Revues étrangères - Une Cause célèbre anglaise au XVIIIe siècle

La bibliothèque libre.
REVUES ÉTRANGÈRES

UNE CAUSE CÊLËBRE ANGLAISE AU XVIIIe SIËCLE


Lady Jean, a stuay of the Douglas Cause, par Percy Fitzgerald,, 1 vol. in-8o illustré, Londres, Fisher Unwin, 1905.


« Le duc de Douglas était un personnage de l’intelligence la plus pauvre, vaniteux, ignorant, fantasque, passionné, irritable, et ne pardonnant jamais. Il possédait, avec cela, une agréable figure, et, dans sa jeunesse, avait beaucoup fréquenté la Cour, où lady Jean, sa sœur, avait été très en vue, étant une créature d’infiniment de beauté et de douceur. Cette lady Jean avait déjà été cause, autrefois, d’un duel qu’avait eu son frère avec lord Dalkeith… Quelques années après, en 1726, elle commença une flirtation avec un de ses cousins germains un certain capitaine Ker ; et le duc, qui était jaloux de sa sœur comme si elle avait été sa femme, ou qui peut-être s’imaginait qu’elle allait déshonorer sa famille, résolut de descendre jusqu’au fond de l’affaire. Il épia donc le jeune homme, le soir d’avant son départ du château de Douglas, et le vit entrer dans le boudoir de lady Jean pour lui dire adieu : sur quoi, saisi d’une fureur diabolique, il le poignarda. »

En 1746, vingt ans après l’aventure que nous raconte ainsi le chroniqueur C. K. Sharpe, lady Jean Douglas avait tout près de cinquante ans, étant née le 17 mars 1698 ; mais, par un véritable miracle, les années avaient passé sur elle sans lui rien enlever de sa « douceur » ni de sa « beauté. » Tous ceux qui l’ont connue à ce moment s’accordent à dire qu’elle paraissait avoir vingt ans de moins que son âge. Elle était restée la charmante, la délicieuse femme que nous montrent ses portraits : grande, mince, et d’une élégance de formes tout à fait royale, avec un magnifique front très ouvert sous de fines boucles blondes, le sourire caressant d’une jolie bouche, et deux énormes yeux bruns, lumineux et profonds. « Vertueuse, pieuse, charitable sans ostentation, » personne ne pouvait la voir sans l’aimer. Et cependant elle n’était toujours pas encore mariée. Non certes que les occasions lui eussent manqué de faire un beau parti, puisque nous apprenons qu’elle avait été demandée, notamment, par « les ducs de Hamilton, de Buccleugh et d’Athole, par les comtes de Hopetown, d’Aberdeen, et de Panmure, cum multis aliis ; » mais tantôt c’était elle-même qui avait refusé, tantôt des circonstances s’étaient produites qui avaient rendu impossible l’union projetée. À présent, lady Jean vivait seule, dans une petite maison des environs d’Edimbourg, et très pauvrement : car elle n’avait jamais eu de fortune personnelle, et son frère, avec qui elle n’avait point tardé à se réconcilier après la mort tragique du capitaine Ker, venait décidément de se brouiller avec elle.

Ce frère, lui non plus, ne s’était pas marié. D’une humeur de plus en plus sombre et soupçonneuse, enfermé dans son château sans aucune compagnie que celle de ses domestiques, il avait fini par tomber entièrement sous la domination de l’un d’entre eux, un bas coquin nommé Stockbrigg, qui, peut-être à l’instigation d’autres parens de son maître, avait achevé d’indisposer celui-ci contre sa sœur. Aussi bien le contraste complet des deux caractères du frère et de la sœur s’aggravait-il encore de la différence de leurs opinions : le frère zélé presbytérien, et tout dévoué à la maison de Hanovre, tandis que la sœur, de plus en plus, avait laissé paraître ses sentimens jacobites, et son peu de goût pour la froide rigueur du culte écossais. Si bien que lord Douglas, tout en continuant à la tenir pour « la femme la plus vertueuse qu’il y eût au monde, » — comme il allait le reconnaître lui-même, l’année suivante, — lui avait supprimé désormais toute subvention, l’avait formellement déshéritée, et s’était déclaré résolu à ne plus entendre parler d’elle.

