Revues étrangères - La Conversion d’Alexandre Manzoni

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Revues étrangères - La Conversion d’Alexandre Manzoni
Revue des Deux Mondes6e période, tome 11 (p. 456-467).




REVUES ÉTRANGÈRES



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LA CONVERSION D’ALEXANDRE MANZONI

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Carteggio di Alessandro Manzoni, publié par Giovanni Sforza et Giuseppe Gallavresi. — Première partie : 1803-1821. Un vol. in-8o illustré. Milan, librairie H. Hœpli, 1912.


J’ai eu l’honneur de diner hier avec un grand homme, avec un très haut poète, avec un lyrique transcendant, avec Le Brun ! J’ai eu l’honneur d’imprimer deux baisers sur ses joues décharnées ; et ces baisers m’ont paru plus savoureux que si je les avais cueillis sur les lèvres de Vénus. Voilà un grand homme, de par les dieux ! Crois-moi, nous autres, Italiens, nous nous montrons bien impertinens lorsque nous déclarons qu’il n’existe pas de poésie française ! Je suis d’avis, pour mon compte, — et j’estime ne pas me tromper, — que nous n’avons pas en Italie (mais ceci entre nous !) un seul poète digne d’être égalé à Le Brun, sous le rapport de ce qu’on appelle la puissance lyrique. Aussi ses compatriotes le nomment-ils couramment Le Brun-Pindare ; et il se pourrait que l’éloge n’eût rien d’excessif.


C’est en ces termes qu’un jeune poète milanais, — dans une lettre écrite de Paris, le 12 mars 1806, — épanchait ingénument le mélange d’admiration et de plaisir qu’avait fait naître en lui la rencontre du plus glorieux des poètes français de son temps. A quoi notre enthousiaste ajoutait que le magnanime Le Brun, sur le titre de l’exemplaire d’un de ses poèmes qu’il avait daigné lui offrir, avait tenu à inscrire cette dédicace : À M. Beccaria. « Un tel nom est trop honorable pour que vous ne saisissiez pas l’occasion de le porter ! — avait dit le nouveau Pindare à son jeune confrère italien. — Et je veux que le nom de Beccaria s’entrechoque avec celui de Le Brun ! »

En réalité, cependant, le destinataire de la dédicace ne s’appelait pas du tout Beccaria. Son nom véritable était Alexandre Manzoni, et c'était seulement depuis sa récente arrivée à Paris qu'il s'était avisé de joindre au nom paternel, qu'il avait toujours porté jusque-là, un autre nom plus fameux, qui avait été jadis celui de sa mère. « Veille bien à ce que les imprimeurs n'omettent pas, sur la première page, de compléter mon nom par ce Beccaria, qui est pour moi un titre de gloire ! » 'écrivait-il à un ami qu'il avait chargé de la publication, à Milan, d'un de ses poèmes. Et peut-être, en effet, éprouvait-il un certain orgueil à pouvoir rappeler de cette manière son étroite parenté avec l'un des plus célèbres écrivains du siècle précédent, — ce marquis César Beccaria, son grand-père maternel, dont le hardi traité des Délits et des Peines avait obtenu, dans l'Europe entière, un succès presque comparable à celui du Dictionnaire Philosophique ou du Contrat social. Mais surtout, un tel allongement de son nom devait avoir, aux yeux du jeune poète italien, une double portée personnelle d'ordre plus intime. Il devait signifier, en premier lieu, que le fils du gentilhomme catholique Pierre Manzoni, tout de même qu'il était avec cela le descendant direct de l'un des chefs du mouvement « philosophique » du XVIIIe siècle, se considérait aussi, désormais, comme l'héritier des idées et des sentimens de son illustre grand-père maternel ; après avoir appartenu depuis l'enfance, par ses origines et son éducation, à l'aristocratie la plus « conservatrice » de sa ville natale, l'ancien élève des Pères Somasques de Milan affirmait son intention de rompre décidément tous liens avec son passé, pour s'affilier à l'école de « libres-penseurs » républicains formée naguère sous l'influence de César Beccaria. Et en second lieu, plus expressément encore, le jeune homme voulait proclamer que, non content de renier les opinions politiques et religieuses de son père, il reniait également, pour ainsi dire, jusqu'à sa parenté avec celui-ci. Faute de pouvoir, — comme le lui conseillait le « transcendant » Le Brun, — abandonner entièrement le nom d'un père qu'il s'était mis à haïr, il espérait que du moins l'accouplement à ce nom de celui de Beccaria ferait connaître à tous sa résolution solennelle de n'avoir plus rien de commun avec les Manzoni.

