Revues étrangères - Un roman satirique anglais

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Revues étrangères - Un roman satirique anglais
Revue des Deux Mondes4e période, tome 153 (p. 934-943).
REVUES ÉTRANGÈRES

UN ROMAN SATIRIQUE ANGLAIS


The Individualist, par M. W. Hurrell Mallock, 1 vol. Londres, 1899.


Bloomsbury est un des quartiers de Londres que connaissent le moins les habitans du West-End ; et Tristram Lacy, certain soir de janvier, avait beaucoup de peine à y trouver son chemin. Tristram Lacy était un élégant jeune homme qui, brusquement enrichi par un héritage imprévu, cherchait à faire de ses millions l’emploi le plus sage possible. Il se rendait, ce soir-là, à une réunion organisée dans une salle de Bloomsbury, Startfield Hall, par une société de philanthropes, pour étudier « les moyens d’améliorer le sort des classes ouvrières. » Mais jamais il n’aurait pu découvrir Startfield Hall sans l’obligeance d’un passant à qui il s’était adressé, et qui était précisément un des organisateurs de la réunion. Cet excellent homme, M. Prouse Bousefield, s’était offert à lui servir de guide, et il l’avait invité à venir, en attendant, dîner chez lui, où il aurait le plaisir de rencontrer « une des personnes les plus célèbres de l’Europe, » Mrs Norham, la romancière.


Mrs Norham était incontestablement une personne célèbre. Elle avait écrit un roman à thèse qui s’était beaucoup vendu, en dépit de sa longueur et de sa solennité, et l’avait élevée au rang d’une prophétesse, Elle vivait entourée d’un groupe d’admirateurs enthousiastes qui, si la chose avait été possible, l’auraient prise encore plus au sérieux qu’elle ne le faisait elle-même. Aussi se trouvait-elle dans le plein éclat de ce qu’on pourrait appeler la dissipation éthique ; pareille aux jeunes mondaines qui s’ennuient les soirs où elles ne vont pas au bal, elle se serait désespérée si elle avait dû passer une journée sans prendre part à quelque mouvement réformiste. Elle jouissait de la délicieuse émotion de sentir que le monde avait besoin d’elle, que les masses imploraient son aide, que les hommes d’État s’inquiétaient de son opinion, et que les classes élégantes, avec leur corruption et leur frivolité, ne pouvaient se passer de la discipline de son aigre dédain. Si par malheur ses projets de réforme s’étaient réalisés, elle aurait été inconsolable, comme jadis Alexandre, faute de nouveaux abus à combattre et à vaincre.


M. Prouse Bousefield ne se lassait pas de la louer. Fervent chrétien, membre zélé d’une secte non-conformiste, il admirait en elle jusqu’à son athéisme. « Mrs Norham, disait-il à Lacy, représente le plus haut degré où puisse atteindre la nature humaine sans le secours de la vérité révélée. Le seul fait de connaître une telle femme est déjà une éducation ! »

Dans le salon où M. Bousefield le fit entrer, Lacy trouva trois dames : Mrs Bousefield, une brave petite bourgeoise toute naïve et toute ronde, son amie miss Brisket, et la fameuse Mrs Norham.


C’était une grande femme avec d’assez jolis yeux dans un visage un peu trop osseux. Ses cheveux étaient relevés, sur les tempes, avec une simplicité étudiée et sévère ; et, sur le haut de la tête, elle portait un peigne avec un disque doré qui la faisait apparaître comme dans une auréole, tandis que ses formes se drapaient dans une sorte de peignoir bleu sombre, sur le modèle de ceux que sont censés porter, au ciel, les saints du moyen âge.


