Revues étrangères - Un Journaliste « bismarckien » - Maximilien Harden

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Revues étrangères - Un Journaliste « bismarckien » - Maximilien Harden
Revue des Deux Mondes5e période, tome 58 (p. 936-946).
REVUES ÉTRANGÈRES

UN JOURNALISTE « BISMARCKIEN : »
MAXIMILIEN HARDEN


Kœpfe, par M. Harden, un vol. in-8 ; Berlin, librairie Erich Reiss, 1910.


Dans un très intéressant ouvrage sur Gutzkow et la Jeune Allemagne que j’ai eu l’occasion de lire ces jours passés[1], M. J. Dresch nous rappelle l’énorme influence exercée, aux environs de 1835, sur l’opinion et toute la vie politique allemandes par les écrits de deux journalistes d’origine juive, Louis Bœrne et Henri Heine, qui tous les deux venaient alors de s’installera demeure sur notre boulevard parisien. D’un bout à l’autre de l’Allemagne, amis et ennemis attendaient impatiemment les moindres articles de ces deux « libérés, » avec une admiration où d’ailleurs s’ajoutait peut-être, chez leurs amis eux-mêmes, une plus grosse part de crainte que d’intime et cordiale sympathie personnelle : car on savait que nul ne pouvait être pleinement assuré d’échapper, tôt ou tard, à l’ardente invective de l’aîné d’entre eux, non plus qu’à l’ironie souriante, et plus terrible encore, du plus jeune. Tous deux apparaissaient au public allemand comme des forces fatales, expressément chargées de préparer la chute de l’ordre de choses existant, — sans que l’on attachât beaucoup d’importance, après cela, aux systèmes politiques nouveaux que tous deux se croyaient parfois tenus de proposer, en échange de celui qu’ils aidaient à détruire. « Bœrne et Heine, devait écrire plus tard leur élève Gutzkow, ont eu longtemps chez nous un succès retentissant. Ni l’un ni l’autre, toutefois, ne nous plaisaient, occupant nos esprits sans se gagner nos cœurs : mais il fallait l’action de deux hommes de leur race pour renverser l’ancienne idéologie, démolir ce que l’âge précédent avait échafaudé, et achever de secouer toutes les illusions. »

Trois quarts de siècle se sont écoulés depuis lors, et certes la presse politique allemande, pendant cet intervalle, n’a point manqué d’hommes courageux et habiles pour reprendre l’œuvre de destruction commencée par l’auteur des Lettres de Paris et par celui de Lutèce : mais je ne vois pas que personne y ait obtenu, à beaucoup près, le même « succès retentissant » jusqu’au jour où, il y a une vingtaine d’années, un jeune journaliste issu de la même race, M. Witkowski, — plus connu sous son pseudonyme de Maximilien Harden, — est venu s’imposer brusquement à l’attention de toutes les classes de la société, et avec un talent que son incontestable originalité n’empêchait pas de contenir en soi, me semble-t-il, quelques-uns des élémens distinctifs aussi bien de la manière de Louis Bœrne que de celle d’Henri Heine.


Je me souviens d’avoir rencontré M. Harden dans les couloirs d’un théâtre berlinois, précisément à l’époque où ce vigoureux talent tentait, pour la première fois, de se révéler. Je ne sais quelle actrice avait eu à se plaindre des procédés du plus considérable des critiques dramatiques d’alors, personnage que sa situation presque officielle paraissait devoir à jamais protéger contre toute atteinte : mais M. Harden, très courageusement, s’était constitué l’interprète des griefs et accusations de l’actrice, et aussitôt s’était mis à attaquer son illustre adversaire avec une éloquence passionnée et hautaine, un mélange d’élévation morale et de verve méprisante qui avaient fait de lui le, héros du moment. Aussi se le montrait-on du doigt, ce soir-là, dans la loge qu’il occupait avec l’actrice, sa cliente ; et moi-même, ayant appris son nom et le résumé de sa bruyante querelle, j’ai tâché de mon mieux à observer un jeune confrère dont la seule figure, du reste, avait déjà vivement intrigué ma curiosité.

