Revues étrangères - L’Ame siennoise

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Revues étrangères - L’Ame siennoise
Revue des Deux Mondes5e période, tome 14 (p. 458-468).
REVUES ÉTRANGÈRES

L’AME SIENNOISE


A History of Siena, par Langton Douglas, 1 vol. in-8o, Londres, 1903.


Dans le fameux récit du siège de Sienne qui remplit le troisième livre de ses Commentaires, le maréchal de Montluc ne nous parle guère que de lui-même, de sa prudence et de son courage, des fatigues qu’il a endurées, des sages résolutions qu’il a prises, et de ces belles harangues à la manière de Tite-Live qu’il prétend avoir improvisées en italien telles exactement qu’il nous les « couche en français, » car, ajoute-t-il, « tous mes discours faits étaient autant que la nature m’en avait pu apprendre, sans nul art. « Mais parfois, tandis qu’il ne songe qu’à tirer de sa conduite de précieuses leçons pour « messieurs les gouverneurs et capitaines de places futurs, » l’image s’offre à lui du malheureux petit peuple qui, durant de longs mois, avec une patience et un zèle vraiment héroïques, a combattu sous ses ordres pour la défense de ses libertés. Il se rappelle comment les Siennois, à demi morts de faim, ont consenti à restreindre encore leur ration quotidienne, pour permettre aux Allemands du colonel Reincroc de se rassasier ; comment ils se sont résignés, plus tard, à faire sortir de Sienne « quatre mille et quatre cents bouches inutiles, » des vieillards, des femmes, des enfans, dont c’est à peine si la « quarte part » put échapper à la mort ; et comment, jusqu’au jour désastreux de la capitulation, ils n’ont point cessé de lui témoigner en toute façon leur gratitude affectueuse pour le « bon confort » et les « bons conseils » qu’ils recevaient de lui. Alors, devant ces souvenirs, nous sentons que le vieillard s’émeut, presque malgré lui ; et tout à coup, dans sa phrase, se glisse un mot d’admiration ou de tendre pitié. « Les bonnes gens, » dit-il, ou, ailleurs : « Dieu doit être bien miséricordieux à notre endroit, qui faisons tant de maux ! » Et il y a même un passage, — le plus touchant, à coup sûr, de tout son récit, — où, sur un ton lyrique qu’il n’emploie d’ordinaire que pour recommander aux futurs capitaines ses propres exploits, il s’arrête à nous vanter la grâce et la vaillance des dames siennoises.


Tous ces pauvres habitans, sans montrer nul déplaisir ni regret de la ruine de leurs maisons, mirent les premiers la main à l’œuvre : chacun accourt à la besogne. Il ne fut jamais qu’il n’y eût plus de quatre mille âmes au travail, et me fut montré par des gentishommes siennois un grand nombre de gentils-femmes, portant des paniers sur leur tête, pleins de terre. Il ne sera jamais, dames siennoises, que je n’immortalise votre nom, tant que le livre de Montluc vivra : car, à la vérité, vous êtes dignes d’immortelle louange, si jamais femmes le furent ! Au commencement de la belle résolution que ce peuple fit de défendre sa liberté, toutes les dames de la ville de Sienne se départirent en trois bandes : la première était conduite par la signora Forteguerra, qui était vêtue de violet, et toutes celles qui la suivaient aussi, ayant son accoutrement en façon d’une nymphe, courte et montrant le brodequin ; la seconde était la signora Piccolhuomini, vêtue de satin incarnadin, et sa troupe de même livrée ; la troisième était la signora Livia Fausta, vêtue toute de blanc, comme aussi était sa suite avec son enseigne blanche. Dans leurs enseignes elles avaient de belles devises : je voudrais avoir donné beaucoup et m’en ressouvenir. Ces trois escadrons étaient composés de trois mille dames, gentils-femmes ou bourgeoises : leurs armes étaient des pics, des pelles, des hottes, et des fascines ; et, en cet équipage, firent leur montre et allèrent commencer les fortifications. Monsieur de Termes, qui m’en a souvent fait le compte (car je n’y étais encore arrivé), m’a assuré n’avoir jamais vu de sa vie chose si belle que celle-là ; je vis leurs enseignes depuis. Elles avaient fait un chant à l’honneur de la France, lorsqu’elles allaient à leur fortification ; je voudrais avoir donné le meilleur cheval que j’aie, et avoir ce chant pour le mettre ici.