Les présentations faites, on passa dans la salle à manger, où Lacy eut d’abord à écouter les confidences de Mrs Bousefield sur la santé de son mari, et les diverses précautions hygiéniques qu’elle lui imposait. Mais bientôt la voix de Mrs Norham domina toutes les autres. Elle parlait d’une phrase d’un de ses articles, qu’on avait eu l’audace de vouloir couper. « Ce serait détruire toute mon argumentation, disait-elle, qui consiste à établir que toute énergie éthique est fonctionnelle, que son objet est toujours altruiste, et que la religion, ou, comme je l’appelle, l’égoïsme redoublé… » Mrs Bousefield, là-dessus, demanda à son hôte s’il aimait les chats. Elle les aimait, elle-même, passionnément : elle en tenait un sur ses genoux, qu’elle caressait entre deux bouchées. Mais le chat, ravi de l’attention qu’on lui accordait, releva la tête au-dessus de la table ; et Mrs Norham l’aperçut. Elle était, de nouveau, occupée à prononcer le mot d’égoïsme, un des mots dont elle usait le plus abondamment. « Un chat dans la chambre ! — s’écria-t-elle. — Je ne puis souffrir les chats ! Vite, qu’on le fasse sortir ! » On fit sortir le chat, et Lacy, profitant de cette diversion, interrompit la dissertation de Mrs Norham pour lui demander quelques renseignemens sur l’objet et le caractère de l’œuvre de Startfield Hall. — Êtes-vous de la presse ? — fit la dame d’un air dédaigneux. Elle changea de ton, quand Lacy lui eut répondu qu’il n’était pas de la presse, et que c’était en capitaliste, en possesseur de terrains, qu’il s’intéressait à ce genre d’entreprises. « Le riche était un des objets les plus constans de la satire de Mrs Norham : mais à la pensée que cet inconnu pouvait être riche, elle radoucit aussitôt ses manières. » Et elle expliqua que le but de la société, « — mon but, reprit-elle, car le mouvement n’est en réalité sorti que de moi, bien que j’aie trouvé pour l’encourager des cerveaux plus puissans que le mien, » — que son but était « d’élever, non par des moyens économiques, mais par la civilisation, par la pensée, par la variété et la multitude des connaissances, cette grande masse aveugle, sourde, misérable, à qui le monde devait toute sa grandeur, toute sa richesse, tout son luxe et tout son bien-être. »

Le dîner touchait à sa fin, lorsque deux nouveaux personnages furent introduits dans la salle à manger. Tous deux étaient des membres influens de la société de Startfield Hall : ils venaient régler avec M. Bousefield et Mrs Norham l’ordre des discours, et discuter les sujets qui y seraient traités. Mrs Norham demanda à parler la première : elle dit qu’elle resterait « générale, » et s’attacherait surtout à exposer les principes, l’esprit de l’œuvre. Un des deux nouveaux venus, l’élégant Poulton, ancien élève de Cambridge, déclara qu’il parlerait après elle : il prendrait pour sujet le militarisme, et montrerait que la guerre était essentiellement « un jeu d’aristocrates. » Puis viendrait le tour de son compagnon Tibbits, inventeur méconnu, qui, poussant l’attaque plus à fond, démontrerait que l’existence des classes aristocratiques est le seul véritable obstacle au progrès de l’humanité. M. Bousefield demanda à Mrs Norham si elle ne croyait pas qu’on ferait bien de donner la parole à une ou deux dames : « Non, pas aujourd’hui ! — répondit vivement la romancière. — Dans un an ou deux, quand le caractère de toutes les femmes aura été transformé, alors, oui, nos principaux orateurs seront sûrement des femmes. Mais à présent, sauf dans quelques cas exceptionnels, les femmes ont une tendance à divaguer, à perdre de vue l’objet précis où elles devraient tendre. Et puis, tous les points vitaux qui peuvent intéresser la nature féminine, je les aurai touchés moi-même dans mon discours... »

Elle parlait ainsi, lorsque la porte s’ouvrit, et qu’entra une jeune femme fort agréable et mise avec un goût parfait, à cela près qu’elle portait les cheveux coupés courts, comme un garçon. C’était une autre « personne célèbre, » Miss Délia Dickson.


