Revues étrangères - La nouvelle tragédie de M. d’Annunzio

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Revues étrangères - La nouvelle tragédie de M. d’Annunzio
Revue des Deux Mondes5e période, tome 43 (p. 934-946).
REVUES ÉTRANGÈRES

LA NOUVELLE TRAGÉDIE DE M. D’ANNUNZIO


La Nave, par G. d’Annunzio, 1 vol. in-8, Milan, 1908.


Les milliers de Romains qui, depuis le 11 janvier passé, dans la grande salle de l’Argentina, ont assisté aux premières représentations de la Nef de M. d’Annunzio ont dû retrouver là, j’imagine, quelques-unes des plus fortes et savoureuses impressions ressenties par leurs glorieux ancêtres d’il y a dix-sept siècles. Il est vrai que ceux-ci, dans leurs Colisées, lorsqu’ils voyaient des victimes humaines mises en présence de tigres ou de lions affamés, n’avaient pas besoin des artifices de l’illusion théâtrale pour croire à la réalité de ce qu’on leur montrait : c’était un sang parfaitement authentique qui, pour les divertir, jaillissait des membres déchirés et des gorges ouvertes. Mais du moins M. d’Annunzio, faute de pouvoir offrir à ses contemporains le même degré de réalité, s’est ingénié merveilleusement à renouveler, varier, et renforcer l’horreur voluptueuse des scènes qu’il leur a présentées ; et peu s’en faut que sa dernière tragédie, d’un bout à l’autre de son « prologue » et de ses trois « épisodes, » n’apparaisse d’abord que comme un a spectacle coupé » de cirque ou d’arènes, une longue suite de « numéros » à la fois les plus sensuels et les plus effrayans qu’il soit possible de rêver.

Voici, par exemple, au prologue, cinq aveugles, le vieil Orso Faledra et ses quatre fils, qui étalent complaisamment devant nous les trous, encore sanguinolens, de leurs orbites, avec une description minutieuse des souffrances qu’ils ont endurées pendant que, sur l’ordre de leurs ennemis, les Gratico, le fer rouge de l’exécuteur les dépouillait de la vue ! Puis, succédant à ces lugubres mutilés, voici un mort, un vénérable évoque qui vient d’expirer dans l’église voisine, après une agonie dont toutes les phases nous ont été racontées ! Il est mort : mais on veut faire croire qu’il garde assez de vie pour appeler publiquement l’un des Gratico à le remplacer ; et ainsi l’on tourne et retourne son cadavre, sur la scène, jusqu’au moment où les acteurs de cette noire comédie déclarent qu’ils ont entendu sortir de ses lèvres le nom de Serge Gratico. Et maintenant, pour terminer le prologue, l’auteur nous fournit le régal, tout érotique, d’une « danse du ventre. » Une femme d’une beauté et d’une luxure prodigieuses, Basiliola Faledra, fille et sœur des aveugles, désirant séduire les persécuteurs de sa race, se met à danser, sous leurs yeux : à demi nue, les épaules baignées de ses cheveux roux, tenant une épée dans l’une de ses mains. « Les pupilles fixées obstinément sur le vainqueur Marco Gratico, elle se démène avec des éclats de rire frénétiques ; » et, tout à coup, laissant tomber l’épée, « elle s’affaisse sur le drap étendu à ses pieds ; et son rire se change en soupirs et sanglots. »

