Revues étrangères - Un Nouveau recueil de lettres de Théodore Fontane

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Revues étrangères - Un Nouveau recueil de lettres de Théodore Fontane
Revue des Deux Mondes5e période, tome 58 (p. 458-468).
REVUES ÉTRANGÈRES

UN NOUVEAU RECUEIL DE LETTRES DE THÉODORE FONTANE


Briefe Theodor Fontanes, zweite Sammlung, 2 vol. in-8o, avec portraits, Berlin, librairie F. Fontane et Cie, 1910.


J’ai eu plusieurs fois l’occasion de signaler ici l’étrange aventure du romancier allemand Théodore Fontane, à qui ses concitoyens berlinois viennent précisément, ces jours passés, d’élever dans leur fameux Tiergarten une statue d’un réalisme familier et naïf, ressemblant un peu à celle que notre propre piété littéraire, presque en même temps, consacrait à la chère mémoire de François Coppée. Ce Théodore Fontane, — que les critiques allemands s’accordent aujourd’hui à mettre au tout premier rang de leurs romanciers nationaux, — était âgé d’environ soixante-cinq ans, lorsque, vers 1885, il résolut de s’essayer dans le genre du roman. Ou plutôt il avait bien commencé, depuis une dizaine d’années, à entremêler de quelques romans historiques la longue série de ces Promenades à travers la Marche de Brandebourg, qui avaient été, jusqu’alors, à la fois l’œuvre dominante et l’occupation favorite de toute sa carrière : utilisant pour ces récits romanesques, où l’invention originale ne tenait d’ailleurs qu’une place très restreinte, les nombreux matériaux de toute espèce qu’il avait rapportés de ses excursions professionnelles d’historien-archéologue et de topographe. Mais tout cela n’avait guère été remarqué, et ceux mêmes qui avaient pris la peine de lire les premiers romans du vieux Fontane y avaient retrouvé surtout le savant et délicieux chroniqueur des Cinq Châteaux, ou des histoires anecdotiques des Campagnes de 1866 et de 1870. A quoi il convient d’ajouter que, malgré sa collaboration, en qualité de critique dramatique, à l’un des plus importans journaux « libéraux » de Berlin, ce contemporain des Théodore Storm et des Willibald Alexis, attardé parmi la Prusse impériale de 1885, était justement connu pour la rigueur intransigeante de ses idées « conservatrices,  » tout au moins en matière de politique et de religion, de telle sorte qu’à maints jeunes gens, il devait sembler déjà comme une façon d’anachronisme vivant, le dernier représentant parmi eux d’une race et d’un idéal désormais disparus.

Or il est arrivé que, dès ses débuts dans le roman de mœurs modernes, ce sexagénaire. non seulement a fait voir un incomparable génie de conteur, avec une vérité simple et forte dans la création des figures, un mélange incessant de tendre émotion poétique et de subtile ironie, une science harmonieuse de composition et une pureté et précision de langue qui évoquaient irrésistiblement le souvenir des plus grands maîtres classiques de la prose allemande, mais encore que, d’emblée, le prétendu « réactionnaire » s’est affirmé un parfait « réaliste,  » et d’une hardiesse d’autant plus saisissante qu’elle s’accompagnait d’allures plus souples, plus discrètes et plus nuancées. En de courts volumes dont il n’y avait pas jusqu’au format qui n’offrît un contraste piquant avec celui des énormes romans de tous ses confrères, vieux ou jeunes, Théodore Fontane racontait des histoires de petites ouvrières berlinoises séduites, puis abandonnées par d’élégans viveurs, ou bien il étudiait les phases diverses d’un conflit intime qui, peu à peu, amenait la femme d’un riche bourgeois à devenir la maîtresse de l’un des amis de son mari ; et l’audace imprévue de ces sujets n’était rien encore en comparaison de l’apparente immoralité « documentaire » avec laquelle l’auteur, s’abstenant de juger la conduite de ses personnages, semblait pourtant les excuser ou même les louer, les uns et les autres, à force de les montrer toujours fatalement conduits, dans tous leurs actes, par l’impulsion toute-puissante des circonstances extérieures ou des sentimens et instincts naturels qu’ils portaient en soi. Surgissant à une date où, de tous les coins de l’Allemagne, une foule de jeunes écrivains s’efforçaient avec plus ou moins de bonheur à constituer un type nouveau de roman « naturaliste,  » imité ou en tout cas dérivé de celui qu’avait alors accrédité chez nous l’art des Zola et des Maupassant, les remarquables récits de Fontane ne pouvaient manquer de valoir à celui-ci la situation improvisée d’un chef d’école, autour duquel allait se concentrer et s’organiser, maintenant, tout le mouvement révolutionnaire de ces novateurs. D’un seul coup, pour ainsi dire, le vieil auteur de Stine et de L’Adultera était passé de l’obscurité à la gloire, et avec cette particularité curieuse que sa gloire lui était venue du camp opposé à celui où il avait, naguère, patiemment et obstinément combattu pendant un demi-siècle. Je n’oublierai jamais l’impression de surprise que j’ai ressentie lorsque, aux environs de 1889, ayant demandé à un jeune critique berlinois quel était, à son avis, le meilleur romancier de l’école nouvelle, j’ai reçu en réponse le nom, — tout français, — de ce Théodore Fontane dont je savais seulement qu’une assemblée d’hommes de lettres et de journalistes l’avaient fêté avec grande pompe, quelques jours auparavant, à l’occasion du 70e anniversaire de sa naissance ! Que l’on imagine, par exemple, un membre vénérable de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, un Siméon Luce ou un Quicherat, se révélant soudain comme un maître du « vers libre,  » et présidant un banquet de jeunes poètes à longue chevelure !