Miss Dickson avait, elle aussi, écrit un roman à thèse, et était, elle aussi, devenue quelque chose comme une prophétesse : mais, tandis que Mrs Norham proposait de réformer la société en civilisant les masses, qui, du reste, étaient, dès maintenant, le principal facteur de la civilisation, Miss Dickson était persuadée que cette révolution avait pour condition nécessaire un changement complet dans le caractère des représentans du sexe masculin, changement que la femme devait se charger de réaliser en « versant la pure lumière de ses regards au fond le plus ténébreux des vices de l’homme. »


Elle venait dire à M. Bousefield qu’elle comptait parler la première, à la réunion, et qu’elle « se confinerait à la question vitale, en adressant un simple appel aux épouses et aux mères, mais surtout aux jeunes filles, destinées à devenir un jour des femmes et des mères. » Suivit, entre Mrs Norham et elle, une discussion aigre-douce, qui aurait risqué de tourner en querelle si l’heure de la réunion ne l’avait arrêtée. On se mit donc en route pour Startfield Hall : Miss Dickson, qui avait gardé son fiacre, y prit avec elle Mrs Bousefield et l’élégant Poulton, qui craignait de salir ses souliers vernis. Mrs Norham, avec le reste de la société, préféra aller à pied. « Nous allons toujours à pied, à Bloomsbury ! » dit-elle sévèrement à Tristram Lacy.

Son premier soin, en montant sur l’estrade, fut de déplacer Miss Dickson qui, arrivée avant elle, s’était installée près du fauteuil du président. Et la réunion commença. Elle s’ouvrit par une allocution de M. Bousefield, qui fut trouvée excellente, à l’exception d’un passage moins heureux. Le digne président, par manière de comparaison, avait parlé de « l’apôtre Jean à Patmos. » C’était du cléricalisme : et un petit homme en veston, « le plus formidable critique qu’eût encore rencontré le théisme, » se mit à fredonner, assez haut pour pouvoir être entendu de toute la salle : « Jérusalem ! Jérusalem ! » sur un air de gigue. On goûta beaucoup cette plaisanterie.

Le discours de Mrs Norham, qui suivit, ne fut qu’un éloquent réquisitoire contre « l’égoïsme » en général, et l’égoïsme des classes aristocratiques en particulier. Mais le grand succès fut pour le discours de l’élégant Poulton sur la guerre et le militarisme. « La suppression du militarisme, déclara l’ancien élève de Cambridge, est la condition indispensable de la renaissance du peuple. Aussi ne nous fatiguerons-nous pas de lutter contre le militarisme, et contre les sentimens patriotiques, dont il est l’expression. Qu’est-ce en effet que le patriotisme ? C’est un crime de lèse-majesté contre l’homme ! »

Faute de pouvoir parler la première, Miss Dickson avait exigé qu’on la laissât du moins parler la dernière. Elle se mit en devoir d’adresser son appel « aux filles de l’Angleterre ». — « Savez-vous, leur dit-elle, ce que sont vos futurs maris ? Non, vous ne le savez pas, mais vous avez l’obligation de l’apprendre. Considérez, par exemple, ce tableau de la vie privée des bommes dans une de nos villes de garnison !... » Un vieillard se leva, dans la salle, et demanda la parole. « Monsieur le Président, dit-il, ma vue est malheureusement un peu faible, et je ne puis voir le jeune homme qui vient de parler : mais j’ai amené ici ma femme et mes deux filles, de sorte que je vous prie de vouloir bien rappeler à l’orateur qu’il y a des dames, dans l’assistance ! »