Une figure étrangement fine et élégante, avec un maigre visage rasé qui aurait eu de quoi, au premier abord, suggérer l’idée d’un acteur de drame, sous la masse pesante des cheveux bouclés ; et, en effet, je ne serais pas surpris que M. Harden, comme plusieurs autres des principaux écrivains allemands d’aujourd’hui, eût passé par « les planches » avant de prendre conscience de sa vocation littéraire ; mais il suffisait d’examiner avec plus de soin ce bizarre, attirant, et énigmatique visage, pour découvrir derrière ses traits une âme infiniment différente de la pauvre petite âme vaniteuse et naïve que dissimulent, trop souvent, ces masques de théâtre savamment élaborés. Sous un front bombé, les yeux surtout, — deux grands yeux verts et glacés, de cette espèce qui semblent ne regarder jamais qu’un reflet des objets, au dedans de soi, — traduisaient une intelligence exceptionnellement incisive, et comme affranchie de tout alliage d’émotion sentimentale ou de rêverie ; tandis que, dans le vague sourire immobile des lèvres, avec la moue involontairement dédaigneuse qui les contractait, je croyais lire une sorte de défi, l’affirmation intrépide d’une volonté qu’aucun obstacle ne saurait émouvoir. Au total, j’étais frappé de tout ce que cette jeune figure, — jeune ou plutôt sans âge, immuable dans son relief vigoureux et dur, — annonçait clairement de force combative, aidée par un ensemble de qualités intellectuelles et morales aussi peu « allemandes » que possible, mais qui, peut-être, n’en étaient que d’autant plus appelées à agir, par leur contraste même, dans le milieu national où elles allaient avoir à se développer. Sous quelque forme particulière qu’il lui fût donné de se manifester, je devinais que le talent de M. Harden se consacrerait fatalement, tout à fait comme celui des deux grands polémistes juifs de 1835, à une œuvre d’agression révolutionnaire, mais au service de laquelle ce nouveau venu apporterait, jusqu’au bout, l’appoint très précieux d’une parfaite « incorruptibilité » personnelle, stimulé par son mépris instinctif de toute jouissance médiocre ou banale à ne mettre son ambition que dans l’unique orgueil de sa force et de son succès.

Encore s’en faut-il bien que cette définition trop rapide du caractère de M. Harden, — tel que nous l’atteste, une fois de plus, le saisissant portrait reproduit au frontispice de son dernier livre, — suffise à rendre compte de l’influence exercée, depuis vingt ans, par le célèbre directeur de la Zukunft. Comme je le disais tout à l’heure, la similitude du rôle de ce dernier avec celui qu’ont joué autrefois Louis Bœrne et Henri Heine ne va pas sans reposer sur l’existence de maints traits de parenté entre les procédés littéraires des deux grands journalistes d’il y a soixante ans et de leur éminent successeur d’aujourd’hui. Au premier de ces deux maîtres le polémiste berlinois se rattache par l’âpreté vigoureuse de sa satire, par la hauteur habituelle du point de vue moral d’où il se plaît à juger les hommes et les choses, et puis aussi par la manière dont il ne manque jamais de laisser entrevoir, tout au moins, la présence chez lui d’une doctrine positive, en s’opposant à colles de ses adversaires. Mais tandis que l’auteur des Lettres de Paris s’efforçait vainement de revêtir sa pensée d’une langue originale, et ne maniait son ironie même qu’avec une lourdeur pédantesque, c’est à l’école du poète Henri Heine que M. Harden s’est, de plus en plus, pénétré de la nécessité d’un style accommodé à la nature propre des sujets qu’il voulait traiter, — d’un style dont le rythme seul évoquât déjà en nous l’odeur de la poudre, en même temps que son allure dégagée et altière nous révélait toute l’indifférence dédaigneuse de l’auteur à l’égard des misérables ennemis qu’atteignaient ses coups. Non pas, d’ailleurs, que la raillerie de M. Harden ressemble aucunement à celle de l’auteur des Reisebilder, ni en vérité que tout son appareil favori d’images lyriques réussisse jamais à élever son style au-dessus du niveau de la simple prose : mais avec infiniment moins de grâce et d’esprit « parisiens, » ce style du pamphlétaire berlinois nous séduit par un mélange continuel de précision pittoresque et de verve méchante, qui rappelle irrésistiblement la manière de Heine. Après quoi, il va sans dire que maints autres prosateurs et poètes allemands ou étrangers, depuis Gœthe et Voltaire jusqu’à Carlyle et à Nietzsche, ont également laissé leur trace dans les idées et la langue d’un journaliste que parait avoir hanté, de tout temps, un très vif souci de perfection littéraire : d’où résulte pour nous une œuvre non moins intéressante sous le rapport de la forme que sous celui du fond, et à coup sûr la plus éloignée de l’esprit allemand, elle aussi, que l’on puisse rêver, mais dont les deux élémens les plus individuels sont toujours sa force foncièrement u subversive » et la même moue d’invincible mépris qui déjà m’était apparue, il y a vingt ans, sur les fines lèvres rasées du jeune accusateur de M. Paul Lindau.