Force lui fut, pourtant, d’en entendre parler, dans les derniers mois de l’année 1746 ; et l’on peut imaginer ce que dut être sa rage lorsqu’il apprit que lady Jean, à quarante-huit ans passés, venait de se marier. Elle avait épousé secrètement, le A août, un vieil officier jacobite, récemment rentré en Écosse après vingt ans d’exil, le colonel John Stewart de Grandtully. Le colonel Stewart était, en vérité, d’excellente maison ; et l’on savait aussi qu’il connaissait lady Jean depuis l’enfance, et l’avait toujours adorée : mais il était pour le moins aussi pauvre qu’elle, et s’était acquis, en outre, durant son exil, une si fâcheuse réputation de joueur et de quémandeur que, longtemps après le mariage, sa femme n’allait point oser avouer qu’il était son mari.

Elle s’était d’ailleurs empressée, sitôt mariée, d’émigrer sur le continent. Le nouveau couple avait séjourné d’abord à La Haye, où, comme toujours, nombre de gentilshommes, jeunes et vieux, s’étaient passionnément épris de la belle Écossaise ; et il paraît bien que celle-ci, sans jamais leur rien accorder d’autre que d’aimables paroles, ne s’était pas fait faute de leur emprunter, plus d’une fois, l’argent nécessaire à son train de vie. De La Haye, les Stewart étaient allés à Utrecht ; puis ils étaient venus à Aix-la-Chapelle, où leur séjour se prolongea pendant près d’un an. Et ce fut à Aix que lady Jean, qui jusqu’alors avait fait passer le colonel Stewart pour son « maître d’hôtel, » se vit contrainte à reconnaître publiquement qu’elle était mariée. Le fait est qu’elle était enceinte. Elle avait essayé, au début, de dissimuler son état, en portant des robes très amples et un grand manteau ; mais bientôt toutes ces précautions furent inutiles, la grossesse ayant pris un caractère particulièrement apparent. Presque à chaque repas, lady Jean éprouvait des nausées qui l’obligeaient à se lever de table ; elle marchait avec peine, pâlissait de jour en jour ; et ses robes n’étaient pas si lâches qu’elle n’eût encore, sans cesse, à les faire élargir.

Devant l’inquiétante perspective des dépenses nouvelles qui l’attendaient, elle se décida à tenter une humble démarche auprès de son frère, pour obtenir de celui-ci qu’il lui vînt en aide : le duc, toujours dominé par son valet de chambre, répondit simplement que sa sœur, pour avoir fait un mariage comme le sien, ne valait pas mieux que la dernière des filles, et que, du reste, sa prétendue grossesse ne pouvait être qu’une comédie. Alors les Stewart, se trouvant tout à fait sans ressources, affreusement endettés, et de plus en plus incapables de subvenir aux frais de leur coûteuse existence à Aix-la-Chapelle, durent prendre le parti de se transporter dans quelque autre ville, moins élégante, et où la vie leur serait moins chère. Une dame de leurs amies, à Aix, leur avait parlé de Reims : ils se rendirent donc à Reims, vers la fin de mai 1748, et se logèrent très modestement chez une vieille dame, Mme Andrieux, qui possédait une maison sur la paroisse Saint-Jacques. Ils y passèrent un mois d’une tranquillité parfaite, et y seraient restés plus longtemps encore si, malheureusement, leur hôtesse ne s’était avisée de leur dire « que les médecins, à Reims, étaient ignorans comme des brutes, et qu’elle-même, par leur faute, avait presque perdu la santé après un accouchement. » De telle sorte que, dans les premiers jours de juillet, le terme de la grossesse étant proche, et l’état de la malade s’étant d’ailleurs sensiblement amélioré, le colonel Stewart et sa femme, malgré leur extrême indigence, résolurent d’aller à Paris. Ils laissaient à Reims leurs domestiques, et la plus grande partie de leur bagage, avec la promesse de revenir le plus vite possible.

