Revues étrangères - Le père Escobar et les ''Lettres provinciales''

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Revues étrangères - Le père Escobar et les Lettres provinciales
Revue des Deux Mondes6e période, tome 8 (p. 457-468).
REVUES ÉTRANGÈRES

LE P. ESCOBAR ET LES « LETTRES PROVINCIALES »


P. Antonio de Escobar y Mendoza als Moraltheologe in Pascals Beleuchtung und im Lichte der Wahrheit, par le professeur Karl Weiss ; un vol. 8° ; Fribourg-en-Brisgau, librairie Herder, 1911.


Il y avait dans l’antique cité espagnole de Valladolid, vers le milieu Du XVIIe siècle, un vieux moine que la ville entière vénérait comme un saint. Né en 1589, de l’une des plus nobles familles de l’Espagne, il s’était voué au service de l’Église dès sa quinzième année, et toujours depuis lors il avait marché d’un pas léger et sûr dans les voies les plus ardues de la perfection. Ayant eu à remplir, tour à tour ou simultanément, les tâches diverses du prédicateur, du missionnaire, du confesseur, de l’organisateur d’œuvres charitables, il avait déployé à tout cela une intelligence naturelle éminemment claire et sagace, que secondaient d’admirables qualités de cœur. Un petit manuel qu’il avait rédigé vers 1630 pour son propre usage comme pour celui de ses jeunes confrères, sous le titre d’Examen y Practica de Confesores, — encore qu’il eût été blâmé, comme trop rigoureux, par certains partisans de l’indulgence la plus large en matière de morale, — n’en attestait pas moins l’habileté singulière avec laquelle son auteur s’entendait à pénétrer jusque dans les replis les plus secrets des âmes, infatigable à découvrir toutes les nuances des mobiles intimes de nos actions humaines.

Mais surtout, les aptitudes comme les goûts du vénérable moine le portaient à exceller dans les tâches difficiles de l’éducateur. Nombreuses étaient, en vérité, les générations de jeunes gentilshommes espagnols que, depuis trente ans, il avait formées tout ensemble à l’amour des belles-lettres et à la crainte de Dieu. Vers 1640, ses supérieurs lui ayant confié la direction d’un grand collège, dans sa ville natale, il n’avait pas pu se dérober à cette charge ainsi qu’il l’avait fait (et allait le faire encore maintes fois) à tous les honneurs dont on aidait voulu récompenser son mérite ; et bientôt, grâce à lui, l’intensité de la vie spirituelle avait redoublé, dans le collège, aussi bien parmi les maîtres que parmi les élèves. Le nouveau directeur s’était même improvisé architecte : sur ses plans, on avait rebâti le chœur et élargi la nef de la chapelle, ce qui avait fait désormais, de celle-ci, l’une des plus belles églises du royaume, avec la simple et forte élégance de ses proportions. Pareillement, c’est à l’usage de ses chers élèves, afin de les instruire ou de les délasser, que notre directeur était redevenu homme de lettres. Après avoir autrefois, dans sa jeunesse, composé des « poèmes héroïques » sur la Vierge et sur le saint fondateur de son ordre, il s’était mis maintenant à commenter, en de courts et substantiels « panégyriques moraux, » les évangiles des dimanches et fêtes, et puis, d’autre part, à versifier une foule d’autos, ou tragédies édifiantes, destinées à être jouées par les collégiens. Mais, par-dessus tout cela, ce maître incomparable possédait, à un degré merveilleux, l’art de se faire adorer de tous ses élèves, sans manquer cependant à les traiter avec une rigueur presque égale à celle qu’il s’était toujours appliquée à soi-même : car chacun savait, — malgré son effort à le cacher, — qu’il portait sur soi un cilice qui lui déchirait les chairs, et que ses supérieurs avaient eu, par exception, beaucoup de peine à obtenir son obéissance, lorsqu’ils avaient voulu récemment, en raison de son âge, le forcer à adoucir l’austérité habituelle de ses jeûnes. Et ainsi l’excellent homme vieillissait en paix, aimé et respecté non seulement de sa petite famille du collège, mais de tous ceux qui, à Valladolid et au dehors, avaient eu l’occasion d’apprécier la franchise ingénue de son âme d’enfant, son absolu détachement de tous les biens terrestres, et l’ardeur inépuisable de sa charité, — en attendant que, quelques années plus tard, en 1669, des milliers de personnes de toute condition se disputassent, comme des reliques, des fragmens de la pauvre robe élimée dans laquelle il venait de mourir.

