Revues étrangères - Le Dernier ouvrage de Leslie Stephen

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Revues étrangères - Le Dernier ouvrage de Leslie Stephen
Revue des Deux Mondes5e période, tome 20 (p. 935-946).
REVUES ÉTRANGÈRES

LE DERNIER OUVRAGE DE LESLIE STEPHEN


English Literature and Society in the Eigtheenth Century, par Leslie Stephen, 1 vol. in-18, Londres, 1904.


L’Angleterre vient de perdre un des plus excellens historiens de sa littérature, Sir Leslie Stephen, mort le 22 février dernier, à soixante-douze ans. C’était un ancien pasteur qui, vers 1862, tandis que plusieurs de ses collègues se convertissaient au catholicisme, s’était converti à l’agnosticisme le plus radical : sur quoi, très loyalement, il avait quitté les ordres, renonçant du même coup aux avantages matériels dont ils s’accompagnaient pour lui, et, après une brève incursion dans la politique, s’était entièrement consacré aux études littéraires. Il avait collaboré tour à tour à la Saturday Review, au Fraser’s Magazine et au Cornhill Magazine, dont il avait été longtemps le rédacteur en chef, comme l’avait été avant lui son beau-père Thackeray. En 1876, il avait publié son principal ouvrage, une grande Histoire de la pensée anglaise au XVIIIe siècle, qui a été depuis lors souvent rééditée ; et les trois biographies de Samuel Johnson (1878), de Pope (1880) et de Swift (1882), qu’il avait données ensuite à la collection des Hommes de lettres anglais, avaient achevé de lui valoir, dans son pays, une très haute considération, d’ailleurs pleinement justifiée aussi bien par l’étendue et la sûreté de ses connaissances que par l’exemplaire, mélange de raison et de bonne foi, qu’il apportait à tous les sujets dont il s’occupait. En 1890 et en 1902, sous le titre général d’Études d’un Biographe, il avait recueilli, entre autres morceaux de critique ou d’histoire, une douzaine d’essais sur des écrivains de son temps. Et telle était son ardeur au travail que, l’hiver passé, déjà fort accablé par la maladie qui devait l’emporter quelques mois plus tard, il avait accepté de faire, à l’Université d’Oxford, une série de conférences historiques sur la Littérature et la Société anglaises au XVIIIe siècle. Il n’avait pu, malheureusement, aller lire lui-même ces conférences : mais il n’en avait mis que plus de soin à les rédiger ; et le fait est que le volume qui les contient nous offre, en raccourci, une image parfaite à la fois des éminentes qualités et de certains défauts assez graves que l’on retrouve dans toute son œuvre, à tous les degrés de sa longue et fructueuse carrière.


