Revues étrangères - A Propos d’une nouvelle biographie de Giotto

La bibliothèque libre.
Revues étrangères - A Propos d’une nouvelle biographie de Giotto
Revue des Deux Mondes5e période, tome 29 (p. 459-468).
REVUES ÉTRANGÈRES

À PROPOS D’UNE NOUVELLE BIOGRAPHIE DE GIOTTO


Giotto, par M. B. de Sélincourt, 1 vol. in-8o, illustré. Londres, 1905.


Il y a plus de cent ans qu’un moine italien, le P. Guillaume della Valle, dans ses savantes et charmantes Lettres Siennoises, pour se justifier de préférer l’art de Sienne à celui de Florence, a osé affirmer que l’art de cette dernière ville « manquait de poésie : » affirmation qui, depuis lors, tout en condamnant les Lettres Siennoises au mépris universel, a valu à leur auteur, auprès des historiens et critiques d’art de tous les pays, une gloire du même genre que celle que s’est acquise chez nous, bien gratuitement, le P. Loriquet. Dénué de poésie, l’art qui a produit les Donatello et les Masaccio, les Verrocchio et les Pollaiuoli, pour ne point parler de ce Botticelli dont le nom seul suffit à éveiller en nous un parfum de subtile, profonde, et troublante beauté ! Dans son enthousiasme aveugle pour la pieuse Sienne, le P. della Valle n’était-il donc jamais venu à Florence ? n’avait-il pas vu ces incomparables chefs d’œuvre d’élégance poétique, la cathédrale de Sainte-Marie-de-la-Fleur, les Palais Médicis, Strozzi, et Pitti ? Refuser le don de poésie à la « cité des fleurs, » c’était, en tout cas, un blasphème que seul un moine pouvait se permettre ; et le fait est qu’un autre moine se l’était permis déjà, trois cents ans avant le P. della Valle, en des termes différens, mais non moins formels, et d’une signification toute pareille : le sauvage Savonarole, l’iconoclaste forcené qui contraignait les peintres florentins à brûler leurs tableaux sur la place publique !

Peut-être, cependant, le principal tort du P. della Valle n’était-il que d’arriver en un mauvais moment. Car on peut bien dire que, pendant toute la durée du XIXe siècle, Florence a vraiment été, pour le monde entier, ce qu’elle avait été jadis pour le patriote Vasari : l’incarnation parfaite de tout art et de toute beauté. C’était assez qu’un Taddeo Gaddi, un Uccello, un Castagno, appartinssent à l’école florentine pour que l’on s’extasiât devant les plus médiocres morceaux de ces enlaidisseurs de la forme humaine : et les rêves les plus délicieux des vieux maîtres de Sienne, de Vérone, de Milan, étaient délibérément sacrifiés au profit du moindre vestige de fresques de Sainte-Marie-Nouvelle ou de la Trinité. Encore était-ce surtout, précisément, la « poésie » que l’on s’obstinait à vouloir goûter dans l’art de Florence : à tel point que le mot « florentin » était devenu synonyme du plus pur idéal de charme délicat et de grâce féminine. Parce que Florence avait été la patrie de Dante et de Pétrarque, parce qu’ensuite les Médicis en avaient fait comme un musée de l’art italien de la Renaissance, et parce qu’enfin d’illustres touristes anglais s’étaient plu à représenter Botticelli comme le type le plus achevé de la peinture « préraphaélite, » on s’était accoutumé à admettre, d’avance et sans discussion possible, que tout ce qu’avait produit cette ville bienheureuse devait être profondément imprégné de beauté poétique. Mais, depuis quelques années, l’opinion des critiques, et du public même, a manifestement commencé à se ressaisir. Des quatre coins de l’Europe, des protestations se sont élevées, non point contre la suprématie artistique de Florence, mais contre les motifs sur lesquels on l’établissait et contre le caractère qu’on lui attribuait. Et les yeux se sont rouverts. On s’est aperçu que, pour être un chef-d’œuvre d’ingéniosité scientifique, — et pour porter un nom ravissant, — la cathédrale de Florence n’en restait pas moins un édifice plus imposant qu’agréable ; que les palais florentins avaient plutôt la beauté de magnifiques prisons que de résidences princières ; et que, avec tout le génie des Donatello et des Masaccio, des Pollaiuoli et des Verrocchio, et de la plupart des grands maîtres florentins jusqu’au XVIe siècle, sans excepter même le troublant Botticelli, quelque chose manquait à leurs œuvres qui se trouvait dans l’œuvre, infiniment moins savante, d’un Simone Memmi ou d’un Stefane da Zevio, d’un Vital de Bologne ou d’un Borgognone. Oui, quelque chose manque à ces belles œuvres florentines pour être tout à fait belles : et l’on a de plus en plus nettement l’impression que ce qui leur manque est, tout au juste, cette « poésie » dont le P. della Valle, après Savonarole, a osé leur reprocher d’être dépourvues.