Car tout le monde, dans son pays, savait que sa mère, au printemps de l'année 1797, s'était définitivement séparée de son mari ; après quoi, ayant repris son nom de Julie Beccaria, elle avait associé sa vie à celle d'un autre gentilhomme milanais, le comte Charles Imbonati, avait accompagné son amant dans ses longs voyages à travers l'Europe, et venait de le voir mourir dans ses bras, le 15 mars 1805, à Paris, où le couple « illégitime » s'était fixé à demeure depuis quelques années. Désespérée de cette mort de son compagnon, Mme Manzoni s'était ressouvenue de son fils Alexandre, âgé d'environ vingt ans, qui toujours jusqu'alors était resté à Milan, auprès de son père. Et le jeune garçon, sur son appel, s'était empressé d'accourir à Paris, trop heureux de pouvoir secouer, pour un moment, le poids de la sévère discipline paternelle ; et bientôt la tendre pitié qu'il avait d'abord ressentie à l'égard de sa mère s'était changée, dans ce cœur d'enfant naïf et romanesque, en une affection, une vénération, un culte passionnés, de telle sorte que le fils de Julie Beccaria avait commencé dorénavant, lui aussi, à détester son père, en même temps qu'il s'était épris d'une admiration enthousiaste pour la mémoire de l'amant de sa mère. Non seulement il avait jugé bon que « sa Julie » acceptât l'héritage de la grosse fortune du défunt, et témoigné encore de bien d'autres façons son approbation respectueuse de toute la conduite passée de l'épouse infidèle ; ce poème, sur le titre duquel il craignait que les imprimeurs milanais n'omissent de joindre à son nom familial le nom de Beccaria, ce poème qu'il avait composé avec une fiévreuse ardeur durant les premiers mois de son séjour à Paris se trouvait être une espèce de grande ode funèbre, consacrée par lui à la glorification de l'homme qui avait, autrefois, publiquement attristé et déshonoré son foyer paternel. « Sur la mort de Charles Imbonati, poème, par Alexandre Manzoni-Beccaria, dédié par l'auteur à sa mère Julie Beccaria : » ainsi s'appelait cet étrange morceau, tout rempli en vérité d'émouvantes images, et destiné à inaugurer brillamment la fortune littéraire du plus illustre des écrivains italiens du XIXe siècle.


