Revues étrangères - L’Autobiographie d’Auguste Bebel

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Revues étrangères - L’Autobiographie d’Auguste Bebel
Revue des Deux Mondes6e période, tome 17 (p. 457-468).
REVUES ÉTRANGÈRES

L’AUTOBIOGRAPHIE D’AUGUSTE BEBEL


Ans meinem Leben, vol. ! et II, par Auguste Bebel, Stutgart, 1911[1].


Je crois aussi peu que possible à l’aphorisme d’après lequel tout homme serait l’artisan de sa propre fortune. L’homme ne fait jamais que suivre la poussée des circonstances, se bornant à agir comme le lui enjoignent les conditions au milieu desquelles il se trouve placé. Et pareillement il nous est le plus souvent impossible de prévoir les conséquences de nos actes présens ; c’est plus tard seulement que nous découvrons où ils nous ont conduits. Un pas que nous faisons à droite nous entraîne dans une situation toute différente de celle où nous aurions abouti en faisant un pas à gauche, — différente et quelquefois infiniment meilleure, ou encore infiniment pire... D’où résulte que ce qu’on appelle l’ « enfant de ses œuvres » n’existe que dans une mesure bien restreinte. Des centaines d’autres hommes mieux doués que celui qui nous paraît s’être élevé par ses propres forces demeurent dans l’obscurité et périssent misérablement, parce que des circonstances défavorables les ont empêchés d’utiliser avec fruit leurs dons naturels.


Les quelques lignes qu’on vient de lire sont, je crois bien, le seul passage d’ordre « spéculatif » qu’ait à nous offrir l’autobiographie d’Auguste Bebel : mais le fait est que leur parfaite justesse nous est amplement confirmée, une fois de plus, par l’ensemble même du récit qui les environne. Car c’est chose à peu près certaine désormais, pour le lecteur des deux volumes de Souvenirs du défunt leader socialiste allemand que, si jadis, pendant l’enfance de celui-ci, sa mère l’avait autorisé à se couper de plus grosses tranches de pain, la situation politique de l’empire allemand serait aujourd’hui toute différente de ce que nous la voyons ; et qui sait si, du même coup, l’aspect total de notre « échiquier » européen ne se trouverait pas plus ou moins modifié ?


Mes aptitudes physiques, — nous raconte Auguste Bebel, — se sont ressenties pendant toute ma jeunesse d’un état de débilité corporelle qui doit avoir eu lui-même pour cause, en grande partie, une alimentation insuffisante. C’est ainsi que, durant bien des années, notre repas du soir n’a consisté tous les jours qu’en une petite tranche de pain, très maigrement enduite de beurre ou de confitures. Que si nous nous plaignions, — comme nous le faisions sans cesse, — d’avoir encore faim, invariablement notre mère nous répondait : « L’on est souvent forcé, en ce monde, de fermer son sac, même quand il n’est pas plein ! » Aussi comprendra-t-on aisément que nous ne nous soyons pas fait scrupule de nous couper une tranche de pain supplémentaire, dès que nous le pouvions ; mais presque toujours notre mère découvrait aussitôt la chose, dont elle ne manquait pas de nous punir très sévèrement. Un jour que je m’étais rendu coupable, une fois de plus, de ce grave délit, et malgré tout mon effort à imiter la précision ferme et sûre du coup de couteau de ma mère, celle-ci n’en reconnut pas moins la disparition illicite du morceau ; et ses soupçons tombèrent, je ne sais trop pourquoi, sur mon frère, à qui elle administra sur-le-champ une demi-douzaine de « tapes, » au moyen du plat d’une longue règle de bureau provenant de notre héritage paternel. Mon pauvre frère eut beau protester énergiquement de son innocence : notre mère ne voulut voir là qu’un mensonge, dont elle prit occasion pour infliger à mon frère une seconde série de coups de règle. En présence de quoi, tout d’abord, le désir me vint de me dénoncer comme le vrai coupable : mais, dès l’instant d’après, je me dis que ce serait de ma part une grosse sottise. Mon frère avait maintenant empoché les coups ; et le seul résultat de ma dénonciation aurait été de m’en valoir d’autres, à moi aussi, qui n’auraient toujours pas pu lui enlever les siens.