Mais ce n’est point à Blaise de Montluc, décidément, que nous pourrons demander un portrait un peu complet et vivant de ce peuple siennois, — cette race de « cerveaux bizarres, » comme il l’appelle — qui, pendant quatre siècles, a étonné le monde par un mélange singulier d’intelligence et d’irréflexion, de bravoure et d’indolence, de piété et de débauche, de folle générosité et de folle rancune. Et ce portrait ne se trouve pas non plus, je dois bien le dire, dans la remarquable Histoire de Sienne que vient de publier, après des années d’études et de recherches, un érudit anglais, M. Langton Douglas. Certes on ne saurait souhaiter une histoire plus savante, plus claire, mieux ordonnée et plus instructive. Mais l’auteur, qui se rend parfaitement compte, pourtant, de ce que la race siennoise a toujours eu d’anormal et d’exceptionnel, se borne à faire défiler devant nous la série de ses guerres, de ses révolutions, de ses victoires et de ses échecs, comme s’il avait à nous parler, simplement, d’une petite république italienne pareille à vingt autres, de Pistoie, par exemple, ou de San Gimignano. Attentif à interpréter les moindres documens, il néglige de dégager, de leur ensemble, le curieux phénomène historique qu’a été l’âme siennoise. Il ne prend point la peine de nous expliquer par où cette âme a toujours différé de celle de Florence, l’éternelle rivale de Sienne, ni d’où lui est venue cette mystérieuse et profonde unité morale qui, aujourd’hui encore, s’exprime pour nous non seulement dans toute l’œuvre des artistes siennois, depuis Duccio et Jacques della Quercia jusqu’à Beccafumi, mais survit, à jamais fraîche, souriante, ingénue, et belle, à l’ombre des vieux murs rouges de la plus admirable des villes. Il ne prend point la peine de nous expliquer cela, qui aurait dû être, cependant, à la fois le fondement et l’objet de son récit. Sienne, telle qu’il nous la montre, n’est que l’ombre inanimée de cette Sena vetus, civitas Virginis, dont ses pires ennemis eux-mêmes ne parlaient qu’avec une surprise mêlée de respect. Ou plutôt son livre nous montre bien la véritable Sienne : mais nous avons à l’y chercher dans les notes, dans les appendices, dans toute sorte de menues anecdotes extraites des chroniques locales, et d’ailleurs choisies et traduites le plus intelligemment du monde, mais qui, si l’écrivain anglais avait voulu les réunir, les confronter, et en tirer les conclusions qu’elles impliquent, nous auraient ensuite permis de suivre avec un intérêt infiniment plus vif le récit des héroïques « folies » du peuple siennois.

Voici, par exemple, comment les Siennois, en 1234, s’étant emparés de la citadelle florentine de Campiglia, prirent leur revanche de l’atroce cruauté qu’avaient montrée à leur égard les Florentins, cinq ans auparavant, après la bataille de Camollia : « La ville fut mise à sac, détruite, et brûlée, parce que ses habitans avaient, jusqu’au bout, refusé de se rendre. Mais toutes les femmes furent envoyées à Sienne, et aucune injure ne leur fut faite. Et nombre d’entre elles restèrent veuves, ayant perdu leurs maris dans cette défense. Mais celles dont les maris se trouvaient parmi les prisonniers furent, par compassion, rendues à eux, bien qu’elles n’eussent aucun moyen de payer rançon... Et tous, maris et femmes, furent conduits, liés de cordes, à notre cathédrale. Et là, pour l’amour de la Vierge Marie, qui avait donné aux Siennois une si grande victoire, tous furent remis en liberté, devant le maitre-autel. »