Ainsi s’acheva la première partie de la réunion : car les discours des membres du comité n’en devaient former qu’une première partie, et M. Bousefield donna ensuite la parole à ceux des assistans qui désiraient collaborer à l’œuvre de Startfield Hall en s’inscrivant sur la liste de ses bienfaiteurs. Un long silence accueillit cette proposition. Enfin Tristram Lacy s’avança sur l’estrade : « Monsieur le Président, je ne suis peut-être pas entièrement d’accord avec vos collaborateurs sur tout ce qui vient d’être dit ici. Mais je serai heureux de souscrire à votre œuvre si, en plus des divers objets que vous lui avez assignés, vous voulez bien en admettre quelques autres, qui, tout en différant d’eux, n’y sont point opposés. Comme vous, je désire vivement venir en aide aux pauvres en les instruisant : mais je voudrais qu’après leur avoir appris, par exemple, leurs droits naturels, on pût leur apprendre aussi leurs droits légaux : et je voudrais que, pendant que vous enseignerez aux hommes l’économie politique, on pût enseigner à leurs femmes et à leurs filles l’économie domestique, non point les beaux-arts, mais l’art de la ménagère, celui de la garde-malade, et, si je puis risquer ici cette expression, celui aussi de la cuisinière ! »

La salle, aussitôt, se partagea en deux camps. Mrs Norham protestait avec véhémence contre une aussi audacieuse « mystification : » Mrs Bousefield et bon nombre de dames approuvaient l’amendement du nouvel orateur. Et celui-ci eut un moment avec lui l’unanimité des assistans, quand il déclara qu’il était prêt à verser quinze cents livres pour la mise en pratique de son amendement.

Mrs Norham elle-même, à ce coup, se radoucit tout à fait. Elle demanda à Lacy de la reconduire jusqu’à sa porte, après la réunion ; et, sitôt seule avec lui, elle fit un vigoureux effort pour le convertir.


— Si vraiment vous avez l’intention de venir en aide aux pauvres, lui dit-elle, vous feriez mieux de donner un peu d’argent à quelques-uns d’entre eux que nous avons entrepris de promener à travers l’Europe. Moi-même et M. Bousefield, nous allons en conduire une dizaine dans le midi de la France, où nous les installerons dans trois villas que nous avons louées pour eux. Ils nous paieront le prix du voyage et de leur pension, pour avoir toute liberté vis-à-vis de nous. Et nous faisons cela moins pour raffermir leur santé que pour les tirer du cercle trop étroit où ils vivent, pour leur apprendre à ne pas se contenter de ce qui leur suffisait jusqu’ici.

— Je parlais précisément de voyages, l’autre soir, avec un ambassadeur de mes amis, répondit Lacy, et mon ami m’a dit une phrase qui, depuis lors, m’est souvent revenue à l’esprit : « Jamais le diable n’a trouvé une note mieux adaptée à sa voix que le sifflet du chemin de fer. » Je crois vraiment qu’il avait raison, Mrs Norham. Le bonheur exige des limitations, cela même que vous appelez un cercle trop étroit. Et puis, si vous le permettez, il y a encore une observation que je vais vous présenter. Aussi longtemps que la civilisation n’aura pas rendu heureuses les classes supérieures, votre espoir d’en tirer du bonheur pour les classes inférieures sera aussi chimérique que l’entreprise d’un homme qui, s’apercevant que son vin a un goût de bouchon, le distribuerait, comme de bon vin, à ses parens pauvres.


Quelques semaines après cette soirée, Lacy se promenant le long de la côte, entre Saint-Raphaël et Saint-Tropez, rencontra de nouveau la fameuse Mrs Norham. Elle s’était installée avec les Bousefield dans une des trois villas qu’ils avaient louées, laissant les deux autres aux « hôtes payans ; » et ceux-ci formaient, en vérité, dans ce frais paysage de Provence, une colonie des plus imprévues. Il y avait là deux jeunes filles émancipées, dont l’une était une socialiste chrétienne et dont l’autre, nouvellement échappée d’un bureau de poste de Londres, « s’était vouée à introduire, parmi les employés des postes anglaises, des manières plus indépendantes à l’égard du public. » Il y avait un ex-garçon de ferme qui, « comme Elisée, avait quitté ses bœufs pour écrire une série de tracts sous le titre collectif de : l’Infériorité des soi-disans supérieurs. » Il y avait un ex-tailleur, Quelch, dont Mrs Norham avait entrepris de faire un grand poète, et qui, en attendant la publication de ses Chants de l’Egalité, passait ses journées à s’enivrer d’absinthe dans les cabarets. Il y avait aussi l’élégant Poulton, et Tibbits, l’inventeur méconnu. Celui-ci avait obtenu de Bousefield la promesse de commanditer une de ses inventions, un moteur électrique pour la bicyclette, et était en instance pour obtenir un brevet. Et, comme Lacy s’étonnait qu’un socialiste se résignât à prendre un brevet, et à dépouiller ainsi la société du fruit d’une invention qui était à elle bien plutôt qu’à lui, M. Bousefield répondit, sans ombre d’embarras, que la propriété des inventions était chose inattaquable.