J’ai cité ce dernier épisode afin de signaler en passant au lecteur la présence, chez Auguste Bebel, d’un fonds précieux de sagesse et de circonspection pratiques qui le prédestinait singulièrement, quoi qu’il nous en dise, à se frayer son chemin dans la vie ; et j’ajouterai encore que peut-être le célèbre chef socialiste, né de parens tuberculeux, s’exagérait quelque peu les conséquences funestes de cette « insuffisance d’alimentation » qui semble bien, d’ailleurs, avoir été le principal souvenir gardé par lui plus tard de ses jeunes années. Ne nous apprend-il pas lui-même que, vers 1872, les médecins ont constaté chez lui un début très marqué d’affection pulmonaire, dont il ne s’est guéri que sous l’influence bienfaisante de trois longues années d’un repos absolu dans diverses prisons saxonnes ?

Mais il n’en reste pas moins que, de quelque cause qu’il ait pu lui venir, son fâcheux état de « débilité corporelle » a été le seul obstacle qui l’ait empêché de suivre son père, son oncle, et une nombreuse lignée d’ascendans paternels dans une carrière aussi différente que possible de celle où l’attendaient bientôt la gloire et la fortune que l’on sait.

Il est vrai que jadis son père, sur son lit de mort, avait instamment demandé qu’il ne fût fait, en faveur de ses deux fils, aucune démarche qui risquât de constituer pour eux l’engagement de se vouer ensuite au métier militaire, — le pauvre homme n’ayant trouvé que souffrances et déboires, pour son propre compte, dans une longue pratique de ce métier où, sans doute, il n’avait eu à apporter que d’humbles et banales qualités de conscience professionnelle. Mais déjà sa veuve, ne tenant nul compte de ce vœu suprême du sous-officier moribond, avait expressément consenti à faire élever ses fils comme de futurs soldats ; et le récit d’Auguste Bebel nous laisse deviner avec quelle ardeur, dès son enfance, le futur député socialiste lui-même avait toujours aspiré de toute son âme à pouvoir satisfaire dans les rangs de l’armée prussienne son double besoin inné d’obéissance et de commandement. Tout le long de son apprentissage d’ouvrier-tourneur, à Wetzlar comme pendant les diverses étapes de son voyage traditionnel à travers l’Allemagne, le fils de l’ancien sergent d’infanterie Jean-Gottlob Bebel a continué de maudire la malencontreuse faiblesse physique à laquelle il devait d’avoir été, par deux fois, déclaré incapable d’aucun service militaire ; et je ne serais pas étonné que son regret de n’avoir pas pu entrer au régiment l’eût poursuivi en secret bien plus longtemps encore, jusqu’au jour où, vers 1863, il a enfin découvert la possibilité pour lui d’enrôler et de commander une armée nouvelle, faite de la foule innombrable des travailleurs allemands.


Mieux nourri par sa mère, ou du moins plus vigoureux durant ses années de jeunesse, Auguste Bebel serait sûrement devenu un sous-officier exemplaire, ou bien peut-être un très remarquable officier supérieur, selon que les circonstances lui auraient ou non permis d’acquérir, à la caserne, un degré d’instruction et de culture générale équivalent à celui qu’il allait acquérir, dans la vie civile, sous l’influence de ses propres lectures et des leçons de son maître Liebknecht. En tout cas, il aurait servi et défendu de son mieux non seulement cette cause de la patrie allemande qui devait lui rester chère à jamais, jusque dans ses fonctions de chef du parti socialiste, mais aussi la cause non moins sacrée de l’ « ordre » politique et social. Comme son père et son grand-père, il aurait été un parfait « conservateur, » avec un mélange profond de mépris et de haine pour cet esprit « révolutionnaire » qui, du reste, n’a pas laissé de répugner toujours à sa nature éminemment méthodique, éprise de régularité et de discipline. Et pareillement il n’est pas douteux que le parti socialiste allemand ne serait pas devenu ce qu’il est à présent si les hasards de la destinée, en excluant le jeune Bebel d’une carrière où l’entraînaient à la fois son éducation et tous ses instincts, n’avaient pas mis à la tête du prolétariat d’outre-Rhin ce merveilleux organisateur, ce chef incomparable qui, pendant près d’un demi-siècle, après l’avoir activement rassemblé et « militarisé, » l’a tenu tout entier dans ses puissantes mains.


