Revues étrangères - Les six femmes d’Henri VIII

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Revues étrangères – Les six femmes d’Henri VIII
Théodore Wyzewa

Revue des Deux Mondes tome 31, 1906


REVUES ÉTRANGÈRES

LES SIX FEMMES D’HENRI VIII


The Wives of Henry the Eight, and the Parts they played in History, par M. Martin Hume, un vol. in-8o ; Londres, Eveleigh Nash. 1905.


Les vies des femmes d’Henri VIII n’ont presque toujours été étudiées, jusqu’ici, qu’à un point de vue tout individuel On nous les a racontées comme si chacune de ces femmes avait été un phénomène isolé, comme si chacune d’elles avait attisé, par hasard, les désire d’un despote luxurieux, et puis s’était trouvée écartée, à son tour, lorsque les yeux du Roi étaient tombés, également par hasard, sur une autre femme plaisant mieux, désormais, à sa capricieuse fantaisie. C’est là, je crois, une conception historique superficielle et trompeuse. Pour moi, Henri VIII n’a pas été, le moins du monde, le souverain avisé et prévoyant que l’on nous a souvent décrit, fermement résolu, dès le premier jour, à délivrer son pays du joug de Rome ; mais bien plutôt un être faible, frivole, vaniteux, constamment prêt à devenir le jouet de ses passions, que des partis rivaux ont exploitées avec art au profit de certaines fins politiques et Religieuses, dans la lutte gigantesque qui a précédé la conversion définitive de l’Angleterre au protestantisme. Toute sa vie, Henri VIII a été entouré d’hommes qui, pour le dominer, n’ont négligé aucune des influences qui pouvaient leur donner prise sur lui ; et, parmi ces influences, il n’y en a point dont ils aient autant usé que de celles que leur offraient les goûts matrimoniaux du Roi.

Étudiées de ce point de vue, les vies des femmes d’Henri VIII prennent, dans notre histoire nationale, une importance qu’elles ne sauraient avoir si l’on continuait, ainsi qu’on le fait d’ordinaire, à ne regarder ces six princesses que comme les victimes d’un tyran vigoureux et sensuel, qui les aurait librement choisies, tour à tour, pour être la consolation ou le divertissement de ses heures de loisir. Et, sans doute, cette façon traditionnelle d’envisager la biographie des femmes d’Henri VIII fournit à l’historien un champ beaucoup plus ample pour la description de cérémonies pittoresques et de somptueux costumes, en même temps qu’elle autorise des peintures plus pathétiques des souffrances personnelles des malheureuses reines, au jour de leur disgrâce ; mais j’ose espérer que l’absence d’une bonne part de cet attrait descriptif ou sentimental, dans le livre qu’on va lire, sera compensée par une intelligence plus large et plus claire de la signification politique, historique, des mariages d’Henri VIII ; que, par ce moyen, le lecteur arrivera à une notion plus exacte des voies détournées qui ont conduit l’Angleterre à la Réforme ; et qu’enfin il pourra mieux apprécier les proportions véritables de la figure d’Henri, en se rendant mieux compte de l’action exercée sur lui par son entourage.


Cette courte préface du major Martin Hume suffira pour faire comprendre toute la nouveauté et tout l’intérêt du livre qu’il vient de publier sur les Femmes d’Henri VIII. J’ajouterai seulement que M. Hume, — à qui l’on devait déjà, entre autres ouvrages, de très remarquables études biographiques sur Philippe II d’Espagne et sur Elisabeth, — a tiré parti, pour son dernier livre, d’une foule de documens découverts par lui dans les Archives anglaises ou espagnoles[1] ; et qu’il traite son sujet avec un effort constant d’impartialité, une pénétration psychologique, et un agrément littéraire, qu’on ne saurait trop louer. Son livre se trouve être, vraiment, une histoire à peu près complète des origines de la Réforme anglaise : soit qu’il nous montre les femmes d’Henri VIII contribuant elles-mêmes à détacher leur mari de l’Église romaine, ou bien qu’il nous les représente comme les instrumens, plus ou moins inconsciens, de tel ou tel parti, dont l’objet principal est toujours de diriger à son gré la politique religieuse de l’Angleterre. Nous voyons tour à tour chacune de ces pauvres femmes jouer un rôle dans ce grand drame, dont leur tragédie propre n’a été qu’un acte, ou un épisode : depuis l’altière Catherine d’Aragon, qui, par son entêtement à ne point permettre l’annulation de son mariage, a contraint Henri à rompre avec une Église dont il avait été, peu de temps auparavant, proclamé le « Défenseur ; » jusqu’à cette modeste, discrète et rusée personne, Catherine Parr, qui, poussée dans les bras du Roi par le parti catholique, a peut-être plus travaillé qu’aucune de ses devancières à servir les ambitions et les haines de l’autre parti.