Un tempérament de ce genre se trouvait naturellement prédestiné à figurer au premier plan d’une presse d’ « opposition. » Suivant l’exemple de Louis Bœrne et d’Henri Heine, dont l’ardeur belliqueuse semblait revivre en lui, on pouvait croire que M. Harden offrirait d’emblée ses précieux services au parti qui représente désormais l’équivalent de l’ancien « libéralisme » radical de 1830 ; et le fait est que les socialistes allemands, malgré toute l’énorme part qui revient, dans le succès ininterrompu de leur cause, à l’appui d’orateurs et de journalistes sortis de la même race que M. Harden, n’ont encore trouvé personne, depuis le temps lointain de Lassalle, qui se puisse comparer au directeur de la Zukunft pour la verve et la vigueur effective de sa polémique. Mais j’imagine volontiers que M. Harden, si même les circonstances ne l’avaient point conduit à se chercher un maître et un idéal politique dans un autre camp, aurait été détourné du seuil de ce camp socialiste par la force de mépris qu’il portait en soi, et qui, sans doute, l’aurait toujours empêché de rabaisser son talent, en le consacrant à soutenir une thèse d’un succès trop facile. A l’admirable lutteur qu’il était, il fallait un champ de bataille moins communément accessible, et où les juges les plus sévères pussent rendre hommage à l’éminente qualité de son génie stratégique. Aussi bien nous apprend-il, dans son dernier volume, que c’est lui qui, spontanément, après la défaite du vieux prince de Bismarck, est allé demander des leçons à ce grand vaincu, et en a obtenu la faveur de pouvoir s’enrôler humblement sous ses ordres. Depuis lors, ce jeune coreligionnaire des Marx et des Lassalle n’a plus jamais cessé de se proclamer « bismarckien, » avec tout ce que ce titre comporte de principes « conservateurs » et de résistance à l’esprit comme aux méthodes révolutionnaires. Soit qu’il reproche éloquemment au célèbre orateur Eugène Richter les illusions dangereuses de son libéralisme, soit qu’avec une impartialité et une pénétration psychologique singulières il s’attache à défendre la mémoire, trop aveuglément attaquée d’après lui, du défunt prédicateur antisémite Stœcker, le point de vue d’où il se place reste toujours sensiblement pareil, du moins en apparence, à celui d’où partaient autrefois les discours et les actes du grand chancelier ; sans compter que, souvent aussi, dans ce recueil d’articles nécrologiques, le ton grave, assuré, et presque recueilli de sa voix semble nous apporter l’écho d’une doctrine politique et morale essentiellement « positive. » — et d’une doctrine tout « autoritaire, » telle que l’on s’attendrait plutôt à la rencontrer chez un historien de l’école de Treitschke ou d’Henri de Sybel que chez le directeur d’un journal dont je n’ai pas besoin de rappeler ici les plus récentes campagnes anti-impériales.

Et cependant, nous sentons bien que, par-dessous tout cela. M. Harden ne peut s’empêcher de demeurer ce que l’a fait, dès l’abord, la forte impulsion naturelle de son tempérament : un négateur et un destructeur, l’héritier de l’œuvre historique des deux illustres pamphlétaires de 1835. Nous sentons que sa doctrine, consciemment ou non, est pour lui un simple prétexte à livrer bataille, et que ses éloges mêmes ont surtout, pour lui, la signification de reproches ou de blâmes adressés aux ennemis des hommes qu’il loue, et qu’il n’y a pas jusqu’à la tendance générale de ses écrits qui ne se trouve servir en fin de compte, peut-être malgré lui, les intérêts de la cause révolutionnaire. Il est vrai que, au lieu de souhaiter l’avènement du prolétariat, la partie positive de son programme nous parait consister avant tout à déplorer la disgrâce du prince de Bismarck, — un peu comme font ces royalistes qui, chez nous, résument tous leurs principes politiques dans l’affirmation de la légitimité de l’un quelconque des nombreux Louis XVII : mais d’autant plus infatigablement il emploie toutes les ressources de son art de polémiste à accabler les auteurs survivans de cette disgrâce, sans trop s’inquiéter de savoir si, dans le même temps, les hommes qu’il combat au nom de sa thèse personnelle n’ont pas également à subir les coups du parti opposé.