Ces qualités et ces défauts, j’ai eu déjà l’occasion de les indiquer ici, à propos de la dernière série des Études d’un Biographe[1]. Non seulement personne, parmi les critiques anglais, ne connaissait mieux que Leslie Stephen l’histoire de la littérature et de la pensée nationales aux diverses époques, et surtout au XVIIIe siècle : personne non plus ne savait mieux que lui traiter cette histoire en historien, c’est-à-dire avec une impartialité complète, et toujours avec la louable préoccupation d’examiner les faits du passé à la lumière propre des temps où ils s’étaient produits. Tous ses écrits laissaient voir tant de science unie à tant de conscience que c’est à peine si l’on s’apercevait, en les lisant, de ce que l’enchaînement des idées avait trop souvent de pénible et d’artificiel. On s’apercevait davantage, à la vérité, de la fâcheuse gaucherie du style, qui tantôt dégénérait en platitude, et tantôt se perdait en des complications fatigantes : mais à cela encore on avait vite fait de se résigner chez un auteur dont chaque phrase était chargée, tout ensemble, de renseignemens précieux et de saine pensée. Le défaut capital de l’œuvre du vénérable historien anglais n’était, en somme, ni dans la faiblesse de ses transitions ni dans la pauvreté de son style : il était dans une incapacité foncière d’enthousiasme, ou d’illusion, ou plus simplement de foi, qui, du reste, tenait à l’essence la plus intime du caractère et du tempérament personnels de l’auteur. Car jamais peut-être il n’y eut un esprit plus pleinement, plus irrémédiablement « agnostique » que celui-là. Au lieu d’être pour Leslie Stephen, comme pour son ami Huxley, une religion nouvelle, embrassée et soutenue avec une ferveur batailleuse de néophyte, l’agnosticisme s’est trouvé répondre, chez lui, aux tendances naturelles d’une âme « positive » jusqu’à l’excentricité, hors d’état de s’intéresser, ni même de croire, à aucune chose qui ne fût d’une réalité absolument démontrée. Or, le nombre des choses d’une réalité démontrée a le malheur d’être fort restreint, en dernier ressort : de même qu’il exclut les dogmes religieux et les hypothèses philosophiques, il exclut aussi la beauté sous toutes ses formes. Dans le domaine de la littérature, en particulier, il exclut tout ce qu’on a coutume d’appeler la poésie, la fantaisie, l’émotion, le charme du style ; et, en effet, il faut bien l’avouer, tout cela est toujours resté fermé à Leslie Stephen. Lui-même, d’ailleurs, le reconnaissait volontiers, avec sa franchise et sa loyauté accoutumées. Mainte fois il s’est plaint de ne pouvoir pas être sensible à tout le côté pour ainsi dire « immatériel » des œuvres dont il s’était constitué l’historien. Et voici en quels termes, dans un essai sur la critique de son prédécesseur Matthew Arnold, après avoir signalé le grand rôle qu’avait tenu, dans cette critique, l’imagination poétique de l’illustre écrivain, il définissait ingénument l’allure plus timide de sa propre pensée :


Quant à nous, — car je me permets de présumer que quelques-uns de mes lecteurs appartiennent, comme moi, à la faction prosaïque, — nous nous sentons très embarrassés en présence d’un homme de l’espèce de Matthew Arnold. Un tel homme a des intuitions là où nous n’avons que de simples calculs… Il découvre tout de suite un type général là où nos tableaux statistiques et notre analyse échouent à nous révéler autre chose que quelques faits particuliers dûment établis… Et j’ajoute que, en fin de compte, le prosaïque peseur et mesureur a sur son rival un avantage assuré, qui est de ne point se tromper, dans les étroites limites où il se maintient. Mais, quand ensuite il s’efforce de comprendre son rival, il se sent naturellement porté à en faire peu de cas, à dédaigner un pouvoir dont il est lui-même dépourvu, et, peut-être, à suggérer des doutes aussi bien sur la réalité de ce pouvoir que sur sa valeur[2].


L’agnosticisme : c’est le mot qui convient le mieux à expliquer le tour d’esprit natif et constant de Leslie Stephen. Jamais un critique littéraire ne fut plus profondément indifférent à tout ce qui ne se laisse pas « mesurer et peser, » à l’élément d’art que contient toute littérature. D’instinct, il redoutait et haïssait les intuitions, » que ce fût en matière de métaphysique, de morale, ou seulement de goût littéraire. Des « faits particuliers dûment établis, » à cela s’est borné, toute sa vie, le domaine de sa pensée ; et jamais il n’a été en état de pratiquer, ni même de concevoir une autre méthode que celle « des tableaux statistiques et de l’analyse. » Mais, comme sa haute probité intellectuelle et morale ne lui permettait pas de suivre le penchant spontané qui l’aurait porté à « mettre en doute aussi bien la réalité que la valeur des pouvoirs dont il se savait dépourvu, » il avait adopté de très bonne heure, à l’égard des manifestations littéraires qu’il se proposait d’étudier, une attitude particulière, que l’on ne peut s’empêcher de comparer à celle que prendrait un sourd très intelligent qui, par quelque hasard fantastique, se trouverait contraint à s’occuper d’histoire musicale.