Je n’essaierai pas, cependant, de résumer ici les conclusions historiques du livre de M. Hume : le sujet est trop vaste, trop délicat aussi, et exigerait une compétence qu’il m’a été impossible d’acquérir, malgré plusieurs semaines employées à lire les savans ouvrages de Froude, de M. Pollard et de dom Gasquet[2]. Car il n’y a pas, pour ainsi dire, un seul point de quelque importance sur lequel ces trois historiens d’Henri VIII soient parvenus à se mettre d’accord ; et M. Hume, bien que son impartialité soit aussi évidente que le parti pris de ses trois confrères, diffère d’eux sur trop de points pour qu’un lecteur, et surtout un lecteur étranger, puisse se donner l’apparence d’accepter ses jugemens, en les répétant sans les contrôler. C’est ainsi que, pour lui, Henri VIII n’aurait été « qu’un être faible, frivole, vaniteux, constamment prêt à devenir le jouet de ses passions ; » mais M. Pollard nous affirme que « le bonheur a été grand, pour la paix et le bien-être matériel de l’Angleterre, que celle-ci ait eu à sa tête, durant l’une des heures les plus difficiles de son histoire, un homme, et un homme qui a su mesurer le danger, qui a osé l’affronter, qui a consacré tout son pouvoir à faire ce que sa situation et les événemens lui ordonnaient de faire. » D’après M. Hume, Henri, bien loin de rêver le triomphe du libre examen, n’aurait jamais cessé, jusqu’au bout, d’être, ou tout au moins de se croire un fervent catholique, d’autant plus attaché au dogme de l’ancienne Église qu’il s’imaginait en être, lui-même, le véritable pape, dans son royaume ; mais M. Pollard nous parle, à plusieurs reprises, de ses « penchans anti-cléricaux. » Et tandis que M. Hume nous laisse entendre, à chaque page de son livre, que la majorité du peuple anglais aurait eu de grandes chances de rester catholique, sans les « goûts matrimoniaux » d’Henri VIII, M. Pollard nous assure que, « si Henri VIII n’avait pas été là, l’orage de la Réforme ne s’en serait pas moins déchaîné sur l’Angleterre, » et que c’est l’action personnelle d’Henri, « avec son respect des formes légales, » qui, seule, a empêché cet orage d’être aussi violent qu’il l’aurait été sous un autre roi. Tant il est vrai, suivant l’ingénieuse comparaison de Froude, que les faits historiques sont pareils aux lettres de l’alphabet, à qui, en les choisissant et combinant de telle ou telle façon, on peut faire signifier toutes les conclusions que l’on veut !

Heureusement, les faits tiennent beaucoup plus de place que les conclusions, dans le livre excellent de M. Martin Hume. Et peut-être la vilaine figure d’Henri VIII, telle qu’elle ressort de ces faits, et quelque vraisemblable qu’elle nous apparaisse, n’est-elle pas si absolument conforme à la réalité que d’autres faits, omis par M. Hume, n’aient de quoi la compléter ou la modifier, pour la rendre un peu moins différente de celle que nous ont dessinée Froude et M. Pollard : mais certes je ne crois pas que personne, depuis le vieil Ancelot jusqu’à miss Strickland, auteur d’une copieuse galerie biographique des Reines d’Angleterre, nous ait encore offert autant de renseignemens, ni aussi sûrs et aussi précieux, qui nous aident à reconstituer les figures des six femmes du « Barbe-Bleue anglais. » Précisément parce qu’il a toujours évité, avec un soin extrême, les descriptions pittoresques, et les expansions sentimentales, précisément parce qu’il a toujours eu en vue, surtout, le rôle historique des six infortunées créatures dont il nous raconte l’avènement et la déchéance, son récit nous amène, si je puis dire, plus directement en face d’elles que les apologies et les réquisitoires de leurs précédons biographes, qui, à fort peu d’exceptions près, n’ont voulu voir que le côté romanesque de leurs aventures. M. Hume ne nous parle pas de leurs robes, que nous a complaisamment détaillées miss Strickland ; et de leur caractère et de leurs sentimens il se borne à nous transmettre ce que lui en ont appris les innombrables papiers d’archives qu’il a consultés : mais il nous les présente, pour la première fois, dans le milieu où elles ont vécu ; il nous révèle les intrigues diverses où elles ont pris part ; il s’efforce de les étudier en historien, avec plus de sérieux qu’on n’a fait jusqu’à lui. Et il se trouve, en outre, que les portraits qu’il nous trace d’elles, ou plutôt que nous dégageons, nous-mêmes, de l’ensemble des faits historiques qu’il produit devant nous, concordent, le plus exactement du monde, avec ceux que nous ont laissés, de chacune de ces reines, les peintres les plus adroits et les plus fidèles du temps, Holbein, Jost van Cleef, Lucas Cornelisz, tous ces honnêtes portraitistes allemands ou flamands qu’Henri VIII entretenait à sa cour afin que, grâce à eux, la postérité pût apprécier le charme des princesses qu’il avait daigné honorer de son attention. Presque dans tous les cas, ces portraits peints et les témoignages écrits qu’a rassemblés M. Hume se complètent, réciproquement, de la façon la plus singulière : et de leur confrontation résulte, pour nous, une série d’images si naturelles, si humaines, si pleines de vie et d’expression pathétique, que nous avons peine à admettre qu’elles ne ressemblent pas, au moins en partie, aux originaux qu’elles nous représentent.


