que, avec un mélange charmant de modestie et d’affection filiale, elle a couru m’embrasser. Dieu bon, tout de suite j’ai compris l’ordre reçu et ai reconnu la confiance, et me suis profondément réjoui d’être ainsi des tiens. Puis, après quelques mots échangés sur les sujets habituels, nous sommes allés nous asseoir dans ton petit jardin, en compagnie de quelques amis. Là, en des termes à la fois calmes et explicites, et toujours conservant sa gravité de matrone, ta fille m’a offert la maison, les livres, et toutes tes choses. Et voici que, pendant ces offres, j’ai vu s’approcher, d’un pas plus modeste qu’il seyait à son âge, ta petite-fille Eletta, ma bien-aimée, et voici qu’avant de savoir qui j’étais, elle s’est mise à me regarder en riant ! Et moi, non seulement avec plaisir, mais avec une avidité passionnée je l’ai prise dans mes bras, m’étant imaginé, à première vue, que c’était l’enfant que j’avais eue moi-même. Que te dirai-je ? si tu ne me crois pas, accorde croyance au médecin Guillaume de Ravenne et à notre Donato, qui se trouvaient là ! Sois persuadé que ton Eletta a tout à fait le même aspect que celle qui, naguère, était mon Eletta ; le même rire, la même joie dans les yeux, et la même allure dans toute la petite personne, encore bien que ma fille fût un peu plus grande, en raison de la supériorité de son âge, puisqu’elle touchait à sa cinquième année et demie lorsque je l’ai vue pour la dernière fois[2]. En outre, si seulement ma fille avait parlé avec le même accent, elle m’aurait dit les mêmes paroles, de la même façon simple et naturelle. Nulle autre différence, sinon que ton enfant est blonde, tandis que la mienne avait les cheveux châtains. Hélas ! au plus fort de mes embrassemens, chaque souvenir de l’enfant qui m’a été ravie me faisait monter aux yeux des larmes qui, enfin, se sont changées en sanglots... Et quant à ton François, si je voulais t’en rapporter tout le bien que j’en ai pensé, ma plume n’y suffirait pas... Aussi ne te décrirai-je pas les fréquentes visites qu’il m’a faites après son retour, et tous les repas dont il m’a honoré, et avec quel regard tendrement heureux. J’ajouterai pourtant que, si tu ne le sais point, ledit François, connaissant ma pauvreté, le soir de mon départ de Venise m’a emmené dans un endroit retiré de la maison, et puis, saisissant mon petit bras avec ses mains de géant, il a fait si bien que, malgré moi et tout en rougissant, j’ai dû me réjouir de sa noble libéralité. Après quoi, il s’est quasi échappé avec un tendre salut, me laissant me condamner de tout mon cœur pour avoir toléré qu’il me fit ce présent. Puisse Dieu lui en rendre l’échange qu’il mérite !


L’auteur de cette lettre admirable est né, comme l’on sait, à Paris, il y a tout juste six cents ans, et, selon toute probabilité, d’une mère française[3]. Mais bien que ses biographes n’aient peut-être pas tiré de cette origine demi-française du conteur toutes les conclusions qu’elle pourrait leur offrir, il n’en reste pas moins certain que jamais Boccace lui-même n’a cessé de se tenir pour purement Italien : de telle sorte que l’on ne saurait nous faire un reproche d’avoir laissé à l’Italie tout le soin de la célébration de son sixième centenaire. Encore n’ai-je pas vu que, parmi les compatriotes de l’auteur du Décaméron, cet anniversaire eût fait surgir des travaux biographiques ou critiques comparables à ceux qu’avait naguère provoqués le sixième centenaire de Pétrarque[4]. Seul, un volume nouveau de M. Francesco Torraca, intitulé : Pour la Biographie de Jean Boccace, et formé d’une série de courtes « notes » sur divers points de détail, mérite cependant d’être signalé à l’attention de tous les curieux de littérature italienne. Avec une simplicité, une franchise, et une sûreté remarquables, M. Torraca s’emploie à détruire telles légendes anciennes, ou bien parfois à réfuter telles hypothèses trop présomptueuses de la critique contemporaine. Je ne puis songer à le suivre aujourd’hui dans le détail de ses discussions touchant la date exacte d’un bon nombre de lettres de Boccace, et la vraie portée autobiographique de quelques-uns de ses plus célèbres récits. Tout au plus me permettra-t-on de résumer très rapidement, avant de finir, le curieux chapitre que M. Torraca appelle : La prétendue trahison de Fiammetta.