Dans l’introduction de ses conférences d’Oxford comme dans plusieurs des préfaces de ses livres précédens, Leslie Stephen s’est obstinément défendu de viser à l’originalité. « Je tiens d’avance pour admis, disait-il, les jugemens critiques ordinaires sur les grands écrivains dont je vais m’occuper. » Ce n’était point-là, de sa part, un artifice banal de fausse modestie : pas une seule fois, dans toute sa carrière, il n’a manqué, effectivement, à tenir pour admis les « jugemens critiques ordinaires » sur les qualités ou les défauts des grands écrivains anglais. Ayant conscience de n’être pas suffisamment apte à apprécier lui-même la somme de beauté contenue dans les œuvres de ces écrivains, il a toujours préféré s’en rapporter sur elles à l’avis de personnes d’un goût plus sûr et d’une compétence moins limitée. Et il a ensuite employé surtout son effort à dresser, en quelque sorte, l’état civil de ces œuvres, soit en les rattachant à une savante et minutieuse biographie de leurs auteurs, soit encore en recherchant les influences diverses qui avaient contribué à leur production. « L’intérêt que j’ai porté à la littérature, nous dit-il au début de ses conférences, a toujours été étroitement lié à sa signification philosophique et sociale. » L’étude des « milieux » où sont nées les œuvres littéraires, des idées religieuses ou morales qui les ont inspirées, des relations réciproques de l’histoire littéraire, voilà ce qui, dans la littérature, a toujours intéressé principalement, pour ne pas dire uniquement, l’auteur de l’Histoire de la pensée anglaise au XVIIIe siècle, des biographies de Johnson et de Swift, et des conférences d’Oxford sur la Littérature et la Société anglaises au XVIIIe siècle : et c’est à cela sans doute que ces ouvrages doivent d’être, au point où ils le sont, des modèles d’impartialité, de bon sens, de claire et sérieuse exposition historique. Jamais leur auteur n’a été gêné, dans ses « calculs, » par l’élan excessif de son émotion personnelle : jamais le besoin d’admirer n’est venu faire tort, chez lui, à la sûreté des observations et des comparaisons. Bien davantage que dans les virulens pamphlets de Huxley ou dans les romans passionnés de Mme Humphry Ward, c’est dans l’œuvre historique et critique de Leslie Stephen que se manifeste à nous la réalisation la plus achevée de l’agnosticisme, avec son étroitesse prosaïque et son manque fatal de toute beauté, mais aussi avec la massive solidité de ses résultats.

Cependant il n’y a point d’agnostique si conséquent qui, comme le reste des hommes, ne soit forcé de s’élever parfois au-dessus des « faits particuliers dûment établis, » pour essayer d’en tirer une conclusion générale. Nous avons beau vouloir fermer notre porte à la philosophie : toujours elle trouve un passage pour se faufiler jusqu’à nous, ne fût-ce que sous la forme d’une ligne de conduite morale, d’une méthode de raisonnement, ou d’un principe de goût. Et Leslie Stephen n’a pas échappé à cette nécessité. Dénuée à un degré extraordinaire de couleur, de relief, d’accent, de toutes ces qualités littéraires qui supposent toujours une foi instinctive à des choses incapables d’être « mesurées » ni « pesées, » son œuvre est, au contraire, toute remplie de généralisations. Sans cesse l’auteur, à son insu ou malgré lui, se laisse aller au désir, — foncièrement anti-agnostique, mais non moins foncièrement humain, — de « découvrir un type général là où l’analyse et les tableaux statistiques ne révèlent rien que quelques faits particuliers dûment établis. » Tout au plus se réserve-t-il d’exposer ensuite lui-même des objections ou des limitations de détail aux théories qu’il vient d’énoncer : ce qui n’est point fait, certes, pour nous rendre plus clair le fil conducteur de son raisonnement ; mais celui-ci n’en poursuit pas moins son cours d’hypothèses en hypothèses, ne reprenant pied, par instans, sur le terrain des faits que pour se lancer de nouveau dans des « intuitions » souvent bien hardies et bien fantaisistes. Car c’est là surtout, dans ces vues d’ensemble sur les lois essentielles de la vie littéraire, que se fait sentir, chez Leslie Stephen, l’inconvénient d’une inaptitude personnelle trop complète à apprécier quelques-uns des attributs les plus importans de la littérature. Quand il s’en tient à reconstituer la généalogie matérielle ou intellectuelle de l’œuvre d’un poète, le critique peut encore, à la rigueur, se dispenser de goûter lui-même la beauté de cette œuvre ; mais, quand ensuite, à son propos, il prétend formuler les lois générales qui régissent la production des œuvres poétiques, aussitôt nous avons l’impression que quelque chose sonne faux, dans son hypothèse, et qu’il y a dans la poésie quelque chose d’indéfinissable que ses plus adroites formules ne parviennent pas à atteindre. Voici, par exemple, que Leslie Stephen, avant de raconter aux étudians d’Oxford la filiation des grands genres littéraires anglais au XVIIIe siècle, s’efforce de leur prouver, une fois de plus, la dépendance directe où se trouvent ces genres vis-à-vis des mœurs, des idées, de tout le mouvement politique et social de leur temps. Reste à savoir seulement de quelle façon on pourra accorder avec cette théorie le rôle considérable joué, dans le progrès des genres littéraires, par l’individualité des grands écrivains ; et Leslie Stephen s’empresse d’exposer l’objection, avec sa conscience et sa franchise habituelles : mais il ajoute qu’à son avis, elle n’a point l’importance qu’on lui attribue.