Vingt-quatre ans plus tard, en 1260, les Siennois, déjà fort affaiblis par une série de défaites, virent entrer dans leurs murs une ambassade florentine : « Nous venons vous signifier, dirent les ambassadeurs, que votre ville ait à être aussitôt démantelée et que les remparts de Sienne aient à être abattus, de façon que nous puissions entrer chez vous quand et par où nous voudrons. Nous avons, également l’intention d’élever chez vous, à Camporeggio, une solide forteresse, et de l’occuper pour notre magnifique et puissante commune de Florence. Mais si, pour votre malheur, vous refusiez de vous soumettre à ce que nous demandons, vous auriez à subir la colère de notre puissante commune de Florence. Et soyez assurés que, en ce cas, nous ne nous laisserions émouvoir d’aucune pitié ! » Les Siennois répondirent qu’ils refusaient de se soumettre à ces conditions monstrueuses : et aussitôt toute la ville s’apprêta pour la lutte suprême. Les nobles, d’abord, offrirent leur argent à la République : des chariots recouverts d’un drap écarlate apportèrent, dans l’église Saint-Christophe, des tas de florins d’or. Et la petite garnison allemande, dès ce jour, reçut double paie : « ce dont furent si heureux que dansèrent sur la place, et chantèrent maintes chansons dans la langue de leur pays. » Et l’évêque ordonna que son clergé « s’étant déchaussé, le suivît en procession à travers la cathédrale en chantant à très haute voix, pour invoquer la pitié divine. »


Or, pendant que messire l’évêque, avec tout son clergé, allait ainsi en procession, chantant leurs prières et litanies, Dieu mit à l’esprit du syndic Buonaguida de se lever, et de dire, d’une voix si haute qu’il fut entendu par les citoyens qui se trouvaient sur la place Saint-Christophe, en dehors de l’église : « Seigneurs de Sienne, et vous, mes chers concitoyens, nous nous sommes déjà recommandés au bon roi Manfred[1] ; et maintenant il m’apparaît que nous devrions, en toute sincérité, nous offrir, offrir nos personne, et nos biens, la ville et le contado à la reine de la vie éternelle, c’est-à-dire à notre dame et mère la Vierge Marie. Je lui fais, en tout cas, offre de moi même : puissé-je y avoir votre compagnie ! »

Et ledit syndic n’eut pas plus tôt prononcé ces mots qu’il se dénuda jusqu’à la chemise. Puis, étant nu-tête et nu-pieds, il prit sa ceinture de cuir et l’attacha, d’un nœud coulant, autour de son cou. Et, ainsi accoutré, en présence de tous les citoyens, il se mit en marche vers la cathédrale. Et derrière lui allait tout le peuple : et tous ceux qu’ils rencontraient en chemin venaient avec eux, chacun se déchaussant et ôtant son bonnet... Et, tout en allant, ils ne cessaient point de crier : « Vierge Marie ! secourez-nous dans notre grand besoin, et délivrez-nous des griffes de ces lions qui cherchent à nous dévorer ! » Et tout le petit peuple disait : « Oh ! très sainte dame, reine du ciel, écoutez la plainte des misérables pécheurs que nous sommes :... »

Quand la foule entra dans l’église, messire l’évêque et tout son clergé vinrent au-devant d’elle. Et, quand ils se rencontrèrent, tous se mirent à genoux, et Buonaguida se prosterna sur le sol. Mais messire l’évêque le releva et lui donna le baiser de paix. Et alors tous les citoyens allèrent l’un à l’autre, et se baisèrent l’un l’autre, sur la bouche. Et tout cela fut fait à l’entrée du chœur de la cathédrale.