Encore ces trois « numéros » du prologue ne sont-ils rien en comparaison de la scène qui remplit presque une moitié de l’acte suivant, et qui, d’ailleurs, est certainement le « clou » du spectacle tout entier. Dans une fosse, derrière un grillage et sous la garde d’archers, une trentaine de prisonniers gémissent et hurlent pitoyablement, lorsque l’un d’eux, voyant approcher Basiliola, la supplie de vouloir bien le tuer de sa main. Longtemps la jeune femme résiste à la tentation sanguinaire qui, aussitôt, s’est emparée d’elle. Mais le prisonnier, après l’avoir suppliée, s’avise d’un autre moyen pour obtenir d’elle la faveur attendue : il l’accable, à présent, de mortelles injures, lui rappelant des crimes d’une invention monstrueuse, énumérant la série de ses incestes et de ses sacrilèges : de telle sorte que Basiliola, brusquement et inconsciemment, se laisse enfin aller à la tentation. Elle arrache un arc des mains du chef des gardes, et vise l’insulteur, avec « un rire sauvage. » Elle s’écrie : « Tiens ! voici ta prière exaucée ! Et ne sois pas atteint au cœur, mais dans ton foie aride ! — Je l’aime ! — répond le mourant, parmi ses cris de douleur. — Et ma flèche a pénétré jusqu’aux plumes ! — Ta main est sainte ! — Afin que tu aies une agonie atroce ! — Créature divine ! tout mon sang s’élance vers toi ! » Sur quoi les autres prisonniers, saisis « d’une contagion funèbre, » réclament passionnément la même faveur ; et Basiliola, enivrée d’une jouissance meurtrière, les tue l’un après l’autre, en nommant, chaque fois, celui qu’elle vise : jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’un seul des prisonniers, un beau jeune homme dont elle ignore le nom. Celui-là demande quelques instans de répit, pour pouvoir entasser les cadavres de ses compagnons, et, grimpé sur ce piédestal, la mieux voir, tandis qu’elle dirigera sa flèche contre lui. Un dialogue ardemment amoureux s’engage entre la belle tueuse et cet inconnu ; et Basiliola, dans un tendre élan, couvre de baisers la pointe de la flèche dont elle va lui envoyer, droit au cœur, la caresse enflammée. Que l’on se représente l’effet de cette scène, entremêlée encore des plus magnifiques chants latins de la liturgie catholique : car toujours, à travers la tragédie de M. d’Annunzio, un chœur de prêtres et de fidèles oppose sa voix aux clameurs, toutes païennes, des héros et des comparses de l’action, ce qui donne l’idée singulière d’un Colisée où se dresserait en permanence la croix de Constantin au milieu des plus féroces combats de chrétiens et de lions !


Virgo singularis,
Inter omnes mitis,
Nos, culpis solutos,
Mites fac et castos !


chante doucement ce chœur, dans le lointain, pendant que Basiliola, tout excitée de sa rencontre avec les prisonniers, s’amuse maintenant à dompter l’âme hautaine du triomphateur Marco Gratico, et, après l’avoir affolé de la vue de sa chair découverte, l’oblige à s’agenouiller humblement devant elle.

Le second épisode, lui, n’est guère composé que d’un seul « numéro, » et moins imprévu que la scène du meurtre des prisonniers, mais non moins saisissant dans sa violence sensuelle. Comme elle a séduit le guerrier et « navarque » Marco Gratico, Basiliola s’est conquis le cœur, jusqu’alors invincible, de l’évêque Serge, frère de Marco ; et désormais, le temps est venu, pour les deux frères, d’assouvir la haine réciproque que la perfide maîtresse a su leur inspirer. Nous assistons d’abord à un étrange festin, où l’évêque, entouré de tous les dignitaires de son église, et toujours stimulé par Basiliola, déborde en un torrent de blasphèmes, en même temps qu’une foule dévote, dans la cathédrale, invoque les foudres du ciel contre les sacrilèges. Sans cesse les convives du banquet se grisent et deviennent plus bruyans, sans cesse nous révélant plus à nu la bestialité de leurs âmes barbares ; mais aussitôt que l’évêque voit arriver son frère, sa fureur jalouse le réveille de l’engourdissement qui commençait à l’envelopper ; et le voici debout en face de son frère, le raillant, l’outrageant, le provoquant de toute manière à un combat que longtemps Marco, par un scrupule tout ensemble religieux et familial, s’efforce d’empêcher. Enfin Basiliola rend le duel inévitable, en persuadant au peuple qu’il est nécessaire que le jugement de Dieu intervienne entre les deux hommes ; et alors c’est une lutte terrible, un sanglant corps à corps dont toutes les péripéties sont rythmées des encouragemens ou des sarcasmes fiévreux de la jeune femme :