Si Shakspeare était mort avant d’avoir rien écrit, tous les dramaturges du règne d’Elisabeth seraient sans doute à jamais restés plongés dans l’obscurité… Et pourtant, si Shakspeare n’avait jamais écrit, le théâtre anglais du règne d’Elisabeth non seulement n’en aurait pas moins existé : ses lignes principales seraient demeurées sensiblement les mêmes. Si jamais un auteur a imité et pleinement exprimé les idées caractéristiques de ses contemporains, c’est à coup sûr Shakspeare ; et personne n’a jamais accepté plus docilement une forme d’art élaborée avant lui… Ce qu’il a fait en propre, ç’a été de montrer de quelle manière cette forme pouvait être le mieux utilisée ; et, sans lui, cette forme aurait été sans doute un phénomène historique infiniment moins intéressant. Mais il n’y a pas de si grand homme qui n’ait à vivre dans son siècle. Le plus grand poète n’écrit point pour une génération future, en tant du moins que cette formule signifie qu’il n’écrit point pour sa propre génération ; la vérité est seulement que, en donnant l’expression la plus complète aux pensées de son temps, et en pénétrant le plus profondément leur signification, il devient le type le plus parfait de l’attitude d’esprit générale de son temps, et que son œuvre incarne ainsi des pensées communes aux hommes de toutes les générations.