A Paris, ils descendirent d’abord dans un hôtel que leur avait recommandé un syndic de Reims, l’hôtel de Châlons, au faubourg Saint-Germain ; mais ils n’y restèrent que quelques jours, la chambre qu’on leur avait donnée étant inhabitable. Ils allèrent ensuite demeurer chez une certaine Mme Lebrun, sans doute une sage-femme ; et c’est là que, dans la nuit du 10 au 11 juillet, avec l’aide d’un médecin nommé Delamarre, lady Jean accoucha de deux garçons jumeaux. Quelques jours après, sa femme de chambre, qui seule avait accompagné sa maîtresse à Paris, écrivait aux autres domestiques restés à Reims, que « les deux enfans étaient de vrais amours, mais que le plus jeune était si petit et si faible que le médecin avait ordonné qu’il fût envoyé en nourrice, à la campagne, sans perdre un moment. »

Un mois après environ, lady Jean et son mari revinrent à Reims avec l’aîné de leurs deux enfans. Ils le firent baptiser solennellement, par un prêtre catholique, à l’église Saint-Jacques ; il eut pour parrain et pour marraine, par procuration, deux grands personnages écossais lord Crawford et lady Lothian, qui étaient restés tout dévoués à la mère. Et ce fut encore lord Crawford qui se chargea d’annoncer au duc de Douglas la naissance de ses deux neveux : à quoi le duc ne manqua point de répondre qu’il tenait toute cette histoire de grossesse pour une supercherie, et que, si sa sœur s’avisait de nouveau de s’adresser à lui, il lui ôterait jusqu’aux quelques centaines de livres qu’il lui avait laissé toucher jusqu’alors. Les Stewart, littéralement, n’avaient plus de quoi manger à leur faim. Ils durent abréger leur séjour à Reims, reprendre au plus vite l’enfant qu’ils avaient envoyé en nourrice, et repartir pour l’Angleterre, où des amis leur promettaient de s’occuper d’eux.


Leurs amis obtinrent en effet pour lady Jean, en août 1750, une petite pension royale de trois cents livres : Et nous savons, par de nombreux témoignages, qu’il n’y eut personne à Londres qui ne s’émût de pitié au spectacle de la profonde misère de cette descendante de rois, personne qui ne s’émût d’admiration au spectacle de sa douceur et de son courage. La pauvre femme ne vivait plus que pour son mari et pour ses enfans. Elle les servait elle-même, avec une tendresse et une sollicitude infinies : instruisant ses fils, se privant du nécessaire pour leur acheter des jouets ou des sucreries, et non moins infatigable à réconforter en toute manière le vieux colonel, qu’elle avait désormais à gronder ou à consoler comme un troisième enfant. Avec cela, pas une plainte. Dans le pire dénuement, écrasée sous les coups d’une malchance tragique, toujours elle gardait la résignation d’une chrétienne, et la simple dignité d’une princesse. « Lorsque je l’ai vue, racontait plus tard lord Mansheld, elle se trouvait dans l’état le plus misérable ; et pourtant sa modestie ne lui permettait pas même de paraître s’en affliger. La noble femme qu’elle était se montrait toujours, jusque sous la pression du besoin et de l’indigence : à tel point que je craignais de lui offrir mon aide, par peur qu’elle n’en fût offensée comme d’un affront. Sachant mon intention de la secourir, deux fois elle est venue chez moi sans pouvoir se résigner à me faire connaître sa situation. » Nous avons toute une série de lettres qu’elle écrivait à son mari : vraiment on n’en pourrait imaginer de plus naturelles, ni de plus touchantes. Le salut de l’âme du colonel Stewart ne la préoccupe pas moins que la santé de son corps : elle l’encourage à prendre patience, lui envoie de bons livres qu’elle l’engage à lire, se réjouit ingénument de telle de ses phrases où elle croit découvrir la trace d’un espoir, d’un retour de son ancienne foi dans la Providence.