BASILIOLA. — La fille d’Orso te salue, ô despote ! Ton couteau n’a qu’un seul tranchant, tandis que l’épée de Serge en a deux, et va te transpercer ! Salut à vous, les deux fils d’Ema ! Et qui donc donnera le signal, sinon moi ? Voyez, je secoue la chlamyde ! (Elle agite la chlamyde de pourpre. Tout à coup, l’évêque se jette sur le navarque. Et si rapide est son élan, et son jeu si insolite, que l’assailli fait un pas en arrière. La femme suit de près les alternatives des coups, de si près qu’elle mêle son souffle à celui des combattans. Transportée, elle aussi, dans un tourbillon de haine, elle ne retient ni ses cris, ni ses gestes. La chlamyde frémit dans son poing convulsé ; et tous les pouvoirs de son corps se tendent et se détendent comme dans la danse.) Hardi, Serge, de la pointe et de la lame ! hardi ! Vise à la face ! Vise au cou !… Tu vaincras ! Sois frappé, despote ! (Marco Gratico est atteint au visage, près de la bouche. L’ivresse de la femme grandit à la vue du sang.) Hardi ! Tu saignes sur la face ; désaltère-toi de ton sang, si tu as soif, Aveugleur ! Ce sang a une saveur de moi, n’est-ce pas ? Prince de la Mer, as-tu donc oublié que toutes les sirènes ont la voix de la mort ? (Le blessé crache son sang, qui lui a coulé dans la commissure des lèvres. Avec un saut de lion, il se rue sur son frère et l’étreint corps à corps.) Que fais-tu ? Serge, Serge, ne cède pas ! Frappe-le 1 Tue-le ! Tu es entaillé ? Rien qu’un peu de sang ! Non, non, ne lâche pas ! Serre-le, serre-le bien, manchot ! Tu as la table derrière toi ! (L’évêque au pouce coupé saigne en divers endroits du corps, et combat maintenant en désespéré… De temps en temps, des cris rauques s’échappent des adversaires, s’unissant aux soupirs anxieux de la foule. Les flammes des candélabres crépitent, avec des éclats soudains qui illuminent le duel…) Attention, attention, Serge ! (La Faledra, voyant l’évêque perdu, a brusquement essayé de jeter la chlamyde autour de la tête de Marco, pour l’empêcher de voir. Mais la trahison échoue : Marco, écartant la chlamyde de la main gauche, et profitant de cette seconde d’incertitude, se précipite sur son frère et lui coupe la gorge, avec la lame courbe de son couteau. Frappé mortellement, l’évêque chancelle, vomit des flots rouges, puis s’abat en, arrière, sur la table du banquet, renversant les calices de verre encore pleins de vin ; et puis il roule au-delà de la table, abandonnant la belle épée, qui vibre en tombant sur la pierre ; et tout son sang se vide, par sa gorge tranchée.)


Nous retrouvons Basiliola dans le troisième et dernier épisode de la Nef ; et le « numéro » qu’elle y occupe est bien fait pour raviver en nous les frissons que nous ont causés les apparitions précédentes de cette virtuose d’une perversité impudique et féroce. Avant que le navarque Marco Gratico, pour expier son fratricide, s’en aille à la conquête du monde sur le superbe bateau qu’on était en train de construire, depuis le début de la tragédie, et qui vient enfin d’être terminé, on discute la question de savoir quel châtiment sera infligé à l’instigatrice du crime ; et l’on décide qu’elle aura les yeux brûlés, comme son père et ses frères. Mais la jeune femme s’épouvante de cette torture, et de la destinée misérable qui en résultera pour elle. Elle demande qu’on la tue, et tremble, et se débat, et remplit l’air de ses rugissemens. Cependant le Navarque lui-même consent à devenir son bourreau, personne autre n’ayant eu le courage de résister à ses plaintes, ni à sa beauté : au lieu de l’aveugler, il va l’emporter sur le navire, et la clouer, vivante, à la proue, qui attend encore, aussi bien, son ornement traditionnel. Alors Basiliola, désespérée, s’élance vers un autel païen que nous avons toujours vu dressé sur le rivage, en face de la cathédrale chrétienne ; et voici qu’elle plonge sa face merveilleuse dans le feu allumé sur l’autel ! « Puisque je n’ai point réussi à empreindre mon visage dans l’or, — clame-t-elle, — eh bien ! regarde : je vais l’imprimer dans la flamme ! » Bientôt celle-ci se communique aux longs cheveux dorés, qui « éclatent, tout d’un coup, comme un fagot de brindilles. » Alentour, « la multitude crie, rompant le silence de la surprise et de l’horreur. » Mais tous ses cris sont dominés par celui du Navarque, qui ordonne à ses compagnons de soulever, devant la mourante, leurs grands boucliers rectangulaires, pour lui faire ainsi « l’honorance navale. » Après quoi, triomphalement, le navire est lancé à la mer, « la Croix à la poupe, l’Évangile à la proue, et la Vierge sur le mât, » parmi les alléluia exaltés de la foule. « Gratico, disent les uns, rends-toi à Alexandrie, obtiens le corps de l’évangéliste saint Marc, reviens avec ce corps sacré, et tu seras lavé de ton crime ! » Et d’autres, au moment même où le rideau va tomber, imaginent d’adresser à Dieu cette autre prière, très inattendue : « Notre Seigneur, rachète l’Adriatique ! Daigne rendre à ton peuple l’Adriatique ! Car toute l’Adriatique doit appartenir aux Vénitiens comme leur patrie ! Alléluia ! »


