Revues étrangères - Un Anglais à Paris en 1802

La bibliothèque libre.
Revues étrangères - Un Anglais à Paris en 1802
Revue des Deux Mondes5e période, tome 35 (p. 936-946).
REVUES ÉTRANGÈRES

UN ANGLAIS À PARIS EN 1802


France in 1802, described in a series of Letters, par H. R. Yorke, nouvelle édition publiée par lady Sykes, 1 vol., Londres, 1906.


Henri Yorke, l’auteur des curieuses Lettres de France que lady Sykes vient de découvrir et de rééditer, était lui-même un personnage curieux, et dont la biographie, si quelqu’un avait le loisir de la reconstituer, nous offrirait à la fois la portée d’un document historique et tout l’attrait d’un roman d’aventures. Il s’appelait, de son vrai nom, Henri Redhead. Né aux Indes, en 1772, mais amené de très bonne heure en Angleterre, il avait écrit, à dix-huit ans, un pamphlet contre l’émancipation des noirs dans les colonies. Mais le pamphlet avait à peine paru que, déjà, son auteur en désavouait la doctrine : car les premières nouvelles des événemens de France avaient suffi pour changer le fougueux réactionnaire en un révolutionnaire plus fougueux encore. Et bientôt, à l’exemple d’un grand nombre de jeunes Anglais, Redhead était accouru à Paris, pour suivre de plus près les péripéties de la saisissante expérience politique qui s’y accomplissait. Il avait fréquenté la Convention et les Jacobins, s’était lié avec les Irlandais John et Robert Sheares, et était devenu, avec eux, l’un des chefs de ce Club Anglais qui, entre autres questions, débattait celle de savoir si le moment n’était-pas arrivé de « délivrer l’Angleterre, » en assassinant le roi George III. Puis, vers la fin de 1793, s’étant querellé avec les Sheares, et ayant été dénoncé à la Convention comme un « agent de l’étranger, » il s’était enfui, avait séjourné en Suisse, en Hollande, et était rentré en Angleterre, après avoir pris la précaution de substituer à son nom de famille le pseudonyme d’Henri Yorke, qu’il allait conserver, désormais, jusqu’au terme de sa courte et active carrière. Ses mésaventures parisiennes, d’ailleurs, avaient si peu refroidi sa ferveur jacobine que, dès son retour, il s’était affilié à un club démocratique de Derby, et y avait prononcé des discours subversifs. Un jour, devant un nombreux auditoire, il s’était écrié : « L’homme qui vous parle, tout jeune qu’il soit, a déjà collaboré à trois révolutions : il a servi la cause républicaine en Amérique, contribué à fonder la république aux Pays-Bas, et prêté son concours à la république de France ; mais il n’entend point s’en tenir là, et compte bien propager la révolution dans le monde entier ! » Cette éloquente tirade lui avait valu d’être déféré aux assises du comté d’York, et condamné, le 23 juillet 1795, à deux ans de prison. On l’avait alors enfermé au Château de Dorchester, d’où, — sans que la notice biographique que j’ai sous les yeux nous explique les motifs de cette prolongation de sa peine, — il n’avait pu sortir qu’en mars 1799. Et sa solitude forcée avait eu pour effet de bouleverser, une fois de plus, tout le système de ses convictions politiques et religieuses. Au sortir du Château de Dorchester, l’ex-terroriste s’était trouvé être quelque chose comme un « centre gauche, » un libéral patriote et conservateur, ennemi déclare de toute révolution en général, et de la révolution française en particulier. Pamphlétaire, journaliste, conférencier, il ne devait plus cesser, depuis lors, d’employer son énergie naturelle à combattre les idoles qu’il avait naguère adorées. Quand il mourut, à quarante et un ans, le 28 janvier 1813, il s’occupait encore à stimuler le sentiment national de ses compatriotes, en compilant une série populaire de Vies des Amiraux anglais.