Fiammetta est l’héroïne fameuse d’une longue et touchante nouvelle de Boccace, écrite par lui avant le Décaméron (sans doute aux alentours de 1343), et que maints juges autorisés placent au premier rang de l’œuvre du conteur ; mais tout le monde paraît aujourd’hui s’accorder à reconnaître que ce personnage idéal a été composé d’après une figure parfaitement réelle, et qui même avait joué un grand rôle dans la vie de Boccace. Celui-ci nous a décrit, sous le nom de Fiammetta, une jeune et belle maîtresse dont il avait eu la chance d’être aimé pendant les années de son séjour à Naples. Elle s’appelait Maria d’Aquino, était fille naturelle du roi Robert, et avait épousé l’un des principaux dignitaires de la cour napolitaine. Le fils du négociant florentin l’avait rencontrée pour la première fois un certain soir de samedi saint, et n’avait point tardé à devenir son amant. Dans la nouvelle écrite dix ans plus tard, et consacrée au récit de ses amours avec Fiammetta, il nous a représenté celle-ci abandonnée, en fin de compte, par son cher Pamfilo, et ne pouvant se consoler de cet abandon. Mais la plupart de ses biographes nous affirment que c’est également Fiammetta, ou pour mieux dire Marie d’Aquino, qui nous a été décrite par Boccace dans d’autres nouvelles antérieures, en prose comme en vers. Et comme les héroïnes de quelques-unes de ces nouvelles ne se font pas scrupule de trahir leur amant, après l’avoir d’abord passionnément aimé, l’on en a conclu que Marie d’Aquino s’était conduite de la même manière à l’égard de Boccace. Il y a, en particulier, une certaine Alleiram, — simple renversement de « Mariella, » — qui, dans un épisode manifestement autobiographique du Filocolo, procède à cette trahison parmi toute sorte de circonstances si détaillées et précises que l’on n’a pu s’empêcher de regarder celles-ci comme nous offrant l’histoire authentique de la fin des amours de l’auteur avec sa Fiammetta.

Or, il a suffi à M. Torraca d’examiner à nouveau toutes les prétendues preuves de la trahison de Marie d’Aquino pour découvrir que pas une d’entre elles n’avait même de quoi être prise au sérieux. Dans l’une des nouvelles où l’héroïne finit par tromper et délaisser son amant, cette héroïne s’appelle Chriseis (la Cressida de Shakspeare), et son amant se nomme Troïle : force était bien à Boccace de terminer son récit de cette aventure-là comme le lui ordonnaient les traditions qu’il suivait. Alleiram, d’autre part, dans le susdit épisode du Filocolo, aurait pu demeurer fidèle à son jeune amant : mais celle-là ne saurait avoir rien de commun avec Fiammetta. C’est une créature froide et capricieuse, avec cela prompte à abuser des « dons de Bacchus ; » et comment admettre que le conteur, s’il l’avait dessinée d’après Marie d’Aquino, eût osé dédier humblement à celle-ci un portrait d’une vérité aussi déplaisante ? Alléguera-t-on toutefois le nom de Mariella ? Le nom était des plus communs à Naples, et Boccace lui-même fait mention de trois ou quatre Mariella parmi son entourage. Ajoutons que maints autres traits, dans la figure d’Alleiram, contredisent formellement l’identification de cette fâcheuse figure avec Marie d’Aquino[5]. Selon toute probabilité, Boccace aura voulu divertir sa princière maîtresse en lui racontant la triste aventure qui lui était arrivée précédemment avec l’une des trois ou quatre amies dont nous savons à coup sûr que le jeune homme les a connues à Naples, avant de rencontrer sa chère Fiammetta.