Voici d’abord Catherine d’Aragon. De celle-là, un maître plus grand qu’Holbein, plus habile à déchiffrer le secret des âmes, nous a laissé un touchant et magnifique portrait ; car bien que la tragédie d’Henri VIII, que l’on a coutume d’attribuer à Shakspeare, ne soit sans doute pas entièrement de lui, lui seul a pu écrire les deux scènes fameuses où Catherine, en présence du Roi, puis des cardinaux, explique les motifs qui la font s’opposer à l’annulation de son mariage. Ému des souffrances de la Reine, et de l’incontestable beauté morale de son caractère, Shakspeare lui a prêté des paroles d’une noblesse si simple et si pure que ces deux scènes suffiraient à nous la rendre chère immortellement. Mais le créateur d’Hamlet était un de ces peintres de génie qui, comme Titien on comme Rubens, négligeaient volontiers certains traits véritables de la figure de leurs modèles, lorsque ces traits risquaient de détruire l’intime harmonie de la vision poétique qu’ils avaient rêvée ; et le fait est que sa Catherine d’Aragon unit à la fermeté, toute royale et d’ailleurs parfaitement authentique, de son attitude, une grâce et une douceur féminines que nous ne découvrons guère, par exemple, dans un très intéressant portrait de cette princesse qui appartient aujourd’hui à la Galerie nationale de Portraits de Londres, œuvre d’un peintre anonyme de l’école d’Holbein. Au lieu de l’exquise créature qu’a imaginée le poète, sœur des Cordélia et des Desdémone, nous apercevons une femme corpulente et massive, étrangement dépourvue de tout attrait féminin, et dont le dur visage au front trop haut, aux yeux fixes, aux lèvres serrées, annonce une obstination orgueilleuse et hargneuse, un esprit sans souplesse et sans pénétration. Il n’y a rien de tout cela qui, en vérité, ne se lise clairement dans le portrait de Londres ; et c’est exactement tout cela que nous retrouvons dans les premiers chapitres du livre de M. Martin Hume.