Mais cette conversion n’avait pas été le seul effet qu’avait eu, pour lui, son emprisonnement. Pendant son séjour au Château de Dorchester, sa bonne mine, son éloquence enflammée, ses malheurs et la résignation qu’il y apportait, lui avaient gagné le cœur d’une belle et charmante jeune fille, Mlle Andrews, dont le père était commandant de la forteresse. Il y avait eu là, entre le prisonnier et la fille de son geôlier, un roman assez pareil à celui que nous a raconté Stendhal dans la seconde partie de sa Chartreuse de Parme, avec, toutefois, cette différence que le roman avait eu la fin la plus heureuse du monde. Marié en 1800 avec Mlle Andrews, tous les témoignages s’accordent à affirmer qu’Henri Yorke, au moment de sa mort, était encore aussi passionnément amoureux de sa femme que lorsque jadis, à travers les barreaux de sa cellule, il lui récitait des vers composés pour elle, ou lui confiait ses vastes projets de régénération européenne. Et j’imagine que c’est surtout pour distraire sa femme que, en 1802, au lendemain de la Paix d’Amiens, il aura eu l’idée de venir, avec elle, revoir ce Paris où s’était nourrie et exaltée, jadis, la fièvre romantique de sa vingtième année. Car le fait est qu’à chaque page, dans ses Lettres de France, son récit et ses descriptions nous laissent entrevoir le profil délicat de sa chère compagne : nous sentons qu’il n’a plus maintenant d’autre plaisir que de l’amuser, que souvent il s’en remet à elle de voir, de juger pour lui, et qu’il pardonne plus volontiers encore les pires crimes politiques, à ceux de ses anciens amis qu’il a l’occasion de rencontrer, que la moindre impolitesse à l’égard de « la jeune dame qui voyage avec lui. »

De retour en Angleterre, l’année suivante, Yorke avait cependant tenu à utiliser les notes et souvenirs qu’il rapportait de son voyage Ainsi étaient nées ces Lettres de France qui, sans même chercher à se donner l’aspect extérieur de véritables « lettres, » étaient simplement une suite de petits tableaux de la vie et des mœurs françaises sous le Consulat. Écrites en 1803, d’après un plan très net et suivi avec rigueur, il est sûr que Yorke les destinait à former un livre. Mais, soit qu’il n’ait pas eu le temps de les faire imprimer, soit que la nouvelle tournure des relations anglaises avec la France l’en ait dissuadé, elles sont restées inédites jusqu’après sa mort. Elles ont été publiées par sa veuve, vers 1815, dans une édition tirée à petit nombre, et, malheureusement, toute criblée de fautes qu’il est fort regrettable que lady Sykes n’ait point pris la peine de corriger, en rééditant aujourd’hui l’ouvrage posthume d’Henri Yorke. Dans l’édition de 1906 comme dans celle de 1815, presque tous les noms propres français sont déformés d’une manière qui, parfois, les rend indéchiffrables. Et, certes, nous devons être reconnaissans à lady Sykes d’avoir joint à sa réédition un long appendice, contenant « des notes biographiques sur quelques-uns des personnages mentionnés par M. Yorke : » mais pourquoi faut-il que, parmi les personnages « mentionnés par Yorke, » l’appendice ne nous parle que de ceux que nous connaissons déjà très suffisamment, depuis Barnave jusqu’à Voltaire ; et cela, tandis que lady Sykes, au bas des pages, nous renvoie constamment à l’appendice du volume, en nous promettant de nous y renseigner sur une foule de personnages moins connus, que, ensuite, elle néglige absolument d’y faire figurer ? « Voyez l’Appendice ! » nous dit-elle quand Yorke nous parle de Hautoir, qui règne à Chantilly en sa qualité d’administrateur du district « de Genlis, » ou des « Lornettes, » ou du conventionnel « Gondet, » ou du « ci-devant Duchaillot, » ou des directeurs « Réveillère et Leproux, » ou de Paësiello, ou de miss Helen Williams, ou du « fameux M. Stone : » sur quoi nous nous empressons de « voir l’Appendice, » mais avec le chagrin de découvrir que pas un seul de ces noms ne s’y trouve cité, ni sous la forme singulière prêtée par le texte à la plupart d’entre eux, ni sous celle, plus correcte, de Lameth, Guadet, La Reveillière-Lépeaux, etc.[1].