J’ai eu l’occasion de rencontrer deux ou trois fois Bebel, à Berlin, il y a environ une vingtaine d’années. Je l’ai vu d’abord, un soir, dans une maison où se trouvaient réunis quelques-uns des principaux orateurs et journalistes de son parti ; et je me souviens que mon impression de ce soir-là a été une surprise nuancée de dédain. A côté de l’homme d’action admirable que m’était apparu, en Bavière, M. de Volmar, — et dont je continue à croire, aujourd’hui encore, qu’il se serait élevé beaucoup plus haut dans tout parti où il lui aurait été possible d’employer plus efficacement son éminente supériorité intellectuelle[2], — à côté même de l’apôtre et du polémiste passionné que j’entrevoyais dans le vieux Liebknecht, celui que je savais être le véritable maître du parti me faisait l’effet d’un médiocre petit bourgeois, de mine pauvre et absolument dépourvu de toute physionomie personnelle. Maigre et sec, proprement vêtu sans l’ombre d’élégance, mais sans rien non plus qui rappelât chez lui l’ancien ouvrier, il avait un long visage triste, ou plutôt maussade, qu’encadraient une barbiche grise et d’épais cheveux gris. Tout au plus son regard et ses manières me révélaient-ils une étrange expression de méfiance, comme s’il se fût accoutumé à redouter un espion ou un ennemi dans chacune des personnes qui l’entouraient. A toutes les questions il répondait brièvement d’une voix ennuyée, baissant les yeux ou les détournant, avec l’allure inquiète d’une souris prisonnière qui eût guetté toutes les chances de s’échapper d’entre nos doigts. Et comme, avec cela, je l’entendais parler de son prochain retour à Zurich, où j’avais appris qu’il s’était fait bâtir une modeste villa, je me demandais par quel étrange hasard cette espèce de maître d’école ou de greffier retraité pouvait bien être devenu le fameux et terrible dictateur socialiste dont toutes les paroles constituaient autant d’ordres pour des centaines de milliers de fidèles sujets.

Le mystère me fut expliqué dès l’un des soirs suivans. Dans une grande salle d’un faubourg de Berlin, le parti socialiste avait organisé une réunion où l’on devait discuter une certaine question dont je me rappelle que tout le monde lui attribuait à ce moment une importance considérable, mais sans que, hélas ! je puisse parvenir à me rappeler également en quoi elle consistait. J’ai l’idée cependant qu’il s’agissait d’un nouveau décret impérial, et de l’attitude que devraient prendre à son endroit les socialistes allemands. Tout cela s’est tristement brouillé dans ma mémoire : mais c’est au contraire avec une netteté parfaite que s’y est maintenue l’image de l’immense salle enfumée où avait lieu le meeting. Tour à tour, d’abord, une demi-douzaine d’orateurs s’étaient avancés au bord de l’estrade, afin de nous débiter bruyamment, chacun à sa façon, une série à peu près invariable de protestations indignées, invariablement accueillie du nombreux auditoire avec le même enthousiasme quasi machinal. Puis voici que, soudain, j’ai senti comme un grand frisson qui s’était répandu à travers la salle ! Un septième orateur était apparu au bord de l’estrade, dont la seule présence avait suffi pour transfigurer, en quelque sorte, ce millier de braves gens, redressant leur posture volontiers un peu courbée, réveillant leur regard, imprégnant tous leurs traits d’une vie plus intense. Et combien plus frappante encore la transfiguration survenue, désormais, dans le visage et toute la personne du petit homme qui venait ainsi de se camper devant nous ! Vêtu de la même façon que je l’avais vu l’avant-veille, Auguste Bebel n’avait plus rien pourtant d’un commis en retraite : manifestement, il était redevenu le chef d’armée à la tête de ses troupes. Une fièvre singulière brûlait en lui, jaillissait de ses grands yeux noirs, — largement ouverts maintenant, et comme embrasés. Et j’avais l’impression que, si même il avait parlé d’une voix basse et égale au lieu des sonores éclats pathétiques dont il se croyait tenu de parsemer son discours, toute l’assistance n’en aurait pas moins subi le prestige irrésistible qui m’obligeait, comme les autres, à boire avidement les moindres mots sortis de ses lèvres.