Quand les aïeux des habitués du théâtre de l’Argentina, sous Domitien ou sous Marc-Aurèle, assistaient avec ravissement à des combats de créatures humaines désarmées et de bêtes sauvages, leur plaisir sensuel s’accompagnait volontiers d’une agréable fierté patriotique ; volontiers ils s’enorgueillissaient à l’idée que les êtres misérables dont ils écoutaient les cris de douleur étaient des prisonniers de guerre, ou bien encore des chrétiens, membres d’une secte dangereuse qui allait jusqu’à contester la divinité de leurs empereurs. Et c’est d’une façon analogue que M. d’Annunzio, après avoir procuré à ses compatriotes les vives sensations du spectacle que je viens de résumer, a voulu, par surcroît, flatter leur amour-propre national, en introduisant soudain, dans les derniers vers de sa tragédie, cette allusion aux droits des Vénitiens sur l’Adriatique. Car, en vérité, sauf ces derniers vers, il n’y a point, dans toute sa tragédie, une seule action ni une seule parole qui non seulement se rapporte à la question de l’Adriatique, mais qui puisse avoir l’ombre d’une signification politique particulière. Nous entendons bien que la race dont il nous montre les origines deviendra, un jour, celle des Vénitiens, et que la Nef sur laquelle s’embarque le fratricide Gratico est un symbole de la future grandeur maritime de Venise. Mais le sort de cette Nef, que nous voyons construire tout au long de la pièce, ne commence absolument à nous intéresser qu’à la fin du troisième épisode, tandis que l’unique sujet qui nous ait occupés jusqu’alors est la lutte de deux familles ennemies, ou plutôt la lutte de Basiliola Faledra contre les Gratico.

Je dois cependant ajouter que, dans une préface toute pleine de vers admirables, et que M. d’Annunzio s’est amusé à revêtir de la forme d’une prière, nous retrouvons un écho des intentions patriotiques exprimées dans la strophe susdite. « O Dieu qui changes et renouvelles les races sur les mers, — y Usons-nous, — fais de tous les Océans notre mer italienne ! » Et l’on sait aussi que l’habile et ingénieux auteur, dès la première représentation de sa nouvelle tragédie, est parvenu à nous faire regarder celle-ci, dans toute l’Europe, comme un vigoureux plaidoyer irrédentiste, pouvant même donner lieu à des complications diplomatiques. Aura-t-il convaincu de cette légende jusqu’aux auditeurs de sa pièce ? Cela ne serait pas impossible ; mais, en tout cas, la portée patriotique de la Nef n’est rien de plus qu’une légende, et exactement aussi fondée que celle qui attribuerait un sens politique à Hernani ou à Parsifal.

On a dit que l’intention primitive de M. d’Annunzio, en concevant sa pièce, avait été tout autre. Et le fait est que je me souviens d’avoir lu, il y a deux ou trois ans, dans une très intéressante revue appelée la Renaissance, un prologue de la Nef qui promettait un drame d’une portée infiniment plus haute, le beau drame d’une petite troupe de proscrits exclus de la terre, et, par des prodiges de travail et de volonté, réussissant-à transformer en un royaume la mer farouche qu’on avait voulu leur donner pour tombeau. Dans le drame présent, rien de ces promesses ne se rencontre plus : au symbole vivant de la gloire de Venise s’est substituée une série de tableaux des amours sanguinaires de Basiliola. De façon que l’on me demandera peut-être si, dans ces conditions, un spectacle d’un ordre aussi’ peu littéraire méritait d’être étudié ici, où l’on n’a point l’habitude de s’occuper des « sauts de la mort, » des « bouclemens de la boucle, » et autres « clous » d’un art qui tend à devenir le divertissement favori d’un public de plus en plus assoiffé de sensations brutales.