Ces menus défauts, au reste, n’empêchent point la réédition des Lettres d’Henri Yorke d’être pour nous une publication historique du plus vif intérêt. Non seulement leur auteur nous y apparaît, tout ensemble, observateur excellent et conteur très agréable : il met à son enquête beaucoup plus d’impartialité que ne l’ont fait, avant et après lui, la plupart de ses compatriotes, quand ils ont eu à juger des choses de la France ; et je m’étonne que, l’autre jour, dans la nouveauté de son enthousiasme pour « l’entente cordiale, » un rédacteur de l’Athenœum ait reproché à Henri Yorke « un fréquent travestissement de la vérité. » Il est vrai que, souvent, Yorke déplore les ravages de la tempête révolutionnaire, et ne nous cache point qu’il préfère son pays au nôtre : mais souvent aussi il tire occasion de ce qu’il découvre chez nous pour conseiller aux Anglais de nous imiter ; et lorsqu’il constate que, dans nos provinces, maints villages présentaient une image plus heureuse en 1788 qu’en 1802, tout porte à croire que le rédacteur de l’Athenœum, s’il s’était trouvé à sa place, aurait eu et nous aurait avoué la même impression. Ce n’est pas en 1802 qu’un voyageur étranger, ami ou adversaire de la Révolution, pouvait se rendre compte des bons effets de celle-ci pour la vie française. Encore Yorke, en vingt endroits de son livre, reconnaît-il que cette vie a déjà beaucoup changé, et très avantageusement, depuis le retour de l’ordre, sous la forte main du Premier Consul : et l’admiration qu’il ressent, presque malgré lui, pour « le célèbre Corse, » suffirait à le laver du soupçon d’avoir été prévenu et aveuglé par son « jingoïsme. » Loyalement, en « reporter » fidèle, il nous dit tout ce qu’il a vu, signalant tour à tour la misère des campagnes de l’Artois et la prospérité de celles de l’Ile-de-France. Il nous décrit les édifices, les institutions publiques et privées, le gouvernement, les mœurs, les hommes importans, depuis le « célèbre Corse » jusqu’aux rédacteurs du Publiciste et de la Décade ; et parfois ses descriptions ont un charme particulier de fraîcheur pittoresque, comme si deux jeunes yeux de femme s’étaient unis aux siens, pour mieux saisir les nuances d’une physionomie, d’une toilette, ou d’un paysage.