A Paris, lorsqu'elle s'y était naguère fixée en compagnie de son amant, Mme Manzoni était devenue l'amie et confidente de la célèbre Mme de Condorcet, dont la liaison « irrégulière » avec le jeune érudit Claude Fauriel n'était pas sans ressembler un peu à ses propres relations avec Imbonati. Si bien que notre poète milanais, dès son arrivée, avait été accueilli dans [l'intimité de ce couple éminemment « philosophique ; » et tout de suite aussi la connaissance du médecin Cabanis, beau-frère de Mme de Condorcet, lui avait permis d'entrer en contact familier avec les Morellet, les Daunou, et les Ginguené, le groupe entier des derniers représentans de l'ancien esprit « encyclopédiste. » Accoutumé de bonne heure à ne pas prendre trop au sérieux les croyances religieuses que lui avaient imposées son père et les pieux maîtres de son enfance, quelques mois de libres entretiens avec ses nouveaux amis lui avaient suffi pour s'imprégner très profondément d’une atmosphère d’irréligion plus épaisse encore, peut-être, et plus étouffante que celle qu’avait jadis respirée la génération des contemporains de Voltaire. Ses lettres de cette période nous le montrent débordant de mépris et de haine à l’endroit des dogmes, des traditions, du clergé catholiques. Et comme, par ailleurs, sous la double influence des goûts « cosmopolites » de sa mère et de l’enseignement des « idéologues, » l’amour idéal de l’ « humanité » n’avait pu manquer déjà d’amortir, dans son cœur, la flamme juvénile de son attachement à la terre natale, peu s’en fallait que tout son patriotisme se réduisit désormais à rechercher les moyens les plus sûrs qui auraient chance d’ « éclairer » le peuple italien, ou, en d’autres termes, de l’arracher au funeste pouvoir de la « superstition. » C’est avec une véritable angoisse, — et mêlée d’une fureur non moins ingénue, — qu’il déplorait l’infortune monstrueuse d’un de ses plus chers compagnons milanais, le comte Louis Arese, qui, sur son lit de mourant, s’était encore trouvé condamné « à avoir devant les yeux l’horrible figure d’un prêtre ! »

Il n’y a pas même jusqu’à l’exemplaire élévation native de ce cœur du futur auteur des Fiancés dont nous n’ayons l’impression qu’elle fléchissait peu à peu, ou tout au moins se déformait, en conséquence de la brusque transplantation du poète dans un milieu intellectuel et moral le moins fait du monde pour lui convenir. Nous sentons qu’un cœur tel que celui-là ne possédait décidément ni les qualités essentielles, ni l’éducation qui lui auraient été nécessaires pour s’accommoder de circonstances extérieures aussi anormales que celles qui résultaient, notamment, de la situation sociale de Mme Manzoni. Alors qu’un Fauriel, par exemple, réussissait, sans l’ombre d’effort, à conserver son calme et sa pureté d’âme, tout en continuant de partager l’existence d’une femme à laquelle ne le joignait aucun lien légal, — d’une femme noble et riche, et plus âgée que lui de près de dix ans, — toutes les paroles aussi bien que tous les actes de Manzoni nous laissent deviner chez lui une sorte de gêne inconsciente et cachée, un sourd malaise énergiquement réprimé, mais assez fort pour que nous soyons tentés de lui attribuer l’origine de la longue et douloureuse affection nerveuse qui viendra bien tôt l’accabler. Trop évidemment il tâchait à faire taire en soi des scrupules importuns. Il s’obstinait, avec une tension incessante de tout son être, à approuver et à admirer un ensemble de choses qui, au fond, lui déplaisaient. Par là seulement s’explique, me semble-t-il, son insistance singulière, et quasi provocante, à célébrer la mémoire de Charles Imbonati : c’était comme si nulle exagération ne lui eût paru suffisante pour convaincre les autres, — et pour se convaincre lui-même, — de la beauté morale de la conduite adoptée par sa mère.

Et semblablement on songe à tout ce que doit lui avoir valu de remords et de honte, dans la suite de sa vie, le souvenir de sa propre conduite vis-à-vis de son père. Ce père autrefois vénéré et aimé, — le meilleur des hommes, au demeurant, avec ses « travers » plus ou moins ridicules, — était mort le 18 mars 1807, après avoir dicté un testament par lequel il laissait à son cher Alexandre toute sa fortune : pardonnant au jeune homme la suprême et inoubliable douleur qu’il avait eue de son abandon, et le conjurant de « se rappeler, un jour, les saints principes dont il l’avait nourri. » Alexandre se trouvait alors en Italie, où il était venu, avec sa mère, remettre en état les domaines que leur avait légués Charles Imbonati ; et l’on ne saurait imaginer de quel ton froidement dédaigneux il avait annoncé à Fauriel la mort de son père, dans une lettre toute employée à de vains bavardages esthétiques et mondains. Après quoi le nom de Pierre Manzoni avait, de nouveau, entièrement disparu de la série de ses lettres, tout de même qu’avait sans doute disparu de son cœur l’image du vieux gentilhomme milanais vêtu selon la mode du siècle passé, coiffé d’un élégant bicorne sous lequel pendait une « queue » de cheveux blancs soigneusement tressés, et tenant à la main sa tabatière d’or. Mais un jour allait arriver où le fils de Julie Beccaria, désormais ramené aux « saints principes dont l’avait nourri l’éducation paternelle, » se rappellerait l’homme juste et bon qui, sur le seuil de la mort, n’avait eu de pensée que pour lui pardonner ; car c’était expressément en souvenir de son père, — par manière d’hommage solennel et de réparation, — que, le 21 juillet 1813, Alexandre Manzoni allait donner le nom de Pierre à son fils premier-né.


