Revues étrangères - Deux nouveaux conteurs russes - MM. Andréief et Artsibachef

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Revues étrangères - Deux nouveaux conteurs russes - MM. Andréief et Artsibachef
Revue des Deux Mondes5e période, tome 51 (p. 458-468).
REVUES ÉTRANGÈRES

DEUX NOUVEAUX CONTEURS RUSSES : MM. ANDRÉIEF ET ARTSI-BACHEF

C’est chose bien certaine que les gloires « vont vite, » aujourd’hui, dans l’Europe entière. A Londres comme à Berlin, — sans vouloir parler de chez nous, — il n’y a plus désormais de renommée si solidement établie qui ne risque de s’effondrer au premier coup de vent ; et l’on dirait, en vérité, que notre besoin croissant de simplification ne nous permet plus d’accepter qu’un seul grand homme à la fois, dans tous les genres divers de la littérature et des arts, — sauf pour nous à remplacer, chaque jour, le grand homme d’hier par un nom nouveau. Mais, quelque générale que soit devenue cette consommation de célébrités, nulle part assurément elle n’est encore aussi rapide qu’en Russie, ni aussi radicale dans ses procédés. « Je n’ai fait que passer : il n’était déjà plus ! » Ces mots du poète pourraient s’appliquer textuellement aux derniers successeurs de Gogol et de Tourguenef. Nous « passons, » nous omettons un instant de suivre les événemens littéraires de Saint-Pétersbourg : et, lorsque nous nous retournons vers eux, force nous est de constater que d’autres noms, dorénavant, ont pris la place de ceux que nous avions coutume de rencontrer sur toutes les lèvres. Tchekof, Gorky[1], Andréief, Artsibachef : autant d’étoiles que le public russe a vues s’élever tour à tour à son horizon poétique, depuis moins de dix ans, s’élever et briller d’un éclat merveilleux, mais chacune pour s’effacer à jamais aussitôt qu’une autre a commencé de poindre.

Dans un avant-propos de quelques lignes que j’avais mis en tête de la première traduction française de contes et nouvelles de M. Léonide Andréief[2], en 1903, j’écrivais : « Dès maintenant, le jeune auteur de ces récits est devenu populaire, en Russie, presque à l’égal de ses illustres aînés ; et peu s’en faut que sa réputation n’ait déjà dépassé celle même de son confrère Gorky, dont l’incontestable génie naturel n’a point tardé à s’user, faute d’être soutenu par ces qualités d’expérience et de conscience professionnelles sans lesquelles il n’y a point d’écrivain ni d’œuvre qui puisse durer. » Je me rappelle que cette constatation m’a valu, en son temps, toute sorte de reproches scandalisés de la part des admirateurs français de M. Gorky : et, cependant, je m’étais borné à signaler un fait qui, dès lors, apparaissait assez clairement. Depuis le jour où il s’était révélé à ses compatriotes, le talent de M. Andréief avait rejeté dans l’ombre celui de M. Gorky. Mais encore ne pouvais-je pas prévoir avec quelle précipitation la gloire de ce dernier allait s’écrouler, ni à quels sommets allait atteindre, tout de suite, celle de son heureux rival et successeur.

Il y a même, tout compte fait, quelque chose de touchant dans l’aventure singulière de ce qu’on pourrait appeler « la faillite de M. Gorky. » Avoir, pendant trois ou quatre ans, rempli de son renom la Russie tout entière ; avoir été porté en triomphe par des foules enthousiastes, où de graves professeurs mêlaient leurs vivats à ceux des étudians et des collégiens ; avoir obtenu, du vieux comte Tolstoï, l’honneur d’être solennellement proclamé son égal : et puis, du jour au lendemain, se trouver réduit à publier, dans des langues étrangères, des œuvres dont les Russes ne veulent plus entendre parler ! Mais, aussi bien, on doit reconnaître que l’attitude de M. Gorky, en présence de cette catastrophe, n’a guère été pour lui regagner les sympathies qu’un brusque revers de la chance lui avait fait perdre. Au lieu de répondre à la mauvaise fortune en essayant de découvrir et de combler les lacunes de son art, l’ancien peintre de la vie des vagabonds russes s’est lancé dans une production de plus en plus hâtive et désordonnée, où l’on chercherait vainement jusqu’à ces qualités de couleur pittoresque et de flamme poétique qui, jadis, lui avaient tenu heu de toutes les autres vertus d’un écrivain de race.