Assurément, la fille d’Isabelle la Catholique a été une martyre ; mais assurément on se tromperait à vouloir la tenir pour une sainte. On se tromperait même à supposer qu’elle ait toujours eu cette droiture de caractère que la plupart de ses biographes ont vantée chez elle ; le sang de son père, le contact de son beau-père et de son mari, l’atmosphère de mensonge et de ruse qu’elle a respirée dès l’enfance, l’ont formée, elle aussi, à ne pas trop s’embarrasser sur le choix des moyens, pour parvenir aux fins qu’elle avait en vue. Mais surtout elle a été, toute sa vie, inintelligente, entêtée, maladroite ; et, si elle a eu bien raison de dire qu’on lui avait fait souffrir « l’enfer sur la terre, » elle n’est pas sans avoir, elle-même, beaucoup contribué à s’attirer son sort. Pendant les longues années de sa puissance, jamais elle n’a essayé de deviner le caractère de son mari, ni de prévoir le danger qu’il y aurait, pour elle, à cesser de lui plaire ; plus tard, quand s’est posée la question du divorce, elle n’a écouté que son orgueil, et, soit par inintelligence foncière ou par aveuglement, elle s’est refusée à comprendre les suites désastreuses qu’allait immanquablement entraîner, pour sa religion, sa résistance à un projet où ses plus sincères amis lui conseillaient de se résigner[3]. Encore lui aurait-il été facile, jusqu’au bout, de tirer parti du dévouement de ces amis, de la respectueuse sympathie que lui gardait la nation anglaise, et de maintes chances favorables que, sans cesse, le hasard venait lui offrir ; mais elle n’a rien vu de ce qui se passait autour d’elle, toute à la conscience de son bon droit, et peut-être au plaisir de son entêtement. A ne la considérer que comme femme, comme héroïne de roman ou de tragédie, aucune destinée ne nous apparaît plus émouvante, plus dramatique, que la sienne : sans compter que, sous tous ses défauts, elle avait un cœur d’une bonté merveilleuse, et que sa conduite parmi les persécutions, pour déraisonnable qu’elle ait pu être, atteste en elle une force d’âme, un courage, une résignation chrétienne, dont ses pires ennemis ont été touchés, depuis Cranmer et Cromwell jusqu’à Henri VIII. A la considérer comme reine, l’historien est tenu de la juger plus sévèrement, de reconnaître que son titre de reine lui imposait des devoirs qu’elle n’a pas remplis, et, en particulier, d’assigner à cette ardente catholique une très grande part de responsabilité dans la conversion de l’Angleterre au protestantisme.


Henri VIII n’avait épousé Catherine, la veuve de son frère, que par convenance politique. : c’est par amour qu’il a épousé sa seconde femme ; et cet amour passionné du gros homme s’explique quand on regarde, à la Galerie Nationale de Portraits de Londres, le portrait qu’a peint d’Anne Boleyn un maître flamand (ou français ? ) de l’époque, avec un art infiniment plus prosaïque que celui d’Holbein, mais encore plus précis et plus minutieux. Non pas que le visage d’Anne Boleyn, tel que nous le montre ce portrait, ait rien de vraiment beau : un visage trop long, trop étroit, s’effilant en un menton pointu assez disgracieux. Mais il y a dans le regard caressant et troublant des grands yeux noirs, dans le sourire pincé de la bouche, et dans tout l’ensemble de la physionomie, quelque chose à la fois de lascif et de vipérin, qui doit avoir tout de suite captivé, fasciné, une nature aussi grossièrement sensuelle que celle d’Henri VIII. C’est un de ces visages qu’on n’oublie point, dès qu’on les a vus, et dont on a l’impression que son charme malsain est fait surtout de la réunion de tous les vices, fondus et combinés là en un mélange de choix. Et une impression toute pareille se dégage de l’étude du caractère d’Anne Boleyn. J’ai vainement cherché, dans ce que nous révèlent les historiens protestans de la vie et des actions de cette zélée initiatrice du protestantisme, la trace d’une seule qualité sympathique qu’elle ait eue : à moins qu’on ne veuille lui tenir compte d’une certaine bravoure, ou témérité féminine, qui d’ailleurs semble avoir été bien intermittente et avoir alterné avec des crises d’une lâcheté également anormale. Tout ce que peuvent faire pour elle ses apologistes est d’insister sur le fait qu’elle a longtemps demeuré en France, et en a rapporté une âme toute corrompue par les mœurs françaises : mais il n’est pas absolument certain que ce ne soit pas plutôt une de ses sœurs qui a fait ce long séjour, en France ; et, en tout cas, la cour d’Henri VII et d’Henri VIII, au point de vue de la dépravation morale, aurait eu largement de quoi lui enseigner ce que l’on veut qu’elle ait appris à la cour de François Ier.

Elle avait eu déjà diverses aventures amoureuses, en Angleterre, avant d’oser se lancer à la conquête du Roi. Et à peine eut-elle réussi dans cette conquête, qu’elle étala cyniquement une insolence, une rapacité, une cruauté, sans limites. Sa conduite à l’égard de Catherine et de la jeune princesse Marie (dont elle s’est publiquement accusée d’avoir souhaité la mort), ses misérables ruses pour retarder sa disgrâce, — jusqu’à simuler une grossesse, pour qu’Henri pût espérer avoir d’elle un fils, — la bassesse avec laquelle, dans sa prison de la Tour de Londres, elle s’est répandue en dénonciations contre ses plus fidèles partisans : tout cela est suffisamment connu, et forme un contraste bien saisissant avec la noble attitude de la reine catholique qu’Anne Boleyn s’est acharnée à persécuter. Les protestans anglais d’aujourd’hui ne peuvent guère respecter la mémoire de la première reine qui a souhaité et favorisé la conversion de l’Angleterre ; mais, au reste, il ne semble pas que les convictions protestantes d’Anne Boleyn aient jamais eu d’autre fondement que son ambition personnelle ; et nombre de faits cités par M. Hume nous prouvent qu’elle aurait été toute prête, pour garder sa couronne, non seulement à approuver le retour de son pays au catholicisme, mais à faire brûler ou décapiter tous ceux qui, autrefois, avaient été ses collaborateurs dans la préparation de la rupture avec Rome.