Écrites dix ans plus tôt, lors du précédent séjour en France d’Henri Yorke, ses Lettres auraient eu, sans doute, un tout autre ton. La peinture des lieux de plaisir et de promenade, des musées, des institutions charitables, y aurait été remplacée par des récits et des portraits qui, même avec moins d’art, auraient eu plus de chances, de nous émouvoir. Mais c’est de quoi l’auteur, lui aussi, semble avoir eu le sentiment, plus ou moins conscient : car sans cesse, durant ses flâneries parisiennes, il entremêle à ses descriptions de l’état présent de nos places ou de nos palais les souvenirs qui s’évoquent là, pour lui, du grand drame dont il a été jadis le témoin, et un peu l’acteur. Amiens, déjà, lui rappelle son ancien ami le conventionnel Le Bon ; il s’empresse d’interroger sur lui toutes les personnes qui l’ont connu ; et le tableau qu’il nous fait de son exécution, surtout, a un air de vérité des plus saisissans. Une citation de Montesquieu, qu’il vient de lire dans un journal, lui remet en mémoire un entretien qu’il a eu avec Robespierre sur l’Esprit des Lois. « Ce livre, lui a dit Robespierre, est l’œuvre d’un cerveau faible et fanatique, encore tout rempli de préjugés détestables. Montesquieu était un parlementaire, mais pas du tout un républicain. » Au Palais-Royal, Yorke revoit tout une troupe de fantômes : Philippe-Égalité et son fidèle Sillery ; le colonel écossais Oswald, qui, après avoir tenu garnison aux Indes, s’était converti à un brahmanisme mitigé, et, devenu officier de la Convention, offrait à ses amis des dîners végétariens, mais fortement arrosés de vin et d’eau-de-vie ; Anacharsis Clootz, qui, un jour, avait proposé que l’armée française, mise en présence des Prussiens et des Autrichiens, jetât ses armes, et s’avançât vers eux sur un pas de danse exprimant l’amitié. Aux Tuileries, voici la mémorable journée des Chevaliers du Poignard ; voici le meurtre de Suleau par la belle Théroigne, que le conventionnel John Sheares aimait à la folie, et qui recevait ses invités dans un boudoir aux murs ornés de piques, de sabres, de pistolets, encadrant élégamment un bonnet phrygien ; voici les séances de la Convention, et, en particulier, celle où Louis Capet a comparu devant ses juges pour la première fois :


J’étais présent à cette séance, et avais réussi à me placer tout près du Roi. Avant qu’il fût amené à la barre, la Convention avait décrété, sur la motion du boucher Legendre, que « personne sauf le président, n’aurait le droit de dire un mot aussi longtemps que Louis Capet serait présent. » Et Legendre avait ajouté que, de cette façon, « l’âme criminelle du tyran serait frappée d’horreur, comme parmi le silence lugubre d’une tombe. » Aussi Barrère, qui présidait, recommanda-t-il au public des galeries de faire silence. Ces galeries étaient d’ailleurs remplies d’hommes et de femmes qui, installés depuis la veille, s’étaient tenus éveillés, pendant la nuit, en chantant l’hymne des Marseillais. Des gardes nationaux leur vendaient des gâteaux et du vin.

Le matin, les députés se réunirent, et procédèrent à leur ordre du jour, pendant que Santerre était envoyé au Temple pour y prendre le Roi… Enfin celui-ci entra, escorté par plusieurs officiers de l’état-major de Paris, et suivi par Santerre. Il s’avança à la barre, dans une attitude droite et ferme, et promena un regard sur l’assemblée silencieuse, un regard où il me sembla lire un certain défi. Je l’observais, à ce moment, avec l’attention la plus vive ; et je crus voir que, lorsque son regard tomba sur les drapeaux pris aux Autrichiens et aux Prussiens, il eut un petit sursaut, dont il se remit, d’ailleurs, instantanément.

On apporta une chaise de bois, sur laquelle Barrère l’invita à s’asseoir. Durant la lecture de l’acte d’accusation, qui eut lieu ensuite, le Roi ne cessa point de tenir ses yeux fixés sur le président. Puis, lorsque s’ouvrit l’interrogatoire, il répondit de la façon la plus nette à chacune des charges, sans l’ombre de préméditation, et avec tant d’à-propos que l’auditoire en fut étonné…

Jusque-là, la victoire était de son côté. Le président paraissait fort embarrassé : et son embarras grandit encore lorsque Barbaroux et plusieurs autres députés accoururent vers lui et lui murmurèrent quelque chose à l’oreille. C’est alors que Manuel s’avança au milieu de l’espace libre, et, d’un ton maladroit, s’écria : « Citoyen président, les représentans du peuple ont décrété que personne ne devait parler aussi longtemps que le Roi, — je veux dire que Louis Capet, — serait parmi nous. Je propose maintenant que Louis soit emmené, pour un instant, hors de la séance, afin que chaque membre puisse exprimer son opinion ! »