Aussi bien le vieux prince de Bismarck n’aura-t-il point manqué de deviner en lui un fils spirituel des Louis Bœrne et des Henri Heine, lorsque, naguère, il l’a expressément choisi pour son apologiste. Je me rappelle que l’Europe entière, en apprenant le renvoi du ministre tout-puissant, s’est longtemps demandé sous quelle forme allait éclater sa terrible vengeance ; et ni ses actes publics, dans sa retraite forcée, ni l’apparition posthume de ses lettres et de ses mémoires ne nous ont fait l’effet de pouvoir suffire à régler un compte dont le souci devait, cependant, lui avoir pesé lourdement sur le cœur jusqu’à son dernier jour. Ce compte formidable, c’est à M. Harden qu’il avait laissé le soin d’en poursuivre le règlement d’année en année, — en quoi il s’était montré, une fois encore, le merveilleux connaisseur d’hommes qu’il se glorifiait d’avoir été, tout au long de sa vie. Bien plus efficacement que tous les Bebel et autres porte-voix de l’opposition radicale, il prévoyait que ce jeune lutteur à l’âme dédaigneuse réussirait à venger l’impardonnable affront qu’il avait reçu : procédant à la même tâche meurtrière avec des intentions plus secrètes et par des moyens plus subtils, ainsi qu’il siérait à un héritier du génie d’Henri Heine formé à l’école de Friedrichsruhe.


Mais je ne saurais songer à étudier ici le rôle, ni les théories politiques de M. Harden. J’ai voulu seulement, à propos de la publication de son récent volume, signaler quelques-uns des motifs qui contribuent à nous rendre curieuse entre toutes cette personnalité littéraire du célèbre journaliste berlinois : plus curieuse, en vérité, que vraiment sympathique, — car notre amour ne va jamais qu’à ceux chez qui nous sentons rayonner l’amour, jusque sous la haine, — mais toujours très loyale et finalement respectable. Son dernier livre lui-même, simple galerie de portraits contemporains, a beau ne nous révéler que l’une des faces de son talent : il n’en dépasse pas moins de beaucoup le niveau habituel du journalisme de combat, avec des qualités de pensée et de style qui, peut-être, s’accusent aujourd’hui plus vivement encore qu’à la date où ont paru, dans la Zukunft, les différens chapitres recueillis dans le livre. A mesure que s’atténue pour nous l’actualité des figures représentées, l’art éminemment habile et savant du peintre se déploie sous nos yeux avec plus de relief, nous laissant découvrir maintes nuances précieuses qui, d’abord, auraient sans doute risqué de nous échapper ; et c’est ainsi que tels de ces portraits dont les modèles nous sont devenus presque indifférens, ceux de l’Impératrice Frédéric ou du Maréchal de Waldersee, ont pour nous une portée et un agrément artistiques que ne nous présentent pas au même degré les images, plus foncièrement « historiques, » du vieil Empereur Guillaume ou du Prince de Bismarck. Voici d’ailleurs, par manière d’échantillon de cet art savoureux, la rapide analyse de l’article nécrologique consacré par le directeur de la Zukunft, il y a trois ou quatre ans, au Maréchal de Waldersee, l’ancien commandant des troupes internationales en Chine, et, avec cela, l’un des hommes qui ont passé naguère pour avoir le plus activement travaillé à la mémorable disgrâce du prince de Bismarck.