Pareil à un grand nombre d’hommes de sa condition, M. Bousefield admettait le socialisme comme une protestation, mais non comme un programme pratique. Il y trouvait la matière d’une certaine quantité de phrases qui lui permettaient d’exprimer sa sympathie pour les pauvres. Mais, en vérité, sauf le non-conformisme et le caractère sacré de la chasteté, il n’y avait rien pour lui d’aussi respectable que la propriété, ou du moins que toutes les formes de la propriété qui n’étaient pas la propriété foncière : et celle-là même, il la considérait bien plutôt comme une institution à blâmer qu’à supprimer.


Quant à Mrs Norham, elle poursuivait la série de ses réformes, envoyant aux revues de Londres d’innombrables articles. Son seul chagrin, dit-elle à Lacy, était de penser que des milliers de misérables fussent privés de la jouissance de cette mer et de ce ciel, et « de l’influence purifiante de leur beauté. »

Elle ne s’attendait pas à la brillante aventure qui devait, dès le surlendemain, inaugurer une phase nouvelle dans l’évolution de ses idées. Dans le train qui la ramenait de Cannes, le surlendemain, elle rencontra une vieille dame qui, en lisant son nom sur un de ses paquets, lui demanda si elle n’était pas « la fameuse Mrs Norham. » La vieille dame était lady Cornélia Leyton, sœur du premier ministre anglais, lord Runcorn, qui habitait, l’hiver, une somptueuse villa aux environs de Fréjus.

Et Mrs Norham se vit invitée à venir dîner, un des soirs suivants, chez le premier ministre. Celui-ci, très aimable, la combla d’attentions, la força à approuver des principes, dont, la veille, la seule idée l’aurait exaspérée ; et tout le temps du dîner, Mrs Norham se demanda si les classes aristocratiques ne pourraient pas fournir à sa prédication un terrain plus avantageux encore que les classes ouvrières. Elle eut, en vérité, une grosse déception, lorsqu’après le dîner la venue de deux ou trois jolies ladies parut avoir complètement fait oublier sa présence au premier ministre : mais quelques mots galans qu’elle reçut de lui au moment de partir suffirent de nouveau pour la rasséréner. Et quand, à son retour, M. Bousefield lui lut un article qu’il venait d’écrire sur les vices et les crimes de l’aristocratie, elle lui déclara que cet article était stupide, et qu’il se déshonorerait en le publiant. D’où une brouille, dont se réjouit profondément Mrs Bousefield : car la présence de Mrs Norham dans la villa avait tout à fait annulé la pauvre femme, à qui son mari ne permettait même plus de le dorloter. Mais, hélas ! sa joie fut de courte durée. Un matin, elle vit son mari et Mrs Norham rentrer d’une promenade, en meilleurs termes que jamais ils n’avaient été.

De sorte que la malheureuse Mrs Bousefield, désespérée de la froideur croissante de son mari et du mépris que lui témoignait sans cesse davantage Mrs Norham, forma le projet d’en finir, et courut s’étendre sur les rails du chemin de fer. L’exemple de ce suicide venait de lui être donné par le poète Quelch, qui, en lisant dans les journaux les moqueries des critiques à l’adresse des Chants de l’Egalité, avait bu un dernier verre d’absinthe et s’était jeté sous les roues d’un train. Mais Mrs Bousefield, par miracle, fut arrachée à la mort. Au moment où elle s’étendait sur les rails, son mari l’aperçut : il courut, à elle, tendrement la ramena dans sa chambre : et, dès ce jour, Mrs Norham perdit son empire sur lui.

