Revues étrangères - A Propos d’une nouvelle biographie de Titien

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Revues étrangères - A Propos d’une nouvelle biographie de Titien
Revue des Deux Mondes5e période, tome 22 (p. 935-946).
REVUES ÉTRANGÈRES

Á PROPOS D’UNE NOUVELLE BIOGRAPHIE DE TITIEN


Titian, par Georg Gronau, 1 vol. Londres, 1904.


« Le 1er août passé, — écrivait l’érudit vénitien Francesco Priscianese dans une lettre servant de préface à sa Grammaire Latine, — j’ai été invité à une fête, dans un charmant jardin appartenant à Messire Titien, peintre excellent et fameux. Comme le pareil attire son pareil, quelques-uns des hommes les plus remarquables de notre ville étaient là présens, à savoir, Pierre l’Arétin, Jacques Tatti dit le Sansovino, Jacques Nardi, et moi, quatrième, heureux d’être admis en cet illustre cercle. La chaleur du soleil était encore grande, bien que l’endroit lui-même soit ombragé : de telle sorte que nous occupâmes notre temps, avant que les tables fussent portées dehors, à regarder ces peintures, quasi vivantes, qui remplissent la maison ; après quoi nous jouîmes de la beauté et du charme du jardin, qui s’étend le long de la mer, à l’extrême limite de Venise. On peut voir de là l’île gentille de Murano, et d’autres lieux encore. Et à peine le soleil s’était-il couché, que l’eau essaima d’innombrables gondoles, toutes remplies de gracieuses jeunes femmes. Chants et musiques flottaient vers nous, qui accompagnèrent notre joyeux souper jusqu’à minuit, dans ce magnifique jardin grandement admiré. Le souper fut très bon, riche en mets délicats comme en vins de prix, et relevé des plaisirs que la saison, les hôtes, et la fête elle-même y ajoutaient pour nous. Nous venions tout juste d’arriver aux fruits lorsqu’on m’a apporté votre lettre : et quand j’ai dit comment vous y chantiez les louanges de la langue latine, aux dépens de l’italienne, l’Arétin s’est mis si fort en colère que nous avons eu grand’peine à l’empêcher de proférer une des invectives les plus cruelles du monde. Il a réclamé du papier et de l’encre, bien qu’il se fût déjà suffisamment épanché en paroles. Et, après cela, le souper s’est terminé aussi gaiement qu’il avait commencé. »

Cet aimable récit, et maints passages des lettres de l’Arétin nous permettent de nous représenter assez exactement la vie menée, vers le milieu du XVIe siècle, par le vieux peintre et ses amis, dans la somptueuse maison du Biri Grande, où Titien s’était installé depuis le 1er septembre 1531 et qu’il ne devait plus cesser d’occuper jusqu’à sa mort, quarante-cinq ans plus tard. Nous le voyons assis au travail dans son atelier, droit et solide sous son éternelle calotte de velours noir, tandis que, debout près de lui, l’énorme Arétin, avec son visage de taureau, « profère des invectives » ou raconte des anecdotes gri voises. Parfois un des élèves du maître va se mettre à l’orgue, — instrument magnifique, construit naguère pour Titien, en échange d’un portrait, par l’illustre facteur Alessandro degli Organi, et qui vit à jamais pour nous dans la Vénus au Joueur d’Orgue au musée de Madrid. Ou parfois l’Arétin et Sansovino, que les années n’ont pas assagis, appellent et amènent dans l’atelier quelques-unes de ces « gracieuses jeunes femmes » qui passent en gondoles, chantant et riant, au fond du jardin ; et Titien est ravi de les accueillir. Mais le plaisir qu’il prend à les regarder est de tout autre sorte que celui qu’y prennent ses deux « compères » toscans. « Il les embrasse et plaisante volontiers avec elles, — écrit l’Arétin à Sansovino, — mais jamais il ne va plus loin. Nous devrions en vérité, vous et moi, prendre exemple de lui ! »