L’aventure de son mariage avait été, elle aussi, un symptôme bien caractéristique de l’espèce de « crise » morale qu’il avait traversée. Dans une lettre que je regrette de ne pouvoir pas traduire tout entière, au mois de février 1808, un jeune pasteur calviniste qui avait béni l’union du poète avec Henriette Blondel racontait à ses parens un trait curieux de la « sensibilité » de « la marquise Julie Beccaria. » Celle-ci, autrefois, s’était mise en tête de vaincre la répugnance de son fils à l’endroit du mariage.


Elle avait fait lire au jeune homme, — ou plutôt s’était fait lire par lui, — une idylle de Gessner qui dépeignait en de vives couleurs la félicité d’un père de famille, et dont le texte s’accompagnait d’une image gravée. Cette lecture avait profondément ému Alexandre Manzoni, qui avait deviné l’intention de sa mère. Une larme était même tombée de ses yeux, sur la gravure ; et l’on m’a raconté que la mère, tout de suite, avait fait encadrer cette gravure d’un petit cercle d’or.


Le fait est, cependant, que Mme Manzoni ne paraît pas avoir éprouvé la moindre peine à éveiller et à entretenir dans le cœur de son fils le désir du mariage. Presque dès le début de sa correspondance, nous voyons celui-ci préoccupé de se choisir une femme, tandis que sa mère, de son côté, ne se montre pas moins impatiente de pouvoir « consacrer sa vie à celle qui sera la compagne de son Alexandre. » Lorsque, vers le milieu de l’année 1807, Mme de Condorcet et Fauriel ont révélé à leur ami qu’ils comptent le mettre bientôt en relations avec une fille du philosophe « idéologue » Destutt de Tracy, c’est avec son ingénuité et sa chaleur accoutumées que le jeune homme leur témoigne son adhésion immédiate à ce charmant projet. « Parlez-moi encore de cette affaire qui m’intéresse, qui nous intéresse sous tant de rapports, et dont l’initiative m’a offert tant de belles espérances ! » Quelques jours plus tard, il écrit à ses amis : « Vous devez vous imaginer aisément le plaisir que nous a fait ce que vous nous dites de la condescendance de M. et Mme de Tracy à ne plus envisager comme un obstacle invincible la condition que nos circonstances et le genre de ma fortune m’obligent à mettre à une alliance si honorable pour moi ! »

Cette « condition » doit avoir été le consentement de la fiancée à aller habiter l’Italie, où les Manzoni se voyaient rappelés, bien à contre-cœur, par le souci de leurs intérêts financiers. Mais un passage de la même lettre nous apprend que le jeune homme et sa mère exigeaient également, de la « future compagne d’Alexandre, » une autre condition, d’ordre spirituel, et consistant en « une bonne dose de tolérance. » Ce qui revenait à dire qu’ils n’accepteraient, — l’un pour sa femme et l’autre pour sa bru, — qu’une personne plus ou moins complètement affranchie de tous « préjugés » catholiques ; et il ne serait pas impossible que cette condition-là eût contribué plus encore que l’autre à l’échec de tel ou tel des divers projets qui se laissent entrevoir au cours de la correspondance des deux Manzoni. Car voici qu’au mois d’octobre de la même année 1807, dès le lendemain de son retour à Milan, la plus précieuse des qualités découvertes par Alexandre chez une jeune fille qu’on lui a proposée, — une qualité plus précieuse encore, à ses yeux, que le fait de « n’être pas noble, » — se trouve être que la demoiselle, cette fois, ne présente plus absolument aucun risque d’ « intolérance » ni de « superstition ! » « Elle est, de plus, protestante ! — annonce-t-il joyeusement à son cher Fauriel. — En un mot c’est un trésor ; et il me paraît enfin que, bientôt, nous serons trois à vous désirer. »