Ces hommages inattendus ne semblaient pas, cependant, avoir exercé une influence bien sensible sur la production ultérieure de Théodore Fontane. Jusqu’au bout, en vérité, durant les neuf années qui lui restaient à vivre, le vieillard avait continué d’écrire des romans plus ou moins « contemporains : » mais c’est comme si, de plus en plus, ses habitudes et croyances littéraires de jadis avaient tendu à ressaisir leur empire sur lui. Nous avions vu ses romans redevenir, tout ensemble, plus longs et plus vides, — je veux dire plus dépouillés d’action romanesque ; la peinture des milieux et l’analyse des caractères, de nouveau, y avaient remplacé le mouvement et la vie des œuvres précédentes, sans que désormais ni les sujets, ni les sentimens des personnages eussent de quoi effaroucher la pudeur la plus scrupuleuse ; et si parfois nous avions cru deviner, chez le vieil écrivain, un vague désir de satisfaire le goût du gros public allemand en imitant la manière sentimentale et mondaine des auteurs à la mode, le plus souvent, au contraire, le chroniqueur des Promenades et des Cinq Châteaux s’était réinstallé par-dessus le romancier avec une liberté et une aisance singulières, transformant ses récits en de vraies « causeries » toutes semées de copieuses digressions historiques ou philosophiques, ainsi qu’il l’allait faire encore dans ce roman posthume, le Stechlin, dont les cinq cents pages renfermeraient à peine assez d’intrigue et de péripéties pour remplir le cadre d’une courte nouvelle[1]. Non pas en vérité que plusieurs de ces romans, Mme Jenny Treibel, Effi Briest, ou même cet étrange, disparate, et charmant Stechlin ne méritassent, à leur tour, de consacrer la très haute situation littéraire de Théodore Fontane, qui nulle autre part, peut-être, n’avait témoigné une aussi profonde connaissance de tous les secrets de l’âme de sa race, ni surtout aussi amplement déployé la richesse de ce qu’on pourrait appeler sa verve poétique, toujours intimement mêlée d’émotion délicate et de raillerie ; mais tout en y reconnaissant encore l’ingénieux et aimable conteur qui s’était autrefois manifesté à l’improviste dans la petite série des romans que j’ai dits, il ne nous paraissait pas que l’intention « naturaliste » de ces premiers romans se fût maintenue jusqu’à la fin chez le vieux Fontane, sous l’effet des encouragemens enthousiastes que lui adressaient, chaque jour, ses jeunes admirateurs et « disciples » de l’école nouvelle. Exemple à peu près unique d’un esprit assez sage pour ne point se laisser troubler par l’enivrante fumée d’une gloire trop longtemps attendue, et jaillie brusquement du sol avec un éclat merveilleux !