Anne Boleyn fut décapitée le matin du 19 mai 1536. Le matin du 20 mai, dans la chapelle du palais d’Hampton Court, Henri, — dont l’ambassadeur impérial Chapuys disait que « jamais homme n’avait porté ses cornes plus allègrement, » — épousait une jeune fille de ving-cinq ans, lady Jeanne Seymour. On lui a souvent reproché son excès de hâte, en cette circonstance ; et lui-même, du reste, s’en est repenti : car, quelques jours après, apercevant à sa Cour deux jolies jeunes filles qu’il n’y avait encore jamais rencontrées, il a avoué à ses confidens qu’il regrettait « de n’avoir pas vu ces jeunes filles avant de se marier avec Jeanne Seymour. » Mais depuis le moment où, en se constituant le pape de son église, il s’était senti maître absolu de ses actes, aussi bien devant Dieu que devant les hommes, délivré désormais de tout scrupule de conscience, il n’admettait plus qu’aucun obstacle le gênât dans la satisfaction immédiate et complète de ses désirs royaux. Et sans doute il n’aurait point tardé à congédier Jeanne Seymour, si celle-ci, le 12 octobre 1537, ne lui avait donné un fils, et n’était morte, des suites de ses couches, le 24 octobre suivant.

Il l’avait cependant épousée par amour, elle aussi : encore que, au dire de Chapuys, un des motifs qui l’avaient décidé à ce mariage fût la connaissance qu’il avait de plusieurs aventures galantes de la jeune fille. « Car, écrivait Chapuys, il va l’épouser sous la condition de la prendre vierge ; et puis, quand il voudra divorcer, de nombreux témoins se trouveront pour certifier qu’elle ne l’était pas. » Quoi qu’il en soit, Jeanne Seymour ne peut avoir inspiré au Roi qu’un caprice tout à fait passager. Dans l’admirable et fameux portrait d’elle que possède le musée de Vienne, tout le génie d’Holbein n’est point parvenu à revêtir de la moindre nuance de beauté, ni de gentillesse, ce gros visage commun, avec son front bas, son large nez, et l’empâtement de son double menton En réalité, le mariage d’Henri avec Jeanne Seymour doit s’être fait surtout à l’instigation des chefs du parti catholique, qui espéraient, par l’influence de la nouvelle reine, obtenir du Roi qu’il consentit à renouer des rapports avec la Cour romaine. Et il se peut fort bien que Jeanne ait été très pieuse, très sincèrement attachée à la foi catholique ; et il est plus certain encore qu’elle devait avoir un excellent cœur. On sait avec quelle tendresse toute maternelle elle a toujours traité la fille d’Henri et de Catherine, et comment, lorsque a eu lieu le célèbre Pèlerinage de Grâce, elle s’est jetée aux genoux du Roi, pour le supplier de rendre aux ordres religieux les couvens dont Cranmer et Cromwell, avec l’aide d’Anne Boleyn, les avaient dépouillés. Mais Henri, en la relevant, lui défendit de « se mêler de ses affaires : » défense que la pauvre femme, depuis lors, se garda bien d’enfreindre. Son courage était loin d’égaler sa bonté ; et il suffit de jeter un regard sur le portrait d’Holbein pour comprendre qu’une personne aussi molle, et probablement d’un esprit aussi borné, n’était guère faite pour jouer le rôle actif, héroïque, où l’on s’étonne que quelqu’un ait pu avoir l’idée de la destiner.


Sa mort fut suivie, dans le drame matrimonial que nous raconte M. Hume, d’un intermède comique.