Nous connaissons aussi, d’autre part, la vie publique, officielle, de Titien, par la série de ses lettres aux princes et seigneurs dont il a peint les portraits, ou orné les palais de ses « poésies. » Hélas ! l’homme que nous révèlent ces lettres ne ressemble guère à celui que nous font aimer les récits de Priscianese, de Lodovico Dolce, et de l’Arétin ! D’un bout à l’autre, elles ne sont pleines que de basses flatteries et de marchandages. « Ce vieux peintre est bien l’homme le plus rapace que la nature ait jamais créé, — écrivait, en 1564, l’agent à Venise du duc d’Urbin, — et, pour avoir de l’argent, il vendrait jusqu’à sa peau. » Le fait est que son unique préoccupation paraît être d’avoir de l’argent, et qu’il n’y a pas de moyen qui lui coûte, pour en obtenir, depuis l’adulation la plus éhontée jusqu’aux doléances sur sa misère, jusqu’à la menace de détruire ou de livrer ailleurs l’ouvrage commandé.

Et nous avons enfin, pour nous renseigner sur l’homme que fut Titien, les deux admirables portraits où il s’est peint lui-même, l’un, d’environ 1560, au musée de Berlin, l’autre, de dix ans plus tard, au Prado de Madrid. Tout y affirme cette santé parfaite du corps et de l’âme qui est la vertu que loue le plus en lui son confrère Vasari, au sortir d’une visite qu’il lui a faite à Venise en 1566. E stato Tiziano sanissimo : c’est ce que nous affirmeraient, à défaut de Vasari, les deux portraits de Berlin et de Madrid. Dans le port résolu de la tête, dans l’énergique mouvement des mains, dans le regard franchement ouvert des yeux sous le vaste front dégarni, nous sentons un merveilleux équilibre de toutes les forces vitales, un mélange extraordinaire de vigueur physique et de ferme, limpide, puissante raison. Cet homme-là, certainement, n’a pas été un malade, comme on veut à présent que l’aient été tous les hommes de génie : et cependant le génie rayonne, non moins que la santé, de toute sa figure, sans compter que ce serait assez de la maîtrise vivante de ces deux portraits pour placer l’artiste qui les a peints au niveau des plus hauts génies de son art, au niveau des Rembrandt et des Velasquez. E stato Tiziano sanissimo. Mais pourquoi ces portraits ne s’accordent-ils pas de la même façon avec la seconde partie du jugement porté par Vasari sur son grand confrère vénitien ? « Et il a été, aussi, parfaitement heureux, autant que jamais encore aucun autre de ses pairs ne l’a été ; et jamais il n’a eu du ciel rien que faveurs et félicité. » Pourquoi donc le portrait du Prado, et même celui de Berlin, nous disent-ils au contraire une profonde et poignante tristesse, la tristesse d’une âme ravagée par quelque grande angoisse, ou plutôt encore désireuse de quelque plaisir impossible à atteindre ? Quel drame peut bien s’être caché sous l’apparente félicité de cette vie, « plus favorisée du ciel que ne l’a jamais été celle d’aucun peintre ? »


À cette question la biographie de Titien n’est pas sans apporter une réponse possible : je veux dire sa biographie intime, telle que l’ont transformée et enrichie plusieurs découvertes ou hypothèses récentes. Et, parmi les hypothèses il y en a une que je ne puis m’empêcher de signaler au passage, tant je serais heureux qu’elle fût vérifiée, et détruisît enfin la légende qu’elle révoque en doute. D’après elle, Titien ne serait pas mort à cent ans, mais à quatre-vingt dix, étant né dix ans plus tard qu’on ne l’a cru jusqu’ici[1] : de telle sorte que nous aurions moins à craindre d’être dupes d’une illusion en prenant pour des trouvailles méditées et voulues dans les dernières œuvres du maître ce qui n’aurait été que la maladresse impotente d’un nonagénaire. Le fait est que, pour nous en tenir à deux témoignages de contemporains, Dolco et Vasari s’accordent à placer la naissance du maître vers 1485. Dolce, le compagnon familier de Titien, écrivant en 1557, nous raconte de lui qu’il avait « à peine vingt ans » quand il a reçu la commande de décorer la façade du Fondaco dei Tedeschi (c’est-à-dire aux environs de 1507), et qu’il était encore « tout jeune », giovanotto, quand il a peint son Assomption de l’église des Frari (c’est-à-dire aux environs de 1517). Vasari, qui vient de passer plusieurs semaines à Venise avec Titien, — et qui déjà l’a connu intimement à Rome et à Florence, — écrit de lui, en 1566, « qu’il a au-delà de soixante-seize ans : » tandis qu’il aurait dû en avoir tout près de quatre-vingt-dix s’il était né à la date, généralement admise, de 1477. Par malheur, contre ces affirmations, et contre toute sorte d’argumens historiques et critiques qui les viennent renforcer[2], un autre témoignage s’élève, qui mérite bien, lui aussi, d’être considéré : celui de Titien lui-même, écrivant à Philippe II, en 1571, qu’il est « âgé de quatre-vingt-quinze ans. » Le problème en est là, sans qu’on puisse encore se décider formellement pour l’une ou pour l’autre de ses deux solutions. La prodigieuse verdeur du vieillard aura-t-elle trompé jusqu’à ses plus proches amis sur son âge véritable ? Ou bien est-ce lui qui aura oublié son âge, à la longue, et se sera trop vite cru parvenu au terme ordinaire de la vie humaine ? Ou bien peut-être se sera-t-il simplement vieilli à dessein, pour apitoyer son auguste client ?