Je sais qu’il est fort difficile de définir exactement en quoi consiste la « poésie » dans les arts plastiques. Mais c’est chose incontestable qu’elle peut y exister, et qu’il y a eu des « poètes » et des « prosateurs » dans la peinture comme dans la musique, et comme dans les genres Littéraires où l’on écrit en prose. Rembrandt et Ruysdaël, par exemple, sont certainement des poètes, et les seuls poètes de la peinture hollandaise, bien qu’ils aient traité les mêmes sujets que les Franz Hals ou les Hobbema. Mozart et Joseph Haydn ont employé la même langue musicale, dans des formes pareilles : et personne, je crois, ne pourra nier que la différence entre eux tienne surtout à ce que Mozart est, au contraire de Haydn, un « poète. » Pareillement, en peinture, on semble dès maintenant s’accorder à reconnaître que les vieux Siennois ont été des « poètes ; » ils l’ont été à des degrés divers, suivant la diversité de leur inspiration et de leur talent : mais tous, depuis les Memmi jusqu’à Sodoma, — car ce Piémontais a été vraiment le dernier interprète de l’âme artistique de Sienne, — tous ont en commun un certain charme que nous ressentons sans parvenir à l’expliquer, et que nous sommes invinciblement tentés d’appeler « poétique. » Ou plutôt, ce charme, s’il est difficile à expliquer, n’est pas inexplicable. Un « poète, » dans tous les arts, est un homme qui, au contact de la réalité, éprouve naturellement des sensations ou des émotions plus « belles » que l’ordinaire des hommes, et dont l’âme possède ainsi, d’instinct, le don d’embellir pour nous la réalité. Un Corrège ou un Raphaël voient dans la figure humaine une beauté de lignes, de lumière, ou d’expression, que nos yeux plus prosaïques n’y aperçoivent point : et c’est cette beauté que la plupart des artistes de Florence, sculpteurs et peintres, n’ont pas voulu ou n’ont pas su découvrir, durant les deux premiers siècles de leur glorieuse histoire. Merveilleusement doués pour l’observation et le calcul, maîtres incomparables de l’anatomie et de la perspective, leur bon sens de bourgeois, encouragé par le goût tout positif d’une race de boutiquiers, s’est toujours trop attaché à l’aspect matériel et habituel des choses pour leur laisser le moyen, ou même le désir, de chercher sous cet aspect extérieur une réalité plus profonde. Leur art est souvent d’une force et d’une vérité merveilleuses : mais il est en « prose, » il ne nous offre jamais le délice mystérieux que gardent pour nous les inventions les plus naïves d’un maître de Vérone, ou de Pérouse, ou de Sienne. Aucune place n’y est faite au rêve ; l’émotion, souvent très forte, n’y est jamais proprement touchante ; et il n’y a pas jusqu’à la piété qui, chez les plus pieux, n’échoue à s’exprimer religieusement. « Quelque savans et habiles que vous soyez, disait Savonarole aux artistes florentins, la véritable beauté est absente de vos œuvres : cette beauté qui est fuite, avant tout, de lumière, el qui sait unir harmonieusement l’âme et le corps de l’homme, pour y rendre visible à nos yeux le reflet divin ! » Car on s’est aperçu aussi que Savonarole, en fin de compte, et malgré la ferveur de son christianisme, n’a nullement été l’iconoclaste fanatique qu’on avait supposé, et que, bien loin de vouloir détruire les belles œuvres d’art, peu d’hommes ont aussi passionnément travaillé à en susciter de nouvelles, pour la gloire de Dieu.