Il faut lire, par exemple, son dernier roman, Une confession, — dont on vient de nous donner une excellente traduction française[3], — pour apprécier la chute lamentable de cet ex-émule en célébrité du comte Tolstoï. Sous prétexte de « chercher Dieu, » un jeune paysan visite tour à tour une demi-douzaine de couvens et de lieux de pèlerinage, n’apercevant partout qu’une pourriture morale si grossière et si uniforme que le cœur se soulève de dégoût à en subir la description, invariablement répétée dans les mêmes termes de chapitre en chapitre : jusqu’au jour où ce « chercheur de Dieu » finit par rencontrer la vérité suprême, incarnée dans la personne d’un instituteur primaire qui lui apprend que l’unique Dieu est le peuple russe ! Tout cela sans ombre de plan, ni d’observation et de vie, sans rien d’autre, poumons intéresser, que l’image de ce maître d’école socialiste et libre penseur, s’épanouissant, comme une fleur de niaiserie, au-dessus d’un marécage de boue anticléricale.

Mais c’est trop longtemps parler d’un mort, et qui, probablement, n’aurait pas eu besoin de la venue de M. Andréief pour déchoir de l’incroyable situation littéraire où l’avaient promu ses compatriotes, reconnaissans des belles espérances de génie qu’ils avaient cru deviner en lui. Toujours est-il qu’à son règne a succédé celui de son jeune rival, avec les mêmes caractères de domination sans partage[4]. Les triomphes qu’avait autrefois connus M. Gorky, au théâtre comme dans le roman, c’est à M. Andréief qu’ils sont allés ; et la différence même des deux tempéramens n’a fait que rendre plus facile la substitution, en satisfaisant, chez le public russe, ce « goût passionné de nouveauté » que Joseph de Maistre, jadis, nous représentait déjà comme « le trait le plus saillant » de son caractère.


Je dois ajouter que la différence, d’ailleurs, était toute en faveur de M. Andréief. Celui-là n’apportait peut-être pas aux lettres russes une originalité naturelle aussi accentuée qu’avait paru l’être, d’abord, celle de M. Gorky ; mais, à défaut de véritable génie, il n’y avait pas un seul des élémens du « talent » créateur qui ne se manifestât pleinement dès ses premières œuvres, depuis la souplesse et la pénétration de l’intelligence jusqu’à une maîtrise admirable des secrets pittoresques et musicaux du style. On sentait que le jeune conteur, à l’opposé de son devancier, n’avait rien négligé pour former et pour enrichir son éducation littéraire ; et si l’on voyait bien que certains maîtres, Edgar Poë, Baudelaire, Flaubert, Dostoïevsky, avaient exercé sur lui une influence prépondérante, on se rendait compte qu’il n’en avait pas moins tâché à se nourrir, également, des œuvres. même les plus éloignées de celles de ces maîtres, Rarement un début offrit plus de promesses : les sujets et la langue, l’inspiration symbolique et les moindres détails de la mise en œuvre, tout semblait annoncer enfin, dans le roman russe, cet héritier authentique de la grande lignée des Gogol, des Tourguenef, des Dostoïevsky, et des Tolstoï, que l’on avait impatiemment attendu depuis un quart de siècle.