Voilà, en vingt lignes, bien des affirmations générales ; et je n’ai point affaire ici de les discuter. Mais le critique anglais ne va-t-il pas un peu vite, cette fois comme toujours, en fondant sur l’unique exemple de Shakspeare toute sa théorie de la dépendance du « grand poète » à l’égard de son temps ? J’admets que Shakspeare se soit borné à « exprimer les idées caractéristiques de ses contemporains ; » j’admets que, sans lui, « les lignes principales du théâtre anglais sous le règne d’Elisabeth seraient restées sensiblement les mêmes ; » mais de quel droit Leslie Stephen prétend-il que ce qui est vrai de Shakspeare le soit aussi de tous les autres poètes, et même, — car il va jusque-là dans les pages suivantes, — de tous les autres artistes, dans tous les temps et dans tous les pays ? Est-ce que, par exemple, la peinture allemande de la fin du XVe siècle serait restée « sensiblement la même » sans le bienheureux hasard du génie de Durer ? Est-ce que le génie de Rubens, cent vingt ans plus tard, n’a pas fait entrer la peinture flamande dans une voie où, sans lui, tout porte à croire qu’elle ne se serait pas engagée ? Est-ce que, plus près de nous, l’œuvre dramatique et musicale de Richard Wagner n’a pas été véritablement « écrite pour une génération future ? » Est-ce qu’elle n’a point produit une véritable révolution, et dont les germes existaient, à coup sûr, avant elle, mais que rien, à coup sûr, ne pouvait faire prévoir, parmi l’engouement universel pour les opéras de Rossini et de Meyerbeer ? Avec sa théorie de la dépendance des hommes de génie à l’égard de leur temps, Leslie Stephen ne s’éloigne pas moins de la réalité des faits que ceux qui soutiennent l’hypothèse, toute contraire, du caractère morbide du génie, ce qui équivaut à faire de celui-ci une exception à son temps. Dans la réalité des faits, il y a plusieurs espèces d’hommes de génie, et appelés à jouer un nombre indéterminé de rôles différens. Il y en a qui, comme Shakspeare, « reçoivent docilement des formes toutes faites ; » et il y en a qui créent des formes nouvelles ; et, de ceux-ci, les uns imposent ces formes à leurs successeurs, tandis que d’autres en emportent le secret avec eux. Il y a des génies bienfaisans et il y en a de malfaisans, des organisateurs et des perturbateurs. Mais tout cela n’apparaît clairement que si, d’abord, on se rend compte par soi-même de ce qu’est au juste l’action immédiate du génie d’un artiste : faute de quoi, l’on se trouve forcément tenté, ainsi que l’a été toute sa vie l’agnostique Leslie Stephen, de supposer que ce qui est vrai d’un poète doit l’être de tous, le « poète » apparaissant alors, à la distance d’où l’aperçoit le critique, comme une mystérieuse entité unique et constante.


Heureusement ces théories générales, pour nombreuses qu’elles soient dans le dernier ouvrage de Leslie Stephen, de même que dans les précédens, n’y figurent le plus souvent qu’à titre d’épisodes ou de digressions ; et l’objet principal de l’auteur n’en reste pas moins d’ordre purement historique, consistant à raconter les transformations parallèles des mœurs et de la littérature anglaises au XVIIIe siècle. Ou plutôt il y a bien, dans le livre, une théorie qui se rapporte plus étroitement à cet objet principal, puisque c’est elle qui a conduit l’auteur à choisir la méthode d’exposition qu’il a, cette fois, adoptée : mais celle-là nous est présentée avec beaucoup plus de réserve et de précaution, et simplement comme une hypothèse permettant, mieux que toute autre, de reconstituer l’image authentique et complète des diverses époques d’une littérature. Elle est d’ailleurs, si je ne me trompe, nouvelle dans l’œuvre de Leslie Stephen qui, jusqu’alors, s’était toujours tenu, en principe et en fait, à la seule doctrine de l’influence toute-puissante des « milieux » pour la production et le développement des genres littéraires ; jamais, du moins, il ne l’avait encore énoncée aussi expressément, ni n’en avait tiré une application pratique aussi immédiate. Mais, pour nous, au contraire, cette théorie n’a rien de nouveau : car c’est celle exactement que, depuis vingt ans, nous avons trouvée formulée et mise en valeur dans toute l’œuvre historique de M. Brunetière. A plusieurs reprises déjà, j’ai eu l’occasion de montrer comment cette théorie s’était répandue de proche en proche à travers l’Europe, partout renversant ou modifiant les méthodes anciennes, créant partout une façon plus directe, plus intime, plus proprement « historique » à la fois et « littéraire » d’envisager l’histoire de la littérature. Voici de quelle manière elle nous est à présent définie par Leslie Stephen :


Nous pouvons considérer que toute forme littéraire, le drame, le poème épique, l’essai, etc., est comparable à une espèce en histoire naturelle. Elle a, en quelque sorte, un certain principe organique particulier, qui réside au fond d’elle, et détermine les modes possibles de son développement… Et, de même qu’en histoire naturelle, la succession historique des espèces, dans la littérature, implique que sans cesse quelques-unes d’entre elles s’usent, dégénèrent, passent à l’état de « survivance »… Et je puis ajouter encore que, en fait, la marche des divers genres littéraires est discontinue, impliquant un compromis entre deux conditions qui correspondent à ce que sont, en politique, le conservatisme et le radicalisme : sauf parfois, pour la tendance conservatrice, à n’avoir d’autre effet que de faire survivre des genres déjà condamnés à mort, et, pour la tendance radicale, à produire bien des œuvres ayant la crudité d’une application imparfaite de principes nouveaux.