Mais si l’art de Florence, dans son ensemble, mérite les reproches qu’il a reçus de Savonarole et du P. della Valle, et si, malheureusement les « poètes » y sont rares, c’est cependant de lui que sont sorties quelques-unes des œuvres les plus profondément poétiques de toute la peinture. Par cela même que l’éducation artistique, à Florence, était plus solide que nulle autre part, plus savante, plus habituée à l’observation scrupuleuse de la réalité, il a suffi qu’un poète surgît, dans la ville de Dante, pour qu’aussitôt son rêve se trouvât muni des moyens d’expression les plus variés et les plus parfaits. Tel fut le cas, notamment, pour le plus grand poète d’entre tous les peintres, Fra Angelico. Longtemps les critiques d’art « distingués ». ont fait mine de le dédaigner, faute de trouver chez lui la « science » qui les émerveillait chez un Castagno ; et ses admirateurs, d’autre part, l’ont loué d’avoir vécu hors du monde, étranger aux soucis vulgaires du métier de peintre : mais, là encore, on reconnaît aujourd’hui qu’on s’était trompé, les uns et les autres, et que l’éminente supériorité de Fra Angelico sur ses frères en poésie, les Sano di Pietro et les Borgognone, vient surtout de ce que, avec son éducation florentine, il a su rester peintre tout en étant poète, appuyer sur terre les visions qu’il créait, et joindre à son génie poétique tout le savoir et toute l’adresse d’un parfait ouvrier. Un poète aussi, tout au moins d’intention, ce Fra Bartolommeo qui, cinquante ans après l’Angelico, a essayé de réaliser, dans la peinture, l’idéal chrétien de Savonarole. Sa fresque du Jugement dernier, son petit diptyque des Offices, ses Deux Saintes de Lucques, chacune de ces œuvres est un effort nouveau pour transfigurer la réalité habituelle, en la pénétrant de cette « lumière » divine qui est proprement l’essence de toute beauté poétique : et si, hélas ! le résultat obtenu ne répond pas toujours à ce noble effort, si l’éducation réaliste et scientifique de Fra Bartolommeo pèse trop lourdement sur lui pour lui permettre de voler aussi haut qu’il souhaiterait, ce n’en est pas moins à cette éducation qu’il doit d’atteindre, par instans, à une expression tout ensemble vivante et religieuse dont on aurait peine à trouver ailleurs un équivalent. Fra Angelico, Fra Bartolommeo : nous n’avons pas le droit de refuser complètement le don de poésie à une ville qui nous a légué ces deux peintres-poètes. Et Florence nous en a légué un troisième encore qui, dans son genre, dépasse en grandeur et en beauté poétiques tout ce qu’ont produit les autres écoles italiennes : ce vénérable Giotto, « père de la peinture, qui n’a enfanté la peinture que pour l’employer à la traduction de son rêve chrétien, pour en faire un nouvel et magnifique instrument d’expression mystique.


Encore faudrait-il savoir, tout d’abord, si Giotto a été véritablement le « père de la peinture. » Mérite-t-il l’éloge que lui a solennellement accordé Ange Politien, dans son inscription latine de la cathédrale de Florence, « d’avoir été celui par qui la peinture, morte, a ressuscité ? » Quatre siècles ont répondu affirmativement à cette question : mais, en fait, ce n’est pas chose impossible qu’ils se soient trompés. Que le puissant génie de Giotto ait exercé sur la peinture italienne une influence énorme, et dans l’Italie tout entière, cela nous parait être à jamais hors de doute : mais l’a-t-il créée, comme on l’a toujours cru, ou bien existait-elle déjà avant lui, et son rôle s’est-il borné à la développer ? A Florence, certainement, elle n’existait pas avant Giotto : en vain l’on y chercherait la trace d’un art intermédiaire entre le stylé tout archaïque de l’école qui porte le nom de Cimabue et le grand style, déjà tout moderne de l’école giottesque. Aussi comprend-on que Vasari, avec son habitude de tenir Florence pour le centre du monde, nous ait représenté la peinture nouvelle comme jaillie, toute constituée, du cerveau de Giotto. Quand nous comparons, au Louvre, la Vierge Glorieuse de l’école de Cimabue et le Saint François attribué à Giotto, — et peint, probablement, par un élève, dans l’atelier du maître[1], — un tel abime sépare les deux œuvres que nous avons aussitôt l’impression que Giotto a créé, de toutes pièces, la peinture moderne. Ou plutôt, non : nous avons l’impression que l’abîme est trop profond pour que le génie d’un seul homme ait suffi à le combler. Entre la Vierge Glorieuse et le Saint François, nous ne pouvons nous empêcher de supposer qu’il a dû y avoir une transition, et que, puisque cette transition ne se trouve pas à Florence, le jeune Giotto a dû s’instruire dans quelque autre ville, où déjà des peintres avaient commencé à s’émanciper des formes byzantines.