Or, on raconte qu’un jour, aux environs de l’année 1656, le vieux moine vint trouver l’un de ses parens, le célèbre duc d’Ossuna, qui était à la fois son ami et son pénitent. Le charmant visage du religieux, d’un ovale délicat sous la couronne de ses cheveux blancs, s’était momentanément dépouillé du sourire malicieux et naïf qui nous ravit, aujourd’hui encore, dans le seul portrait que nous ayons de lui ; et il y avait dans ses yeux quelque chose d’effaré qui frappa aussitôt le duc d’Ossuna. « Figurez-vous, lui dit le vieillard, qu’il m’arrive une aventure incroyable ! Vous vous souvenez que, voici cinq ou six ans, lorsque j’ai fait paraître les premiers volumes de mon Universa Theologia moralis, un bon nombre de prêtres de chez nous ont voulu me déférer à l’Inquisition, parce qu’ils jugeaient ma doctrine trop sévère ! Ils estimaient que l’idéal moral que je proposais était trop rigoureux pour s’adapter à l’usage de la vie du monde, et me reprochaient d’avoir regardé comme inexcusables toute espèce d’actes tenus pour boites par les Sanchez et les Hurtado. Eh bien ! voilà maintenant qu’en France s’est répandu un libelle qui, tout au contraire, représente ma doctrine comme scandaleusement relâchée, et m’accuse d’être un corrupteur de la morale de Jésus-Christ ! »


Ce bon moine s’appelait Antonio de Escobar. Et il ne se trompait pas en disant que le « libelle » dont il se plaignait s’était rapidement « répandu à travers la France, » puisqu’on sait que ce libelle était la glorieuse série des Lettres écrites à un provincial. Il ne se trompait pas non plus, comme l’on sait, sur le caractère que prêtait le libelle non seulement à sa doctrine morale, mais aussi à sa propre personne. Peut-être même avait-il eu l’occasion de connaître dès lors quelques-unes des épigrammes qui n’allaient plus cesser désormais chez nous, pendant trois siècles, — et uniquement sur la foi du susdit « libelle, » — de le proclamer le plus scandaleux des « corrupteurs de la morale de Jésus-Christ ? » On se rappelle l’indignation avec laquelle l’austère La Fontaine a cru devoir, tout comme les autres, s’élever contre les audaces sacrilèges du religieux de Valladolid :


Veut-on monter sur les célestes tours ?
Chemin pierreux est grande rêverie :
Escobar suit un chemin de velours...


J’ajouterai que probablement le P. Escobar aura pu tout au moins, dès son vivant, se consoler un peu de la diffusion du terrible « libelle » en lisant quelques-unes des réponses sans nombre qui y avaient été faites, à la fois, par des Pères de sa Compagnie et par une foule d’autres savans hommes. Après lui, la série de ces réponses s’est poursuivie d’âge en âge, depuis les écrits du P. Annat et du P. Pirot jusqu’à l’édition des Provinciales publiée et annotée, vers 1860, par l’abbé Maynard. On ne s’est pas fait faute de nous signaler des erreurs de Pascal, résultant en partie de son hostilité préconçue contre les Jésuites, et en partie de l’inexactitude des notes et documens divers qui lui étaient fournis, — cela est aujourd’hui hors de doute, — par Arnauld, Nicole, et d’autres inspirateurs de sa polémique. Personne désormais ne peut plus ignorer, par exemple, que l’auteur des Provinciales s’est montré injuste à l’égard des Jésuites en leur imputant non seulement la pratique exclusive d’une tolérance trop marquée pour la morale relâchée des « gens du monde, » mais jusqu’à l’invention de la casuistique. De même encore il est depuis longtemps avéré que Pascal s’est mépris sur les intentions personnelles du P. Escobar, dont l’orthodoxie scrupuleuse ne lui méritait pas l’affront d’être constamment cité en compagnie de casuistes d’une doctrine beaucoup plus suspecte, comme le P. Bauny, — condamné déjà par Rome et par les évêques de France à la date où l’auteur des Lettres écrites à un provincial accouplait ainsi son nom avec celui du directeur du collège de Valladolid.