Telle est donc la doctrine qui, dans le dernier livre de Leslie Stephen, est venue se joindre et essayer de s’unir à l’ancienne doctrine de l’« influence des milieux. » Mais c’est surtout dans le cours même du livre que se fait voir clairement à nous l’importance capitale attachée par l’écrivain anglais à cette doctrine nouvelle de l’évolution organique, et, pour ainsi dire, spontanée, des genres littéraires. Tandis que, dans son Histoire de la pensée anglaise au XVIIIe siècle, l’auteur insistait de préférence sur les périodes stables du mouvement général des idées, sur les hommes et les œuvres qui représentaient comme un temps d’arrêt dans le courant historique, ici son point de vue a entièrement changé, ou plutôt même s’est entièrement renversé. Ce qui l’intéresse désormais, ce ne sont plus les temps d’arrêt, mais les montées et les descentes, le travail continu de formation et de désorganisation des genres littéraires. A peine s’il consacre quelques lignes aux œuvres décisives de la littérature anglaise du XVIIIe siècle ; et encore, n’en parle-t-il que pour indiquer leurs tenans et leurs aboutissans, pour montrer de quelles œuvres antérieures elles ont été le produit et comment elles ont préparé la voie aux œuvres qui leur ont succédé. Le vieil historien n’avait, dans sa vie privée, qu’une seule passion, qui était celle de la marche à pied ; et l’on dirait en vérité que c’est cette passion qu’il a voulu satisfaire, dans ses conférences d’Oxford, tant l’allure de son récit est rapide et précipitée, sans un seul instant de halte pour reprendre haleine, ni pour accorder un coup d’œil aux beautés ou aux curiosités rencontrées en chemin. Mais, quelque regret que l’on ait de cet excès de hâte, la méthode suivie par Leslie Stephen n’en est pas moins la mieux faite du monde pour répondre à l’objet qu’il s’est proposé ; et je ne saurais assez dire combien est instructive, et attachante, et profondément imprégnée du plus exemplaire esprit historique, cette application de ce qu’on a justement nommé la « méthode évolutive » au fécond et puissant mouvement de la littérature d’un siècle, que Leslie Stephen se trouvait, précisément, connaître et aimer par-dessus) tous les autres. « Car, tandis que ses ennemis, nous dit-il, le dénoncent comme un siècle de grossier utilitarisme, d’indifférence religieuse, et de corruption politique, je me plais à l’appeler plutôt le siècle du solide sens commun, de la tolérance croissante, d’un actif développement social et industriel. »


Le début de ce siècle est rempli par un événement littéraire d’une importance considérable : la substitution du pamphlet ou de « l’essai périodique » à la comédie. Les dernières pièces de Congrève ferment le glorieux développement du théâtre anglais ; c’est désormais aux chroniques d’Addison, de Steele, de Swift, que passe la faveur des lettrés et du public. Il y a là un cas bien significatif de déchéance fatale des genres littéraires. Et Leslie Stephen démontre excellemment la faiblesse des théories imaginées par ses devanciers pour expliquer cette incontestable transformation d’un vieux genre en un genre nouveau. L’explication véritable, suivant lui, doit être cherchée dans l’organisme même de la comédie, qui, depuis longtemps déjà, avait manifesté des symptômes de déchéance, et ne vivait plus que d’une vie tout artificielle. Elle persistait à vivre, cependant, grâce à l’appui de la cour et de l’aristocratie, qui, par tradition, se croyaient tenues à la protéger ; mais, le jour où, au commencement du XVIIIe siècle, la bourgeoisie anglaise avait été admise à imposer son avis en matière littéraire, tout de suite l’état de désorganisation de la comédie était apparu clairement ainsi que son impuissance à incarner dorénavant les idées et les émotions nouvelles qui aspiraient à être traduites en littérature. Et au règne des poètes dramatiques ou comiques le règne des « beaux esprits » avait succédé.