Telle était, du moins, l’impression que nous avait suggérée l’examen des derniers ouvrages publiés par l’illustre romancier allemand ; et l’étonnement respectueux qu’elle avait, dès l’abord, provoqué en nous s’était encore accru considérablement lorsque, il y a quatre ou cinq ans, la publication des « lettres familiales » de Théodore Fontane nous avait fait découvrir, sous l’admirable patriarche tranquille et souriant que nous supposions, un personnage d’une nervosité presque maladive, toujours prêt à souffrir et à s’irriter du moindre contact un peu rude, comme aussi à s’exalter d’une joie triomphante au premier rayon de soleil qu’il voyait briller devant lui[2]. Peut-être n’a-t-on pas oublié quelques-uns des fragmens que j’ai cités ici de cette correspondance absolument extraordinaire, l’une des plus belles qui soient par l’élan et l’ardeur frémissante de son inspiration, mais en même temps l’une des plus étranges et déconcertantes, avec l’image qu’elle nous offre d’un mari sans cesse en état de guerre contre sa femme passionnément aimée, d’un mari dont toute la longue existence conjugale n’a été qu’une suite ininterrompue de ces « scènes,  » à la fois violentes et tendres, que l’ordinaire des maris jugent à propos de s’interdire dès le retour du voyage de noces. Qu’un homme de cette espèce eût trouvé la force de résister aux séductions de la renommée, c’était là un spectacle infiniment touchant, et qui ne pouvait que nous rendre plus chère encore et plus vénérable la noble figure littéraire de l’auteur du Stechlin ; mais d’autant plus nous étions curieux de savoir de quelle manière Théodore Fontane, dans l’intimité de son cœur de poète, avec la nature de « grand enfant » que nous avaient révélée chez lui ses lettres à sa femme, avait accueilli une renommée dont aucune trace ne se découvrait à nous dans le développement de son œuvre écrite.

La réponse à cette question vient de nous être apportée, définitivement, en deux énormes volumes de lettres adressées par Théodore Fontane à quelques amis et à une foule de confrères, d’un bout à l’autre de sa carrière d’écrivain ; et force m’est de déclarer avant tout que, pour intéressante qu’elle soit, cette réponse nous aurait été infiniment plus facile à rechercher dans un recueil de dimensions plus modestes, sans compter maints autres avantages qu’il y aurait eu, pour nous et pour la mémoire elle-même du maître allemand, à voir disparaître de cette correspondance plusieurs centaines de billets écrits par Fontane à des éditeurs, à des demandeurs de renseignemens insignifians, à d’anciens ou nouveaux amis envers lesquels son exquise politesse se traduisait plus d’une fois en des formules qui risquent fort, aujourd’hui, de paraître banales. Je n’ignore pas que le choix des matériaux d’une publication de cet ordre constitue toujours une tâche des plus malaisées, surtout lorsqu’il s’agit d’un inguérissable « causeur » tel que l’était l’auteur des Promenades ; mais, puisque le recueil devait fatalement rester incomplet, ne valait-il pas mieux n’y admettre que des documens caractéristiques, et attacher plus d’importance au contenu des lettres qu’au nom ou à la qualité de leurs destinataires ?


En tout cas, cette correspondance nous fournit la solution de l’émouvant problème biographique dont je parlais tout à l’heure, et nous savons pleinement désormais, grâce à elle, quel effet a produit sur le caractère et la vie intime de Théodore Fontane sa brusque promotion au rang de chef incontesté de la jeune école. Hélas ! il faut reconnaître que cet effet a été désastreux : jamais peut-être l’envers d’une gloire ne s’est montré à nous sous des couleurs plus navrantes. Ce n’est pas seulement que Fontane ait dû se séparer de ses amis de jadis, pour se lier dorénavant avec des personnes qu’il ne pouvait aimer, ni même apprécier à leur vraie valeur : encore que cette nécessité de sa situation ne laisse pas de nous offrir, déjà, nombre de menus détails assez lamentables. Ainsi nous l’entendons quelque part expliquer à l’un de ses correspondans pour quel motif il lui est, à présent, devenu impossible de retourner dans un certain « club » d’hommes de lettres berlinois dont il a été l’un des hôtes les plus assidus pendant cinquante ans : l’infortuné n’ose plus pénétrer dans un endroit où il se verrait aussitôt accaparé par de jeunes « élèves,  » dont chacun prend plaisir à accabler d’injures tous les hommes qui, naguère, ont été là ses amis et ses confidens. Ou bien nous le voyons se résignant à écrire des « pensées » sur des albums de ménages « financiers,  » qui l’entourent infatigablement de leurs prévenances, et devant lesquels sa politesse le condamne à renier, en rougissant, les principes religieux et politiques de sa vie entière. Et non moins triste est la contrainte qu’il s’impose pour affecter de s’intéresser aux productions, parfois assez répugnantes, de ses nouveaux « disciples,  » tandis que nous sentons qu’il n’approuve ni leur idéal esthétique ni l’audace grossière de leurs procédés. Près de la moitié du second volume de sa correspondance littéraire nous le révèle s’ingéniant à cacher l’aversion profonde que lui inspirent des œuvres sur lesquelles les « entrepreneurs » attitrés de sa célébrité exigent qu’il émette un jugement favorable.