Aucune plume ne saurait donner une idée de la mine confuse et piteuse de Manuel, lorsqu’il s’aperçut que le mot « Roi » s’était échappé de ses lèvres. Au bruit de ce nom, je vis Legendre se lever, le visage furieux, prêt à mugir. En se rasseyant, il appliqua un terrible soufflet sur l’oreille de son voisin Bourdon de l’Oise, pour l’avoir rappelé à l’ordre : Bourdon riposta par un coup de poing, et plusieurs députés durent s’employer à les séparer. Au milieu de cette confusion, où tous les membres parlaient à la fois, Barrère agita sa sonnette et pria le Roi de se retirer.

Ce Barrère, qui était un hypocrite achevé, ne cessa point, durant le procès, d’affecter envers son ancien maître la plus grande déférence : il articulait toutes les charges d’une voix humble, comme s’il s’excusait du triste devoir qu’il était forcé de remplir. La plupart des membres, au contraire, gardaient leur chapeau sur la tête, et se conduisaient avec un sans-gêne évidemment outré. Cependant le duc d’Orléans, qui s’était assis bien en face de son parent déchu, restait découvert et ne laissait rien voir de ses sentimens.


Veut-on, maintenant, après avoir assisté à cette orageuse séance, assister à l’une des séances parlementaires qui se tenaient à Paris neuf ans plus tard, en 1802 ? Yorke nous introduit dans un petit salon du Palais-Royal, meublé de banquettes recouvertes de drap bleu. Après une demi-heure d’attente, pendant laquelle, de temps à autre, un rideau se soulève, au fond de la salle, comme dans un théâtre, nous entendons une batterie de tambours, le rideau s’écarte, et nous apercevons un détachement de soldats, sur deux rangs, présentant les armes. Alors arrivent, solennellement, les législateurs, dont quelques-uns sont en costume de ville, et souvent râpé ou crotté, tandis que d’autres sont vêtus d’un uniforme bizarre, habit gris et gilet écarlate, avec des bottes rouges, un chapeau rond orné d’une plume bleue, une ceinture rouge à la taille, et une imposante canne à la main. Le président, lui, est vêtu d’un manteau bleu, brodé d’argent ; son gilet de soie blanche est traversé d’une écharpe tricolore avec des franges d’argent ; et son chapeau s’orne de trois longues plumes tricolores. Il y a là, entre autres célébrités du jour ou de la veille, l’élégant Lucien Bonaparte et Carnot, tout en noir, mais très élégant, lui aussi. Malheureusement, sa mine est maussade, et, durant toute la séance, il ne relève point les yeux d’une brochure qu’il est en train de lire. « Sitôt monté à sa tribune, le président agite une sonnette, se découvre, et déclare la séance ouverte. Alors six huissiers, brusquement, font entendre un bruit que je ne saurais mieux comparer qu’à celui d’une troupe d’oies : cela signifie que l’on doit se taire. Et, en effet, aucun ordre du jour n’est lu, aucun débat n’a lieu. Le président donne lecture d’un texte de loi : sur quoi chacun des membres, par appel nominal, s’avance vers la tribune, et jette dans l’urne une boule, qui représente son vote. Cette cérémonie se répète, avec une monotonie absolue, pendant plus de trois heures : toujours le même défilé muet, dans le même ordre invariable. Enfin le président agite de nouveau sa sonnette et déclare la séance levée. »

Mais c’est que, à cette heure, la France a trouvé un maître qui entend se charger lui-même du travail législatif, et assurer le bonheur de la République, tel qu’il le conçoit. Aussi devine-t-on que l’un des premiers soins de Yorke, en revenant à Paris, est de trouver une occasion qui lui permette de voir d’un peu près le « célèbre Corse. » Et il le voit bientôt, en effet, et dans une circonstance mémorable : le jour de Pâques, il a la chance d’être présent au départ du Consul pour Notre-Dame, et à la messe qui se célèbre, en grande pompe, dans la cathédrale naguère encore interdite au culte.