Oui, on a beaucoup fait depuis bientôt trois siècles, en France et à l’étranger, pour laver le P. Escobar de la fâcheuse réputation que lui a jadis procurée le « libelle » dont il se plaignait, avec un mélange touchant de surprise et de mélancolie, à son noble pénitent, le duc d’Ossuna. Mais comme, d’un côté, toutes ces apologies du jésuite espagnol provoquaient sur-le-champ de nouveaux réquisitoires qui maintenaient, ou au besoin renforçaient les accusations de Pascal, et comme, par ailleurs, les auteurs de ces apologies, obligés de suivre Pascal sur le terrain qu’il s’était choisi, associaient constamment à la défense d’Escobar celle de ses confrères en casuistique, tout cela nous inclinait à demeurer dans le doute, concernant le rôle particulier d’Escobar parmi le groupe à la tête duquel nous l’avaient montré les Lettres Provinciales : si bien qu’en attendant d’être mieux fixés sur ce rôle, nous persistions à nous représenter le vieux moine de Valladolid comme un brave homme de confesseur d’une indulgence un peu désabusée, suivant lui-même et faisant suivre à ses belles pénitentes un aimable « chemin de velours, » pour le plus grand profit de son ordre et de Dieu.

C’est assez dire combien nous intéresse le livre qu’un très érudit religieux allemand, le P. Charles Weiss, professeur de l’université autrichienne de Gratz, a consacré entièrement non pas même à l’étude de la doctrine morale d’Escobar, mais à l’examen détaillé et approfondi de chacune des opinions du casuiste espagnol qui ont été citées ou mentionnées dans les Provinciales. Membre de l’ordre des Frères Prêcheurs, et parfaitement libre de toute prévention pour ou contre la Compagnie dont faisait partie Escobar, le P. Weiss a employé à son investigation une loyauté manifeste, en même temps qu’il y apportait une science très solide et très sûre de tout le développement de la « théologie morale » durant les XVIe et XVIIe siècles. Son livre nous donne fidèlement l’intime pensée d’Escobar : plus fidèlement que ne pouvait la connaître Pascal, ni même que nous ne pouvons la connaître, aujourd’hui encore, en lisant les 898 pages compactes du Liber Theologiæ moralis, avec le dédale de leurs divisions, objections, juxtapositions de réponses « probables » et d’autres « plus probables, » — pour ne rien dire de la différence des opinions propres d’Escobar et de celles qu’il se borne à placer simplement sous nos yeux, dans des espèces de catalogues intitulés Praxis circa materiam, à la fin de chacun des très nombreux chapitres de son livre. (Car le fait est que celui-ci, d’année en année, sous la traduction latine et les rééditions, était devenu singulièrement plus massif et plus embrouillé que le petit Examen y Practica de confesores compilé autrefois par le P. Escobar à l’usage des jeunes prêtres de son pays.)