M. Harden commence par citer un éloge funèbre du maréchal, écrit par l’un de ses anciens compagnons « au nom des officiers et fonctionnaires civils de l’expédition chinoise. » Nous y lisons que l’Europe entière a appris avec douleur la nouvelle de cette mort du maréchal, particulièrement sensible à ceux qui, en 1900 et 1901, « ont avec enthousiasme servi sous ses ordres. » Après quoi, l’auteur de la notice définit ainsi le caractère et la vie du défunt : « Orgueil et espoir de l’armée, non moins apprécié dans la paix que dans la guerre, et vraiment homme et chrétien dans toute la force des termes, il a eu une carrière infiniment riche en succès, et couronnée maintenant par une fin prompte et belle, qui réalise son désir de mourir à son poste. Mais en nous tous il continuera de vivre, comme le modèle d’un pur soldat fidèle à son roi, d’un grand conducteur d’armée, d’un noble chef, et d’un loyal camarade. »

Or, il n’y a pas un mot de tout cela qui, d’après M. Harden, ne soit exactement l’opposé de la vérité. Le maréchal de Waldersee, bien loin de provoquer « l’enthousiasme » de ses subordonnés pendant la campagne de Chine, « n’a point cessé de faire l’objet d’innombrables moqueries. » Il n’est point mort « à son poste, » ayant dû prendre sa retraite pour cause de maladie. Personne n’a mis en lui son « espoir, » et jamais il n’a eu l’occasion de « se faire estimer dans la guerre. » Sa vie, loin d’avoir été très riche en « succès, » a été tout à fait « indigente » à ce point de vue. Ce prétendu « grand conducteur d’armée » n’a pas même été un homme heureux, « mais bien un homme déçu et aigri, qui, jusque dans ses heures les plus brillantes, a dû se contenter de l’apparence du pouvoir. » Et ainsi, prenant prétexte de chacune des phrases de la notice, M. Harden, par une nombreuse série de petits traits acérés, dégonfle l’image pompeuse du mort, telle que tous les journaux ont cru devoir l’offrir à la respectueuse crédulité de leurs lecteurs. Tout de suite il réduit son personnage aux proportions d’un pauvre homme vaniteux et médiocre, trop insignifiant pour valoir même d’être détesté. Puis, lorsqu’il a achevé de détruire la légende, à son tour il entreprend d’évoquer devant nous la véritable carrière du défunt maréchal :


Alfred Waldersce amis beaucoup de zèle, — trop de zèle, — à préparer sa gloire. Qu’il se soit uni en mariage à la veuve d’un prince de Holstein, de la maison d’Augustenbourg, cela était habile. Par-là il accroissait son pouvoir personnel, devenait indépendant au point de vue financier, et se conquérait le bonheur de pouvoir saluer une impératrice comme la nièce de sa femme. Et la tactique de sa vie lui a valu encore un autre succès, à savoir, que le vieux maréchal Moltke, qui rarement permettait à quelqu’un de l’approcher, consentît volontiers à le voir, et le choisît même pour l’héritier de son trône. Mais la fatalité de Waldersee a toujours été qu’il fût incapable d’attendre, et sans cesse essayât de réchauffer artificiellement ses désirs en bourgeon, afin de leur permettre de mûrir plus vite. Il a gravi, tour à tour, plusieurs pentes abruptes ; mais toujours cette fatalité l’a empêché de se maintenir sur les hauteurs où il s’était hissé. On comprend d’ailleurs sans peine que la longue et somnolente paix lui ait paru trop longue, et que le successeur de Moltke ait aspiré à une guerre où il pût se montrer digne de ce grand héritage. Mais un homme plus adroit aurait attendu l’instant favorable, et ne se serait point figuré qu’il lui fût possible d’amener par force une chance de guerre, contre le gré de Bismarck. Son ambition l’aveugla. L’ancien temps approchait doucement de sa fin. D’un jour à l’autre, on pouvait apprendre la mort de l’Empereur ; le prince héritier était atteint d’une maladie incurable ; bientôt, selon toute probabilité, le trône appartiendrait au jeune prince Guillaume, mari d’une princesse d’Augustenbourg. L’entreprise la plus importante était évidemment de séparer le futur empereur du chancelier de son grand-père ; et, dans le premier stade de cette campagne, il faut convenir que le comte Waldersee a su se montrer excellent stratégiste. Le prince Guillaume passait pour un ardent soldat, pour un jeune seigneur qui ne se résignerait pas à patienter longtemps avant d’étendre la main vers le laurier de la victoire ; , avec cela il passait aussi pour un rigide luthérien, grand admirateur du prédicateur de cour Stœcker, dont il louait avec enthousiasme la grandeur intellectuelle et morale, même en présence de certaines filles de la race d’Abraham. Et, donc, Waldersee a voulu cuire son repas sur les deux foyers. Déjà, pendant ses fonctions de quartier-maître général, sa pieuse femme avait organisé chez elle, en présence du prince et de la princesse Guillaume, des séances de propagande pour l’œuvre de Stœcker. Puis, lorsqu’il fut devenu chef d’état-major, — ce premier objet de ses désirs, — il s’est fait envoyer des rapports diplomatiques de Paris et de Pétersbourg, derrière le dos du chancelier, et, suivant l’expression même de celui-ci, « pour discréditer sa calme politique aux yeux de Guillaume. » Le jeu était dangereux : mais l’enjeu apparaissait si haut que l’on devait tout oser… En même temps, on apprenait que le jeune empereur voyait chaque jour le comte Waldersee, qu’il se promenait avec lui dans le Thiergarten. Le nouveau chef d’état-major n’avait point hérité de Moltke l’art du silence. Lui-même s’était constitué le héraut de ses actes, et le moindre de ses petits succès lui fournissait aussitôt l’occasion d’amples bavardages. Le jour où le prince l’emmena avec lui chez Bismarck, pour complimenter celui-ci de l’anniversaire de sa naissance, tout le monde apprit de sa bouche qu’il était le successeur désigné du chancelier.