Mais combien tout cela est peu de chose en regard du profond désarroi intérieur, de l’état à peu près constant de sombre mélancolie et de dépression que nous font voir les lettres des dernières années de Théodore Fontane ! Lui qui, jusqu’alors, dans toutes ses lettres à ses amis, s’était montré rempli d’une confiance, d’une gaité, d’un entrain imperturbables, avec une vraie insouciance d’enfant pour tout ce qui concernait sa situation littéraire comme pour les petits échecs ou déboires de sa vie matérielle, — allant jusqu’à plaisanter, devant ses éditeurs, sur l’obstination du public allemand à refuser de le lire, — le voici qui, maintenant, nous apparaît de plus en plus maussade et chagrin, de plus en plus mécontent de soi-même et d’autrui, au point que nous le surprenons sans cesse à souhaiter la prompte fin d’une existence dont la charge lui pèse plus lourdement sur le cœur d’année en année ! Il n’y a pas jusqu’aux voyages, à ses chères « promenades » de jadis, et jusqu’aux paysages les plus délicieux qui n’aient perdu désormais tout leur attrait pour lui. « Nous demeurons ici dans le voisinage immédiat d’un bois de hêtres et d’un ruisseau poissonneux, — écrit-il d’un village de Silésie, le 23 mai 1892. — Tout est très beau, très reposant et vivifiant, et puis aussi tout pénétré, pour moi, de- souvenirs historiques précieux. Mais comme les jours sont loin où ces choses-là me ravissaient d’enthousiasme, et quelle lassitude s’est substituée en moi à l’entrain de naguère !  » A chaque page, nous percevons ainsi comme l’écho d’une plainte désespérée, et parfois, pour peu que le vieillard se sente en humeur de confidence, nous l’entendons s’exhaler en des réflexions d’un pessimisme le plus opposé du monde à la souriante allégresse de ses lettres anciennes. Qu’on lise, par exemple, des passages tels que celui-ci, tiré d’une lettre du 12 avril 1888 :


Hélas ! cher monsieur, vous n’avez que trop raison : de plus en plus, à mesure que je vis, j’en arrive à être forcé de constater combien notre vie est chose pitoyable, et pitoyable surtout par le fait des hommes ! Mon ami W… était dans le vrai lorsque, l’autre jour encore, presque en pleurant, il me rappelait ces vers de Schiller : « Le monde serait parfait, si l’homme n’y survenait pas avec sa souffrance !  » Et puis aussi avec sa vulgarité et sa bassesse ! ajouterai-je à mon tour. « Ah ! Saldern, — s’écriait le vieux Frédéric ! aux derniers jours de sa vie, — si vous connaissiez aussi bien que moi, et depuis aussi longtemps, cette méchante race qu’on appelle l’homme, vous penseriez et parleriez tout comme moi !  » Oui, en vérité, une bien « méchante » et vilaine race !


Ou encore, dans une lettre du 23 mai de la même année :