« Eh bien ! me demandera-t-on, quelle conclusion se dégage de ce savant travail ? Dans le duel d’Escobar et de Pascal, où la victoire effective est incontestablement échue à ce dernier, lequel des deux adversaires avait pour soi la justice ? » À cette question le P. Weiss répond, de la façon la plus péremptoire, que, presque sur tous les points, c’est le jésuite espagnol qui avait raison contre son trop heureux accusateur français. A l’entendre, il n’y aurait quasi pas un seul des 67 passages des Provinciales relevés autrefois par Escobar lui-même où Pascal n’eût mal interprété la doctrine du casuiste ; et j’ajouterai même que l’indignation qu’en éprouve l’éminent érudit allemand le conduit à nous parler de Pascal sur un ton qui, de la part d’un écrivain français, aurait de quoi nous apparaître inexcusablement méprisant et haineux. Sans doute, le P. Weiss, en sa qualité d’étranger, n’est pas tenu de savoir ce que signifie pour nous le nom de Pascal, ni même de se rappeler que l’auteur des Provinciales a été aussi celui de la plus profonde, et sincère, et efficace Apologie de la religion chrétienne qui ait été tentée depuis les premiers Pères. Mais la seule lecture des Provinciales aurait dû lui suffire pour comprendre que les railleries du pamphlétaire janséniste s’accompagnaient, chez lui, d’une foi très ardente à la vérité de l’idéal moral défendu par lui contre les casuistes. Ou plutôt, nous avons l’impression que le P. Weiss reconnaît, par instans, cette sincérité de Pascal, et serait tout prêt à lui rendre hommage ; mais dès l’instant suivant, une nouvelle moquerie du « libelliste, » s’adressant à une opinion d’Escobar qu’il comprend à faux ou qui n’a rien de répréhensible, du moins au jugement du professeur autrichien, éveille à nouveau chez celui-ci la persuasion de n’avoir devant soi qu’un spirituel « journaliste » de nos boulevards, un de ces chroniqueurs parisiens qui passent volontiers, à l’étranger, pour capables de tourner en dérision les choses les plus saintes. C’est le ton de l’ironie de Pascal, nous le sentons bien, qui agace le P. Weiss et l’oblige à se montrer injuste envers l’auteur des Provinciales. L’esprit français ne sera, décidément, jamais un « article d’exportation. »

Quant au fond même du débat, je ne puis malheureusement songer à l’examiner ici, en quelques lignes hâtives ; et d’autant moins que ce fond se trouve être, en réalité, beaucoup plus complexe que paraît le supposer le nouvel apologiste d’Escobar. Le P. Weiss a beau nous affirmer que Pascal se trompe (ou nous trompe) à peu près sur tous les points où il attaque le jésuite espagnol : les preuves qu’il nous fournit à l’appui de cette assertion sont loin de nous sembler toujours également péremptoires. Et c’est ainsi que je distinguerais volontiers, pour ma part, au moins quatre catégories différentes, parmi les nombreuses petites controverses où nous assistons entre Pascal, d’un côté, et, de l’autre, l’éminent professeur de Gratz exposant et justifiant les opinions d’Escobar.


Il y a d’abord un certain nombre de cas où l’on est tenté de penser que Pascal n’a pas assez tenu compte de la conception générale que se faisaient les casuistes du caractère et des méthodes de leur science. L’ensemble d’une confession particulière, tel qu’ils l’entendaient, ne saurait être mieux comparé qu’à ces feuilles de papier que nous remettent, dès l’entrée, quelques-uns de nos restaurant parisiens. On y a imprimé d’avance les noms de tous les mets et de toutes les boissons que pourront obtenir les cliens ; et puis, au fur et à mesure que ceux-ci demandent quelque chose, les employés du restaurant en inscrivent le prix vis-à-vis du nom de la chose servie. Parfois même, certains objets d’un usage à peu près constant, tels que le pain ou une ration de vin ordinaire, ont d’avance leurs prix notés sur la feuille. Or, supposons qu’un client, au lieu de se contenter d’une tranche de pain ou de la demi-bouteille de vin rouge accoutumée, désire se faire servir d’un pain spécial, ou demande qu’on lui apporte du vin de Champagne ; on effacera, sur sa feuille, les prix marqués d’avance pour les deux objets dont il n’a point voulu, mais il n’en résultera aucunement, pour lui, un gain sur le total de son « addition, » — car, au lieu de la petite somme biffée d’un côté, les employés du restaurant lui en inscriront nue autre, beaucoup plus forte, aux rubriques mentionnant le pain « de luxe » et le vin de Champagne. Tout de même il en va pour les péchés supputés par les casuistes : les petits ne sont parfois décomptés que pour être remplacés par d’autres plus gros, aux rubriques voisines, et le total de la note à payer n’en est nullement allégé.