C’était là, de sa part, une grosse maladresse : le chef d’état-major avait découvert trop tôt ses batteries… Et maintenant, son grand adversaire allait pouvoir lui asséner le coup mortel. Bismarck se plaignit de « certains sous-courans politico-militaires qui lui rendaient difficile sa tache pacifique, » et, aussi clairement que possible, il désigna Waldersee comme le principal instigateur de ces « sous-courans… » Du coup, toutes les espérances de notre ambitieux se trouvèrent anéanties. L’homme convaincu de manœuvres louches ne pouvait pas devenir chancelier. Lui-même devait écrire plus tard, en octobre 1894, que Bismarck et ses successeurs l’avaient « perdu de réputation. »

Il écrivait cela cinq jours après la nomination du troisième chancelier. Contraint de renoncer désormais à ce poste longtemps convoité, il souhaitait maintenant d’être nommé statthalter à Strasbourg, et volontiers il s’accommodait, en conséquence, de se donner pour un libéral et un partisan de la politique d’exportation. Jamais il n’avait eu de préjugés. Ultra-conservateur en 1888, nous l’avons vu, en 1904, s’asseoir avec le directeur de théâtre Lindau à la table du banquier Goldberger, dont il sollicitait la recommandation auprès de grands capitalistes américains. En août 1900, il affirmait ne plus vouloir jouer aucun rôle dans la vie publique ; et, peu de temps après, le voilà qui, se mettant en route pour la Chine, traversait l’Allemagne en triomphateur, comme si de lui seul dépendait le salut ou la perte de l’empire !


J’ai dit tout à l’heure que l’œuvre de M. Harden n’avait contre elle, pour parvenir à nous émouvoir profondément, que de manquer d’amour. Mais, en vérité, ce chapitre, et tous les autres du volume, sont manifestement imprégnés d’un sentiment d’amour très passionné à l’égard de la grande figure du prince de Bismarck. Une telle façon de n’apprécier la personne et la carrière de Waldersee qu’à la lumière des rapports du maréchal avec le chancelier n’est pas, nous le sentons bien, un simple parti pris de polémiste. C’est avec une parfaite sincérité, et peut-être même involontairement, que M. Harden s’est accoutumé à placer l’ombre de Bismarck au centre de son univers, approuvant ou blâmant tous les personnages dont il s’occupe non seulement d’après leur attitude historique envers son héros, mais parfois même d’après le plus ou moins de sympathie qu’il suppose que le héros, s’il les avait connus, aurait eue pour eux. Ce révolutionnaire de race s’est fait, ainsi, une âme toute « bismarckienne ; » et son accent, d’ordinaire étrangement dur et froid, se réchauffe tout à coup avec des inflexions presque tendres aussitôt que l’image vénérée de Bismarck se dresse devant lui. Jusqu’à la fin de son article sur Waldersee, cette image se maintient et trône au premier plan. L’auteur semble éprouver une joie féroce à insister sur les innombrables déboires de l’homme qui, un jour, avait osé rêver de se substituer au grand chancelier ! De nouveau, il nous montre l’infortuné Waldersee s’exposant, par son bavardage, à la disgrâce de l’Empereur. « Waldersee, Verdy, Stœcker, tous les ennemis de Bismarck, — s’écrie-t-il, — ils sont tous tombés ! » Et puis il accuse le maréchal d’avoir, jusque dans sa retraite, commis encore toute sorte d’indiscrétions et de médisances « contre Caprivi, Hohenlohe, Bronsart, et même… » Qui n’admirerait la cruauté de cette réticence finale, achevant l’oraison funèbre de l’homme qui, naguère, « avait passé pour être seul à exercer une influence réelle sur le jeune empereur ? »