Me voici, à présent, demeuré presque le dernier de ma génération ! Et bien que j’aie eu plaisir à vivre ma vie, le fait est que maintenant, au soir de ma journée, je me trouve profondément pénétré de la conviction que tout notre bas monde n’est qu’un monde de souffrances et de lacunes, et qu’il n’est point mauvais d’échanger son inquiétude contre le repos de la mort. Vous ne sauriez croire à quel énorme degré cette conviction s’est accrue en moi durant les dernières années ! Et cela non pas seulement depuis la mort de mon fils Georges ; car il est possible de regretter infiniment la mort d’un être chéri, et pourtant de continuer à vivre dans l’espérance et même la gaîté. Mais cette espérance et cette gaîté, il y a déjà plusieurs années que j’en suis dépouillé, et en majeure partie pour ce motif qu’il m’arrive désormais trop peu de choses que je puisse aimer et approuver de plein cœur. Sottise et injustice, et partout égoïsme et envie sous toutes les formes ! Dans le détail, nous trouvons bien maintes petites raisons de nous réconcilier avec l’existence, faute de quoi celle-ci deviendrait tout à fait intolérable ; mais le mouvement de la politique, et celui des sciences, et celui des arts, combien tout cela est désolant ! On parle sans cesse de progrès, on assure que la civilisation arrangera tout ; mais il se trouve que cette civilisation ne fait que rendre les choses encore bien pires ! Et ce spectacle, et la certitude qu’il en est et en restera toujours ainsi, contribuent puissamment à me rendre odieuse cette vallée de larmes qui, dans ma jeunesse, m’était apparue comme un petit coin de paradis !


Enfin, pour m’en tenir à ces quelques fragmens, — extraits un peu au hasard entre des centaines d’observations du même genre, — voici de quelle façon Théodore Fontane, le 27 mai 1891, appréciait la société et les mœurs nouvelles de son pays :


Vous me dites, — écrivait-il à un vieil ami, — que « le monde n’a jamais été aussi pauvre en idéal.  » Cette vérité s’impose à moi avec une évidence de plus en plus forte, et chaque jour m’en offre de nouvelles preuves, qui accroissent mon malaise jusqu’à le transformer en réelle angoisse. A quoi j’ajouterai que je n’ai jamais appartenu ni n’appartiens encore aux apologistes attitrés du passé. Le temps où s’est écoulée ma jeunesse n’a point manqué, lui aussi, d’être mauvais sous bien des rapports. La rudesse de ce temps, par exemple, a dorénavant disparu, — hélas ! pas encore autant qu’on le désirerait. Mais tout en reconnaissant ce progrès, je dois bien reconnaître aussi qu’il s’est arrêté à mi-chemin, dans ce que j’appellerais la station ou l’étape de la « Superficialité.  » Toutes choses, désormais, ne sont plus employées qu’au service du superficiel. Au premier coup d’œil, cela nous apparaît comme un avantage : mais, dès que l’on observe d’un peu plus près, on découvre partout une domination souveraine du superficiel qui ne laisse pas de s’accompagner d’une certaine part d’abrutissement. Notre société tout entière, y compris même le parti socialiste, s’est élevée jusqu’à un certain niveau de bourgeoisie, trop souvent escorté d’une hideuse vanité de parvenu ; mais pour ce qui est de l’accomplissement de la seconde moitié de la route, c’est-à-dire de la montée jusqu’à l’aristocratie, — je veux parler, naturellement, de la vraie, où l’argent s’emploierait à de tout autres fins qu’à la consommation de bière et de beefsteaks, — de ce progrès-là nous sommes aujourd’hui bien plus éloignés qu’autrefois, bien plus éloignés que dans ce temps misérable du règne de Frédéric-Guillaume III, où il y avait des milliers de manifestations individuelles très hautes et très nobles, notamment parmi les gentilshommes, et les professeurs, et parmi le clergé, — des manifestations dont on chercherait vainement l’équivalent aujourd’hui.


Cette tristesse et ce découragement grandissans, la correspondance nouvelle de Fontane nous apprend aussi à quel étrange motif il convient surtout de les attribuer. Au plus fort de sa gloire, le vieux chef d’école malgré lui a conscience d’être l’objet, — j’allais presque dire : la victime, — d’un malentendu ; il est profondément convaincu de ne point mériter les hommages que lui décernent ses jeunes « disciples,  » de ne pouvoir jamais être compris de ceux-ci ni les comprendre lui-même, appartenant à une race littéraire infiniment éloignée de la leur. Les romans où ces jeunes gens ont cru voir la réalisation d’un programme « naturaliste » suivant leurs vœux, Fontane ne peut pas oublier qu’il les a écrits d’après son ancien idéal classique, et simplement pour exprimer l’un des multiples aspects de son riche et complexe tempérament personnel, tandis qu’il y a en lui bien d’autres aspirations,tendances, et principes, qui toujours le sépareront de ses-prétendus imitateurs. La vérité est que, s’étant mis à écrire des romans, il y a « fait du naturalisme » sans le vouloir et sans le savoir, comme M. Jourdain faisait de la prose : mais il sent bien que son « naturalisme » lui-même n’a rien de commun avec celui des admirateurs de Zola, et la manière de ce dernier et de ses élèves lui inspire une répugnance qu’il craint, chaque jour, de trop laisser voir. Par l’esprit aussi bien que par le cœur, il est avec les hommes de sa génération contre ceux de la génération suivante, avec ces « conservateurs » et ces « réactionnaires » que ses amis d’à présent ne se fatiguent point de combattre. Et la claire intelligence qu’il a de tout cela, jointe à l’obligation où il se trouve de le dissimuler, c’est là ce qui par-dessus tout le trouble et l’angoisse, au secret de son cœur, l’empêchant désormais de sourire doucement à la vie ainsi qu’il l’avait fait durant l’heureux demi-siècle de son obscurité.