Sur le conseil de Cromwell, le Roi s’était décidé à épouser, cette fois, une princesse protestante. Il avait songé à la veuve du duc de Milan, cette charmante et spirituelle Christine de Danemark dont Holbein nous a laissé un délicieux portrait : mais elle avait refusé en ajoutant que, « si elle avait deux têtes, elle serait heureuse d’en mettre une à la disposition de Sa Majesté d’Angleterre. » Alors Cromwell avait fait choix de la fille cadette du duc de Clèves, dont il avait affirmé au Roi que « chacun vantait sa beauté de corps et de visage, et qu’elle était aussi supérieure en agrément à sa sœur, la duchesse de Saxe, que le soleil d’or à la lune d’argent. » Henri, pour mieux se renseigner, avait envoyé à Clèves son peintre Holbein : et celui-ci, dans le portrait qu’on peut voir au Louvre, avait représenté une jeune femme qui, sans grande beauté de traits et avec une expression un peu somnolente, était assurément d’un aspect beaucoup plus aimable que Jeanne Seymour, telle qu’il l’avait peinte deux ans auparavant. Décidé, sans doute, par la vue de ce portrait, Henri avait demandé la main d’Anne de Clèves. La jeune princesse s’était mise en route pour l’Angleterre, s’occupant, sur son chemin, à apprendre les jeux de cartes favoris de son auguste fiancé ; à Douvres, à Cantorbery, à Rochester, le peuple lui avait fait un accueil enthousiaste ; mais quand Henri, avant de venir lui-même lui présenter ses hommages, avait mandé auprès d’elle un de ses serviteurs, celui-ci, en levant les yeux sur la future reine, avait fait une grimace de mauvais augure. Il connaissait les goûts de son maître, et prévoyait que ce visage-là ne le ravirait guère.

Holbein, avant de partir pour Clèves, avait-il reçu de Cromwell le conseil de flatter, au besoin, sa « contrefaçon » de la figure de la jeune princesse ? ou bien ses yeux d’artiste s’étaient-ils trompés, et lui avaient-ils fait découvrir, dans le visage d’Anne de Clèves, des agrémens que la nature n’y avait pas mis ? Il y a à Oxford un autre portrait de cette princesse, qui doit avoir été peint au même moment que celui d’Holbein, car Anne y est exactement vêtue de la même façon ; et déjà ce second portrait nous fait mieux comprendre la déception d’Henri VIII, lors de sa rencontre avec sa fiancée : de petits yeux, une grande bouche, toutes les apparences d’un sang pauvre et malsain. Mais les témoignages écrits nous forcent à penser que ce second portrait était encore trop flatté. Ils nous apprennent qu’Anne de Clèves, à l’époque de ses fiançailles, avait un grand corps osseux et disproportionné, et que son épais visage était, en outre, profondément couturé des traces d’une petite vérole qu’elle venait d’avoir. De telle sorte qu’Henri, quand il se trouva en face d’elle, fut « si merveilleusement étonné et déconfit » qu’il n’eut pas le courage de lui offrir les cadeaux qu’il avait apportés pour elle. Lui-même, cependant, à cette époque de sa vie, était loin de pouvoir passer pour un beau cavalier : tout son corps était gonflé démesurément, sa large face pendait en d’énormes bajoues, et il avait les jambes couvertes d’ulcères purulens qui rendaient son voisinage fort désagréable. Mais il n’en jugea pas moins qu’une femme comme celle que lui avait procurée Cromwell était indigne de lui ; et Cromwell eut la tête tranchée ; et Anne, presque au lendemain de ses noces, fut invitée à signer l’annulation de son mariage. Elle le fit, d’ailleurs, avec tant de bonne grâce qu’Henri en fut vraiment touché, à tel point qu’il songea plusieurs fois, par la suite, à se remarier avec une princesse aussi complaisante : d’autant plus qu’Anne de Clèves, dans l’intervalle, s’étant bien nourrie, bien reposée, s’étant faite au luxe et à l’élégance de la cour anglaise, avait changé et embelli considérablement. Tout compte fait, elle fut la plus heureuse des six femmes d’Henri VIII.