Ces peintres ont existé, en effet ; et leur œuvre n’a pas entièrement péri. Nous la rencontrons, par exemple, à Assise, dès notre entrée dans l’Église Supérieure de Saint-François, lorsque nous venons voir, dans cette vénérable église, les premières peintures authentiques de Giotto. Nous découvrons là une série de Scènes de l’Ancien Testament qui, évidemment antérieures aux débuts de Giotto, et se rattachant encore de très près aux mosaïques de l’ancienne école, ont déjà pourtant quelques-uns des principaux caractères de l’école nouvelle, et, à coup sûr, relèvent déjà plutôt de celle-ci que de l’autre. Liberté de la composition et naturel des mouvemens, justesse du dessin, individualité et vie des expressions, tout, dans ces fresques, annonce et prépare celles que va nous montrer Giotto, sur les mêmes murs. On n’a point manqué, d’ailleurs, de les lui attribuer : mais rien n’y révèle son génie, qui se fait voir tout de suite dans tout ce qu’il a touché. Et ces fresques ne sont pas, non plus, de Cimabue : elles diffèrent trop de toutes les œuvres, qui, à Florence, sont assignées à ce maître. L’homme qui les a peintes, à coup sûr, avait appris son art ailleurs qu’à Florence.

Et j’ajoute que, à défaut de certitude, nous pouvons deviner où il l’a appris. Car si Florence ne nous offre, comme je l’ai dit, aucune trace d’une transition entre le style de Cimabue et celui de Giotto, cette trace subsiste, au contraire, et se manifeste à nous très expressément, dans plusieurs mosaïques et fresques des vieilles églises de Rome, notamment à Sainte-Marie-du-Transtévère et à Sainte-Cécile. Dans cette dernière église, surtout, on vient très heureusement de mettre au jour de grandes fresques, un Jugement dernier et deux scènes de l’Ancien Testament, qui ont dû être peintes, elles aussi, avant les débuts du jeune Giotto, et qui, de même que les fresques de l’Église Supérieure d’Assise, relèvent déjà directement de la peinture moderne. Ces fresques sont-elles, ainsi que le déclarent Ghiberti et Vasari, du maître romain Pietro Cavallini, dont Vasari nous affirme, par ailleurs, qu’il a été l’élève de Giotto ? En tout cas, elles ne sont pas d’un élève de Giotto, qui avait à peine plus de vingt ans quand elles furent peintes. Elles sont d’un homme qui a précédé le maître florentin, et qui sûrement, à Rome ou à Assise, lui a frayé la voie qu’il n’a plus eu qu’à suivre. Et cet homme lui-même, d’ailleurs, n’a fait déjà que suivre une voie frayée avant lui : car, de plus en plus, la conviction s’impose à nous qu’une grande école de mosaïstes et de peintres à fresque existait à Rome, dès le milieu du XIIIe siècle, qui avait définitivement commencé à s’affranchir des traditions byzantines, pour créer un style plus libre, plus vivant, plus pénétré d’observation personnelle. C’est de cette école qu’est sorti Giotto : il n’a pas « ressuscité » la peinture, pour immenses que soient les services qu’il lui a rendus ; et voilà encore une déception à laquelle les partisans de la suprématie artistique de Florence seront désormais forcés de se résigner !

La déception sera du reste beaucoup moins pénible pour ceux qui, sans aucun parti pris de race ni d’école, se contentent d’admirer le génie de Giotto ; et ce génie aura même de quoi les toucher davantage, dépouillé d’une fausse gloire qui risquait de leur cacher sa véritable grandeur. In cujus pulchritudinem ignorantes non intelligunt, magistei autem artis stupent, écrivait Pétrarque, dans son testament, d’une Vierge de Giotto qu’il léguait à son ami Francesco de Carrara. Le fait est que peu d’œuvres ont été aussi mal comprises que celle du célèbre fondateur de l’école florentine, et qu’il n’y a pas jusqu’aux « maîtres de l’art » qui ne l’aient louée pour des mérites tout autres que les siens. Ainsi Vasari, dans sa description du fameux Repas d’Hérode, à Santa-Croce de Florence, s’émerveille de « la façon vivante dont le peintre a su représenter les danses et les sauts d’Hérodiade, ainsi que l’empressement de quelques serviteurs, occupés au service de la table : » tandis qu’en réalité, dans la fresque de Giotto, Hérodiade se tient immobile, et les serviteurs, interrompant leur travail, ne s’occupent qu’à considérer la tête de saint Jean, que le bourreau vient d’apporter à la table d’Hérode. Non seulement Giotto n’a pas « inventé » la peinture moderne ; non seulement ce n’est pas lui qui y a introduit, sous prétexte de vérité, cette fâcheuse représentation de petits détails étrangers aux sujets traités : le progrès qu’il lui a fait faire n’a consisté, pour ainsi dire, qu’à l’empêcher d’avancer trop vite dans la voie « réaliste » où elle s’était engagée.