Il y avait sans aucun doute, chez lui, quelque chose de ce mystérieux magnétisme que possèdent tous les grands conducteurs de foules. Je dirai plus : peu d’hommes ont eu au même degré le privilège inappréciable d’imposer autour de soi leur volonté sans l’ombre d’effort apparent, simplement en vertu de leur pouvoir naturel de domination. Mais à ce pouvoir s’est toujours ajouté, chez l’ancien tourneur de Wetzlar, un ensemble de qualités pratiques dont lui-même nous a donné tout à l’heure un échantillon, en nous racontant les motifs qui l’avaient porté à ne pas se dénoncer devant sa mère comme le véritable auteur du larcin imputé par Mme Bebel à son jeune frère. Ce chef tout-puissant était avec cela avisé, circonspect, doué d’une ténacité et d’une énergie merveilleuses. Entré dans la vie politique dès 1860, il n’en avait pas moins réussi à poursuivre son métier d’artisan ; et d’année en année, plus tard, ni les soins de la direction de son parti, ni les congrès de plus en plus nombreux aux quatre coins de l’Allemagne, ni même une respectable série de séjours en prison n’avaient empêché l’ex-ouvrier devenu patron de faire prospérer l’atelier fondé par lui dans un faubourg de Leipzig.


Aussi bien ses Souvenirs nous apportent-ils un témoignage saisissant de l’obstination avec laquelle ce parfait organisateur procédait à la poursuite de chacune de ses fins, publiques ou privées. Un long chapitre de ces Souvenirs, et peut-être le plus intéressant de tous, est consacré au récit de sa lutte contre l’élève et successeur de Lassalle, l’infortuné Jean-Baptiste Schweitzer. C’était, ce Schweitzer, un homme d’une intelligence et d’une activité remarquables, qui avait repris à la fois et la doctrine socialiste de Lassalle et la fâcheuse tendance de celui-ci à ne reculer devant aucun moyen pour satisfaire une très ardente ambition personnelle. Mais surtout il se trouvait être le maître d’un immense parti d’ouvriers allemands, dressé vis-à-vis de celui qu’avait, en somme, fondé et organisé le jeune Bebel : d’où, pour ce dernier, la nécessité d’anéantir ce rival redoutable, afin de devenir ensuite le seul chef d’une armée où viendraient se fondre les troupes commandées jusque-là par Schweitzer. Et bien que Bebel, dans ses Souvenirs, s’abstienne le plus possible de nous montrer la part qu’il a prise lui-même à la ruine de l’héritier de Lassalle, nous devinons aisément que nul autre que lui n’est l’auteur des coups, de plus en plus meurtriers, qui pendant dix ans n’ont pas cessé de s’abattre sur son adversaire, jusqu’au jour où, vers 1874, celui-ci a enfin été forcé de s’avouer vaincu. Impossible d’imaginer un spectacle plus émouvant que celui de cette lutte sourde, continue, implacable, de l’obscur ouvrier tourneur de Leipzig contre le fastueux et méprisant Schweitzer, — type parfait du grand seigneur déclassé, rappelant par bien des points notre Mirabeau. La souris dont je parlais plus haut, c’est comme si nous la voyions maintenant aux prises avec un vieux lion ; et peu à peu le lion finit par s’affaiblir, épuisé sous le renouvellement infatigable des morsures et des coups de griffes d’un petit ennemi qu’il aperçoit à peine. Tantôt le directeur du Socialiste apprend la défection de tel de ses amis qui, la veille encore, lui semblait tout dévoué ; tantôt surgit de terre contre lui une accusation imprévue, s’appuyant sur la mise au jour d’une de ses anciennes lettres, qu’il avait pu croire à jamais oubliée. Et de plus en plus les assauts se multiplient ; l’autorité de Schweitzer s’émiette, décroît ; et sans arrêt de nouveaux bataillons de son armée de la veille s’en vont se ranger sous les ordres de l’humble tourneur leipzigois !