La cinquième de ces femmes fut Catherine Howard ; la sixième et dernière fut Catherine Parr ; et je voudrais d’abord dire quelques mots de celle-ci. Les historiens s’accordent à louer son tact, sa réserve, ses manières affables, l’habileté avec laquelle elle a su, jusqu’à la fin, retenir la faveur de son mari. D’où vient donc que son portrait (par un peintre anonyme, dans la collection de lord Ashburnham) nous laisse une impression plus fâcheuse encore que celle d’Anne Boleyn ? D’où vient que, sous la simplicité de la mise, et l’honnête apparence bourgeoise de la physionomie, nous sentions quelque chose de faux et de méchant, qui nous fait oublier jusqu’à la laideur de ce visage aux lèvres lourdes et aux gros yeux saillans ? Et d’où vient que la même impression ressort de tous les documens cités par M. Hume, qui n’a cependant que des éloges, lui aussi, pour le caractère de Catherine Parr ? Les lettres qu’elle écrivait au Roi, par exemple, ont beau être plus « pleines de tact » que celles que lui écrivait jadis Catherine d’Aragon : la flatterie y est si constante, et d’une humilité si forcée, que nous ne pouvons nous résoudre à la croire sincère. Et quand nous découvrons ensuite que cette princesse, toujours prévenante et douce pour les enfans d’Henri, était d’une dureté féroce pour ses serviteurs, nous ne sommes plus surpris qu’une telle femme ait réussi, tout en se donnant l’air de rester en dehors des affaires publiques, à jouer le grand rôle politique que nous voyons qu’elle a joué. Car non seulement, par sa famille et par son entourage, elle appartenait au parti catholique ; non seulement elle n’était devenue reine que grâce à ce parti, et en lui promettant de le soutenir ; mais jamais, depuis le divorce de Catherine d’Aragon, ce parti n’avait été aussi fort qu’il l’était à l’époque de son avènement. Or, elle ne fut pas plutôt installée à la Cour que l’influence du parti catholique commença à décroître ; et bientôt, quand le conflit s’engagea ouvertement entre les deux partis, ce fut la protection active de la Reine qui assura le triomphe définitif des protestans, en même temps qu’elle valait la mort ou la disgrâce aux anciens amis de Catherine Parr. Du moins, la dernière femme d’Henri a-t-elle eu le mérite d’échapper, pour son propre compte, à toute catastrophe : elle a survécu au Roi, comme elle avait survécu déjà aux deux autres vieillards qu’elle avait épousés précédemment ; et, aussitôt veuve, elle s’est remariée, en quatrièmes noces, avec le frère du régent Somerset. Mais on raconte qu’avant de mourir, elle a été tourmentée par d’affreux cauchemars ; ce que je tiendrais volontiers pour un effet du remords, si les âmes de ce genre n’avaient pas, en général, l’enviable privilège d’être fausses vis-à-vis d’elles-mêmes aussi bien que des autres, et, jusque dans les pires actions, de garder la conscience de leur honnêteté.

Quant à Catherine Howard, la sévérité méprisante des historiens à son endroit n’a d’égale que leur complaisance pour Catherine Parr. Ils se bornent à dire que cette jeune femme avait eu des amans avant son mariage, qu’elle a continué à en avoir après, et qu’on a fort bien fait de lui couper le cou : sauf à ajouter ironiquement, comme M. Pollard, que « son orthodoxie catholique était incontestable. » Ils abandonnent aux auteurs de romans et de mélodrames le soin d’approfondir les détails de son aventure ; et l’on sait (ou peut-être, heureusement, ne sait-on plus) de quels crimes odieux Alexandre Dumas a « étoffé » le rôle de Catherine Howard. L’unique qualité que tous les témoignages, anciens et récens, reconnaissent à la cinquième femme d’Henri VIII est d’avoir été extrêmement jolie. C’est, au reste, ce que nous apprend mieux encore un portrait de Catherine Howard, à la Galerie Nationale de Portraits de Londres : avec l’ovale régulier et délicat de son visage, ses fins cheveux châtains, ses yeux d’un vert profond et voluptueux, cette exquise figure se détache en un relief saisissant, parmi la banalité ou la laideur des cinq autres femmes d’Henri ; et nous nous imaginons aisément le bonheur qu’a dû éprouver celui-ci à pouvoir remplacer la pitoyable Anne de Clèves par une jeune femme dont nous savons, en outre, qu’elle était merveilleusement élégante et légère, dans sa petite taille, et toujours souriante, chantante, répandant autour d’elle un adorable parfum de printemps. En fait, Catherine Howard est seule à nous attester que le « Barbe Bleue anglais » n’était pas incapable d’apprécier la beauté féminine ; et de cela, tout au moins, les apologistes du Roi pourraient bien tenir un peu compte à la pauvre femme. Mais le plus curieux est que, dans le portrait de Londres, ce charme pénétrant de la figure de Catherine résulte moins des traits eux-mêmes que de leur expression, et que celle-ci est infiniment attachante et sympathique, nous révélant un mélange tout particulier de courage et de douceur, de franchise intrépide et de tendre bonté. Se peut-il que tout cela n’ait été qu’un masque, cachant une âme toute noire de vice et d’ignominie ?