L’objet principal que s’était proposé M. Andréief, dans ses essais dramatiques comme dans ses contes, était la peinture et l’analyse de « l’épouvante » sous toutes ses formes. Reprenant, avec des qualités nouvelles, la tâche poétique de quelques-uns des maîtres que j’ai nommés tout à l’heure, il avait résolu de dégager, de notre vie quotidienne tout ce qu’elle comporte d’effrayant, de cruel, et de mystérieux. Il décrivait, par exemple, deux malades, dans une salle d’hôpital, s’émouvant jour par jour des progrès de la mort qui s’étendait sur eux ; ou bien il imaginait un amant qui avait découvert un esprit de mensonge, au fond du cœur de sa maîtresse, et qui peu à peu s’exaspérait, s’affolait de cette énigme qu’il sentait toujours présente auprès de lui ; ou bien encore c’était l’histoire, vraiment douloureuse et tragique, d’un savant qui, après avoir simulé la folie pour commettre un crime longuement médité, en arrivait à se demander si sa folie n’était pas réelle, et vainement s’efforçait à pénétrer le mystère de sa « pensée, » — ce mystère que déjà Dostoïevsky, dans ses Frères Karamazoff, nous avait montré consumant l’esprit et le cœur de quiconque en a subi l’effroyable hantise. Et M. Andréief avait, très sagement, reconnu que l’émotion résultant de pareils sujets serait à la fois plus profonde et plus « moderne » si, au lieu de prêter à ses personnages une apparence abstraite et purement symbolique, comme l’avait l’ait son illustre modèle Edgar Poe, il nous les exposait dans l’encadrement familier de notre réalité coutumière, alliant, pour ainsi dire, en un même ensemble artistique, les procédés de la poésie avec ceux de la prose. Ces deux modes distincts d’invention et d’expression que Flaubert, autrefois, avait employés séparément dans l’Éducation sentimentale, et dans la Tentation de saint Antoine, et que n’avaient jamais, non plus, réussi à unir les grands conteurs russes du siècle passé, depuis Gogol jusqu’au comte Tolstoï, on les trouvait associés, habilement fondus, dans les premières « nouvelles » du jeune écrivain. Sous l’atmosphère générale d’inquiétude où de terreur qui les enveloppait, les figures y étaient dessinées avec une vérité d’autant plus saisissante qu’elle était plus simple et plus naturelle. Tout au plus avait-on toujours l’impression d’un certain effort trop constant à cacher l’artifice, l’adresse du « métier : » on devinait que M. Andréief mettait, à son œuvre, plus d’intelligence et de volonté que de véritable passion intérieure. Mais n’avait-on pas reproché un défaut analogue aux premiers récits du comte Tolstoï ? Et puis, qu’importaient les sentimens personnels de l’auteur pourvu que son œuvre fût belle, et produisît l’effet qu’on en attendait ?

Si bien que, d’emblée, M. Andréief s’est trouvé admis par le public russe à recueillir la succession de M. Gorki. Et sa chance a voulu que, presque aussitôt, le cours des événemens politiques de son pays lui fournît une occasion merveilleuse et inespérée de pousser son talent dans la voie où il l’avait, dès l’abord, engagé. L’effroyable guerre russo-japonaise, la révolution intestine qui l’a suivie, les attentats nihilistes et leur répression, on conçoit sans peine quelle riche matière tout cela n’a pu manquer d’offrir au poète de l’« épouvante, » en même temps qu’une législation nouvelle lui accordait, pour le choix comme pour le traitement de ses sujets, une liberté que n’avaient point osé rêver les écrivains qui l’avaient précédé. Aussi convient-il d’avouer que, pendant trois ou quatre ans, la production littéraire du jeune auteur a égalé, ou peut-être parfois dépassé, les anciens recueils de ses contes. Je me rappelle, notamment, l’histoire d’un gouverneur de province qui, ayant fait exécuter un groupe de nihilistes, a été averti que les compagnons de ses victimes l’ont condamné à mort : plusieurs jours de suite, des copies de cette sentence fatale lui parviennent, il ne sait d’où ni comment, envoyées par la poste avec son courrier, ou bien mystérieusement déposées sur son bureau, sous son assiette à table, et jusqu’auprès de son lit. Le malheureux ne peut plus douter de l’imminence d’un danger contre lequel il se sent désarmé ; et ainsi il vit, des jours, des semaines, guettant l’approche de son meurtrier, tandis qu’autour de lui l’existence continue son train accoutumé, avec une série d’obligations professionnelles ou mondaines qui ne le divertissent, un instant, de son angoisse que pour l’y ramener bientôt plus cruellement. Il y a là une peinture, longue et minutieuse, de l’invasion d’un être humain par l’idée de la mort, une subtile analyse des progrès de l’effroi mêlée à la reconstitution pittoresque d’un milieu social, qui soutiendraient, à coup sûr, la comparaison avec le drame évoqué jadis par le comte Tolstoï dans sa Mort d’Ivan Ilitch, si l’on s’en tenait au point de vue proprement littéraire. Et des qualités semblables se retrouvent encore dans une œuvre récente de M. Andréief, l’Histoire des Sept Pendus, dont il faut que je dise au moins quelques mots.