Lorsque toutes les voitures des membres du cortège, — pour lesquelles Bonaparte avait exigé un attelage de quatre chevaux, — se furent rangées à leur place, devant les Tuileries, et que les divers régimens à pied et à cheval eurent pris position, le canon fut tiré, comme pour un signal, et je vis une petite chose qui, avec une agilité extraordinaire, sauta sur le dos d’un cheval blanc, superbement caparaçonné, et partit, au grand trot, le long de la double rangée, suivie par un train nombreux de généraux et d’aides de camp. Je m’informai ; j’appris que le cheval blanc s’appelait Marengo, et que son cavalier était Napoléon Bonaparte, le Premier Consul.

Puis nous n’entendîmes rien que trompettes et tambours ; mais le spectacle que nous vîmes était certainement des plus imposans. Au passage de Bonaparte, les officiers saluaient, les soldats présentaient les armes. Lui, fièrement campé en selle, ne rendait pas un salut.

Il était vêtu très simplement, mais avec une propreté extrême. Il portait l’uniforme de la garde consulaire ; un habit bleu à paremens blancs, des épaulettes d’or, culotte et gilet blancs ; sur la tête, un petit chapeau avec une cocarde tricolore.

Quant à sa figure, aucun des portraits peints ou gravés que j’ai vus n’en donne une idée ressemblante. Le teint du visage est d’un jaune sombre, les traits sont ovales avec un menton allongé : les yeux ont une teinte bleue-foncée, si foncée que, à distance, ils paraissent noirs : ils sont vifs et perçans, de forme longue, et profondément enfoncés dans la tête. Les cheveux noirs sont coupés court, sans la moindre trace de poudre. Avec cela, un sourire plein de douceur et de fascination, mais qui s’efface aussitôt pour rendre à l’expression toute sa gravité. Le Consul fait excellente mine à cheval : il se tient très droit, en selle, peut-être avec quelque chose de la raideur excessive d’un sous-officier maître de manège. Enfin les contours du visage semblent bien dénoncer une nature violente : mais, tout compte fait, je n’hésite pas à reconnaître que ce visage est le plus intéressant que j’aie jamais vu.

Ayant achevé, au grand trot, la revue de ses troupes, le Consul descendit de cheval aussi brusquement qu’il y était monté, et rentra au palais avec la rapidité d’une flèche. Tout de suite, la procession vers Notre-Dame commença à se former, ouverte par la marche lente de l’infanterie.

… Trois sièges d’apparat avaient été placés, en face de l’autel, pour les consuls : celui de Bonaparte avait été mis un peu en avant des autres ; et lui-même, avant de s’y installer, l’avança encore, ostensiblement. Il resta assis, très droit, pendant toute la cérémonie, sauf au moment de la consécration, où il se tint debout. A l’élévation, il se signa, de la façon la plus édifiante. Quand la messe fut finie, les évêques s’approchèrent, à tour de rôle, des consuls, pour prêter serment ; et, à mesure que chacun de ces prélats mitrés s’agenouillait devant Bonaparte, celui-ci lui répondait d’un signe de tête aimable ; mais comme un pauvre vieil évêque, presque aveugle, et trop faible pour s’agenouiller, avait, par erreur, adressé son hommage à Cambacérès, le Premier Consul fronça les sourcils d’une telle manière que le malheureux vieillard faillit en perdre l’esprit.