Mais je répondrai, en premier lieu, que M. d’Annunzio, s’il est un organisateur de spectacles infiniment adroit, est aussi un poète, et incapable de dépouiller jamais tout à fait cet attribut foncier de son tempérament. Même dans les tableaux les plus « sensationnels » de sa tragédie, il apporte un rythme savant, une harmonieuse élégance de lignes et de couleurs, une espèce de « musique » profonde, tour à tour délicate et brûlante, qui prêtent à ses inventions une valeur artistique spéciale, bien supérieure à ce que nous sommes accoutumés de trouver dans ce genre de choses. La grande scène où Basiliola, amoureusement, transperce de ses flèches les prisonniers de la fosse, par exemple, je ne puis assez dire avec quelle beauté l’auteur en a disposé et nuancé les péripéties, depuis les appels tour à tour tendres et injurieux de la première victime jusqu’au dialogue de la jeune femme avec le survivant inconnu, et aux mélodieuses paroles dont elle entoure son baiser sur la pointe de la flèche qu’elle va lui lancer droit au cœur. Encore n’est-ce pas tout. Les tableaux que j’ai décrits tiennent une place considérable dans la Nef, et je suppose qu’ils ont dû contribuer, pour une grosse part, au succès triomphal de ses représentations : mais ils sont entremêlés de scènes plus intimes, où le poète des Vierges aux Rochers et de la Fille de Jorio a déployé toute la richesse de son génie musical et lyrique, comme si, après l’échec d’un déplaisant mélodrame « nietzschéen » intitulé Plus que l’Amour, il avait résolu d’emporter d’assaut l’admiration de ses compatriotes en leur révélant, à la fois, son habileté de metteur en scène et toute sa singulière originalité d’écrivain.

Le rôle qu’il a attribué au chœur, dans les quatre divisions de sa pièce, suffirait déjà pour valoir à celle-ci la curiosité et le respect de tous les lettrés. Aucun des personnages de la Nef, et pas même Basiliola, ne parle autant que le chœur, ni ne nous exprime autant d’émotions diverses en une aussi belle variété d’images pathétiques. Car chacune des innombrables interventions de ce chœur est faite de petites phrases morcelées, correspondant à des états d’esprit différens, ou parfois opposés, et nous donnant ainsi l’impression véritable d’un groupe d’hommes en chair et en os qui traduisent ensemble la multitude désordonnée des sentimens éveillés ou stimulés, dans leurs cœurs, par une cause unique. Jamais encore, je crois, ce problème de l’individualisation des foules au théâtre n’a été résolu aussi heureusement : sans compter tout l’appoint de contrastes dramatiques qu’a fourni au poète la juxtaposition incessante des deux élémens barbare et chrétien, le premier débordant en des cris de colère, ou de désir, ou d’allégresse cruelle et bruyante, pendant que l’autre s’écoule magnifiquement en hymnes latines toutes parfumées de pureté virginale et d’exquise douceur.

Quant aux scènes dramatiques proprement dites, presque toutes, je dois l’avouer, attestent un dédain fâcheux pour les règles éternelles de la vérité et de la vie théâtrales. Ce sont des scènes que l’on supposerait découpées, un peu au hasard, dans un drame dont nous ignorerions l’intrigue essentielle. Ainsi, à la fin du second épisode, nous voyons Marco Gratico agenouillé devant Basiliola, dont pourtant il ne peut manquer de connaître les intentions perfides à son endroit, comme il doit bien savoir, aussi, ses projets criminels à l’égard de sa race ; et puis, dès le début de l’épisode suivant, c’est l’évêque Serge Gratico qui est l’amant de la jeune femme ; et lorsque le navarque Marco paraît sur la scène, Basiliola, que nous pensions sa maîtresse, le couvre d’outrages, excite l’évêque à se jeter sur lui, et ne cherche plus même, après la mort de Serge, à reconquérir son pouvoir sur le vainqueur, qui, de son côté, maintenant et dans le dernier épisode, n’éprouve plus pour elle qu’une haine implacable. Tout le travail de préparation et de développement qui constitue le fond d’une tragédie, M. d’Annunzio l’a complètement négligé ; et l’on comprend qu’il ait1 remplacé l’appellation ordinaire d’actes par le mot d’épisodes, pour désigner des successions de scènes dont il aurait eu le devoir de nous montrer l’unité et le lien. Mais, cela admis, avec quelle noble et vivante beauté poétique il a su traiter chacun de ces « épisodes » de tragique passion qu’il a joints aux grands tableaux pittoresques, et savoureusement angoissans, de son « spectacle coupé ! » Les situations nous sont présentées sans que nous soyons informés des faits dont elles sont sorties ; les caractères changent tout à coup, d’une scène à l’autre, sans que rien nous avertisse des motifs de ces changemens : et cependant, en l’absence des qualités dont il nous semble qu’un auteur dramatique ne puisse pas se passer pour nous émouvoir de terreur et de compassion, combien la seule force créatrice du poète excelle à nous effrayer et à nous toucher lorsque, par exemple, dans le premier épisode, Marco Gratico se laisse séduire par l’inquiétante jeune femme qui, tout à l’heure, s’est juré de venger sur lui la mutilation de son père et de ses frères !