Cette histoire des Sept Pendus n’est, en somme, rien de plus que ce qu’annonce son titre : la description de la manière dont sept condamnés à mort se préparent à subir le supplice de la pendaison. Cinq d’entre eux, trois hommes et deux jeunes filles, ont été condamnés pour avoir participé à un attentat révolutionnaire : les deux derniers, l’Esthonien Janson et le Tatare Michka, sont des criminels de droit commun. L’auteur se borne à esquisser brièvement les portraits de ses héros, avant de nous laisser, tour à tour, en tête à tête avec chacun d’eux, durant les courtes heures, qui séparent le jugement de l’exécution ; et les derniers chapitres nous les font voir réunis, conduits ensemble vers un bois voisin de la ville, où doit avoir lieu leur exécution. Au sortir du wagon, — car une partie de ce voyage s’est faite en chemin de fer, — les gendarmes leur commandent de se partager en groupes de deux, chaque groupe devant aller tour à tour jusqu’à la clairière où sont dressées les potences.


Werner (un jeune officier dont on n’a pu découvrir le véritable nom) désigna l’Esthonien Janson, que deux gendarmes tenaient par les bras pour l’empêcher de s’aplatir à terre :

— Je vais avec celui-ci ! Et toi, Serge, avec Basile (un autre des révolutionnaires) !

— Et nous deux, Mussia, nous allons ensemble, n’est-ce pas ? — demanda Tania à son amie. — Mais, d’abord, embrassons-nous tous !

Ils s’embrassèrent. Les baisers du Tatare Michka étaient vifs et fermes, au point que l’on sentait ses dents ; ceux de Janson étrangement mous, la bouche à demi ouverte. L’Esthonien, du reste, semblait ne plus comprendre du tout ce qu’on faisait de lui.

Serge et Basile partirent les premiers. Un silence régna. Les petites lanternes, derrière les arbres, brûlaient, immobiles. On attendait un cri, un bruit quelconque, du côté de la clairière : mais tout était aussi calme de ce côté que des autres, et l’on voyait seulement luire les flammes jaunes des lanternes.

— Ah ! mon Dieu ! gémit quelqu’un, tout près.

Les autres se retournèrent : c’était le brigand Michka, qui s’agitait dans l’angoisse de la mort.

— On les pend ! on les pend ! murmurait-il.

Les autres se détournèrent, et, de nouveau, tout se tut. Mais bientôt Michka, s’étant ressaisi, s’adressa aux deux groupes :

— Comment cela, mes seigneurs ? On me laisse tout seul ? Hein, mes seigneurs ?

Il prit timidement la main de Werner :

— Vous, seigneur, venez donc avec moi ! Ayez compassion ! Ne dites pas non !

— Impossible, mon cher ami : je vais avec celui-là !

Mussia s’approcha du Tatare, et lui dit doucement :

— Je vais avec vous !

Le brigand sursauta, et roula des yeux effarés.

— Toi ?

— Mais oui.

— Voyez-moi un peu cette petite ! Et tu n’as pas peur ? Car, s’il le faut, je puis aller seul !

— Non, je n’ai pas peur !

— Mais sais-tu que je suis un brigand ? Et cela ne te répugne pas ? Eh ! bien, soit, je ne le prends pas en mal !

… Bientôt, ce fut le tour de Werner et de Janson.

— Adieu, seigneur ! cria Michka à Werner. Dans l’autre monde, nous ferons connaissance ! Quand vous me reverrez, ne vous détournez pas de moi !

— Adieu !

— Je ne veux pas qu’on me pende ! Je ne veux pas ! — hurla Janson, qui recommençait à se rendre compte de sa situation.

Mais Werner lui étreignit la main, et l’Esthonien fit quelques pas en avant. Puis on le vit s’arrêter, puis tomber, de tout son long, sur la neige. Les hommes se penchèrent sur lui, le relevèrent, et l’emportèrent. Il ne se débattait que faiblement, dans leurs bras robustes, et avait complètement cessé de crier, ayant peut-être oublié qu’il avait une voix. De nouveau, un grand silence s’étendit, où luisaient, immobiles, les lanternes jaunes.