Depuis ce jour, Yorke eut encore maintes fois l’occasion de voir le Premier Consul. Il assista, notamment, à une grande revue de la Garde Consulaire, où il put constater le dévouement passionné des troupes pour leur jeune maître. Cependant, il lui sembla que les évolutions de certains corps ne présentaient point la rigueur et la discipline qu’il avait admirées, avant son départ de Londres, en assistant à une « parade » des Horse Guards à Whitehall. Mais un général français, à qui il en faisait l’observation, lui répondit : « Oui, c’est vrai ; mais cela ne nous importe point, car nos hommes, s’ils ne savent point manœuvrer, savent très bien se battre ! » Réponse que Yorke jugea « spirituelle et sage. » Puis, au retour de la revue, comme il se trouvait dans un groupe de personnages officiels, l’un d’eux, qu’il ne nous nomme point, mais dont il nous dit que c’était un des « membres les plus considérables du gouvernement, » le prit à part, l’interrogea sur l’état de l’opinion publique, en Angleterre, au sujet de la paix, et eut avec lui un entretien qui mérite d’être cité tout entier :


Il me demanda si je lisais avec attention les journaux anglais. Sur ma réponse affirmative, il me dit que, bien que la liberté de la presse fût un des principes essentiels de notre Constitution anglaise, l’abus qu’on en faisait chez nous exposait souvent les étrangers aux critiques les plus méchantes et les plus offensantes. Comprenant alors où il voulait en venir, je lui fis observer que les sujets anglais, tout autant que les étrangers, avaient souvent à subir les coups de notre presse, et que personne, peut-être, n’en avait fait l’expérience plus que moi. Il sembla hésiter un moment, puis me dit : « Je sais, de très bonne source, que le Premier Consul est absolument furieux des libertés prises par les journaux anglais à l’égard de sa personne et de son gouvernement. — En ce cas, répondis-je, sa colère risque de durer longtemps : car la presse anglaise ne cessera point de l’attaquer aussi longtemps qu’il manifestera une ambition qui est fatale pour la sécurité de l’Europe. — Et pour celle de la France, aussi ! » murmura mon interlocuteur. Après quoi, me saisissant le bras, il ajouta, avec une énergie extraordinaire : « Mon cher ami, quand vous reviendrez en Angleterre, excitez tous les journalistes que vous connaîtrez à ne point lui donner quartier ! Ce n’est que par vos journaux que la nation française pourra connaître sa situation ; et tous les moyens sont bons qui nous aident à nous délivrer de l’esclavage où cet homme nous tient ! » Il me dit cela d’un ton agité et fiévreux ; et puis, brusquement, il s’éloigna.


J’aimerais à pouvoir citer encore quelques-uns des autres entretiens qu’a eus le voyageur anglais, pendant son séjour à Paris, et qu’il nous rapporte, sinon toujours exactement, du moins avec un air constant de naturel et de sincérité. De ses anciens amis jacobins de 1793, les uns sont à présent des vaincus, et tous leurs propos ont un ton d’aigreur caractéristique ; d’autres, tels que le « membre du gouvernement » que nous venons d’entendre, ont eu l’adresse de se faire recevoir comme domestiques dans la maison où, hier encore, ils commandaient en maîtres, et, avec leur mélange de platitude et de haine secrète, nous font voir des âmes dignes de leur emploi. Ainsi le peintre David, tout en exaltant le génie du Premier Consul, ne peut pas s’empêcher de regretter le temps où, avec ses collègues du Comité de Salut public, il « sauvait la France » et étonnait le monde. Dans sa folle vanité, il est convaincu que c’est le gouvernement anglais qui, en 1794, par admiration pour lui, a obtenu qu’il fût remis en liberté. Mais cet homme déplaisant a près de lui une femme excellente, une vraie sainte ; et le portrait que Yorke nous fait d’elle est parmi les plus vivans et les plus charmans de son livre.