« Protestante, » la jeune fille dont parlait Manzoni l’était à la fois de naissance et d’éducation. Née en 1791 aux environs de Milan, Henriette Blondel ne semble pas avoir jamais su au juste, il est vrai, si elle devait se regarder comme Française ou comme Genevoise : mais du moins nul doute n’était possible sur l’origine foncièrement « huguenote » de ses deux parens. Au plus loin que remontassent leurs généalogies, les Blondel et les Mariton n’y rencontraient que de zélés protestans, infatigables à détester l’ « idolâtrie romaine ; » et bien que le père de la jeune fille, dans une lettre du 6 avril 1809, se défendit d’attacher la moindre importance aux formes différentes des croyances religieuses, son attitude et surtout celle de sa femme, lorsque, bientôt après, leur fille se convertit au catholicisme, nous permettent suffisamment de comprendre qu’au premier rang des traditions transmises par eux à leurs enfans devait avoir figuré cette même horreur de l’ « idolâtrie. » « Oh ! Henriette, — allait écrire Mme Blondel à la jeune femme, qui lui avait timidement avoué son abjuration du protestantisme, — tu as eu le courage de trahir ta mère ! Tu as eu le courage de l’exposer aux risées des uns, au mépris des autres ! Cette mère a le cœur percé, navré, de mille façons ! » Voilà bien une famille animée de cette « tolérance » particulière que souhaitait Manzoni chez sa « future compagne, » et qui sans doute aussi ravissait l’âme « sensible » de sa mère ! De telle sorte que le poète, renonçant à son projet d’union avec Mlle de Tracy, s’était empressé de prendre pour femme la jeune protestante. Il s’était marié avec elle à Milan, le 6 février 1808 ; et comme le clergé catholique, avant de bénir son mariage, aurait exigé de lui la promesse d’élever ses enfans dans la foi de l’Église, notre « idéologue » s’était contenté de la bénédiction plus discrète de ce pasteur calviniste qui nous a raconté, tout à l’heure, un trait touchant de « sensibilité » de Julie Beccaria. Tout au plus Manzoni s’était-il souvenu de son ancienne éducation catholique, au lendemain de la cérémonie, pour appliquer plaisamment à son ami Fauriel les termes d’une antienne de la liturgie : Veni, Domine, noli tardare ! Dans une autre lettre, tout en se plaignant des « prêtres, » il se déclarait résigné « à les supporter jusqu’à ce qu’ils commencent à nous ennuyer ! »

Après quoi la correspondance du poète nous le fait voir s’installant de nouveau à Paris, en compagnie de sa « chère Julie » et de sa « chère Henriette. » De nouveau Manzoni consacre assidûment à son ami Fauriel tous les loisirs que lui laissent ses travaux poétiques. Sa mère, pareillement, est toute au bonheur d’avoir retrouvé son amie Mme de Condorcet ; et il n’y a pas jusqu’à la jeune Henriette qui, dans les lettres qu’elle écrit à sa famille, ne se montre naïvement enchantée des divers milieux « philosophiques » où l’ont introduite son mari et sa belle-mère. Pas un mot qui trahisse, chez nos trois Milanais, le moindre changement de pensée, ni de vie. Après comme avant le mariage du poète, ce sont les mêmes correspondans qui défilent sous nos yeux, et ramenant avec soi les mêmes sujets : problèmes cour ans d’esthétique générale ou de technique littéraire, anecdotes mondaines, menus incidens de l’existence intime. Seule, au début de l’année 1809, la naissance d’une fille introduit un élément supplémentaire dans la matière habituelle de ces lettres au jour le jour ; et c’est déjà avec un peu de surprise que nous voyons le sceptique Fauriel constamment appelé, depuis lors, le « parrain » de la petite Juliette, — sans que nous sachions d’ailleurs dans quelles conditions et selon quel rite a été baptisée cette enfant d’un père « idéologue » et d’une mère huguenote.