Rien de curieux, à ce point de vue, comme les jugemens qu’il se surprend parfois à émettre sur ses confrères en célébrité, un Ibsen, par exemple, ou un Richard Wagner.


L’influence d’Ibsen, — écrit-il en 1889, — est assurément grande et légitime. Il a créé des types et des chemins nouveaux, inauguré au théâtre une vie nouvelle, et fait en sorte que l’ancienne nous soit désormais mortellement ennuyeuse. Mais après que ma conscience m’a forcé à exprimer cette énorme louange, il faut que je m’empresse d’y ajouter ceci : c’est que toute la part de doctrines et de conception de la vie qui se révèle à nous dans les drames d’Ibsen, tout cela n’est que pure folie, si bien qu’un vieux bonhomme tel que moi est obligé d’en rire. L’autre jour, quelqu’un me disait à propos d’Ibsen : « Impossible de lire trois-pages de cet homme sans reconnaître aussitôt qu’il a été pharmacien !  » L’embarras où je me sentais en entendant cette phrase, vous pourrez facilement vous le représenter : on ne doit point parler de corde dans la maison d’un pendu. Mais malgré cette sensation d’inquiétude, malgré l’inévitable question que je me suis posée : « En va-t-il de même pour toi, et s’aperçoit-on aussi que tu as été pharmacien ?  » malgré cela, j’ai trouvé la phrase excellente. Oui, à chaque page d’Ibsen, on reconnaît le petit pharmacien orgueilleux et fou qui, vivant à l’écart du monde, se plonge tout entier dans de vastes problèmes où il n’entend rien. Il faut être célibataire comme le sont nos jeunes amis pour mordre à ce pudding d’amour libre, d’affirmation de soi-même, etc. Rien que folie, et souvent même une folie très déplaisante, comme dans ce Rosmersholm qui est tenu, je crois, pour le plus haut chef-d’œuvre de toute la série.


Quelques années plus tard, en 1898, et presque à la veille de sa mort, Fontane se montre peut-être plus dur encore à l’égard du maître Scandinave dont il a plu à ses « jeunes amis » d’accoupler le nom avec le sien propre : « Vous entendez tout le monde s’émerveiller de la vérité d’Ibsen, s’écrie-t-il : mais c’est précisément la qualité que je lui refuse ! Dans la "plupart de ses drames, tout est faux. Cette Nora infiniment admirée est la plus terrible farceuse qui jamais ait parlé à un public du haut de la scène. L’Album de fête, que viennent de publier nos admirateurs d’Ibsen, n’est, presque d’un bout à l’autre, qu’un amas de monstrueuse folie.  » Et quant à Richard Wagner, je regrette de ne pouvoir pas citer tout entière une lettre admirable où Fontane, se plaçant au seul point de vue littéraire, apprécie la signification et la valeur poétiques de l’Anneau du Nibelung. La grandeur de l’intention, et la beauté même de certaines trouvailles nous sont exposées là avec une justesse et une précision étonnantes ; après quoi, vient l’analyse critique du style, également toute pleine d’aperçus ingénieux, et enfin le vieillard essaie de définir la véritable portée philosophique de la trilogie wagnérienne :


Mon avis est que, malgré les brillantes « récapitulations » qu’il ne cesse point de nous offrir, Wagner est resté plongé dans une confusion lamentable, et cela parce qu’il s’est imposé une tâche qui ou bien se trouvait être irréalisable, ou tout au moins dépassait de beaucoup ses forces. Cette tâche était de fondre en un seul corps deux principes fondamentaux dont chacun, à lui seul, présente déjà assez de difficultés. Premier principe : du désir dérivent le péché, la souffrance, et la mort. Celui qui possède l’anneau des Nibelungen, celui-là ne le détient jamais que pour son malheur. Deuxième principe : l’homme peut conquérir jusqu’au ciel même. A mesure que l’homme grandit, les dieux déchoient ; le véritable souverain du monde est le libre esprit appuyé sur l’amour.