Elle ne se souciait plus, au reste, d’exercer de l’empire sur les petites gens. Le suicide de Quelch, la faillite de Tibbits, l’avaient dégoûtée des classes inférieures : et de plus en plus elle était frappée du prestige des classes supérieures, c’est-à-dire du terrain qu’elles offraient à sa prédication. Grande fut sa joie lorsque, dès son retour à Londres, elle reçut une lettre de lady Cornélia Leyton l’invitant à venir dîner avec elle, et lui promettant de lui présenter diverses personnes qu’elle aurait plaisir à connaître, et une d’elles, notamment, « en qui elle trouverait un esprit proche parent du sien..» Elle vint donc, en grande toilette, et plus que jamais en humeur d’amabilité. Lady Cornélia lui présenta une jeune institutrice allemande, qui l’aidait dans ses travaux de broderie : « Elle vous sera très utile pour votre œuvre d’éducation populaire ! » lui dit-elle. Était-ce donc là l’« esprit proche parent du sien ? Hélas ! non. Et la pauvre Mrs Norham dut subir une épreuve plus amère encore. En pénétrant dans le salon du ministre, elle vit celui-ci en conversation avec une jeune femme aux cheveux courts qui paraissait être plus en faveur qu’elle-même ne l’avait été dans les plus beaux jours. « Voici, lui dit lady Cornélia, l’âme sœur de la vôtre que j’ai tenu à vous faire connaître ! Comme vous, elle porte tant d’intérêt aux questions sociales ! » C’était Miss Délia Dickson, l’apôtre du féminisme, la personne au monde qu’elle haïssait le plus !


Cette amusante figure de Mrs Norham, dont je regrette de n’avoir pu donner qu’une esquisse trop sommaire, suffit, à elle seule, pour justifier le succès du nouveau roman de M. W. H. Mallock. Elle n’y occupe, cependant, qu’un petit nombre de pages, et n’y joue qu’un rôle tout épisodique. Le sujet principal du roman est l’aventure amoureuse de Tristram Lacy, qui, après avoir renoncé à se marier avec une ingénue de vingt ans, par crainte de n’être plus assez jeune pour elle, se décide à épouser une aimable veuve : et bien lui en prend de choisir ce parti, car la belle veuve se trouve être l’héritière légitime des millions qu’il détient, et qui, seuls, lui permettent de se livrer à toute sorte d’expériences de philanthropie anti-socialiste. Mais, autant sont curieuses et vivantes les scènes où nous apparaissent Mrs Norham et ses admirateurs, autant le reste du roman est banal, maladroit, affecté, déplaisant. Lacy, la belle veuve, l’ingénue, aucun des caractères « sympathiques » du roman ne parvient à gagner notre sympathie : ce ne sont que de vagues ombres, et dont le vague et la médiocrité nous frappent d’autant plus que l’auteur met plus d’insistance à les ramener sous nos yeux. Sans compter qu’au défaut d’être un mauvais roman, The Individualist joint un défaut d’un genre plus spécial, et qui achève d’en rendre la lecture pénible. On a en effet l’impression, à le lire, que M. Mallock a voulu faire un «roman à thèse, «tout comme Mrs Norham et Miss Délia Dickson : et on n’arrive pas à deviner quelle peut être la thèse qu’il y a soutenue.