De page en page, l’argumentation de M. Torraca se fait plus convaincante, pour aboutir enfin au rappel de deux faits qui par eux seuls auraient déjà de quoi, me semble-t-il, nous prouver la fidélité de Marie d’Aquino à l’égard de Boccace. C’est d’abord la manière dont ce dernier, à la fin de l’épisode autobiographique de son Filocolo, prédit à la traîtresse Alleiram que son amant va bientôt retrouver « son allégresse perdue, » en se voyant honoré des faveurs « d’un objet bien plus doux » que l’avait été ladite Alleiram. N’est-ce point nous donner à entendre que l’auteur du récit a rencontré désormais cet « objet plus doux, » et que la constante affection de sa Fiammetta lui a fait oublier l’abandon déloyal de l’ancienne maîtresse ? Mais plus probante encore nous apparaît la seconde des deux dernières preuves énoncées, à l’appui de sa thèse, par l’éminent critique italien. Elle consiste à nous rappeler que Boccace, dès le lendemain de la mort de Marie d’Aquino, « n’a pas hésité à célébrer sa défunte amie comme une créature céleste, un ange, une déesse, venue sur terre afin d’émerveiller le reste des hommes, et dorénavant accueillie au nombre des bienheureux. » Ainsi que l’écrit justement M. Torraca, le désir d’imiter Dante et Pétrarque n’aurait point suffi à nous valoir une telle « apothéose » de Fiammetta, si celle-ci avait été naguère le modèle de son Alleiram, la maîtresse infidèle et l’odieuse coquette. Non, décidément, il n’est point prouvé que Fiammetta ait trahi Boccace ; et, sûrement, la conclusion de son aventure amoureuse avec le jeune marchand florentin a dû être, plutôt, celle que Boccace lui-même nous a rapportée dans l’émouvante nouvelle appelée de son nom : avec cette seule différence que, peut-être, la belle princesse abandonnée ne s’est pas montrée aussi surprise, ni aussi irritée, que nous l’affirme l’auteur du récit, — sachant assez déjà, comme ensuite Pétrarque, l’ « innocence » foncière du volage et charmant « Jeannot de Paris ! »


T. DE WYZEWA.

  1. Ai-je besoin de rappeler, à l’occasion de ce centenaire, le livre charmant que M. Henry Cochin a naguère consacré à l’étude de la vie et de l’œuvre du grand conteur florentin, comme aussi les savantes recherches de M. Henri Hauvette touchant divers points obscurs de la biographie de Boccace ? En Italie même, l’autorité de ces travaux français est considérable ; et l’ouvrage nouveau de M. Torraca, dont je parlerai tout à l’heure, les cite pour le moins aussi souvent que le livre italien de M. R. della Torre sur la Jeunesse de Boccace (Librairie Lapi, Citta di Castello, 1905). J’ajouterai que, d’autre part, un « humaniste » anglais, M. Edward Hutton, a publié récemment, chez l’éditeur John Lane, un magnifique volume de plus de 400 pages où se trouvent recueillis et excellemment interprétés tous les documens biographiques et critiques relatifs à l’auteur du Décaméron. Son Giovanni Boccaccio nous a enfin apporté une étude d’ensemble qui manquait, jusqu’à présent, dans l’histoire de la littérature italienne ; pour ne rien dire de l’attrait supplémentaire des instructives et amusantes images dont il est rempli.
  2. Il s’agit d’une fille naturelle de Boccace, appelée Violante, et dont l’histoire nous demeure toujours assez mystérieuse. (Voyez, sur cette petite Violante, l’étude publiée en 1911 par M. Hauvette, dans le Bulletin Italien de la Faculté des Lettres de Bordeaux.)
  3. La naissance parisienne de Boccace, longtemps contestée, est aujourd’hui admise à peu près universellement. Mais M. Hauvette, dans la susdite livraison du Bulletin Italien de la Faculté des Lettres de Bordeaux, a soutenu que la naissance du conteur pouvait fort bien dater seulement des premiers mois de l’année 1314, — en raison de l’ancienne division de l’année florentine. Cette affirmation de notre éminent compatriote vient d’être, me semble-t-il, définitivement réfutée par M. Torraca : à plusieurs reprises, en effet, Boccace lui-même nous laisse deviner que, comme son cher maître Pétrarque, il avait coutume de faire commencer l’année au 1er janvier. Lorsque, par exemple, le conteur se disait plus jeune « de neuf ans » que Pétrarque, cela signifiait bien qu’il était né avant le 1er janvier 1314.
  4. Voyez à ce sujet, la Revue du 15 septembre 1901.
  5. Il y a bien encore plusieurs petits poèmes, — notamment deux sonnets et un madrigal, — où Boccace se plaint de la trahison d’une de ses maîtresses : mais rien ne nous prouve que cette maîtresse soit Marie d’Aquino, et M. Torraca nous signale, dans les trois poèmes, certains détails qui lui paraissent même aller expressément à l’encontre d’une telle hypothèse.