Avec la fervente « orthodoxie catholique » que lui reconnaît M. Pollard, Catherine, à sa dernière heure, dans sa confession solennelle devant l’évêque de Lincoln, a juré qu’elle était innocente de l’adultère dont on l’accusait. Elle a avoué, au contraire, qu’avant de devenir la femme d’Henri elle s’était fiancée à l’un de ses cousins, un certain Thomas Culpeper, et que, après son mariage, elle avait continué d’aimer ce jeune homme, au fond de son cœur, et de lui rendre service en toute occasion, et de regretter qu’il ne lui eût pas été possible de devenir sa femme. Pendant son emprisonnement à la Tour, elle ne cessa point d’affirmer que, sans avoir mérité la mort, elle l’attendrait avec joie, afin de pouvoir être unie à l’homme qu’elle aimait. Et sur l’échafaud, après avoir accordé en souriant au bourreau le pardon qu’il lui avait demandé à genoux, elle s’écria : « Je meurs reine ; mais combien j’aurais préféré pouvoir mourir la femme de Culpeper ! » Après quoi, elle pria ardemment, et puis, toute souriante, posa sa tête sur le billot.

Elle était certainement coupable de n’avoir pas tout de suite effacé de son cœur le souvenir de son ancien fiancé, pour ne plus aimer et adorer au monde que le grand roi qui avait daigné l’admettre à l’honneur de divertir sa vieillesse. Mais quand on songe, d’une part, à ce qu’était alors devenu ce roi, et quand on découvre, d’autre part, dans l’enquête officielle instituée et poursuivie par les ennemis acharnés de Catherine Howard, les pièges de toute sorte qui lui furent tendus, dès le lendemain de son mariage, pour la maintenir en rapports constans avec Culpeper, on ne peut s’empêcher de ressentir pour elle beaucoup plus de pitié que d’indignation. Ou plutôt même on est tenté de s’émerveiller que, dans ces conditions, elle n’ait pas été plus coupable : car, en l’absence de toute preuve pour l’accuser, on n’a pas le droit de mettre en doute la sincérité de la confession qu’elle a faite en mourant. Peut-être avait-elle pu, il est vrai, refuser de devenir la femme d’Henri VIII : mais c’était là une forme de résistance que le vieux roi n’admettait guère, et qui n’aurait pas été admise non plus par les oncles et cousins de Catherine, trop heureux d’un tel moyen pour assurer la prépondérance du parti catholique. Dans ce mariage comme dans les précédens, la politique a joué le rôle principal : elle l’a joué aussi dans le dénouement du mariage ; et c’est elle encore qui, depuis bientôt quatre cents ans, contribue, sans qu’on s’en doute, à noircir la mémoire de Catherine Howard. Et puisque la « protestante » Anne Boleyn a trouvé de nombreux défenseurs, il serait à souhaiter qu’un biographe impartial, ne fût-ce qu’à l’aide des documens recueillis par M. Martin Hume, essayât de réviser le procès de cette seconde des « mauvaises femmes » d’Henri VIII, en oubliant qu’elle a eu, parmi ses autres torts, celui d’avoir été une « catholique. »


T. DE WYZEWA.


  1. M. Hume a notamment découvert, et publié sous le titre de : Une Chronique espagnole du temps d’Henri VIII, le très intéressant journal d’un négociant et diplomate espagnol, Antoine de Guaras, qui demeurait à Londres dans la première moitié du XVIe siècle, et qui paraît avoir été, souvent, fort bien renseigné sur les événemens et les bruits de la Cour.
  2. M. Pollard a fait paraître tout récemment, à Londres (librairie Longmans) une nouvelle édition de sa biographie d’Henri VIII. C’est un livre d’une science considérable, mais d’une lecture, malheureusement, un per ennuyeuse. A la même librairie, dom Gasquet, après d’autres excellens travaux, vient de publier un ouvrage, tout plein de renseignemens nouveaux et spéciaux, sur les Monastères, anglais sous le règne d’Henri VIII.
  3. Le Vatican lui-même, — ainsi qu’il résulte d’un entretien du cardinal Salviati avec le représentant de l’Empereur à Rome, — souhaitait vivement que Catherine, pour éviter un schisme, consentit a l’annulation de son mariage.