C’est le cas, en particulier, pour l’exemple célèbre du casuiste Filiucius, emprunté par Pascal à la compilation d’Escobar. Un homme que la débauche a épuisé peut-il être considéré comme dispensé du jeune ? Les casuistes répondent affirmativement, et Pascal a beau jeu à s’en scandaliser. Mais, en fait, les casuistes ne consentent à effacer le petit péché constitué par la non-observation du jeûne que pour inscrire un péché infiniment plus grave à la rubrique de la chasteté. La valeur logique de leur argumentation est absolument inattaquable. Imaginons qu’un autre homme, à force de débauche, ait eu les deux bras paralysés : lui reprochera-t-on comme autant de péchés, matin et soir, tous les signes de croix qu’il ne pourra point faire ? Et son « addition » finale ne sera-t-elle pas assez onéreuse, si même l’on a biffé sur sa feuille tous ces menus péchés qu’un autre péché cent fois pire l’a mis désormais dans l’impossibilité de ne point commettre ? Je pourrais citer une demi-douzaine d’autres erreurs analogues de Pascal, Il s’élève notamment, quelque part, contre cette assertion d’Escobar qu’un prêtre ne commet point le péché de « simonie » en promettant à quelqu’un une chose coupable, lorsqu’il n’a pas l’intention de tenir sa promesse. Mais Escobar entend évidemment que, déchargé sur le chapitre de la « simonie, » ce prêtre aura à répondre du péché de promesse mensongère.

Resterait seulement à se demander ce que vaut une telle conception du calcul des péchés : et sur ce point-là ni l’opinion du P. Weiss ni celle d’hommes bien plus éloignés encore de toute sympathie « jésuitique » que Sainte-Beuve et Brunetière, Ernest Havet et M. Gabriel Monod, n’ont encore pu réussir à me persuader. Je garde toujours l’idée que la véritable morale chrétienne, conforme à l’esprit de son divin fondateur, ne s’accommode pas, pour ainsi dire, d’une étiquette ou d’un « prix-fixe » attachés aux diverses actions : le mérite foncier de celles-ci ne pouvant jamais être mesuré d’avance, et dépendant tout entier de l’intention qui nous fait agir. Mais ceci est un autre problème, dont je n’ai pas à m’occuper aujourd’hui ; et il n’en demeure pas moins hors de doute que, sur un certain nombre de points, Pascal s’est montré injuste à l’endroit du P. Escobar en lui reprochant comme des « suppressions » de péchés ce qui n’était en réalité, pour le moine espagnol, qu’un simple « transfert » de culpabilité, d’une rubrique à une autre.

Seconde catégorie : ce sont des cas où l’injustice ou l’erreur de Pascal ont été plus complètes encore. L’auteur des Provinciales s’est sûrement trompé, par exemple, touchant la véritable pensée d’Escobar, quand il s’est moqué d’un passage où celui-ci discutait la question de savoir combien de fois, dans notre vie, nous devons « aimer Dieu. » En réalité, le jésuite de Valladolid déclare que nous devons aimer Dieu toujours, dès l’âge de raison ; et il ajoute que toute action commise par nous qui dérive de notre absence d’amour pour Dieu doit nous être imputée comme un grave péché. Ce qu’il soutient que nous devons renouveler de temps à autre, ce n’est pas notre amour intime pour Dieu, — amour qui ne saurait, sans péché, s’effacer de notre âme, — mais seulement un « acte » formel et extérieur, proclamant (et nous rappelant à nous-mêmes) cet amour qui doit siéger au fond de notre cœur. Et que tout de même, après cela, il y ait quelque chose de comique dans les controverses des casuistes à ce sujet, les uns exigeant que l’on proteste de son amour pour Dieu tous les dix ans, d’autres tous les cinq ans, et le bon P. Escobar émettant le vœu que les intervalles d’une fois à l’autre soient encore rapprochés, de cela chacun sera tout prêt à convenir ; mais sans que nous ayons le droit de mêler à notre sourire l’ombre d’un reproche, surtout vis-à-vis d’un amour de Dieu aussi pur et ardent que l’était celui du P. Escobar.