Mais à cette grandeur tragique de la lutte des deux chefs s’ajoute un élément comique, plus étonnant encore. Car le fait est que, lorsque le jeune Bebel, presque dès son arrivée à Leipzig, emploie son génie naturel d’organisation à rassembler autour de soi les travailleurs allemands, il le fait expressément pour résister aux progrès des nouvelles doctrines socialistes. Pendant cinq ou six ans, Schweitzer est surtout à ses yeux le représentant de ce socialisme que Lassalle a naguère commencé de prêcher aux prolétaires de son pays. En digne fils du sergent de Cologne, Bebel combat pour l’ordre et la propriété, pour un « progrès « lentement poursuivi, qu’il oppose à l’idéal chimérique et néfaste d’une prétendue égalité sociale. Pendant cinq ou six ans il attaque Schweitzer, pour ainsi dire, du côté droit, au nom de ce parti « libéral » à la disposition duquel il a placé les nombreux milliers d’hommes qui dès lors subissent aveuglément sa domination. Puis, par degrés, un changement s’opère dans ses vues politiques. Comme il nous l’avoue ingénument dans ses Souvenirs, l’obligation de combattre les « Lassalliens « l’amène à prendre connaissance des écrits de leur maître ; sans compter que, vers le même temps, le hasard achève de le pousser au socialisme en lui donnant pour voisin et pour collaborateur le journaliste Wilhelm Liebknecht, qui a longtemps reçu à Londres les leçons de Karl Marx. Si bien que, de proche en proche, aux environs de 1868, l’ancien ennemi déclaré du socialisme devient, à son tour, un zélé partisan du programme de Lassalle ; et naturellement ses troupes le suivent sans la moindre objection sur ce nouveau terrain, comme elles l’auraient suivi s’il lui avait plu d’adhérer à la doctrine de Fourier, ou peut-être même à celle de Bismarck ; et dorénavant c’est du côté gauche qu’il va harceler Schweitzer, lui reprochant de n’être pas assez socialiste après l’avoir longtemps combattu parce qu’il l’était trop ! Il y a là une évolution des plus amusantes, sur laquelle l’auteur des Souvenirs s’est bien gardé d’insister, mais qui n’en ressort pas moins, avec une évidence entière, de la suite des faits qu’il nous expose ; et nous ne pouvons nous empêcher de songer à la surprise qu’a dû éprouver le pauvre Schweitzer en assistant à cette espèce de « mouvement tournant » exécuté autour de lui par le plus acharné de ses adversaires.


Pour nous, au contraire, — et surtout après la lecture des Souvenirs de Bebel, — une telle évolution doctrinale s’explique le plus naturellement du monde par l’indifférence absolue du célèbre leader socialiste à l’égard de tout ce qui ressemble à une notion théorique. Non pas certes que Bebel, dans ses deux volumes, nous fasse expressément l’aveu de cette indifférence : mais n’en avons-nous pas une preuve assez manifeste dans le simple fait qu’un personnage comme celui-là, le fondateur et le chef incontesté du parti socialiste allemand, ait pu nous raconter en grand détail l’histoire de sa vie sans éprouver jamais le besoin d’exposer ni de justifier, si peu que ce soit, les différens programmes politiques au service desquels il a livré bataille ? Vainement on chercherait tout au long de ses deux volumes, comme je l’ai dit, d’autres vues philosophiques ou morales que le court passage cité au début de cet article ; et pas un moment non plus le narrateur ne s’interrompt pour raisonner sur les innombrables incidens qu’il nous rapporte, pour tirer de ses propres aventures ou de celles d’autrui une conclusion un peu générale, en un mot pour regarder d’une certaine hauteur la suite des événemens historiques où il a pris part. Il n’y a pas jusqu’à ses portraits qui ne se ressentent de son entière incapacité d’abstraction. Les figures les plus originales, un Karl Marx ou un Windthorst, un Eugène Richter ou une comtesse Hatzfeld, se dépouillent inévitablement, sous sa plume, de toute individualité comme de toute vie ; et force nous est de nous en tenir, sur elles, aux épithètes banales dont il a plu à l’auteur d’accompagner la mention de leurs noms.