— Et moi qui vais être seul, Mussia ! dit tristement Tania. Ensemble nous avons vécu, et maintenant…

— Tanietchka, ma bien chérie…

Mais, énergiquement, le Tatare intervint. Saisissant la main de Mussia, comme s’il craignait qu’on lui enlevât sa compagne, il dit, d’une voix rapide et posée :

— Hé ! mademoiselle, tu peux bien aller seule, toi ! Tu as une âme pure, tu peux aller seule où il te plaira ! Comprends-tu ? Mais moi, non ! Je suis un brigand ! — comprends-tu ? — un assassin : il m’est impossible de venir seul ! J’ai même aussi volé des chevaux, aussi vrai que Dieu m’entend ! Tandis que, avec elle, je m’en vais comme avec un enfant nouveau-né sur le bras ! M’as-tu bien compris ?

— Oui, je te comprends ! dit Tania. Mais viens, que je t’embrasse encore une fois, Mussetchka !

— Embrassez-vous, embrassez-vous ! — dit aux deux femmes le Tatare, d’un ton encourageant. — Ça, c’est l’affaire des femmes !

Le tour arriva de Mussia et du Tatare. La jeune fille s’avançait avec précaution, relevant sa jupe par habitude, mais toujours tenant par la main son compagnon, qu’elle s’était promis d’aider à mourir.

Tout était calme et vide autour de Tania. Les gendarmes se taisaient, formes grises et incolores dans la faible lumière de l’aube montante.

— Toute seule ! se dit Tania avec un soupir. Serge est mort, Werner est mort, et Basile et Mussia ! Rien que moi seule… seule…

Le soleil, lentement, se levait sur la mer.


Mais si ces peintures de M. Andréief égalent, au point de vue littéraire, certaines des pages les plus saisissantes de Dostoïevsky et du comte Tolstoï, ces dernières ont sur elles l’avantage de nous offrir, sous leur intensité d’émotion pathétique, une portée morale qui manque tout à fait à des récits tels que l’Histoire des Sept Pendus. Et c’est, sans doute, de quoi M. Andréief se sera rendu compte. Il aura compris que, malgré toute la variété de l’invention qu’il y apportait, l’étude continue de l’angoisse et de la terreur risquerait de produire une impression de monotonie, faute d’être employée à une fin plus haute. Aussi a-t-il voulu, à son tour, rehausser d’une signification philosophique ses ouvrages nouveaux ; exactement comme avait fait, avant lui, M. Gorky, ce savant et « impassible » conteur a résolu de soutenir des « thèses. » Mais apparemment son art, où toujours l’intelligence avait eu plus de part que le cœur, ne s’accommodait point d’une transformation de ce genre, — et peut-être, avec cela, cet art lui-même commençait-il déjà à se fatiguer : car le fait est que ni ses derniers drames, ni ses contes philosophiques, Judas Iscariote et Lazare, n’ont répondu à ce que l’on pouvait espérer de son jeune talent. On y sentait, à chaque page, l’embarras d’un sceptique qui s’efforçait en vain de croire, pour son compte, aux idées qu’il défendait ; et ces idées, d’ailleurs, étaient à la fois bien confuses et bien indigentes, tandis que l’intrigue ni les personnages, par-dessous elles, ne gardaient plus rien de l’allure vivante qui, naguère, apparaissait jusque dans les plus simples récits de M. Andréief.

De telle sorte que le rapide déclin de sa renommée, — tout de même qu’il en avait été pour M. Gorky, — n’a pas été imputable uniquement au « goût passionné de nouveauté » reproché par Joseph de Maistre à la nation russe : une fois de plus, un écrivain que l’on pouvait croire appelé au plus bel avenir s’est lassé et usé avant l’heure, sans avoir produit l’œuvre décisive qu’on attendait de lui. Mais il n’en est pas moins sûr que, cette fois encore, la manifestation d’un autre talent a contribué à détourner plus brusquement de M. Andréief l’attention de ses compatriotes. Le roman intitulé Ssanine n’avait pas fini d’être publié en feuilleton, l’année passée, dans le Monde contemporain, que déjà toute la Russie n’avait plus de curiosité que pour la personne et l’art de M. Artsihachef, — transportant sur ce nouveau venu toutes les espérances successivement éveillées et déçues, depuis dix ans, par la longue série de ses prédécesseurs.