Erreur et injustice, également, de reprocher au P. Escobar ses opinions sur la promesse, sur les sommes que peuvent conserver, — provisoirement, — les banqueroutiers, sur le célèbre contrat « Mohatra, » sur l’obéissance du religieux chassé envers ses anciens supérieurs, sur le droit, pour une femme, de se parer en certaines circonstances. Le lecteur trouvera, dans l’ouvrage du P. Weiss, une longue et minutieuse démonstration de la différence entre l’opinion authentique d’Escobar, sur tous ces points, et celle que lui a attribuée Pascal. Pour ce qui est de la toilette des femmes, en particulier, force nous est de reconnaître que l’indulgence du vénérable moine espagnol est pleine de sagesse. Qu’une femme s’embellisse pour séduire un amant, cela lui vaut l’inscription, sur sa note, d’un très gros péché ; mais que si elle se pare afin de plaire à son mari, et de le retenir ainsi auprès d’elle, il n’y a point de péché à se conduire comme elle fait. Et cependant, voici que cette parure, sans que la femme l’ait voulu, provoque les désirs coupables d’un jeune garçon rencontré dans la rue ? — Hé ! répond le P. Escobar, tant pis pour le petit drôle ! « Je l’avoue ingénument : il ne se peut pas que la malice d’autrui prive absolument une femme de la liberté de sortir et de se promener dans les rues, attendu qu’elle se priverait là d’une chose utile pour elle, et souvent nécessaire. »

Sur plusieurs de ces points, Pascal cite comme étant d’Escobar des phrases que le P. Weiss n’a pas retrouvées dans les premières éditions latines du Liber Theologiæ moralis, et qui, selon toute apparence, auront été « interpolées » par d’autres auteurs dans cette espèce de « manuel » pratique du confesseur. Et ceci m’amène à signaler une troisième catégorie d’erreurs de Pascal, qui consistent à rendre Escobar responsable d’opinions qu’il s’est simplement borné à transcrire dans ses Praxis, ou catalogues de toutes les opinions « probables » émises par des casuistes autorisés. Plus d’une fois le jésuite de Valladolid désapprouve, pour son propre compte, des doctrines qu’il nous expose sans commentaire, vingt pages plus bas, dans sa Praxis. Tel est le cas, notamment, pour la question de savoir si l’on peut souhaiter la mort du prochain en raison de l’intérêt personnel qu’on en retirerait, comme aussi pour la fameuse question des « restrictions mentales. » Lorsqu’il est tenu de nous dire sa propre pensée, Escobar condamne toute « restriction mentale, » et n’admet le souhait de la mort d’autrui qu’avec la seule excuse de l’intérêt général. Mais quand, ensuite, il découvre une opinion contraire chez l’un quelconque des maîtres qui lui paraissent des hommes d’un génie merveilleux en comparaison de l’ignorant qu’il est, comment s’empêcherait-il de la reproduire ? Lui-même nous l’avoue, avec une ingénuité bien touchante, à propos de la possibilité d’assister simultanément à quatre morceaux de messe. Il est convaincu, au fond, qu’une telle possibilité est « tout à fait absurde, » comme a osé le déclarer l’admirable Suarez. « Mais moi, qui ai lu tant d’auteurs approuvant cette opinion, comment me permettrais-je d’avouer qu’elle n’est pas revêtue d’une probabilité suffisante ? »