Puis, se tenant par la main, messire l’évêque et Buonaguida s’avancèrent jusqu’à l’autel de notre mère la Vierge, et s’agenouillèrent là, avec de grandes lamentations et d’amères larmes. Et ce vénérable citoyen, Buonaguida, resta prosterné sur le sol, et tout le peuple fit comme lui ; et ils restèrent ainsi pendant un quart d’heure. Après quoi Buonaguida se remit sur ses pieds, et, debout devant la statue de notre mère la Vierge, il dit nombre de sages et prudentes paroles. Et, entre autres choses, il dit ceci : « Oh ! Vierge, glorieuse reine des cieux, mère des pécheurs ! moi. le plus vil des pécheurs, je cède, donne et offre à Vous la ville et le contado de Sienne ; et je vous prie, douce mère, de consentir à les accepter, malgré notre grande faiblesse et le nombre de nos péchés. Ne regardez pas à nos fautes, mais protégez-nous, défendez-nous, je vous en supplie ; délivrez-nous de ces perfides chiens qui veulent nous dévorer ! »


Comment une aussi fervente prière n’aurait-elle pas été exaucée ? Quelques jours après, dans la vallée de l’Arbia, au pied de la colline de Montaperti, les Siennois infligèrent aux Florentins une défaite à jamais mémorable. « C’est ce jour-là, écrit Villani, que fut brisé et réduit à néant l’ancien peuple de Florence. » Or, quand les troupes siennoises se furent emparées du carroçcio et de la grande cloche de guerre de leurs ennemis, leur capitaine, le comte Aldobrandeschi de Santa-Fiora, qui n’était cependant pas d’une race pitoyable, comprit que ses soldats étaient las de tuer. Il vint trouver le lieutenant du roi Manfred, et lui demanda si l’on ne ferait pas bien de proclamer que tout homme qui se rendrait aurait la vie sauve. Et ainsi fut fait. Du fort de Mortaperti une foule nombreuse descendit dans la plaine, des hommes de Lucques, d’Orvieto, de Cortone : tous se jetèrent aux genoux d’Aldobrandeschi. Puis ce fut le tour de ce qui restait en vie de l’armée florentine. « Et si désireux étaient-ils d’échapper à la mort qu’ils enviaient le bonheur de ceux qui, déjà, étaient pris et liés. Et beaucoup d’entre eux aidèrent à se lier l’un l’autre. » Une marchande siennoise, Usiglia, en lia trente-six, à elle seule. « Et tous ils la suivaient à travers le camp, comme de petits poussins vont derrière une poule. »

Vingt fois, durant les trois siècles que devait encore durer leur république, les Siennois, par négligence ou par excès de générosité, s’exposèrent de la même façon au danger d’être anéantis : et puis, au dernier moment, ils se réconciliaient dans leur cathédrale, invoquaient l’appui de leur souveraine, couraient à l’ennemi, et le mettaient en fuite. Le 23 juillet 1526, avec cent hommes de cavalerie, ils prirent toute l’artillerie florentine et dégagèrent la ville : après quoi, « couronnés de laurier, ils allèrent à la cathédrale remercier la Vierge ». En 1552, ils contraignirent une forte garnison espagnole à évacuer Sienne. Et, le jour où cette garnison opéra sa sortie, tous les jeunes nobles siennois montèrent sur le rempart, pour lui dire adieu. Et l’un d’eux, Octave Sozzini, dit au capitaine espagnol qui sortait le dernier : « Seigneur don Franzese, tu es à présent mon ennemi : mais je te déclare, en vérité, que tu es un digne gentilhomme, et que, sauf pour ce qui est de l’intérêt de la République, moi, Octave Sozzini, je suis et resterai toujours ton ami et serviteur ! » Don Franzese se retourna vers lui, et le regarda longtemps, « avec des larmes dans ses yeux. » Puis, s’adressant au groupe entier des jeunes Siennois : « Vaillans Siennois, leur dit-il, vous venez de faire, une fois de plus, un acte très glorieux : mais, à l’avenir, prenez garde, car vous avez offensé un homme bien puissant ! »