Cette scène de séduction est précédée d’un long dialogue entre Basiliola et un vieil illuminé, l’ascète Traba, qui a été envoyé vers Marco Gratico par la mère de celui-ci, la pieuse diaconesse Ema, pour tâcher à le ramener dans les voies du devoir. Traba est un vieillard « osseux et noueux, chauve comme Elisée, velu comme Élie » et n’ayant pour tout vêtement que, « autour des reins, un cilice fait en crins de cheval. » Il arrive au moment où la jeune femme vient de tuer l’unique prisonnier survivant ; et, tout de suite, de sa voix perçante de « crieur des lagunes, » il maudit solennellement « la nouvelle Jézabel. » Et comme Basiliola se moque de lui, disant que, si elle est une Jézabel, lui-même n’a de commun avec Elisée que le manque de cheveux : « Tu me railles, lui répond le visionnaire : mais, aussi vrai que le Seigneur est vivant et que ton âme, à toi, ne vit point, je te déclare que mon pied calleux foulera la beauté de ta gorge ! » Alors l’impudente créature se moque aussi de son Dieu. Elle affirme que l’autel païen de la Victoire est « plus beau que la potence servile des chrétiens. » Ainsi la querelle se prolonge, toujours plus furieuse, pendant que nous voyons s’approcher lentement le navarque Marco Gratico, tête baissée, tremblant sous le poids de sa honte et de ses remords. Mais à peine l’ascète l’a-t-il aperçu, qu’il se détourne de la pécheresse, et s’avance vers lui : « O Gratico, lui dit-il, es-tu bien celui qui nous est revenu empourpré d’un sang triomphal, celui que nous avons vu constitué chef du peuple, par un pacte sacré ? Je te retrouve vendu aux mains d’une femme, et privé de tes sens ! Et le pacte est rompu ! L’hymne s’est changé en une cantilène de courtisane !… Pour cette créature que voici, tu es devenu presque matricide ! D’un double sacrilège, tu as injurié, à la fois, la diaconesse et ta mère !… Fils d’Ema, fais amende de ton crime ! Ramène ta mère dans le lieu saint, et jette dans la fosse la prostituée, afin qu’elle s’y consume de son propre feu ! » Basiliola se rend compte du terrible combat intérieur que ces paroles de l’ascète ont déchaîné dans l’âme de Marco : mais elle connaît un moyen de faire pencher la victoire de son côté. Affectant un éclat de rire, « elle renverse la tête en arrière, et ses bras, parmi la nuée des cheveux, font un geste rapide vers les épaules. Aussitôt sa tunique tombe… Et tout le torse est nu ; mais les bras restent enfermés dans leurs gaines versicolores, attachées, dans le haut, par de petites agrafes qui étincellent sur la peau des épaules et du dos. » Puis, sûre de son pouvoir reconquis, elle recommence à railler le vieillard ; et chacun de ses sarcasmes lui est une nouvelle occasion de se dénuder. « Tu prétends que l’esprit d’Elie est sur toi ? crie-t-elle à Traba. Essaie donc d’accomplir ta menace ! Tout à l’heure, ton pied calleux voulait passer sur ma gorge ? (Elle dégrafe sa ceinture brillante, et fait le geste de s’incliner pour l’étendre sur le sol.) Tiens, voici que j’étends à terre ma ceinture ! Pose du moins ton pied sur elle ! (Déliée, la première tunique verte se relâche, sur les flancs, découvrant la seconde, qui est d’une étrange couleur noire azurée, teinte du suc d’un mûrier tarentin.) Elle était plus belle, n’est-ce pas, quand elle était pleine de moi ? Allons, essaie d’y mettre le pied ! »