Et j’ajoute que nous savons à présent pourquoi il avait si fort à cœur d’amener ses cliens à « lui payer son prix fort. » L’âpreté au gain, suivant toute vraisemblance, n’aura été chez lui que l’effet d’une sollicitude passionnée pour l’avenir de ses enfans et de toute sa famille : car jamais père ni mari n’eut un cœur plus tendre, ne travailla plus assidûment au bien-être des siens. Des documens retrouvés, l’année passée, par M. G. Ludwig, explorateur infatigable des archives vénitiennes[3], nous révèlent qu’en novembre 1525, Titien s’est marié : il a épousé une certaine Cecilia, fille d’un barbier du district de Cadore. Il l’avait depuis longtemps pour maîtresse, et déjà elle lui avait donné deux fils, lorsque, la voyant malade, il résolut de légitimer son union avec elle. Puis elle guérit, lui donna encore une fille, sa chère Lavinia ; et quand elle mourut, cinq ans après leur mariage, il en eut un chagrin si profond que, pour l’unique fois de sa vie, il interrompit un temps tous ses ouvrages en train. Du moins sa fille restait près de lui, pour le consoler : les portraits qu’il nous a laissés d’elle suffisent à nous apprendre combien fièrement, ardemment, il l’aimait. Et un jour vint où il dut la céder à un mari, la voir s’éloigner de Venise : et un jour vint, peu de temps après, où il la vit mourir, probablement en couches, comme était morte sa mère. Encore, si chère qu’elle lui fût, semble-t-il ne l’avoir pas aimée autant que son fils aîné, Pomponio, celui-là même dont Musset, dans un de ses contes, a revêtu la paresse d’une grâce immortelle. Pas un moment, durant les quarante dernières années de sa vie, Titien n’a cessé de solliciter pour ce fils, ni non plus de se désoler et de trembler pour lui : car Pomponio, qu’il avait fait entrer dans les ordres, était un prêtre détestable et un vilain homme, débauché, ivrogne, de cœur dur, ne songeant qu’à exploiter l’affection de son père. Pendant que le vieillard implorait la charité de Philippe II, son fils, avec non moins d’instance, implorait la sienne ; et l’on comprend que tant de deuils, et de soucis, et d’alarmes, s’aggravant sous l’influence de l’inquiétude fiévreuse qu’engendre assez communément la vieillesse dans les âmes passionnées, aient prêté au visage de l’octogénaire l’étrange et infinie tristesse qui s’y traduit à nous.