Toute l’histoire de Sienne est semée d’épisodes de ce genre, dont l’authenticité se trouve confirmée par les documens les plus sûrs : et beaucoup de ces épisodes ont été plus tard dérobés aux chroniques de Sienne par les historiens d’autres villes de l’Italie, qui ne se sont pas fait scrupule d’en enrichir les annales de leur propre patrie. Mais surtout les Florentins, depuis le jour où l’Empereur et le Pape leur ont enfin livré leur vieille ennemie, n’ont plus cessé à la fois de la plagier et de la diffamer. Aujourd’hui encore, l’antique cité de la Vierge continue à subir l’effet de leur déloyauté. Comme le dit fort justement M. Langton Douglas, « Florence doit au génie littéraire de ses panégyristes d’avoir, aujourd’hui encore, l’oreille du monde. » Sur toute l’histoire politique de Sienne, en particulier, nous acceptons docilement la version des Florentins ; et il n’y a pas jusqu’à un Grégorovius qui ne prête foi aux plus niaises calomnies inventées, par les écrivains de Florence, pour salir la race qui a « brisé et anéanti » la leur dans la vallée de l’Arbia.

C’est ainsi que Vasari, à ne citer que ce seul exemple, a jugé bon de transporter à Florence, en l’appliquant au fabuleux Cimabue, le récit de la fête organisée à Sienne, le 9 juin 1311, pour célébrer l’achèvement du grand tableau d’autel du peintre Duccio. Ce jour-là, toutes les boutiques de Sienne restèrent fermées. Dès le matin, au son des cloches, les habitans s’assemblèrent dans les rues. Une procession, ayant à sa tête des prêtres et des moines, se rendit à la maison qu’habitait Duccio : une maison voisine de la Porta a Stalloreggi, et qu’on peut voir encore. On prit solennellement livraison du tableau, et la procession se mit en marche vers la cathédrale. Derrière le tableau allaient les chefs de la République et les principaux citoyens de la ville, portant chacun un cierge dans sa main ; et derrière eux venait la foule des femmes et des enfans. « Et, toute cette journée, nous dit un témoin de la fête, bien des prières furent dites, et bien des aumônes furent données aux pauvres. » Vasari, comme l’on voit, n’a pas eu de peine à inventer son histoire : sans compter que le plagiat serait plus piquant encore si, comme l’affirme M. Langton Douglas, le tableau attribué par l’historien florentin à Cimabue, dans l’église Sainte-Marie-Nouvelle, était, en réalité, une œuvre de jeunesse du même Siennois Duccio[2].

Mais si la rivale victorieuse est parvenue à dépouiller Sienne de sa gloire, elle n’a pas réussi à lui dérober son âme, qui diffère autant de l’âme florentine que les sinistres prisons grises des rues de Florence diffèrent des palais rouges et blancs de la Cité de Marie. Aujourd’hui comme il y a cinq cents ans. Sienne tout entière nous répète les mots admirables qui restent inscrits sur l’une de ses portes : Cor magis tibi Sena pandit, « plus encore que ses portes, Sienne t’ouvre son cœur. » Aucune ville au monde n’est plus accueillante, plus souriante, plus riche à la fois de vie et de beauté. Tandis que les autres vieilles cités italiennes sont décidément mortes, comme Pise ou Vérone, comme le lugubre San Gimignano, ou bien sont devenues des capitales modernes, comme Milan et Rome, Sienne a fidèlement gardé le caractère qui, au moyen âge déjà, faisait d’elle une sorte de prodige, un être à part entre les nations. Processions dans la cathédrale et à travers les rues, réunions du soir dans la petite chapelle de Sainte-Catherine, courses et cavalcades sur la Piazza del Campo, personne n’a été admis à jouir de ces fêtes sans emporter à jamais en soi quelque chose du « cœur » que l’antique Sienne a daigné lui ouvrir. Et personne, ayant un peu vécu de la vie siennoise, ne pourra manquer d’éprouver une émotion délicieuse, en découvrant le lien étroit qui rattache la Sienne d’à présent à la « folle » république du moyen âge, telle que la lui révéleront les chroniques citées par M. Douglas.