Mais voici que, soudain, le chapitre de l’année 1810 s’ouvre par une série de documens de la gravité la plus imprévue ! C’est d’abord une lettre d’Alexandre Manzoni au pape Pie VII, où il s’accuse humblement d’avoir péché en négligeant de faire bénir son mariage par un prêtre, et se déclare « disposé à réparer cette grave faute d’après les principes de la sainte religion catholique. « Puis c’est l’acte officiel attestant que « M, Pierre Boilesve, prêtre docteur en droit canon, chanoine honoraire de l’Église métropolitaine de Paris, ayant vu le rescrit de Rome obtenu par Alexandre Manzoni, » a célébré le mariage de celui-ci avec Henriette Blondel, « en l’hôtel de Mgr Marescalchi, ministre des relations extérieures du Royaume d’Italie ; » et parmi les signatures qui suivent celles des deux mariés, nous avons l’étonnement de lire, en premier lieu, celle de « Julie Beccaria, veuve Manzoni. » Après quoi vient une supplique signée d’Henriette Manzoni, qui, « appelée par la grâce toute-puissante de Dieu à rentrer dans le sein de l’Église, reconnaît les erreurs de la secte calviniste, les déteste sincèrement, et veut désormais vivre dans le sein de l’Église catholique, qui est la colonne de la vérité. » Si bien que, le 22 mai 1810, par devant le « prêtre Eustache Degola, docteur en théologie, » la jeune femme est admise à « abjurer solennellement la secte calviniste, » et à « recevoir l’absolution des censures par elle encourues, « en présence d’une vingtaine de témoins notoires, parmi lesquels je me contenterai de citer Silvestre de Sacy, « membre du Corps législatif et de l’Institut, » André Constant, « ancien évêque d’Agen, » Pierre-Jean Agier, « président de la Cour d’appel, » P. -S. Audran, « professeur au Collège de France, » et enfin ce modèle de dévotion catholique qu’est devenue à présent la susdite « Julie Beccaria, veuve Manzoni. »


Alexandre Manzoni, lui, étant né catholique, n’a pas eu besoin d’abjurer publiquement les erreurs de son « idéologie. » Mais le fait est qu’il les a, depuis lors, abandonnées pour toujours, avec la ferme résolution de consacrer dorénavant au service de l’Église romaine son double talent de poète et de prosateur. Ses Hymnes sacrés, ses Observations sur la morale catholique, et le roman immortel dont la rédaction l’occupe tout entier au moment où s’arrête le premier volume de sa Correspondance : ce sont là autant de preuves de la réalité d’une « conversion » pour le moins aussi inattendue et aussi « radicale » que celle de la fille des huguenots Blondel. « La nouvelle que vous m’annoncez m’a plongé dans une véritable stupeur, » répondait le chanoine milanais, Tosi à son ami l’abbé Eustache Degola, qui lui avait appris le retour du jeune couple à la foi catholique. Et semblablement, le pieux président Pierre-Jean Agier écrivait à l’abbé Degola, après l’avoir félicité de la ferveur édifiante de sa « néophyte » Henriette Manzoni : « Ce que vous ajoutez au sujet du mari est admirable. Quelle miséricorde d’être appelé de si loin ! »