Peu de romans ont eu, en vérité, dès le début, un succès aussi considérable que ce Ssanine, dont l’interdiction, — décrétée après que de nombreuses éditions se lurent épuisées, — n’a réussi qu’à le rendre plus fameux dans toutes les classes de la société. Aujourd’hui, l’édition du roman se poursuit à l’étranger, copieusement importée en Russie, malgré toutes les défenses de la police, en même temps que des traductions commencent à répandre la gloire de Ssanine hors du public russe. Dans les universités et jusque dans les collèges, des jeunes gens des deux sexes organisent des confréries de ssanistes ; et tous les critiques s’accordent à reconnaître qu’il s’agit là d’un événement littéraire, — ou plutôt social et moral, — des plus importans, qui désormais laissera sa trace dans l’histoire nationale, quelque opinion que l’on ait, du reste, sur l’auteur du roman, et à quelque fortune ultérieure qu’il soit destiné.

Car ce Ssanine, au contraire des seules œuvres originales et durables de M. Andréief, est, avant tout, un « roman à thèse. » L’auteur y met en opposition deux jeunes gens qu’il regarde comme les deux types différens de la jeunesse actuelle de son pays ; et il ne nous cache pas sa préférence pour l’un de ces deux types, ni son désir d’imposer à ses compatriotes l’imitation de l’exemple moral qu’il leur présente en lui. Cet exemple est, malheureusement, si scandaleux pour notre vieux goût latin que j’ose à peine en tenter la définition. Mais voici, en deux mots, le conseil que donne M. Artsibachef à la jeunesse russe, — et que celle-ci semble avoir tout de suite accueilli avec une ferveur, hélas ! trop naturelle de la part d’esprits et de cœurs où ne pénètre. plus depuis longtemps aucun rayon de foi, religieuse ou même simplement philosophique : « Vous êtes insensés et aveugles, leur dit l’auteur de Ssanine, de vous émouvoir, comme vous le faites, pour l’idéal d’une révolution politique décidément irréalisable, et qui, du reste, n’a jamais été digne de votre intérêt ! Au lieu de sacrifier vos forces, et souvent votre vie, au service de l’émancipation d’un peuple de brutes, hâtez-vous de jouir du privilège merveilleux que vous confèrent la santé et la vigueur de vos vingt ans ! Élancez-vous hardiment, par-delà les limites du bien et du mal ! Écartez de votre chemin les barrières surannées de l’honneur, du devoir, de l’ambition, de tous ces scrupules imbéciles qui ont torturé sans profit les générations précédentes ! N’ayez d’autre objet que de cueillir le plaisir, et surtout le plaisir des sens, le seul qui procure un contentement actif et réel ! »

C’est pour établir cette doctrine, — audacieuse et « cynique » adaptation du nietzschéisme à l’intransigeance radicale du caractère slave ? — que le nouveau romancier nous raconte les aventures de son héros, jeune étudiant à jamais guéri de la fièvre politique comme de toute illusion sentimentale, et dont j’aurai suffisamment défini la monstrueuse originalité en disant que sa propre sœur éprouve un invincible sentiment d’inquiétude aussitôt qu’elle le voit approcher d’elle. Personnage infiniment plus terrible, à la fois, et plus répugnant que les produits les plus pervers de l’imagination de Laclos : mais sans que jamais l’auteur nous le montre commettant une action pleinement criminelle. D’un bout à l’autre du roman, — qui égale en longueur l’Anna Karénine du comte Tolstoï. — nous apercevons Ssanine à l’arrière-plan de la scène, avec son étrange sourire ironique et désabusé. tandis que d’autres jeunes gens, plus près de nous, consument misérablement leur vie à lutter et à souffrir, à se dévouer pour des chimères de toute espèce, toutes également stériles et fatales ; et toujours, au moment où succombent, ces sottes victimes, toujours nous apparaît Ssanine debout à côté de leurs cadavres, paisiblement occupé à goûter de chaque beau fruit qu’il trouve sous sa main. Ecoutons-le nous exposer lui-même son dogme nouveau :


— Ma vie, ce sont mes sensations : et quant à ce qui s’étend derrière leurs frontières, je crache dessus ! Quelque hypothèse que nous puissions imaginer, ce ne sera-jamais qu’une hypothèse, et il y aurait trop de sottise à bâtir sa vie-sur un tel fondement. Que celui-là s’en occupe qui en éprouve le besoin : mais moi, je veux vivre… Je vis, et je veux que la vie me soit agréable. À cette fin, j’entends avant tout pouvoir satisfaire toujours mes désirs naturels. Ces désirs sont tout. Meurent-ils dans l’homme, sa vie meurt du même coup ; et si c’est lui qui tue en soi ses désirs, c’est soi-même qu’il tue.