Deux traits, surtout, ressortent de ces chroniques, formant pour ainsi dire le fond séculaire de l’âme siennoise : une gaité et une piété toutes deux constantes, imperturbables, et du reste intimement associées l’une à l’autre. Imprévoyans et vains, querelleurs, batailleurs, aussi prompts à se réconcilier qu’à se brouiller de nouveau, les Siennois n’ont jamais cessé de rire et de s’amuser. La Fonte Gaja, la « gaie fontaine, » le chef-d’œuvre de leur art, est en même temps le symbole de leur vie morale. Ces hommes ingouvernables, ces « anarchistes » du moyen âge, ont toujours été gais. Dans les pires dangers, lorsque l’ennemi était à leurs portes, ils s’interrompaient de fortifier leurs remparts pour aller danser et faire des « montres « sur leur chère Piazza. Ils riaient à leurs adversaires comme à leurs amis : la mort elle-même les trouvait rians. Leurs saints, dont peu de villes au monde ont produit un aussi grand nombre, sainte Catherine et saint Bernardin, le bienheureux Bernard Tolomei et le bienheureux Pietro Petroni, c’est avec le sourire aux lèvres qu’ils prêchaient l’Évangile, ou renonçaient aux plaisirs du monde : avec un sourire à la fois spirituel et innocent, un vrai sourire d’enfant.

Et, de même que leur gaité, la piété des Siennois a toujours conservé une allure enfantine. C’est le plus ingénument du monde que ces « bonnes gens » ont toujours tenu la Vierge pour leur souveraine, spécialement occupée de veiller sur eux. Nulle part, sauf peut-être dans les villes et les villages de la Haute-Bavière, le peuple n’a eu aussi profondément l’illusion de vivre en contact immédiat et réel avec la céleste patronne qu’il s’était choisie. Lorsque, sur l’ordre de Savonarole, et à l’imitation de Sienne, Florence s’avisa un jour d’élire pour roi Jésus Christ, chacun, dans cette ville de boutiquiers libres penseurs, se rendit compte que ce n’était là qu’une formalité, et que jamais le Christ ne viendrait s’asseoir en personne à la place laissée vacante par la fuite des Médicis : mais, à Sienne, chacun s’imaginait que la Vierge Marie en personne présidait sur la ville, toujours prête à fléchir le courroux de son Fils, toujours prête à sauver son peuple dans l’heure décisive. Et par là sans doute s’explique le sentiment d’aveugle sécurité qui, vingt fois, a empêché les Siennois de profiter de leurs victoires comme de prévenir leurs défaites. Ils comptaient sur la Vierge pour les défendre ; et, sûrs de son appui, ils riaient, dansaient, ou se querellaient. Mais ils savaient aussi que la Vierge, en échange de sa protection, exigeait d’eux qu’ils tissent au moins un petit effort pour obéir à la loi du Christ : de telle sorte que leur piété, de temps à autre, leur inspirait soudain un irrésistible désir de pardon et de paix. Les factions se réconciliaient dans la cathédrale ; les prisonniers ennemis, amenés devant l’autel de la Vierge, se voyaient, à leur grande surprise, remis en liberté. Et le fait est que, durant quatre siècles, la faveur divine semble avoir vraiment récompensé de sa dévotion ce peuple de « fous, » puisque la durée de la république siennoise, tout comme le caractère siennois, a toujours paru aux historiens un étrange paradoxe, échappant aux lois habituelles des affaires humaines.