Mais le véritable drame de la vie de Titien n’est point là : et la lecture de tous les documens recueillis sur lui par les érudits, ni même de la très consciencieuse et très intelligente étude biographique que lui a consacrée M. Georges Gronau, ne vaut, pour nous faire connaître ce drame tel qu’il a été, quelques heures passées à regarder de page en page l’inappréciable recueil où une maison d’édition allemande vient de reproduire, dans un ordre chronologique aussi rigoureux que possible, l’œuvre tout entière du maître de Cadore[4]. Recueil qui, toutefois, n’est pas sans défaut : car cinq ou six pièces y manquent qu’on aimerait à y voir, tel portrait de l’Arétin d’une collection romaine, la Vénus de Dresde (dont on ne peut nier que Titien en ait peint au moins une partie), et les belles gravures qui nous gardent le souvenir d’ouvrages perdus, comme le Triomphe de la Foi de 1508, les Onze Césars de 1538, ou ce touchant portrait, gravé par Van Dyck, qui montrait le vieux Titien serrant contre lui sa chère Lavinia, avec une tête de mort au premier plan du tableau ; et, en revanche, bien des pièces y figurent qui sont probablement des copies, ou des travaux d’atelier, ou peut-être des faux. Le recueil n’est point parfait, et, certes, c’est grand dommage ; mais, sur les 300 peintures qu’il reproduit, 150 pour le moins sont d’une authenticité absolue, et on nous les offre à la suite, par rang de dates, depuis les joyeuses et vibrantes Conversations de l’adolescent jusqu’à la tragique Pieta, laissée inachevée. Soixante-dix années d’un travail ininterrompu se déroulent devant nous, nous initiant mieux que tous les discours à ce qu’a été l’œuvre de Titien : et, du même coup, nous y découvrons ce qu’ont été son âme et sa vie ; et nous comprenons pourquoi son regard, dans ses portraits, est à la fois si inquiet et si triste, comme s’il s’obstinait à vouloir saisir une ombre insaisissable.

Ce qui frappe au premier coup d’œil, dans cette revue d’ensemble de l’œuvre de Titien, c’est que le style du maître se transforme de proche en proche, par une évolution presque continue, et, en conséquence, à peine sensible. Qu’au Louvre, par exemple, on considère tour à tour la Vierge avec les trois saints, l’Allégorie d’Avalos, et la Flagellation : on croirait voir l’œuvre de trois maîtres différens, — tous trois, en vérité, d’un égal génie ; et cette impression sera ressentie plus vivement encore en présence d’œuvres de dates plus diverses, à Vienne, notamment, ou à Madrid, ou à la Villa Borghèse, qui nous montre côte à côte l’Amour sacré et l’Amour profane, l’Éducation de l’Amour, et le Saint Dominique. Mais dans la suite complète de l’œuvre de Titien ces styles différens s’engendrent l’un l’autre par des degrés si lents et si réguliers qu’on ne saurait dire au juste où s’arrête l’un et commence l’autre. De jour en jour, à travers les soixante-dix ans de sa carrière de peintre, Titien a poursuivi un idéal toujours en formation, ou plutôt toujours en transformation, se modifiant sous ses yeux au fur et à mesure qu’il pensait l’atteindre.

Et ce n’est pas tout. Si l’on essaie ensuite de se rappeler d’autres œuvres de maîtres italiens de la Renaissance, on s’aperçoit qu’une dizaine au moins d’entre eux, successivement, ont exercé sur Titien une action assez forte pour faire naître chez lui le désir, je ne dirai pas de les imiter, mais d’introduire dans son art quelque chose du leur. La transformation continue de son style, on devine qu’elle lui a toujours été suggérée du dehors, sous l’influence d’autres styles qu’il a eu tour à tour l’occasion de connaître. Bellini et Giorgione, del Piombo et Palma, Mantegna et Corrège, Raphaël et Michel-Ange, et Dürer et Holbein (dont on sait qu’il a copié un portrait), sans compter tels de ses propres élèves, comme Tintoret ou Paris Bordone, son mobile génie s’est un jour ému de la beauté nouvelle qu’ils lui révélaient ; et, dès ce jour, son style s’est enrichi d’élémens nouveaux.