Désormais la séductrice « se tait, dans son mystère, ne craignant plus que le Navarque hésite entre elle et son accusateur. » Et vainement ce dernier, dans un long et superbe discours, s’efforce d’ouvrir les yeux de Marco sur les mauvais desseins de l’ennemie de sa race. « Il y a dans cette femme, lui dit-il, un élément éternel, hors de portée du destin et de la mort, et que jamais l’homme ne pourra dompter !… C’est elle qui, jadis, de sa main maudite, offrait à ses hôtes des tasses fumantes et, les ayant transmués, les enfermait dans des peaux de porc ! C’est elle qui fut Biblis, poursuivant son frère, et Myrrha…, et Pasiphaë…, et cette adultère de Grèce qui, pendant dix ans, ensanglanta les tours et les nefs ; et Dalila, qui, sur ses genoux, coupa les cheveux de son mari ; et Jézabel, qui traîna sa luxure dans le sang des prophètes !… Mais écoute encore ceci ! Aujourd’hui, un homme et son frère vont, tous les deux, à une même courtisane !… Sache-le ! Cette créature a souillé l’Évangile, dans le lieu saint, avec la complicité de ton frère Serge, l’évêque ! » Le Navarque ne doute point de la vérité de toutes ces paroles ; et comme Basiliola, aux derniers mots du vieillard, a voulu s’élancer sur celui-ci pour le tuer, il la retient, désarme son bras. Mais il ne s’appartient plus : le spectacle de cette chair nue lui a été tout pouvoir de pensée ou d’action. « Homme de Dieu, dit-il tristement à l’ascète, je t’ai bien entendu ! Maintenant, éloigne-toi, et retourne dans ton île ! Les corbeaux t’y apporteront mon message ! » Il ordonne aux archers d’emmener le vieillard ; et le voici seul, devant nous, en tête à tête avec Basiliola !

Celle-ci, pendant le départ de Traba, s’est retirée vers l’autel païen. « Adossée à une colonne, sous la guirlande de myrte, elle sourit, intrépide, et, par les longues fentes de ses paupières baissées, laisse couler son regard lent, qui dissout tout courage hostile. » Elle dit à Marco : « Despote, donne-moi ta chlamyde, pour que je m’en recouvre ! Je suis trop nue ! » Il tâche à ne pas la voir, à oublier sa présence. Les yeux fixés à terre, il dit, — il chante, — en des vers merveilleux, la profonde et mortelle fatigue dont il est accablé. Mais elle, sans paraître l’écouter, toujours elle l’interrompt pour lui rappeler qu’elle est belle. « Pose tes deux mains derrière mes cheveux ! » lui dit-elle ; ou bien : « Sens ! Tu ne connaissais pas encore ce parfum ! C’est Cordule qui me l’a fait, en mêlant le benjoin, le santal, et l’ambre. » Enfin Marco, affolé, la supplie de lui dire son secret : « Es-tu vraiment celle que criait cet homme de Dieu ? Quand es-tu née ? De quel lait as-tu été nourrie ? Et comment es-tu sans une ride, après la multitude de tes forfaits ?… Tu me hais, et, vivante, tu te mêles à moi, vivant ! J’ai aveuglé ton père et tes frères, et tu ne montres point de répugnance lorsque, t’ayant prise par les cheveux, je te baise sur les paupières, comme ceci ! »

Alors la séductrice, serrée contre lui, l’excite à de grands rêves de puissance et de gloire. Lui énumérant des exemples d’esclaves ou d’obscurs soldats que l’amour d’une maîtresse a poussés jusqu’au trône impérial, elle l’exhorte à trahir ses sermens, et, sur le navire qui bientôt va être achevé, à « s’élancer contre l’émule de Rome, laissant derrière lui les étangs amers ! » Mais non : rien au monde n’existe plus, pour lui, que son amour. « Dieu m’a abandonné ; et l’Idole a été plus forte que Lui, puisque tu m’as vaincu ! Veux-tu que j’allume le feu, sur l’autel que voici ? Toutes les fautes, je les prendrai sur moi ! M’aimes-tu ? me hais-tu ? Quelle fin me prépares-tu ? Mais ton baiser, qu’il soit d’amour ou de haine, vaut, pour moi, l’univers ! » Et comme elle lui répète qu’elle est « trop nue, » le Navarque se dévêt de sa chlamyde rouge, et l’en enveloppe. « Ainsi mantelée de pourpre, elle semble sourire, en soi-même, de sa victoire. » Elle lui dit : « Despote, ramasse-moi ma ceinture, et ma tunique !… Allons, penche-toi ! N’en aie point de honte ! » Nous le voyons se pencher, en effet, après un court et tragique moment d’hésitation. Il ramasse la ceinture, et, agenouillé devant Basiliola, tâche à la serrer autour de sa taille. Et pendant qu’ainsi il s’humilie, et que le rideau se ferme doucement, « le visage de Basiliola s’illumine, tout entier, d’un mépris victorieux. » Et nous l’entendons murmurer encore, de sa voix railleuse : « Regarde ! ma ceinture est si étroite que, en la fermant, tu as déjà ta couronne ! »