Et enfin il y a certaines questions sur lesquelles, malgré toute l’éloquence et toute la subtilité du P. Weiss, nous ne pouvons nous empêcher de donner entièrement raison à Pascal contre le P. Escobar : tout de même que le Saint-Siège lui a donné raison, quelques années après les Provinciales, en condamnant expressément des opinions que le jésuite espagnol avait soutenues, cette fois encore, par respect pour ses illustres devanciers, et par crainte de se mettre en désaccord avec eux. Voici, tout d’abord, la question des domestiques ! Écoutons de quelle façon l’excellent P. Escobar leur marque la limite des services qu’ils peuvent rendre sans scrupule à des maîtres débauchés :


Je vais indiquer brièvement les actions que peuvent se permettre les domestiques sans péché pour eux, dans les cas où ils risqueraient un dommage très grave à perdre leur place, et où le caractère habituel de leurs maîtres leur ferait craindre également un grave dommage s’ils se refusaient à leur obéir. Ces actions sont : de seller le cheval qui va conduire leur maître chez la maîtresse de celui-ci ; de garder les abords de la maison de cette maîtresse, pendant que leur maître y est avec elle ; de servir la maîtresse à table, de la ramener chez soi ; de lui porter des lettres dont la turpitude grave ne leur est pas absolument prouvée ; de porter ou de rapporter des cadeaux ; de désigner la maison de la maîtresse ; d’aider leur maître à monter chez sa maîtresse ; de lui tenir l’échelle. — Mais ici, en vérité, pour que le serviteur puisse sans péché tenir l’échelle, il faut qu’il ait conscience d’éviter par là, pour soi-même, un dommage exceptionnellement grave : car le fait d’entrer dans une maison par une échelle constitue un tort à l’endroit du maître de la maison.


Nous retrouvons dans ce passage l’ingénuité, — je dirais presque : l’innocence, — accoutumée du religieux espagnol. Mais qui donc, en lisant ces lignes, ne partagerait pas plus ou moins le malaise que leur lecture a causé à Pascal ? Est-ce à un prêtre qu’il convient d’arrêter sa pensée sur de telles images ? Et c’est chose trop certaine, également, qu’Escobar considère comme excusable le meurtre d’un voleur, lorsque la somme qu’il s’agit de défendre dépasse la valeur d’un aureus. De même encore Escobar justifie le duel, et tout ce que nous dit Pascal à ce sujet correspond pleinement à la vérité historique. Sur quoi le P. Weiss de nous dire : « Avec une méconnaissance complète de la nature et de l’objet de la théologie morale, Pascal ne se lasse point de nous rappeler les passages de l’Évangile et des Pères qui prescrivent la patience, le renoncement, la soumission résignée à toute injustice. Mais il oublie que cette manière d’envisager la vie morale appartient exclusivement au domaine de l’ascétique ! » Eh bien ! non, c’est ce que, pour ma part, je ne saurais admettre. Que ces vertus évangéliques soient un idéal, une « limite » dont il faut que nous tâchions à nous approcher, cela est malheureusement trop certain ; mais qu’un prêtre exclue ces vertus du domaine de la vie morale de tout chrétien pour les rejeter dans celui de « l’ascétique, » c’est à quoi je comprends que Pascal n’ait jamais voulu consentir. Pourquoi ne pas reconnaître plutôt que, dans leur désir très légitime de ne pas fermer irréparablement les portes du salut à une humanité aveugle et imprégnée d’habitudes vicieuses, les casuistes de la première moitié du XVIIe siècle ont parfois poussé l’indulgence au delà des bornes permises ; et que le pieux et naïf P. Escobar, en particulier, a été parfois conduit par sa respectueuse déférence envers les glorieux représentans de son ordre à approuver chez ceux-ci des opinions que, sûrement, son honnête cœur d’enfant aurait repoussées avec indignation s’il s’était permis un seul instant de s’arrêter à en peser la véritable teneur ? J’irai plus loin : pourquoi ne pas reconnaître que Pascal, avec toute sa partialité et toutes ses erreurs, a rendu service à la casuistique elle-même, — sinon certes aux casuistes, et notamment au P. Escobar, sa grande victime, — en s’élevant contre des opinions qu’une sentence infaillible du Saint-Siège allait bientôt chasser à jamais de la théologie ?