Pendant les trois mortelles années de son séjour à Londres, son unique pensée était d’assurer l’avenir de ses enfans, en décidant son frère à les voir et à les protéger. Hélas ! toutes les lettres qu’elle écrivait au duc de Douglas étaient interceptées par le valet Stockbrigg ; et à toutes les démarches qu’elle faisait tenter par des amis, le duc répondait invariablement qu’elle eût à le laisser tranquille. Enfin, dans les premiers jours de l’année 1753, au plus dur de l’hiver, elle prit le parti de se rendre en Écosse, et de se présenter devant son frère avec ses enfans. Un des serviteurs du duc, un vieux brave homme qui l’avait connue dans sa jeunesse, nous fait un émouvant récit de son arrivée au château :


J’étais en train de traverser la cour, lorsque je l’ai vue par les barreaux de la petite porte. Elle m’a appelé ; je me suis approché ; et elle m’a dit qu’elle était venue, avec ses enfans, pour attendre le duc. Alors je lui ai proposé d’ouvrir la porte et de la faire entrer : mais elle m’a dit qu’elle n’entrerait pas avant que Sa Seigneurie fût instruite de sa présence. J’allai donc trouver le duc, et lui fis part de mon message ; il en parut un peu surpris, réfléchit quelque temps, et puis, sans aucune observation défavorable contre sa sœur, me dit qu’il n’avait point de place pour les loger, et me demanda où l’on pourrait les mettre. Je répondis que la place ne manquait pas ; mais il m’ordonna d’abord d’appeler Stockbrigg, pour en causer avec lui ; et, quand Stockie fut arrivé, le duc me dit de le laisser seul avec lui. Quelque temps après, Stockie vint à moi et me commanda de dire à lady Jean qu’il lui était défendu d’entrer au château… Et, après qu’elle fut repartie, le duc me demanda si j’avais vu les enfans. Je lui dis que je les avais tenus, tous les deux, dans mes bras ; que l’aîné était brun, et le plus jeune, Sholto, aussi ressemblant à lady Jean que jamais aucun enfant ressembla à sa mère.


De l’auberge voisine, où elle s’était réfugiée, lady Jean écrivit à son frère une longue lettre, que j’aimerais à pouvoir traduire tout entière. « Tout ce que je demande, à Votre Grâce, disait-elle, est de pouvoir l’entretenir quelques instans ; et si je ne réussis pas à vous convaincre pleinement de mon innocence, vous pourrez m’infliger toutes les punitions qu’il vous plaira. Je consens à subir toute votre rigueur si je ne me justifie pas de toutes les basses calomnies dont on m’a chargée. Dans l’espoir que votre bonté daignera accueillir ma supplique, et que vous voudrez bien m’appeler auprès de vous, je resterai jusqu’à demain soir dans l’auberge d’où je vous écris. Les enfans, — pauvres petits — n’ont certes encore commis aucune faute. Permettez qu’ils vous voient et vous baisent les mains ! » Le duc, qui décidément « ne pardonnait jamais, » laissa cette lettre sans réponse. Désespérée, lady Jean se retira à Edimbourg ; et là, quelques semaines après, un nouveau malheur s’abattit sur elle. Son second fils, Sholto, qui avait toujours été particulièrement fragile, mourut subitement.