Puis est venue une seconde période, allant de la mort de la reine Anne (1714) jusqu’à la chute de Walpole en 1739. Un travail de différenciation nouveau s’est produit aussi bien parmi les lettrés que parmi le public. Des « beaux esprits » du règne précédent, les uns ont aspiré à former une sorte d’aristocratie de goûts et de pensée, tandis que les autres, sous l’influence de leur tempérament ou sous l’effet des circonstances de leur vie, ont accentué leur caractère bourgeois et plébéien. Et ainsi deux écoles se sont constituées, avec des principes et des procédés absolument opposés : deux écoles dont les représentans les plus parfaits ont été Alexandre Pope et Daniel Defoe. Et déjà, plus ou moins nettement, (autour de ces deux écoles, s’annoncent des tendances nouvelles, qui vont bientôt introduire un esprit nouveau, à la fin, dans le classicisme rationaliste de Pope et dans le réalisme démocratique de l’auteur de Moll Flanders et de Robinson Crusoé. Le sens de la nature naît et se développe ; l’arrivée à Londres de poètes écossais ouvre à l’Angleterre des sources d’inspiration jusqu’alors ignorées ; et sans cesse davantage le « solide sens commun » de John Bull se mêle de velléités poétiques et sentimentales.

Ce sont ces tendances nouvelles que nous voyons triompher dans la période suivante (1739-1763). Au facile et élégant rationalisme de Bolingbroke se substitue l’évangélisme austère de Wesley (1738). De l’Essai sur l’Homme et de la Boucle de Cheveux enlevée de Pope, la faveur publique passe aux Nuits d’Young et au Tombeau de Blair, tandis que, d’autre part, le roman, après avoir été un pamphlet avec Swift et une peinture de la vie réelle avec Defoe, devient, avec Richardson, une école de vertu bourgeoise et de sensiblerie. Une période romantique semble vouloir commencer dès ce moment dans la littérature anglaise : mais alors le « solide bon sens » national réagit contre elle, et oppose aux déclamations de Richardson le réalisme cynique de Fielding et de Smollett. Le roman retourne à sa direction première, en apparence du moins : car, en réalité, cette régression est un progrès, et le roman de Fielding, sous des dehors semblables, diffère déjà plus profondément de Gil Blas ou de Moll Flanders que ne va différer de lui le roman de Dickens et de Thackeray. Une grande forme de roman se constitue là qui, destinée à durer glorieusement pendant plus d’un siècle, suffirait à elle seule pour donner à cette période un éclat et une importance historique incomparables.

Et ce n’est pas tout. De même que, pendant la période précédente, de nouveaux courans se dessinent dans l’ombre, des sources nouvelles d’inspiration s’entrouvrent timidement, qui, plus tard, vont s’étendre, déborder et pousser la littérature anglaise sur des chemins nouveaux. Vers 1750, le goût des collections d’antiquités, jusqu’alors raillé comme une manie, se propage à tous les degrés de la société anglaise. Walpole se fait bâtir à Strawberry Hill un « petit château gothique. » Thomas Warton entreprend d’écrire l’histoire des origines de la littérature anglaise. Homère, même remanié par Pope, perd de son prestige, au profit de Shakspeare et du vieux Chaucer. Et c’est déjà une nature presque « naturelle » qui se reflète dans les gentils poèmes de Collins et de Gray.