François de Neufchâteau, lui, a congédié la pauvre femme qu’il avait épousée au temps de son obscurité, et c’est maintenant en compagnie d’une « très belle et élégante » maîtresse qu’il fait à Yorke les honneurs de son château et de ses jardins de Vincennes. Au contraire, le fameux auteur des Droits de l’Homme et de l’Age de la Raison, Thomas Paine, apparaît à Yorke bien tristement déchu depuis le jour où, à la tribune de la Convention, il l’a vu se tenir debout, droit et immobile, pendant qu’un autre député lisait la traduction française d’un de ses discours. Le misérable appartement qu’il habite, dans la maison d’un libraire, rue du Théâtre-Français, est, nous dit Yorke, « le plus malpropre que j’aie vu de ma vie. » Le vieux révolutionnaire est fatigué des hommes et des choses. « Ces gens-là, — dit-il, en parlant des Français, — ont versé des flots de sang pour la liberté ; et, maintenant qu’ils ont cette liberté, il devient impossible à un honnête homme de demeurer dans leur pays ! Ils n’ont conquis la moitié de l’Europe que pour la rendre plus malheureuse qu’avant ! » Quant à lui, il ne rêve plus que d’aller mourir en Amérique. Et, en attendant, il se distrait à construire, en bois ou en carton, des modèles de ponts, qu’il compte léguer au gouvernement des États-Unis. Jamais il ne lit les livres d’autrui ; et jamais non plus il ne lit les siens, car il les sait par cœur, mot pour mot, depuis le Sens commun jusqu’à l’Age de la Raison. Bonaparte, naguère, lui a sérieusement affirmé qu’il ne se couchait jamais sans avoir, sous son oreiller, un exemplaire de ses Droits de l’Homme : mais ensuite, dans un dîner, il a passé devant lui sans lui adresser la parole ; et, à présent, Paine le tient pour « le plus complet charlatan qui ait existé. »

Mais plus intéressantes encore, peut-être, sont les visites de Yorke à des hommes dont la gloire ne doit rien à la politique : par exemple, à l’abbé Sicard, qui lui montre les miracles qu’il obtient dans l’éducation des sourds-muets, ou à l’admirable Lenoir, qui le promène dans toutes les salles de son Musée des Monumens Français. Au Louvre, où nos voyageurs sont conduits par Mme Cosway, la veuve du célèbre miniaturiste anglais, le plaisir qu’ils éprouvent est mélangé d’indignation : ils ne peuvent se faire à l’idée qu’on ait ainsi dépouillé l’Europe de ses trésors artistiques, pour les rassembler tous en un même endroit ; et je dois ajouter que ce sentiment se retrouve chez une foule d’étrangers, de tous pays, qui ont eu le bonheur de voir le Louvre tel qu’il a été sous le Consulat et l’Empire. Mais ailleurs, aux Invalides, à la Maternité, au Conservatoire des Arts et Métiers, au Jardin des Plantes et au Muséum, l’auteur des Lettres de France ne nous cache point la surprise et le ravissement qu’il a ressentis. Et toujours, dans les chapitres qu’il consacre à ces institutions, nous voyons surgir l’active et attirante figure du Premier Consul : partout nous apprenons qu’il est venu, qu’il a tout examiné, et que sa venue a eu pour conséquence immédiate une réforme utile, l’établissement ou le relèvement d’une subvention, un progrès dont personne, jusqu’alors, n’avait eu l’idée, figure qui avait, en vérité, quelque chose de surnaturel, à ce début de son apparition ; et l’on comprend que l’Anglais Yorke, après l’avoir longuement étudiée, en ait enfin remporté une impression mêlée d’un grand respect et d’un certain effroi.


T. DE WYZEWA.

  1. Il est vrai que, parfois, en échange, l’Appendice nous renseigne sur des personnes dont Yorke ne fait point mention. Par exemple, Thomas Paine ayant dit à Yorke que, « des fondateurs de la République des États-Unis, il ne survivait plus que John Adams, Jefferson, Livingstone, et lui-même », l’Appendice consacre quelques lignes à un matelot rebelle de l’équipage de la Bounty, qui s’appelait John Adams, mais qui, certainement, n’a pu avoir rien de commun avec l’éminent homme d’État dont parle Thomas Paine.