— Mais les désirs peuvent être mauvais ?…

— C’est possible.

— Et alors ?

— Et alors, cela revient au même ! — répondit Ssanine, de sa voix délicate, enlevant sur Georges ses yeux clairs et gais.


Telle est la « thèse » qui a valu à M. Artsibachef l’un des plus grands succès qu’ait obtenus jamais, en Russie, un auteur de romans : et, bien que ce succès ait été dû, pour la plus grosse part, à la thèse elle-même, on ne saurait nier que le jeune écrivain ne possède, à son tour, certaines qualités littéraires des plus remarquables. Il est surtout, lui aussi, exceptionnellement intelligent, avec un don singulier de comprendre, et de mettre à profit, les derniers courans de la pensée européenne. Après avoir, dans une longue nouvelle, essayé de reprendre la doctrine évangélique du comte Tolstoï, incarnée dans un personnage qui reproduisait le type principal de l’Idiot de Dostoïevsky, il a très habilement deviné l’intérêt que pouvait offrir pour ses compatriotes. à l’heure présente, une sorte de « russification » du « surhomme » de Nietzsche ; et son talent d’assimilation se retrouve jusque dans les moindres détails de la mise en œuvre de son Ssanine, où les paysages, les scènes de mœurs populaires ou galantes, les portraits des héros aussi bien que des figures accessoires, tout est traité fort habilement, mais toujours en nous rappelant un modèle connu, russe ou étranger. Une originalité véritable, la marque évidente et profonde d’une inspiration personnelle, c’est ce qui, jusqu’à présent, manque le plus à M. Artsibachef, sous la savante éducation littéraire qu’il a su acquérir. Puisse-t-il réussir bientôt à combler cette fâcheuse lacune, avant que la révélation d’un auteur nouveau l’expose, lui aussi, à faire l’expérience douloureuse de ce « goût passionné de nouveauté » qui a déjà élevé et renversé sous nos yeux, en moins de dix ans, les gloires de M. Gorky et de M. Andréief !


Du moins, en attendant, les lettrés et le public russes viennent-ils de, nous prouver, de la façon la plus exemplaire, que leur engouement pour leurs derniers « grands hommes » ne les empêche pas de garder pieusement la mémoire des véritables héros de leur littérature. Des fêtes magnifiques ont eu lieu dans tout l’empire, le 9 mai passé, pour fêter le centenaire de la naissance de Nicolas Gogol ; Moscou, en particulier, a invité des représentons de toutes les littératures européennes à prendre leur part de la glorification de l’illustre auteur des Ames mortes. Je n’ai pu, malheureusement, connaître encore le détail de la solennité de Moscou, où l’on sait que MM. le vicomte E. -M. de Vogüé et Louis Léger ont été chargés d’assister au nom de la France : mais j’espère pouvoir revenir bientôt sur ce sujet, et rendre compte, par la même occasion, de divers travaux récens sur le grand rénovateur de la prose russe.


T. DE WYZEWA.

  1. Voyez, dans la Revue du 1er août 1901, l’étude du Vte E.-M. de Vogué sur Maxime Gorky : l’Œuvre et l’homme.
  2. L’Épouvante, par M. Andréief, 1 vol. Librairie Perrin, 1903.
  3. Une Confession, trad. par S. Persky, un vol. Librairie Juven, 1909.
  4. Il convient d’ajouter que la Russie ne possédait, à ce moment, aucun autre romancier qui pût sérieusement disputer cette domination à M. Andréief. Le plus remarquable, après lui, des jeunes écrivains russes, M. Dimitri Merejkowsky, avait déjà trop clairement laissé voir, dès lors, que la subtile intelligence du logicien étouffait, en lui, toute faculté de création vivante ; et c’est ce qu’ont mieux prouvé encore, depuis, ; son roman sur le Tsarévitch Alexis et son drame sur Paul Ier, œuvres remplies d’idées originales, sous le louable appareil de leur érudition, mais attestant une impuissance singulière à évoquer une scène ou un personnage que nous donnât la moindre impression de réalité.