C’est assez dire que les problèmes religieux, en particulier, n’occupent guère de place dans l’autobiographie d’Auguste Bebel. Il nous rappelle en vérité que, pendant l’un de ses séjours en prison, il a traduit et même commenté un livre français d’Yves Guyot et Sigismond Lacroix sur les Doctrines sociales du Christianisme, comme aussi qu’il a publié plus tard une brochure intitulée : Christianisme et Socialisme ; mais nous ne pouvons nous empêcher de supposer que, là encore, il s’est borné à écrire plus ou moins sous la dictée de ce Liebknecht qui paraît décidément avoir été son « cerveau, » la source à peu près unique de toute sa pensée. Car comment admettre que, si la question religieuse l’avait jamais ému pour son propre compte, une trace au moins de cette émotion ne se serait pas glissée dans le long récit qu’il nous a fait de sa vie ? Avec toute leur fâcheuse maladresse littéraire, ses Souvenirs nous laissent pourtant deviner ses goûts principaux, tout de même qu’ils nous permettent d’entrevoir son plus ou moins de sympathie pour les diverses personnes qu’il a rencontrées : en matière de religion, nul moyen pour nous de connaître ses sentimens intimes, ou plutôt de savoir de quelle nuance spéciale d’admiration respectueuse ou d’aigre rancune à l’égard de l’esprit chrétien se tempérait, chez lui, l’ « agnosticisme » officiel de son parti. En fait, tout porte à croire que jamais, depuis son enfance, cet homme d’action n’a eu le temps de se former une opinion individuelle sur des sujets qui, d’ailleurs, se trouvaient être d’ordre trop « théorique » pour avoir de quoi séduire une tête et un cœur aussi exclusivement attachés aux seules réalités positives : conjecture d’autant plus probable que, dès son enfance, le futur chef socialiste reconnaît avoir été instruit, par une mère « incrédule, » à ne pas attacher plus d’importance qu’il convenait aux leçons théologiques du pasteur luthérien de Wetzlar.

Tout au plus voyons-nous, à plusieurs reprises, qu’Auguste Bebel craint et déteste passionnément les « Jésuites, » — par où il n’est pas éloigné d’entendre tous les représentans de l’Église catholique. C’est ainsi que, notamment, il attribuerait volontiers toute la responsabilité des faiblesses et des vices de son ennemi J. B. Schweitzer au hasard qui a fait de ce dernier, dans sa jeunesse, l’élève d’un collège dirigé par des prêtres. Et cependant, son récit nous révèle que lui-même, personnellement, a conservé un souvenir excellent de la seule occasion qui l’ait mis en contact avec le clergé et les institutions catholiques. Écoutons-le nous raconter ce curieux épisode de son voyage professionnel d’apprenti-tourneur à travers l’Allemagne :


A Fribourg-en-Brisgau, j’ai passé un été tout à fait agréable. Fribourg est, par sa situation, une des plus belles cités allemandes. Ses bois sont ravissans, et de tous les côtés, alentour, s’offrent des lieux d’excursion plus délicieux les uns que les autres. Ce qui me manquait seulement, s’était la possibilité de me lier avec des jeunes garçons de ma sorte. Si bien que, ayant appris l’existence d’un cercle d’apprentis catholiques où l’on admettait aussi des membres d’autres confessions, je me suis empressé de m’y faire recevoir. Pareillement encore à Salzbourg, plus tard, j’ai fait partie d’un cercle catholique ; et, les deux fois, je n’ai pas eu à me repentir de ma résolution. Une tolérance complète régnait, dans ces sociétés, à l’égard des non-catholiques. Le président de notre cercle de Fribourg était le professeur Alban Stolz, un prêtre éminent qui devait ensuite jouer un rôle considérable pendant le Kulturkampf. Après lui venait, comme vice-président, un ouvrier élu par les membres du cercle. Ceux-ci assistaient a des conférences faites expressément pour eux, et recevaient des leçons de diverses matières, par exemple de langue française. Ainsi ces cercles d’apprentis se trouvaient être des sociétés d’instruction en même temps que d’amusement. J’ignore ce qu’ils sont devenus depuis, et s’ils ont conservé leur ancienne forme. Dans la salle de réunion, nous pouvions lire un grand nombre de journaux, exclusivement catholiques, en vérité, mais qui ne m’en permettaient pas moins de m’informer de ce qui se passait dans le monde. Et surtout, ce cercle de Fribourg a heureusement satisfait mon besoin de m’entretenir avec des jeunes gens de mon âge. Un élément très original, dans notre cercle, était constitué par les séminaristes, qui, jeunes et pleins de vie, étaient tout heureux de pouvoir se lier avec nous. J’ai passé avec quelques-uns d’entre eux des soirées charmantes. Puis, lorsque l’un des membres du cercle quittait la ville, on lui donnait an livret qui l’accréditait auprès des autres sociétés catholiques, comme aussi auprès de tous les prêtres des villes et villages où il pourrait passer. Je possède aujourd’hui encore l’un de ces livrets, dont la couverture est ornée d’une image de saint Joseph, patron des cercles d’apprentis, avec l’Enfant Jésus sur son bras,