Tout cela, évidemment, est loin du naturel et de l’intensité vivante d’une scène de Racine ; et nous n’y éprouvons pas, non plus, l’impression singulière que nous procurent souvent ces grandes scènes de Shakspeare où il nous semble que chaque phrase, par la seule force de sa beauté poétique, nous fasse pénétrer jusqu’au fond d’une âme. Dans sa Nef comme dans toute son œuvre dramatique, ce sont surtout les poèmes des derniers opéras de Wagner que nous rappelle M. d’Annunzio ; et je regrette, à ce propos, que le vieux Traba, en énumérant au Navarque les incarnations précédentes de Basiliola, ait négligé de citer une certaine Kundry qui, jadis, dans les jardins du magicien Klingsor, a eu recours à des artifices de séduction bien proches de ceux que nous voyons employés, aujourd’hui, par la fille perverse d’Orso Faledra. Mais, à défaut de la puissante et exquise musique dont l’auteur de Parsifal avait le privilège de pouvoir entourer ses poèmes, l’auteur de la Nef n’est pas, lui-même, sans avoir à sa disposition un certain élément « musical » qui renforce, pour nous, la vérité et le relief pathétique de ses situations : un élément qui consiste, en partie, dans l’attrait sensuel des mouvemens, des couleurs, de tout le décor visible, et, en partie, dans la somptueuse harmonie du rythme des paroles, comme aussi dans la grâce troublante des images qu’elles évoquent. Jamais ces paroles ne nous parviennent, pour ainsi dire, à découvert : par-delà leur signification propre, nous les sentons enveloppées d’une atmosphère à la fois mystérieuse et pleine de volupté, — mais dont aucune trace ne subsiste, malheureusement, dans une traduction.

Si bien que je conçois sans peine le très réel et très vif succès remporté, au théâtre de l’Argentina, par ce dialogue de Basiliola avec le Navarque, et par la tragédie tout entière. Mais il y a dans un tel succès, quelque chose de passager et d’évidemment inférieur, dont je m’étonne que l’ambition d’un poète puisse se contenter, tandis qu’elle est capable de viser à une gloire infiniment plus haute. Par un inexplicable phénomène de « justice immanente, » toujours il se trouve que, dans les œuvres dramatiques, la beauté littéraire, seule, demeure vivante, et que tout ce qui d’abord’ s’y est mêlé d’étranger ne garde que durant fort peu de temps son empire sur nous. Les pièces les plus habilement construites, les spectacles les plus magnifiques ou les plus excitans se démodent et meurent, d’une génération à l’autre, fatalement condamnés à ennuyer le public du lendemain autant qu’ils ont ravi celui de la veille. Et je crains bien qu’il n’en soit ainsi de la Nef, malgré toutes les précieuses qualités poétiques que son auteur y a déployées. Un jour viendra où les artifices sensuels que j’ai décrits paraîtront insuffisans, et emporteront avec eux, dans l’oubli, jusqu’aux images les plus délicieuses des vers et jusqu’à leur musique : mais, au contraire, les années passent et passeront encore sans nuire le moins du monde à la force expressive de cette Fille de Jorio où M. d’Annunzio n’a rien mis que son génie de poète, et ne s’en est servi que pour traduire des sentimens d’une vérité et d’une passion immortelles. Comment un homme d’une intelligence aussi avisée ne comprend-il pas l’enseignement qui découle, pour lui, de la vitalité merveilleuse de l’unique pièce « purement humaine, » et, avec cela, purement chrétienne, qu’il nous ait donnée ? Et pourquoi, puisque le voici maintenant disposé à écrire des prières, — comme celle qu’il vient de publier en tête de sa Nef, — pourquoi ne se hâte-t-il pas d’oublier enfin son « nietzschéisme » et son « paganisme, » décidément bien usés, pour revenir à cette inspiration religieuse qui, depuis la Divine Comédie jusqu’aux Fiancés, et jusqu’à la Fille de Jorio, nous a valu les manifestations les plus parfaites et les plus durables de l’âme littéraire de sa race ?


T. DE WYZEWA.