C’est ce qu’a essayé de nous démontrer un écrivain anglais, M. de Sélincourt, en analysant l’une après l’autre les quatre grandes œuvres qui nous restent de Giotto : les fresques d’Assise, le Ciborium de Saint-Pierre de Rome, les fresques de l’Arena de Padoue, et celles de l’église Santa-Croce de Florence. Ayant à écrire une biographie de Giotto, dont nous ne savons rien que ce que nous apprennent ces œuvres merveilleuses, M. de Sélincourt s’est borné à nous parler d’elles : mais il l’a fait avec un goût si fin et une émotion si sincère que son livre, d’ailleurs fort bien écrit et d’un grand charme de style, est peut-être le seul qui nous permette de connaître exactement le rôle historique et la vraie valeur artistique du maître florentin. Pour la première fois, grâce à M. de Sélincourt, nous apercevons nettement la marche qu’a suivie Giotto, dans le développement ininterrompu de son art, depuis le Saint François d’Assise (vers 1290) jusqu’à celui de Florence (vers 1320) : un travail continu de simplification, de concentration, de subordination de la réalité extérieure au sentiment poétique. Nous voyons pourquoi ce prodigieux ouvrier, le plus habile et le plus savant de toute l’histoire des arts, a constamment dédaigné de perfectionner, au sens réaliste, la représentation du paysage, des architectures, de tous ces accessoires qui allaient ensuite devenir l’objet favori de l’étude des peintres florentins, pour n’employer tous ses soins qu’au perfectionnement de la signification expressive de la figure humaine. La différence essentielle que nous sentions vaguement entre l’idéal de Giotto et celui de ses successeurs, M. de Sélincourt nous l’explique par une abondante série d’exemples précis, nous aidant, par là, à mieux comprendre ce que le vieux maître a eu d’unique et d’inimitable. Voici, notamment, ce qu’il nous dit de son « réalisme : »


Giotto est communément appelé un « réaliste : » mais encore devons-nous bien définir le sens où ce titre peut lui être donné. Car il y a plusieurs espèces de réalistes. L’espèce la plus banale est celle de l’homme qui est lié à ses sensations, et ne croit qu’aux seules choses qu’il peut toucher ou sentir. Cependant il y a d’autres hommes qui croient que les pensées de l’esprit et les émotions du cœur, à la fois sous leurs formes les plus simples et les plus exaltées, sont réelles aussi, bien qu’on ne puisse pas les toucher. Et c’est à cette seconde classe d’hommes qu’appartient Giotto : l’intérêt qu’il porte à l’attitude ou au mouvement du corps dépend du degré où ils sont, capables d’exprimer l’état de l’esprit ou du cœur. Ainsi, lorsqu’il se trouve avoir à représenter un événement d’une importance universelle, comme la Nativité, il oublie toute la curiosité qu’il peut prendre, en d’autres temps, aux dimensions ou à la forme du corps humain, et, se demande simplement de quelle manière il pourra disposer ce corps pour lui faire signilier les qualités plus subtiles qui rendent unique et sacré l’événement qu’il veut peindre. De même encore lorsqu’il est appelé à traiter la Crucifixion. Duccio, son grand contemporain siennois, est considéré d’ordinaire, comme n’ayant rien d’un « réaliste : » et pourtant des critiques, récemment, ont mis sa Crucifixion de Sienne au-dessus de celle de Giotto à Padoue, en affirmant qu’elle donnait, du sujet traité, une représentation plus réelle. Or, dans la Crucifixion de Duccio, le Christ est entouré des deux voleurs, et sa figure ne se distingue absolument de celle de ses deux compagnons de supplice que par l’auréole peinte derrière sa tête, et l’envolée des anges au-dessus de la croix. Le fait central, le seul fait d’une réalité essentielle, n’est pas exprimé. Pour Giotto, au contraire, la première nécessité est de nous faire voir, dans la crucifixion du Christ, les aspects qui la distinguent de l’exécution d’un malfaiteur. Il n’ignore point les images qui s’associent d’ordinaire à une scène de mort aussi douloureuse, mais il se refuse délibérément à insister sur elles, pour ne point divertir nos âmes de la vérité plus rare, plus profonde, qu’il a entrepris de leur présenter. Mille hommes ont péri sur la croix, et l’horreur, l’agonie, ont été les mêmes pour tous : mais le Christ seul, entre eux tous, était un Dieu, et n’est mort ainsi que pour nous sauver.