... A Salzbourg, lorsque j’y arrivai quelques mois plus tard, mon premier soin fut de me faire admettre au cercle catholique, composé d’environ deux cents membres parmi lesquels il y avait jusqu’à trente-trois protestans. Notre président était un certain docteur Schœpf, professeur au séminaire de Salzbourg. C’était un homme encore tout jeune, d’une admirable beauté de visage, avec cela toujours complaisant, serviable, et gai. Il appartenait, d’après ce que l’on m’a dit, à l’ordre des Jésuites. Inutile d’ajouter qu’il savait fort bien avoir sous ses ordres, dans notre cercle, un bon nombre de protestans. Chaque dimanche, il nous faisait une petite conférence où nous nous pressions en foule : il choisissait avec soin des sujets de pure morale, pouvant convenir à des auditeurs de n’importe quelle confession. Je ne tardai pas à entrer en l’apports personnels avec lui ; et plus d’une fois, le dimanche après-midi, je fus invité à venir le voir dans son logement, où je me rappelle en particulier que nous nous entretînmes longuement de la situation politique de l’Allemagne et de l’Autriche...

Au mois de mars a lieu la fête de Saint-Joseph, dont j’ai dit déjà qu’il était le patron des cercles d’apprentis catholiques. Quelques jours avant la fête, notre président, s’adressant aux membres catholiques du cercle, leur dit qu’il espérait bien les voir tous à la messe le matin de la fête. Il n’ignorait pas que les jeunes gens se dispensaient volontiers de cette obligation : mais, cette fois, il s’agissait pour eux de ne pas se discréditer aux yeux de l’Impératrice, — veuve de l’empereur Ferdinand, et grande bienfaitrice du cercle, — qui sûrement serait informée de leur conduite. « L’après-midi, — ajouta-t-il par manière de consolation, — nous ferons un pèlerinage à l’abbaye de Maria Plain. Là-haut, un tonneau de bière sera ouvert aux frais de la caisse du cercle, et un second à mes propres frais. Aussi suis-je tranquille de ce côté-là : personne de vous ne manquera à cette seconde partie de la fête ! » Tout le monde se mit à rire, et je crois bien que le Dr Schœpf obtint ce qu’il désirait. L’après-midi de la fête, catholiques et protestans nous nous mimes joyeusement en marche derrière une magnifique bannière, portée par notre doyen, et où se trouvait brodée l’image de saint Joseph. Arrivés à Maria Plain, nous fîmes d’abord une longue visite à l’église, richement décorée ; et puis ce fut la station à l’auberge voisine. Les tonneaux furent vite épuisés, et maints des pèlerins revinrent à Salzbourg d’un pas mal assuré. Quant à moi, je fis ce chemin de retour en compagnie de notre président et d’un autre ouvrier protestant, originaire de Hanovre. Avant de prendre congé de nous, le Dr Schœpf nous fit entrer dans un café, ou nous jouâmes une partie de billard, — la première et la dernière de toute ma vie. Naturellement nous perdîmes la partie, mon collègue et moi ; mais ce n’en fut pas moins le Dr Schœpf qui paya.

Quelque trente ans plus tard, un M. de Pfister m’écrivit, de Lintz, que, empêché par la maladie de venir à Berlin, il tenait du moins à m’envoyer par la poste les complimens dont l’avait chargé pour moi le chanoine Schœpf de Salzbourg. Comment le Dr Schœpf avait pu se souvenir de moi, c’est ce que je n’ai jamais su : mais sûrement, l’impression que lui avait laissée le jeune apprenti-tourneur de jadis ne saurait avoir été assez forte pour lui permettre, à elle seule, de reconnaître ce jeune gaillard dans le député socialiste au Reichstag. Lorsque j’ai eu moi-même l’occasion de revoir Salzbourg, en 1901, le Dr Schœpf était mort déjà depuis plusieurs années. J’ai été heureux d’apprendre qu’il avait conservé jusqu’au bout son humeur joviale, ainsi que sa charmante amabilité de naguère.