De même que Raphaël, de même que Mozart, Titien a toujours appartenu à l’espèce des génies « imitateurs, » qui sont du reste les plus grands de tous, et ceux aussi, qui finissent par nous apparaître les plus personnels. Leur objet n’est point la nouveauté, ni la force, ni tel ou tel mode de l’émotion artistique pouvant être produit indéfiniment par les mêmes moyens : l’unique objet où ils aspirent est la perfection. Ils rêvent de réaliser au dehors une beauté dont ils croient avoir l’image toute prête, dans leurs cœurs ; et à peine ont-ils essayé de la réaliser que l’image qu’ils en ont s’altère, se transforme, sous l’influence de leur propre goût et de l’œuvre d’autrui. Ayant l’âme plus haute que leurs confrères même les mieux doués, ils visent plus haut, et animent leurs œuvres d’une beauté supérieure : pour celui à qui s’est enfin ouvert le génie de Titien, combien pâlit le prestige d’un Palma le Vieux ou d’un Tintoret ! Mais, du fait même de la supériorité de leur génie, les hommes de cette sorte sont plus exposés que d’autres à souffrir de leur génie. L’idéal d’un Michel-Ange ou d’un Véronèse, dès qu’une fois il s’est fixé, rien ne l’empêche plus de se développer librement, et de répandre au cœur de l’artiste l’orgueilleuse joie de la création. L’idéal d’un Titien, ou d’un Raphaël, se dérobe sans cesse devant leur étreinte, et toute œuvre qu’ils viennent d’achever perd aussitôt le pouvoir de les satisfaire. Encore Raphaël et Mozart sont-ils morts trop jeunes pour que cette poursuite acharnée de la perfection ait eu le temps de ne plus leur apparaître comme un jeu, une belle course avec l’espoir de parvenir au but. Pour Titien, cette poursuite a duré soixante-dix ans ; et quand le vieillard a senti sa main trembler, ses yeux se voiler, tandis que toujours de nouvelles images de la beauté surgissaient en lui, on s’explique qu’avec la merveilleuse lucidité de son esprit il se soit trouvé las, et que le découragement fait pris, et qu’une immense tristesse se soit gravée sur ses traits. Aussi bien rencontrons-nous la même tristesse sur un autre visage, plus familier encore pour nous, et plus touchant, que celui de Titien : sur le visage ravagé du vieux Rembrandt, cet autre poursuiveur obstiné d’un idéal de perfection sans cesse en mouvement. Et il n’y a pas jusqu’aux styles des deux maîtres qui, au terme de leur longue lutte, ne soient miraculeusement arrivés à se ressembler : si bien que la Transfiguration de San Salvatore, le Portrait de Madrid, la Nymphe de Vienne, toute l’extraordinaire série des dernières œuvres de Titien, évoque aussitôt le souvenir de la Vénus du vieux Rembrandt au Louvre et de la Fiancée juive.

L’exemple de Titien suffirait à prouver qu’un artiste de génie n’a pas absolument besoin d’être un malade, ni un fou : mais il prouve aussi qu’un artiste de génie, si tendre amant qu’il soit ou si excellent père, si attaché que nous le voyions aux réalités de la vie quotidienne, ne vit en réalité que dans son art et pour son art ; à tel point que, pour le connaître, nous pourrions le mieux du monde nous dispenser de savoir la moitié au moins de ce que ses biographes nous apprennent de lui. Son génie est en lui comme une seconde personne, ayant une vie propre, à côté de celle de l’homme privé et du citoyen. Ainsi toute l’avidité d’argent de Titien ne l’empêchait pas de travailler pendant sept ans à un même tableau, pas plus que les angoisses et les deuils de ses dernières années ne l’ont empêché de peindre un jeune corps de nymphe d’une joie triomphante, ni d’égayer son Annonciation de San Salvatore en y introduisant une troupe rieuse de petits anges. Et quand l’Arétin nous raconte que son ami, dans son atelier, se contente d’embrasser les belles Vénitiennes et de plaisanter avec elles, « mais ne va pas plus loin, » ce n’est point, chez le peintre, pruderie, ni sagesse : c’est simplement que, dans son atelier, Titien ne voit plus les femmes que « sous la catégorie » de la peinture, et ne désire de leurs corps que ce que ses pinceaux en peuvent reproduire. De son art lui viennent ses vrais plaisirs comme ses vraies souffrances ; et tandis que le bourgeois vénitien qu’il est se marie, élève ses enfans, achète des terrains ou intrigue pour se faire allouer des pensions, toujours il y a près de lui son double, le peintre-né, qui frémit de bonheur devant une draperie rose qu’il vient d’esquisser, ou qui, ayant aperçu par hasard la dernière œuvre de quelque jeune confrère, se demande douloureusement s’il n’a pas fait fausse route, se désole de son âge et de sa faiblesse, s’élance tout entier à la poursuite de la beauté nouvelle que cette rencontre lui a révélée.