En vérité, je ne vois pas ce qu’un tel aveu pourrait avoir d’embarrassant, même pour les admirateurs les plus fervens d’Escobar ; sans compter qu’il leur serait rendu plus facile par la possibilité où ils seraient toujours d’ajouter que, par-dessus toutes ces petites questions de détail, c’est incontestablement Escobar qui avait raison contre Pascal sur la question essentielle de la nature du péché. Car tout de même que nous éprouvons une impression de gêne en lisant tel ou tel des « cas » imaginés et discutés gravement par les moralistes espagnols, de même nous ne pouvons nous empêcher de nous sentir mal à l’aise devant l’indignation que provoque, chez Pascal, l’opinion « jésuitique » qui n’admet point de péché sans une connaissance préalable du bien et du mal. C’était, en effet, l’opinion de ceux que les jansénistes se plaisaient à traiter de « semi-pélagiens ; » et le P. Escobar l’a exposée et défendue de la façon la plus catégorique. « Que si jamais l’homme, disait-il, n’a eu l’occasion d’apprendre ou de soupçonner la malice d’un acte, cet homme-là, en accomplissant l’acte, ne commet point de péché, car il est impossible que la volonté consente au mal du péché si l’intelligence ne le connaît point. » Escobar nous l’affirme, et par là il surprend et indigne Pascal, qui voit dans tous ces péchés « d’ignorance » une suite fatale de la faute de nos premiers parens. Mais sans aucun doute possible, dans la doctrine catholique tout au moins, la vérité et la justice sont ici du côté d’Escobar, — pour ne point parler du bon sens.

Et aussi bien Pascal lui-même a-t-il fini, selon toute vraisemblance, par apercevoir son erreur sur ce point. On sait avec quelle précision éloquente son confesseur, le P. Beurrier, dans ses Mémoires inédits heureusement découverts par M. Jovy, a résumé les confidences suprêmes que lui a faites l’illustre mourant[1]. « Il me dit qu’il s’était retiré prudemment des disputes entre théologiens, vu la grande difficulté de ces questions de la grâce et de la prédestination, et ainsi qu’il se tenait désormais au sentiment de l’Église touchant ces grandes questions, et voulait avoir une parfaite soumission au vicaire de Jésus-Christ, qui est le souverain pontife. Il ajouta que, pour ce qui est de la morale nouvelle et relâchée, elle n’était point conforme à l’Évangile, aux canons des conciles, ni aux sentimens des Pères de l’Église, et qu’il la fallait assurément condamner. » Tout au plus aurait-on encore souhaité que Pascal, — dans cet instant suprême où il s’était humblement soumis « au sentiment de l’Église » touchant le point fondamental de son ancienne querelle contre le P. Escobar, — eût pu apprendre à quel point l’excellent jésuite de Valladolid avait eu peu conscience de défendre une morale « nouvelle et relâchée » en se bornant à reproduire, — même parfois et avec de timides, mais expresses réserves, — des opinions d’auteurs qu’il croyait ingénument les plus fidèles et authentiques interprètes, ici-bas, de la pure « morale de Jésus-Christ. »


T. DE WYZEWA.

  1. Je crois savoir que M. Strowski, dans une réédition prochaine du troisième et dernier volume de son livre Pascal et son temps, achèvera de mettre en lumière la bonne foi absolue du P. Beurrier, tout en limitant plus exactement la réelle portée historique de son témoignage. Le curé de Sainte-Geneviève a rétracté, il est vrai, le passage de sa lettre à l’archevêque de Paris ou il avait affirmé que Pascal avait rompu avec ses amis de Port-Royal parce qu’il les trouvait trop hardis sur la question de l’obéissance au Pape : et, en effet, c’était alors Pascal lui-même qui s’était montré trop hardi. Mais que le mourant, ensuite, ait parlé à celui-ci de ses opinions présentes de la façon que ce vénérable religieux nous l’a rapporté à plusieurs reprises, c’est de quoi il ne nous sera bientôt plus permis de douter.