Une piété enfantine et une gaîté enfantine : ces deux traits, qui se dégagent de toute l’histoire de Sienne, sont aussi ceux qui constituent l’étonnante et touchante unité de son art. Architecture, sculpture, peinture, tout l’art siennois du XIIIe du XIVe et du XVe siècle, est inspiré d’un même esprit, au point qu’on le croirait sorti tout entier d’un même cerveau et d’un même cœur. Durant trois siècles les maîtres siennois, étrangers au mouvement du reste du monde, ont continué de chanter à la Vierge, en souriant, un naïf cantique d’amour et de reconnaissance. A la Vierge, et avec elle, à son divin Fils ; car si d’autres maîtres, ailleurs, ont su donner à la Mère une beauté plus parfaite, nul art certainement n’a revêtu la figure du bambino d’une vie tout ensemble plus humaine et plus surnaturelle. Depuis Duccio jusqu’à ce Siennois d’adoption qu’a été le Sodoma, les peintres siennois ont été les plus merveilleux évocateurs de Jésus enfant. Et il n’y a pas jusqu’au Sodoma qui, par un miraculeux privilège, n’ait réussi à s’imprégner de cette « douceur siennoise » que déjà les anciens chroniqueurs admiraient ou enviaient : douceur faite de gaîté et de dévotion, sourire charmant d’une âme à jamais puérile.

Les chapitres que M. Langton Douglas a consacrés à l’évolution de cet art siennois sont assurément les meilleurs de son livre. Personne, que je sache, n’a défini avec plus de justesse le caractère particulier de chacun des vieux maîtres de Sienne ; la grandeur poétique de Jacopo della Quercia, l’émouvante simplicité de Duccio, la verve narrative des deux Lorenzetti, la grâce un peu archaïque de Vecchietta, le mouvement et la fantaisie de Matteo de Sienne. Et personne non plus n’a plus heureusement exprimé l’intime et profonde parenté de ces maîtres, leur invariable fidélité à un idéal artistique dont la trace se découvre déjà dans l’œuvre de Duccio, mais qui s’affirme surtout dans les fresques et les merveilleuses miniatures de Simone Memmi.


Toute l’œuvre de Simone nous fait voir une harmonieuse unité d’émotion. Les figures que crée son génie vivent et se meuvent, tout naturellement, dans un monde qui leur est propre, un monde de subtile beauté, de grâce et de quiétude, un monde où il n’y a point de souffrance, ni de péché, ni de laideur ; où il n’y a rien qui offense l’œil le plus délicat ; où la force rend hommage à la sainteté ; où des prélats, richement vêtus, s’agenouillent en adoration devant la Vierge ou le Christ ; où de jeunes saintes, en robe flottante, songent, le regard fixé sur un rêve pieux ; où des anges, leurs cheveux blonds entresemés de fleurs, volettent doucement, toujours prêts à bénir comme à protéger... Et Simone n’a pas seulement créé des types délicieux : il a encore su donner une vie durable à tout ce monde nouveau où il les a placés. Les peintres qui l’ont suivi ont été contraints d’admettre la réalité de ce monde, de l’habiter à leur tour, d’employer à leur tour des formes pareilles, mises au service du même idéal. Aucun artiste de son temps n’a eu une influence plus large ni plus vivace, si ce n’est Jean de Pise et Giotto,.. Dans sa patrie, notamment, son influence s’est prolongée pendant deux siècles. Matteo di Giovanni, Neroccio, Benvenuto, tous les peintres siennois ont été les continuateurs de Simone Memmi. Ces compatriotes de sainte Catherine ont trouvé, chez lui, un système d’art qui leur a toujours suffi pour exprimer leurs émotions, telles que les produisait en eux un mysticisme étrangement mêlé de sensualité. Et ceux mêmes d’entre eux qui, comme Matteo, étaient d’humeur à s’aventurer parfois dans le monde d’une réalité plus humaine, ceux-là mêmes n’ont jamais abandonné que pour de courts instans le tranquille et bienheureux paradis que jadis Simone leur avait découvert.