C’est précisément cette biographie artistique de Titien qu’a essayé de nous offrir M. Georges Gronau. Reléguant dans un chapitre spécial tous les faits qui constituent la vie privée du maître, il s’est attaché à nous raconter surtout sa vie en tant que peintre, ses études, ses voyages, les commandes qu’il a reçues et la manière dont il les a remplies. Au lieu de s’amuser, comme font aujourd’hui la plupart de ses confrères, à bouleverser arbitrairement le catalogue traditionnel de l’œuvre de Titien, il s’est attaché de préférence, dans cette œuvre, aux pièces de l’authenticité la plus établie, pour nous en expliquer l’intérêt et la portée[5]. Historien érudit et critique délicat, avec cela évidemment accoutumé depuis longtemps à vivre dans la familiarité du génie de Titien, il réussit à nous donner de ce noble artiste l’image à la fois la plus exacte et la plus complète que peut nous en donner une biographie ainsi entendue. Mais peut-être l’image aurait-elle été plus complète encore si M. Gronau s’était efforcé de reconstituer plus entièrement toutes les phases successives de cette vie de peintre que nous raconte l’œuvre de Titien, pour peu que nous l’examinions dans son ensemble historique. Car s’il n’y a sans doute pas un seul grand artiste que l’on puisse isoler du reste de l’art de son temps, Titien, lui, a subi l’influence de son temps d’une façon continue et au plus haut degré. Et M. Gronau, d’ailleurs, le reconnaît bien, quand, à propos de tel tableau de Madrid ou de Rome, il évoque la mémoire de Michel-Ange, de Raphaël, ou du sculpteur ancien du Laocoon : comment donc n’a-t-il pas cherché à fixer, dans la vie de son héros, le moment précis où ces influences diverses ont commencé d’agir ? Il nous montre le génie de Titien évoluant et se développant, en quelque sorte, à vide, du moins depuis le jour où il s’est émancipé de l’imitation de Giorgione et de Palma le Vieux : comment donc l’idée ne lui est-elle pas venue de confronter plutôt, de proche en proche, l’œuvre de Titien avec celle du groupe nombreux d’artistes de valeur qui ont fait de Venise, vers le milieu du XVIe siècle, un foyer d’art d’une intensité et d’une variété merveilleuses ? Ou bien, ayant à nous raconter les voyages de Titien, à Ferrare, à Mantoue, à Milan, à Rome, voire même à Augsbourg, comment n’a-t-il pas été tenté de découvrir ce que ces villes avaient alors à montrer au peintre vénitien, et quelles leçons nouvelles celui-ci en avait pu rapporter ?

Toute l’histoire de cette période de maturité de Titien reste malheureusement à écrire : elle restera à écrire aussi longtemps que les biographes n’auront pas renoncé à leur fâcheuse habitude de concevoir les artistes de génie comme ne se nourrissant que de leur propre fonds, et créant leurs œuvres, si je puis ainsi dire, « en loge, » à la façon des jeunes concurrens pour le prix de Rome. Il n’y a point d’idée plus parfaitement fausse. Qu’on ait affaire à Raphaël ou à Titien, à Mozart ou à Beethoven, chaque pas que l’on fait dans l’étude de leurs ouvrages les révèle plus profondément plongés dans le courant artistique de leur temps. Ayant mieux à faire, avec leur génie, que d’inventer eux-mêmes des procédés ou des sujets nouveaux, sans cesse ils empruntent au dehors sujets et procédés, sauf à les transfigurer aussitôt en y mettant la main. Bien des « hardiesses » que l’on admire dans les sonates ou les symphonies de Beethoven étonneraient moins, et seraient mieux comprises, si l’on savait qu’elles se trouvent déjà, — tout à fait les mêmes, à la beauté près, — dans des œuvres antérieures de Clementi, de Rust, ou de l’abbé Vogler. Et pareillement, pour intéressantes que soient les explications que nous offre M. Gronau de l’Homme au gant, de la Vénus des Offices, ou de l’Éducation de l’Amour de la villa Borghese, nous comprendrions mieux le caractère véritable de ces chefs-d’œuvre si nous connaissions, en regard d’eux, ce que produisaient au même moment les sept ou huit grands rivaux de Titien à Venise : à Venise et à Ferrare, à Milan et à Rome, dans toutes les villes ou le maître est allé porter, tour à tour, son insatiable soif d’argent et de beauté.