« Aimable et jovial, » ce n’est certainement pas ainsi que nous serions tentés de définir le caractère d’Auguste Bebel lui-même, d’après l’image que nous en offrent les deux volumes de ses Souvenirs. Presque toujours, au contraire, le leader socialiste nous y apparaît le petit bourgeois maussade et méfiant que j’ai jadis rencontré dans un salon berlinois. Il ergote à perte de vue sur d’infimes détails, réduit les événemens historiques les plus graves aux proportions d’incidens médiocres, où jamais d’ailleurs il n’aperçoit que son rôle personnel ; et jamais non plus il ne se résigne à oublier ses moindres griefs, remplissant tout son livre d’aigres et mesquines récriminations qui achèvent de nous en rendre l’atmosphère presque irrespirable. Mais, tout d’abord, c’est chose certaine que cette impression fâcheuse qui ressort pour nous de ses deux volumes tient, en grande partie, à sa profonde ignorance du métier littéraire. L’ex-ouvrier tourneur a eu beau se bourrer de lectures pendant toute sa jeunesse ; il a eu beau, plus tard, profiter de ses années de prison pour faire connaissance avec les principaux écrivains anciens et modernes : son éducation première lui avait laissé dans l’esprit des lacunes qu’il n’a pu parvenir à combler. Privé comme il l’était de tout pouvoir d’abstraction, il ne s’est pas rendu compte, notamment, des méthodes spéciales qu’exigeait la rédaction d’un livre : si bien qu’il a gauchement étalé devant nous une suite innombrable de faits de toute espèce et de toute importance, sans même soupçonner l’obligation qu’il y aurait eu pour lui de leur imposer l’ombre d’un choix, d’un classement, ou d’une mise au point. A quoi j’ajouterai que, tels qu’ils sont, ses Souvenirs ne nous forcent pas moins à respecter, sinon à aimer, le personnage assez déplaisant qui s’y révèle à nous. Avec sa petitesse de parvenu et sa mauvaise humeur de valétudinaire, nous n’en sentons pas moins que ce personnage a déployé à l’exécution de sa tâche un zèle ardent, sincère, libre de tout souci d’intérêt matériel. Les journaux nous ont bien annoncé que l’héritage du défunt chef socialiste s’élevait à tout près d’un million de marks ; mais c’est seulement au soir de sa vie que de fervens admirateurs lui ont légué cette fortune imprévue ; tandis que toujours, jusque-là, nous le voyons en somme noblement préoccupé de ne consacrer à son entretien que les modestes revenus de son atelier de tourneur. Et enfin il faut se rappeler que cette autobiographie de Bebel ne nous montre que l’un des deux aspects, aussi différens que possible, qu’il m’a été donné naguère d’apercevoir tour à tour dans la personne du leader berlinois. En même temps qu’il était cette manière de gérant ou de contremaître du socialisme allemand qui survit à nos yeux dans ses Souvenirs, le fils de l’obscur sous-officier de Cologne a été aussi l’un des plus extraordinaires dominateurs de foules de son temps et peut-être de tous les temps, le créateur et le chef victorieux d’une immense armée qui, aujourd’hui encore, continue à marcher dans les voies où il l’a engagée. A ce titre, Auguste Bebel tient dès aujourd’hui une grande place dans l’histoire politique de son pays ; il la gardera longtemps encore après qu’aura très légitimement disparu dans l’oubli le médiocre et ennuyeux bavardage de ses Souvenirs.


T. DE WYZEWA.

  1. Le récit du tome II s’arrête en 1878. Un troisième et dernier volume se trouvait en préparation au moment de la mort d’Auguste Bebel.
  2. Me sera-t-il permis de rappeler l’étude que j’ai consacrée naguère à M. de Volmar, comme aussi aux autres chefs du parti « démocrate-social, » dans le volume intitulé : Le Mouvement socialiste en Europe ?