En sa qualité de janséniste, le vieux magistrat ne voulait voir dans cette conversion qu’un effet tout gratuit de la « grâce » divine, « appelant » le jeune poète du fond de l’abîme d’erreur où il se complaisait. Mais, que l’on partage ou non cette manière de concevoir la révolution religieuse accomplie dans l’âme d’Alexandre Manzoni, on n’en aimerait pas moins à connaître les circonstances historiques d’un événement qui, sans parler de son influence sur la destinée personnelle de l’auteur des Fiancés, a valu à l’Italie l’un des plus beaux monumens de sa littérature. Hélas ! j’ai dit déjà le silence absolu, l’étrange et inexplicable silence des lettres du poète sur ce point décisif de sa vie intérieure. Non seulement les pièces officielles que j’ai citées tout à l’heure nous arrivent à l’improviste, dans le précieux recueil de MM. Sforza et Gallavresi, sans que nous ayons rencontré, jusque-là, le moindre indice de préoccupations religieuses chez Manzoni lui-même, ni chez ses deux compagnes : mais plus tard encore, c’est comme si les trois « néophytes » évitaient à dessein toute parole un peu significative sur les motifs ou les premiers symptômes de leur conversion. Et vainement aussi nous chercherions ailleurs, parmi la foule des écrits italiens et français consacrés à la biographie d’Alexandre Manzoni, des renseignemens positifs capables de suppléer à cette fâcheuse lacune de sa Correspondance. Nous y trouverions bien, en vérité, — pour ne rien dire d’une nombreuse série d’anecdotes banales, — toute sorte d’indications des plus intéressantes touchant la personne ou les œuvres des membres de ce curieux petit groupe de jansénistes parisiens dont faisait partie l’abbé Eustache Degola, et qui doivent sûrement avoir contribué à préparer la conversion du poète et de sa femme, tout de même que nous les avons vus assister à l’abjuration solennelle de cette dernière : mais rien de tout cela ne suffit à nous faciliter la solution du seul problème qui nous tienne au cœur. Ni de la propre bouche de l’auteur des Fiancés, ni de celle de ses biographes anciens ou récens, nul moyen d’apprendre par quelles voies est passé cet illustre « converti » pour revenir « de si loin » aux croyances de ses pères, quels obstacles il a eu à franchir le long de sa route, et combien il a laissé de son sang aux pierres du chemin !


Et cependant il me semble que la lecture du volume publié par MM. Sforza et Gallavresi nous permet, tout au moins, de deviner quelques-unes des principales « étapes » de cette conversion, d’après ce que nous y apprenons de l’évolution ultérieure de la vie religieuse des deux « néophytes, » — omission faite de la troisième, l’ex-« Julie Beccaria » redevenue désormais Mme Julie Manzoni, que je soupçonne d’avoir toujours apporté surtout à sa ferveur catholique son ancienne « sensibilité » un peu superficielle. Mais au contraire on ne saurait imaginer une piété plus profonde, à la fois, et plus belle, plus évidemment jaillie des sources secrètes du cœur, que celle que nous révèlent les lettres de la jeune Henriette Manzoni. Celle-là vient à peine d’entendre les paroles du prêtre janséniste, la « relevant des censures encourues par elle, » et « l’admettant à entrer dans le sein de l’Église, » qu’aussitôt une singulière et magnifique transfiguration s’accomplit dans toute sa personne, changeant la petite créature insignifiante de naguère en un type admirable de jeune femme chrétienne, pleine d’exquise sagesse sous son humilité. Aussi bien tout son entourage ne manque-t-il pas à subir le charme de cette piété merveilleusement souriante et limpide : il faut voir avec quel plaisir ingénu, par exemple, le vénérable chanoine Tosi, confesseur habituel d’Henriette Manzoni, s’attarde à nous dépeindre la floraison enchantée qu’il découvre, chaque jour, dans cette âme imprégnée de lumière et de foi.