M. Gronau, au reste, se charge lui-même de nous apprendre combien sa biographie aurait été meilleure s’il y avait tenu un compte plus grand des relations artistiques de Titien avec ses prédécesseurs et ses contemporains. Car le fait est que, à partir des pages où il isole Titien de l’art de son temps, tout ce qu’il nous en dit nous laisse une impression incertaine et confuse. Nous sentons bien toujours que ses éloges sont justes, ses descriptions fidèles : mais nous avons peine à voir en quoi la manière du maître a varié, d’une époque à l’autre, et ce qu’elle a gagné, et ce qu’elle a perdu. Tandis que nous ne saurions souhaiter un récit plus clair, ni plus décisif, que celui que nous fait le même historien de ce qu’il tient pour la période de formation du peintre de Cadore, c’est-à-dire des années où il a subi l’influence de son maître Giovanni Bellini et des deux plus fameux de ses condisciples, Giorgione et Palma. Là, vraiment, M. Gronau n’a pas une seule phrase qui ne porte : soit qu’il nous montre la longue survivance, chez. Titien, de quelques-unes des traditions quattrocentistes de l’école des Bellini, ou qu’il nous fasse voir le jeune homme rivalisant avec Giorgione, le dépassant dans les voies nouvelles où il l’a suivi, et mêlant ensuite au lyrisme de l’auteur du Concert du Louvre l’harmonie plus sensuelle du style de Palma. Nous assistons, grâce à lui, presque jour par jour, à la naissance et au développement de cette peinture vénitienne du début du XVIe siècle que Vasari déjà avait essayé de définir en disant que, « mécontente des façons de l’ancienne école, elle avait entrepris de donner à ses œuvres plus de morbidesse, et un plus grand relief avec une belle manière. » Placé dans son milieu, en regard des modèles dont il s’est inspiré, Titien nous apparaît infiniment plus réel qu’il ne nous apparaîtra plus tard, lorsque son biographe nous le présentera seul, et toujours changeant et se renouvelant, sans que nous devinions les motifs qui dirigent sa mobilité. Et, combien aussi, plus réel, le jeune peintre nous apparaît plus grand, à être ainsi confronté devant nous avec les rivaux qu’il imite ! Combien mieux nous apercevons ce qu’il y a dans son génie de plus simple et de plus fort que dans celui de ses deux compagnons, et qui, avec moins de charme au premier coup d’œil, va durer davantage, pénétrer plus à fond, ouvrir aux cœurs une source plus féconde d’émotion vivante !