Notez que je n’ai rien à dire contre ces deux principes ; mais, lorsqu’on les dépouille de l’enflure et de l’obscurité où ils nous apparaissent chez le poète, ce sont là deux notions tout à fait ordinaires. Le premier des deux principes est l’ancienne histoire d’Eve, le désir coupable, avec ses suites bien connues. Le principe n° 2, lui, a été exprimé naguère par Feuerbach sous une forme à la fois bien plus nette et plus saisissante : « De savoir si Dieu a créé les hommes, cela est douteux ; mais ce qui est sûr, c’est que les hommes se sont créé leur Dieu.  » Ainsi donc, encore une fois, les deux principes sur lesquels a opéré Wagner, sans avoir rien de nouveau, sont parfaitement acceptables : mais ils cessent de l’être quand on veut les unir et les ramener l’un à l’autre. Que si Wagner avait voulu fonder ses quatre poèmes d’opéra sur l’un ou sur l’autre de ces deux principes, — et notamment sur le premier, qui me semble le mieux approprié à un tel usage, — alors, je crois, avec son grand talent, il aurait été homme à réussir triomphalement dans son entreprise. Mais j’estime que, pour avoir voulu venir à bout d’une double tâche comme celle-là, tous ses efforts n’ont abouti à rien autre, du moins dans ses poèmes, qu’à laisser son lecteur profondément mécontent, avec un fâcheux mal de tête et le cerveau tout brouillé.


Mais, au reste, il n’y avait pas jusqu’aux plus chaleureux de ses « jeunes amis » sur le compte desquels Théodore Fontane n’eût été prêt à s’exprimer pour le moins aussi sévèrement que sur les maîtres qu’ils prétendaient imposer à son admiration. « Ces jeunes gens ne veulent et ne peuvent voir dans la vie, écrivait-il, que ce qui répond à leur faux idéal et à la perversité de leurs sentimens.  » Il faut lire la lettre éloquemment indignée où, le 19 janvier 1889, il déplorait qu’un ministre prussien eût daigné recevoir l’un des critiques les plus considérables de l’école nouvelle, — celui-là même qui, quelques mois plus tard, allait me nommer Théodore Fontane comme le plus parfait représentant de son idéal littéraire, dans le genre du roman ! Et je supposerais volontiers que c’est précisément cette impression d’un malentendu qui, d’une façon plus ou moins consciente et délibérée, a fini par détourner le vieillard des voies naturelles de son propre « réalisme,  » de manière que personne, du moins, ne pût le croire soumis à l’influence de doctrines et d’hommes qui lui étaient foncièrement antipathiques. Par-là s’expliquerait, bien plus que par une « impassibilité » trop invraisemblable chez un être nerveux et « sensitif » tel que celui-là, cette apparente indifférence au succès que nous avions cru deviner sous les derniers ouvrages de l’auteur du Stechlin. Et en tout cas, nous savons désormais que, loin d’avoir été indifférent au succès dans le secret de son âme, Fontane a souffert très profondément, jusqu’à la fin de sa vie, d’une gloire dont ni l’origine ni la qualité n’avaient de quoi lui plaire. Son aventure, telle que nous la connaissons à présent du dedans et du dehors, rappelle un peu celle du voyageur qu’une peuplade sauvage avait élu pour roi parce qu’elle lui supposait un pouvoir merveilleux ; et sans cesse le voyageur, parmi tous les hommages dont on l’accablait, craignait qu’une découverte soudaine de sa vraie nature ne lui valût d’être mangé par ces nègres humblement empressés autour de son trône. La découverte, dans le cas de Fontane, ne s’est point produite, au moins de son vivant : mais il a suffi au vieillard de la redouter pour qu’à son exquise confiance et à sa gaîté de naguère se substituât par degrés chez lui ; ainsi qu’on l’a vu, un sombre, amer, et douloureux pessimisme dont la mort seule a pu le délivrer.


T. DE WYZEWA.

  1. Voyez la Revue du 15 décembre 1898.
  2. Voyez la Revue du 15 février 1905.