Je regrette pourtant que M. Langton Douglas n’ait pas cru devoir mettre à part, entre ces continuateurs de Simone Memmi, celui de tous qui, sans aucun doute, a exprimé au plus haut degré le « mysticisme » particulier de l’âme siennoise : ce pieux et naïf Sano di Pietro, qu’on a maintes fois appelé « l’Angelico de Sienne. » Et en effet il y a eu en Italie trois peintres qui, seuls, ont été vraiment des « mystiques, » si l’on entend par ce mot autre chose que la simple dévotion d’honnêtes artisans ne doutant point de la réalité des scènes religieuses qu’ils se chargeaient de représenter moyennant salaire. Il y a eu trois peintres qui, vraiment, se sont toujours inspirés non point de leur observation, ni de leur fantaisie, mais, en quelque sorte, d’une vision directe du ciel, élevés jusqu’à l’extase par la ferveur de leur foi. Ils ont été, tous trois, des saints, dans leur vie privée : si étrangers aux choses du monde que le progrès même de leur art, autour d’eux, les laissait indifférens, et que leurs œuvres nous apparaissent aujourd’hui en retard sur leur temps. Et tous les trois, chacun à sa manière, ont été ce que nous savons qu’a été le plus fameux, — et d’ailleurs le plus grand, — d’entre eux : et leurs compatriotes l’ont bien senti, qui, depuis des siècles, ont pris l’habitude d’appeler chacun d’eux leur « Angelico. » Florence a produit le bienheureux Jean de Fiesole, cet « homme de Dieu ; » à Milan, dans les dernières années du quattrocento, tandis que tous les peintres s’empressaient à imiter le style nouveau de Léonard de Vinci, un autre « homme de Dieu, » Ambrogio Borgognone, obstinément plongé dans son rêve mystique, a figuré sur des murs d’églises ou de couvens de pâles vierges d’une pureté, d’une bonté, d’une beauté surnaturelles ; et c’est presque vers le même temps qu’à Sienne Sano di Pietro nous a fait part, lui aussi, des angéliques images de Marie et de l’Enfant qu’il portait gravées dans son cœur[3].

Ce n’est pas que, à ne considérer chez lui que son métier de peintre, comme nous faisons pour un Filippo Lippi ou un Pérugin, Sano ait de quoi nous paraître le plus original, ni le plus habile, des maîtres siennois. Il dessine pauvrement, et sa couleur, souvent charmante, est parfois monotone, Mais, de même que Fra Angelico, — à qui des critiques tels que M. Rosenthal ou M. Berenson sont bien près de ne reconnaître qu’un talent de second ordre, — l’Angelico siennois a pour lui quelque chose de plus qu’à l’ordinaire des peintres. Dans ce « paradis » idéal où, à la suite de Simone Memmi, tous les maîtres de Sienne ont chanté leurs aimables chansons, sa chanson, à lui, a toujours été un hymne, une prière, l’hommage d’une âme toute remplie de Dieu. Et, aujourd’hui encore, son œuvre, avec son archaïsme et sa gaucherie, garde pour nous un charme sans pareil : il n’y en a pas où nous entendions mieux l’écho de l’ingénue et douce piété de la Cité de Marie.


T. DE WYZEWA

  1. Il n’y a rien de plus touchant, de plus poétique, ni de plus siennois, que l’enthousiasme avec lequel Sienne s’était « recommandée » au bon roi Manfred en qui, sans doute, elle avait reconnu comme un reflet de sa propre « folie. »
  2. J’avoue que, pour ma part, je ne puis me ranger à cette opinion. La dissemblance me paraît trop grande, entre la touchante Vierge (déjà toute siennoise) de la Maesta de Sienne et les froides figures du tableau de Florence, pour qu’un même peintre ait pu produire deux œuvres d’une expression aussi dissemblable. On sait cependant, de source certaine, que Duccio a reçu la commande d’un tableau pour Sainte-Marie-Nouvelle.
  3. Sauf un ravissant petit tableau au musée de Chantilly (et dont l’attribution n’est pas absolument sûre), toute l’œuvre de Sano di Pietro est restée à Sienne.