À honorer le magnifique génie de Titien toutes les générations se sont trouvées d’accord, depuis quatre siècles. C’est comme si chacun, tout en préférant peut-être d’abord un art plus naïf, ou plus raffiné, avait clairement l’impression que l’art de Titien est la peinture même, se réalisant tout entière, dans toute sa richesse et sa variété, par un miracle dont l’histoire des arts n’a jamais connu d’autre exemple. Et je ne serais pas surpris que pour chacun, tôt ou tard, l’art de Titien finît par apparaître non seulement le plus fort de tous, mais aussi le plus beau : car il a en lui une vie et un charme éternels, de telle sorte qu’on peut bien se fatiguer des autres, mais non pas de lui. C’est déjà ce que constatait, au terme de sa propre carrière, l’admirable artiste Eugène Delacroix : et la série des passages de son Journal où il parle de Titien est peut-être le plus parfait hommage que celui-ci ait jamais reçu d’aucun de ses pairs. Le 7 mars 1847, par exemple, Delacroix s’étonne de « l’espèce de froideur qu’il a toujours sentie pour le Titien. » Un peu plus tard, il admire Paul Véronèse de « ne pas afficher, comme Titien, la prétention de faire un chef-d’œuvre à chaque tableau. » Une autre fois, dans un accès de mauvaise humeur, il proclame « l’insignifiance et la platitude » de la Mise au Tombeau. Et puis, peu à peu, à mesure que le peintre français, — alors préoccupé d’un projet de dictionnaire des arts, — a davantage l’occasion de reprendre contact avec le Musée, nous voyons Titien s’élever, à ses yeux, égaler et dépasser les maîtres que naguère il lui préférait : jusqu’à ce qu’enfin il résume son sentiment nouveau en deux pages qu’on voudrait citer tout au long, tant la critique y est juste, et la langue même belle d’émotion contenue et profonde. « Titien est un de ceux qui se rapprochent le plus de l’esprit de l’antique. Il sait faire d’après nature : c’est ce qui ramène toujours dans ses tableaux un type vrai, par conséquent non passager, comme ce qui sort de l’imagination d’un homme, lequel, ayant des imitateurs, en donne plus vite le dégoût. On dirait qu’il y a un grain de folie dans tous les autres ; lui seul est de bon sens, maître de lui, de sa facilité et de son exécution, qui ne le domine jamais, et dont il ne fait point parade… Ceux qui ne voient dans Titien que le plus grand des coloristes sont dans une grande erreur : il l’est effectivement, mais il est en même temps le premier des dessinateurs, si on entend par dessin celui de la nature, et non celui où l’imagination du peintre a plus de part, intervient plus que l’imitation. » (Journal de l’année 1857.) C’est pour définir l’antique, dans son dictionnaire, que Delacroix évoque ainsi l’œuvre de Titien : et en effet il n’y a peut-être pas d’œuvre moderne qui, autant que celle-là, partage avec les marbres du Parthénon, le privilège de pouvoir nous ravir et nous toucher éternellement.


T. DE WYZEWA.

  1. Cette hypothèse a été émise, et très ingénieusement soutenue, par M. Herbert Cook, dans la Nineteenth Century de janvier 1902 et dans le volume XXV du Repertorium fur Kunstwissenschuft.
  2. C’est chose certaine que Véronèse, par exemple, dans le superbe portrait de Titien qu’il a peint, en 1562, au premier plan de ses Noces de Cana, ne lui a nullement donné l’apparence d’un vieillard de quatre-vingt-cinq ans.
  3. Ces documens viennent d’être publiés dans le volume XXV du Jahrbuck der preussischen Kunstsammlungen.
  4. Tizian. des Meisters Gemœlde in 230 Abbildungen, 1 vol. Stuttgard, Deutsche Verlags-Anstalt.
  5. M. Gronau. cependant, n’a pas résisté à la tentation de dresser, lui aussi, en appendice de son livre, un catalogue des seules œuvres de Titien qu’il croit authentiques : catalogue d’ailleurs incomplet, puisqu’il omet de citer, par exemple, le Portrait de Titien par lui-même du Prado, qui se trouve reproduit en tête du livre. Et plus fâcheuse encore me semble l’idée qu’a eue l’auteur, en dressant ce catalogue, d’y passer expressément sous silence maintes œuvres célèbres que, de tout temps, on a eu coutume d’attribuer à Titien. Il y a ainsi au Louvre une Vierge avec sainte Agnès qui pourrait fort bien, en vérité, n’être pas de la main du maître : mais nous aimerions au moins que M. Gronau nous dit pourquoi il la lui refuse, et de quelle autre main il suppose qu’elle est. J’admets qu’il ne se donne pas cette peine pour des œuvres qui sont évidemment des répliques ou des imitations, ou qui, comme le très curieux Concile de Trente du Louvre, n’ont en effet aucun droit à porter le nom de Titien : mais est-ce que le Moro de Berlin, le Philippe Strozzi de Vienne, la Tête de Vieillard de Milan, le Soranzo de Venise, n’auraient pas valu, tout au moins, de n’être congédiés qu’avec un mot d’adieu ?