Un poète chrétien, voilà ce qu’a été proprement Giotto. Il a voulu donner une voix aux murs des églises, afin que, mêlée aux chants liturgiques et aux hymnes populaires, elle emportât les cœurs jusqu’au trône de Dieu. Et cette voix chante encore, continue à remplir sa pieuse mission. Je connais au monde peu de temples plus profondément imprégnés de foi que la petite église déserte de Padoue où Giotto évoque devant nous, dans toute sa longue suite, le drame de la vie et de la mort du Christ. Nulle part ailleurs, pas même dans les cellules et les cloîtres du Couvent de Saint-Marc, nous ne sentons plus vivement tout ce que ce drame a eu de surnaturel, à la fois de simple et de sublime, de supérieur à nous et d’important pour nous : si bien qu’il ne faut pas moins que la vue des fresques du jeune Mantegna, dans l’église voisine, pour nous réveiller tout à fait de notre rêve mystique, en nous rappelant que la peinture sait aussi célébrer la beauté terrestre, et tirer de notre réalité même un ravissement pour nos yeux. Mais plus grand encore, et infiniment plus cruel, est le contraste que nous éprouvons lorsque, dans l’église Santa-Croce de Florence, au sortir des deux chapelles décorées par Giotto, nous pénétrons dans celles où s’étale l’œuvre de ses élèves et continuateurs immédiats, les Giottino et les Gaddi, les Giovanni da Milano et les Gerini. Le chant s’arrête, pour être remplacé par un bavardage puéril et confus. Sous prétexte de nous représenter des scènes de l’Évangile ou de la vie des saints, on nous débite toute sorte d’anecdotes sans intérêt pour nous[2]. Hérodiade se remet à danser, en présence de la tête coupée de saint Jean-Baptiste et les serviteurs s’empressent à essuyer les plats. Et notre ennui s’aggrave encore de l’impression que toutes ces histoires nous sont contées dans la même langue dont s’est servi, tout à l’heure, l’admirable Giotto pour nous attendrir sur la mort de saint François d’Assise, ou pour proclamer l’ascension triomphale de l’évangéliste saint Jean.


C’est que l’aventure est arrivée à Giotto qui devait arriver plus, tard à Raphaêl, à Mozart, qui arrive fatalement à tous les grands poètes. In cujus pulchritudinem ignorantes non intelligunt : leurs successeurs ne les ont pas compris, et, naïvement, se sont astreints à imiter leurs gestes ou le son de leur voix. Ainsi les Gaddi et toute l’école des Giottesques, pendant plus d’un siècle, ont continué d’employer à leur prose la langue poétique de leur maître, sans se rendre compte qu’il se l’était faite pour son usage propre, en vue d’une fin que personne que lui ne pouvait atteindre. Seul Andréa Orcagna, dans son Paradis de Sainte-Marie-Nouvelle, a essayé de chanter, comme avait fait Giotto : lui seul a su garder en soi un vivant écho de l’âme du poète. Les autres n’ont retenu de lui que son dédain du paysage, l’arrangement arbitraire de ses fonds architecturaux, toute sorte de procédés qui convenaient le mieux du monde à l’art symbolique et musical qu’il avait conçu, mais qui, désormais, ne pouvaient plus que les gêner, dans leur représentation réaliste de menus épisodes de leur vie bourgeoise : jusqu’au jour où l’un d’eux, le petit Masaccio, plus intelligent et plus adroit de ses mains, s’est enfin décidé à secouer l’encombrant bagage des traditions poétiques de Giotto, et, du même coup, a achevé d’ « humaniser » et de « laïciser » la peinture florentine de la Renaissance.


T. DE WYZEWA.

  1. Les deux seules peintures qui puissent être raisonnablement attribuées à Giotto, hors de l’Italie, sont, à Munich, deux petits panneaux figurant la Cène et le Christ en Croix. Je m’étonne que M. de Sélincourt, dans son livre, n’en ait pas fait mention.
  2. Rien n’est plus instructif, à ce point de vue, que de voir les déformations « réalistes » infligées à la pensée de Giotto par ceux de ses élèves qui, à Assise, ont voulu reproduire ses fresques de Padoue.