L’étude consacrée à l’Impératrice Frédéric est d’un tout autre ton. Avec une gravité recueillie et mélancolique, M. Harden compare la destinée de cette princesse à celle de la touchante héroïne des Niebelungen du poète Hebbel, Chriemhielde, « mariée seulement avec une pensée, avec un désir dont la réalisation ne cesse point de lui échapper. » Et le biographe nous montre la jeune Anglaise arrivant avec son mari dans un royaume qui lui parait à demi barbare, et, tout de suite, formant le projet de « civiliser » la Prusse, c’est-à-dire d’y introduire la vie politique et les mœurs de l’Angleterre. « Aussi est-elle toujours restée pour le peuple « l’Anglaise, » comme jadis Marie-Antoinette avait été l’ « Autrichienne » pour ses sujets de France. » A travers toutes les transformations presque ininterrompues de la Prusse, entre 864 et 1870, obstinément elle a continué à se sentir étrangère parmi ce peuple qu’elle s’apprêtait à gouverner. « Certes, elle avait à cœur le pays de ses enfans : mais elle le voyait du dehors, comme une intruse dont les yeux perçoivent impitoyablement jusqu’aux moindres taches, et non pas avec la tendre partialité de l’autochtone, qui a sucé avec le lait maternel l’amour de sa mère patrie. Et lorsque sont venues les grandes journées de la lutte nationale, et, que du sein ensanglanté de l’Allemagne est sorti le jeune empire, Victoria a cru que ce nouveau-né devait, lui aussi, être élevé d’après les recettes consacrées de la pédagogie anglaise… Comme la plupart des femmes, elle était absolument incapable de comprendre la nécessité d’une évolution organique : pourquoi ne pas prendre les bonnes choses là où on les trouvait, pourquoi ne pas importer en Allemagne ce qui s’était montré utile en Angleterre ? » Et d’autant plus ardemment, cette femme, — « d’une intelligence politique exceptionnelle, » — aspirait à régner. Sûre de la fidèle obéissance de son mari, elle avait hâte d’exercer un pouvoir qui lui permettrait de transformer à son gré la société et toute l’âme allemandes. « Pendant trente ans, sans une heure de fatigue ni de relâche, elle a désiré le trône, qui devait réaliser son plan, elle s’est tenue prête pour l’instant que la destinée ne pouvait manquer de lui tenir en réserve. Et, d’année en année, à mesure que croissait son impatience, grandissait aussi son mécontentement des progrès accomplis par d’autres, sous ses yeux : jusqu’au jour où la politique du vieux Guillaume et de Bismarck lui est devenue tout à fait odieuse. » Hélas ! lorsque l’instant attendu est enfin arrivé, tous les efforts du médecin anglais qu’elle avait appelé auprès du nouvel empereur n’ont pas réussi à empêcher l’écroulement définitif de son ambition « civilisatrice. » Et M. Harden, après lui avoir dûment reproché son opposition de naguère à l’œuvre politique du chancelier, ne peut se défendre d’éprouver pour elle une compassion qui, cette fois encore, revêt chez lui la forme invariable sous laquelle se traduisent tous ses sentimens : il nous assure, en manière d’épilogue, que le prince de Bismarck, durant sa retraite, avait pardonné à l’impératrice Frédéric tous les torts qu’elle avait pu avoir envers lui, et ne refusait pas de la plaindre, et volontiers « s’exprimait sur elle en termes amicaux. »


T. DE WYZEWA.

  1. Gutzkow et la Jeune Allemagne, par J. Dresch. Paris, librairie G. Bellais, 1904.