Or, pendant que la jeune femme de Manzoni marche ainsi d’un pas léger et sûr dans le chemin que lui a ouvert sa conversion au catholicisme, nous avons la surprise de constater que son mari ne la suit que d’assez loin, avec maints arrêts et maints regards en arrière. L’absence de toute allusion à des sujets religieux dans ses lettres à Fauriel s’explique, en vérité, par le sentiment qu’il doit avoir de l’indifférence totale et invincible de son ami aux sujets de cet ordre : mais déjà c’est chose assez étonnante que, préoccupé comme il doit l’être des questions théologiques, un « néophyte » de cette espèce-là, un « idéologue » fraîchement converti, un poète occupé à écrire des Hymnes sacrés, s’accommode d’échanger avec un ami incrédule une suite incessante de lettres souvent très longues, sans y rien trahir de ses plus intimes émotions et pensées. Encore n’en sommes-nous pas réduits à cette preuve « négative » de la médiocre qualité de la « conversion » du poète italien. Lui-même, dans ses lettres à l’abbé Tosi et à l’abbé Degola, s’accuse souvent de sa « tiédeur, » de la difficulté qu’il éprouve à laisser germer et fructifier en soi le grain qu’y ont semé les pieuses mains de ces prêtres. Et que l’on lise, simplement, ces quelques lignes d’une lettre de son confesseur, écrite environ un an après l’abjuration d’Henriette Manzoni : « Quant à ce qui est de notre bon Alexandre, j’avoue que je suis de plus en plus inquiet : mes craintes sur la dissipation que pouvaient lui causer le souci de ses affaires et les conversations de certains amis de Milan ne se sont pas du tout montrées vaines. Je voudrais le voir occupé plus sérieusement, plus docile aux tendres suggestions de sa femme et de sa mère. » L’année suivante, les « craintes » de l’abbé Tosi touchant le salut de l’âme de Manzoni, — qui vient d’achever les Hymnes Sacrés et s’apprête à écrire les Observations sur la Morale Catholique, — se sont aggravées à tel point que le saint prêtre demande instamment à Dieu de rendre impossible un voyage projeté du poète à Paris.

Non pas certes que Manzoni ne croie pas, pour son propre compte, à la vérité des dogmes religieux dont il s’est constitué l’interprète et le défenseur ! Jamais homme n’a été plus sincère que celui-là. Mais sa foi est « tiède, » exposée à des « dissipations « continuelles. Et cet état de choses ne changera que lentement, par des degrés insensibles, pour prendre fin à peu près vers le moment de la rédaction des Fiancés. C’est seulement à partir de cette date, — à partir de la dernière série des lettres du recueil nouveau, — que la « conversion » du poète italien peut être regardée comme décidément accomplie. Et que si, jusque-là, cette « conversion » demeure incomplète, si nous la voyons hésiter et fléchir, — sans cependant jamais aucun risque sérieux de retour à l’ancienne incrédulité, — c’est que, au début de l’année 1810, la jeune femme de Manzoni s’est seule réellement, pleinement « convertie. » Par un de ces miracles d’amour qui n’ont, Dieu merci, rien d’impossible, ni même d’exceptionnel, le poète s’est alors figuré ressentir en soi-même une révolution qu’il voyait s’opérer dans le cœur d’une compagne tendrement aimée. Son propre cœur n’est allé à Dieu, tout d’abord, que pour suivre cet autre cœur, désormais uni au sien ; il l’a fait aisément et sans l’ombre d’effort, dans un de ces élans amoureux qui transforment en joie les plus durs sacrifices. Et il a fallu ensuite à la raison un long travail de rééducation et d’accoutumance pour que la foi nouvelle ainsi adoptée réussît enfin à imprégner l’âme toute entière de l’ex-idéologue, — achevant d’en effacer toute trace de « tiédeur » ou de « dissipation, » et y répandant, en échange, ce flot merveilleux de douceur, de sérénité, d’allégresse chrétiennes que nous laisse deviner immortellement le récit des touchantes aventures de Renzo et de Lucia.


T. DE WYZEWA.