La période suivante, qui clôt le XVIIIe siècle, produit au premier abord une impression de vide, surtout quand on l’oppose à la brillante fécondité de la période précédente. C’est le temps de Johnson, de miss Burney, et de Cowper, successeurs bien médiocres des grands écrivains que j’ai nommés tout à l’heure. Seuls Goldsmith et Sterne, au début de la période, méritent encore de prendre place parmi les véritables créateurs de beauté : car des maîtres tels que Burns, Coleridge et Wordsworth ne peuvent plus guère être considérés comme appartenant au XVIIIe siècle. Mais cette période, si elle n’a point produit d’œuvres, a été remplie, en revanche, par un puissant travail de préparation, dont les effets se sont fait sentir dès le début et durant tout le cours du siècle suivant. La vie et les idées, les goûts et les mœurs, tout s’est transformé, et non point brusquement, comme chez nous sous l’influence de la Révolution, mais par une série d’évolutions lentes et suivies. Le développement de l’industrie a attiré l’attention publique sur les problèmes sociaux, en même temps que la guerre d’Indépendance et la Révolution française révélaient à la nation un idéal démocratique tout différent de l’ancien libéralisme des whigs. Adam Smith, Bentham, Burke, trouvaient plus de lecteurs ou d’auditeurs que n’en avaient jamais trouvé un Fielding ou un Tillotson. Tous les esprits s’imprégnaient d’une curiosité « encyclopédique, » et force allait être dorénavant aux écrivains de tenir compte de ce phénomène nouveau. Dans le fameux « club » du Dr Johnson se trouvaient représentés les sciences et les arts, la politique, le barreau, l’église, le théâtre, la grande et la petite propriété. Romanciers et poètes se croyaient tenus d’aborder dans leurs œuvres les problèmes politiques ou sociaux à l’ordre du jour. Et, à côté d’eux, se constituaient activement des genres littéraires appelés bientôt à de hautes destinées : notamment l’histoire, dont on peut dire qu’elle est née à la littérature avec les célèbres ouvrages de Hume, de Robertson et de Gibbon. L’exotisme, l’archaïsme, acquéraient une vogue universelle. Après avoir publié un roman chinois (1761) et une traduction de vieux poètes islandais (1763), Percy faisait paraître en 1765 ses célèbres Reliques, dont l’action devait être plus profonde encore, et plus efficace sur les poètes de la génération suivante, que celle du non moins célèbre Ossian de Macpherson (1762). Si bien qu’aux environs de 1790, le travail de transformation se trouvait achevé ; les idées dominantes du XVIIIe siècle avaient cédé la place à d’autres idées ; les divers genres anciens étaient parvenus au terme fatal de leur évolution : la littérature anglaise était prête pour la marche nouvelle qu’allait lui imposer maintenant le génie des poètes et des conteurs romantiques.


Telle est, en résumé, l’histoire que nous raconte le dernier livre de Leslie Stephen : une histoire infiniment positive et sérieuse, se révélant pour ainsi dire d’elle-même sous la comparaison scrupuleuse des dates, et cependant toujours active, variée, pleine de péripéties émouvantes ou piquantes. Mais d’autant plus, en la lisant, on est tenté de songer à ce qu’elle aurait pu devenir entre les mains d’un meilleur écrivain, ou simplement plus habile à animer de vie les hommes et les choses. Car l’honnête Leslie Stephen avait beau faire profession d’être un « biographe » : il ne croyait pas suffisamment à cette quantité « impesable » qu’est une personne humaine pour parvenir jamais à en évoquer une image vivante.

Qu’il s’agisse de poésie ou d’histoire, de critique ou de roman, l’agnosticisme est décidément une école fâcheuse pour un écrivain ; et il n’y a point de science si sûre, ni de si précieuse méthode, ni d’intelligence si claire, qui puisse le mettre en état de nous émouvoir, si, par-dessus tout cela, il ne prend pas l’habitude d’accepter ingénument pour vraies maintes choses qu’il ne peut « mesurer » ni « peser. »


T. DE WYZEWA.

  1. Voyez, dans la Revue du 15 janvier 1903, Deux problèmes d’histoire littéraire.
  2. Ce passage a été cité, au lendemain de la mort de Leslie Stephen, dans une excellente notice nécrologique de l’Athenæum.