Personne, pourtant, n’était plus fait pour réussir dans le roman à thèse que M. Mallock, romancier par occasion, et, par métier, moraliste, un des plus personnels parmi les moralistes anglais d’aujourd’hui. C’est lui, on s’en souvient, qui a naguère formulé ce qu’on pourrait appeler « la question du siècle, » en intitulant un de ses livres la Vie vaut-elle la peine d’être vécue ! Et sans cesse depuis lors il a lutté, avec une hardiesse et une verve admirables, contre les préjugés moraux, scientifiques et sociaux de son temps. Sous une forme souvent paradoxale, ses livres, l’Égalité sociale, Aristocratie et Évolution, abondent en réflexions ingénieuses et sages[1] ; et The Individualist lui-même est rempli de réflexions de ce genre, ainsi qu’on a pu en juger par les quelques phrases que j’en ai citées. Mais ces réflexions, éparses à travers le livre, ne sauraient remplacer, pour celui-ci, la portée et la signification générales qui lui font défaut. Et l’on voit bien que Lacy ni M. Mallock ne prennent au sérieux les déclamations de Mrs Norham : mais pourquoi Lacy nous entretient de ses aventures économiques et sentimentales, pourquoi il nous force à le suivre dans les salons de Londres, dans les bals masqués, et le long du littoral de la Méditerranée, c’est ce que nous continuons à ne pas deviner.

Il n’y a pas jusqu’au titre dont le sens ne nous échappe. L’individualiste, c’est, évidemment, l’opposé du socialiste : mais est-ce que le fait de n’être pas socialiste suffit pour constituer, à présent, une opinion et tout un caractère ? Ou bien est-ce que le fait que Lacy raille, en mainte occasion, les théories anti-aristocratiques de Mrs Norham, est-ce que cela peut suffire pour nous faire voir dans The Individualist, comme l’affirme un critique anglais, la mise en pratique des idées développées par M. Mallock dans Aristocratie et Evolution ? La vérité est que, si, dans son roman, M. Mallock s’est montré sévère pour les ennemis de l’aristocratie, le tableau qu’il nous a fait lui-même de cette aristocratie est, peut-être, plus sévère encore. Il nous l’a représentée bruyante et vide, préoccupée de misérables intrigues, prête aux compromis les plus dégradans. Et les sentimens qu’il a prêtés à son héros, l’individualiste Lacy, égalent, pour le moins, en bassesse ceux de Mrs Norham et de M. Bousefield. Ce modèle de l’aristocrate, apprenant que l’homme dont il hérite a laissé un fils naturel, et que le malheureux se trouve réduit à vivre d’expédiens, n’a pas un moment l’idée de lui venir en aide : il ne songe qu’à défendre ses millions contre lui. Et tout cela aussi inutile que déplaisant : trop invraisemblable pour que nous puissions nous y intéresser comme à une étude de mœurs, et trop mince, trop spécial pour que nous parvenions à y découvrir l’ombre même d’une thèse.

Est-ce à dire que M. Mallock, moraliste éminent, n’ait aucune des qualités d’un bon romancier ? Je ne crois pas, au contraire, que, depuis Thackeray, personne ait su aussi habilement incarner en des figures à la fois vivantes et typiques les travers, les ridicules et les vices à la mode. Mais le tort de M. Mallock est de ne point se résignera son pessimisme. On sent que, quoi qu’il fasse, il continue à penser que la vie « ne vaut pas la peine d’être vécue. » L’humanité ne lui apparaît que dans ses laideurs et dans ses erreurs. Moraliste, il ne s’entend qu’à la réfutation ; romancier, il n’a de talent que pour la peinture des Tibbits et des Mrs Norham. Et c’est ainsi que son nouveau roman échoue de la façon la plus misérable à nous faire goûter les avantages de « l’individualisme, » tandis qu’on ne saurait souhaiter une plus spirituelle ni plus mordante satire de ce « socialisme intellectuel » qui, depuis vingt ans, ne cesse pas de se répandre dans les milieux universitaires et littéraires anglais.


T. DE WYZEWA.

  1. Deux des ouvrages de M. Mallock : la Vie vaut-elle la peine d’être vécue ? et l’Égalité sociale, ont été traduits en français par M. Salmon Firmin-Didot).