Le chagrin qu’elle en eut fut si vif, et d’une sincérité si manifeste, que ses plus implacables adversaires sont forcés de convenir qu’elle avait pour cet enfant une tendresse passionnée. En fait, ce fut ce chagrin qui la tua elle-même. Elle mourut le 22 novembre 1753, à Edimbourg, « très émaciée et très affaiblie, — écrit son médecin, — mais ayant supporté sa maladie avec une patience et une résignation merveilleuses, comme aussi avec les admirables douceur et affabilité de caractère qui lui étaient naturelles. » De nouveau, sur ce point, tous les témoignages se trouvent d’accord. Jusqu’au bout, se sachant condamnée, lady Jean n’a eu de pensée que pour l’enfant qu’elle avait perdu et pour celui qui allait lui survivre. « Devant le Dieu tout-puissant à qui j’aurai bientôt à répondre de ma vie, disait-elle, je jure que ces deux enfans sont bien nés de moi ! Et ce fait, que je meurs pour eux, quelle autre preuve plus forte mon frère pourrait-il demander, pour se convaincre enfin qu’ils sont mes enfans ? » Bien loin de s’effrayer de la mort, elle y aspirait de toute son âme : mais l’avenir de son Archibald l’inquiétait si douloureusement que son inquiétude à ce sujet semble avoir encore contribué à hâter sa fin.

Ici se place un intermède comique qui mériterait d’être raconté avec plus de détail. Il y avait alors en Écosse une vieille demoiselle Douglas, cousine de lady Jean, et certainement l’un des membres les plus singuliers de cette famille d’excentriques. S’étant prise d’une haine profonde pour sa parente lady Hamilton, qui comptait recueillir le titre et la fortune du duc de Douglas, la vieille fille, vers 1758, pour mortifier son ennemie, résolut d’amener le duc à reconnaître le fils de lady Jean ; et, pour l’y amener, elle résolut d’abord de se marier avec lui. Elle s’installa, à son tour, dans une auberge voisine du château, sous prétexte d’avoir à consulter le duc sur un procès qu’elle avait ; puis les relations ainsi engagées se poursuivirent régulièrement, jusqu’à ce qu’un jour le duc, en gage d’amour, envoya à sa vieille cousine « une des plus belles pièces de son argenterie. » Dès lors le mariage fut décidé, « à la grande stupeur de toute l’Écosse ; » et la nouvelle duchesse se mit aussitôt en devoir de convertir son mari à la cause de feu lady Jean. Mais l’entêtement du vieillard était plus difficile à vaincre qu’elle ne l’avait supposé. Ne pouvant pas se délivrer autrement des instances, reproches, et allusions de sa femme, lord Douglas finit même par se séparer d’elle, malgré l’extrême déférence qu’elle lui inspirait ; et lorsque la réconciliation se produisit, ce ne fut que sous la condition formelle, et stipulée devant notaire, que jamais la duchesse ne ferait mention, devant son mari, du prétendu fils de lady Jean. Comment la duchesse put se contraindre à observer cette condition, on l’ignore. On sait seulement que le vieux duc, obstiné dans son caprice avec une ténacité inébranlable, se refusa jusqu’au bout à voir son neveu, tout en manifestant un remords de plus en plus vif de la dureté de sa conduite à l’égard de sa sœur. Mais quand il se sentit sur le point de mourir, en 1761, il annula tous ses testamens antérieurs, et nomma pour unique héritier de son titre et de ses biens « Archibald Douglas, alias Stewart, fils mineur de défunte lady Jean Douglas. » Ainsi, neuf ans après la mort de la malheureuse femme, se trouvait réalisé son unique désir !

On pourrait penser que l’histoire finit là : elle ne fait que commencer. En liguant sa fortune et son titre au fils de lady Jean, le vieux duc, par un dernier scrupule, avait déclaré qu’il les lui léguait comme « à l’héritier du sang de son père, le marquis de Douglas. » Et à peine lady Hamilton eut-elle connaissance du testament qui la déshéritait, qu’elle intenta une action publique contre le jeune Archibald, se faisant fort d’établir qu’il n’était point l’« héritier du sang des Douglas. » Ainsi s’engagea un procès qu’aujourd’hui encore les Anglais désignent du nom de « la Grande Cause : » une cause qui, pendant près de dix ans, allait passionner l’Angleterre et l’Ecosse, ou plutôt l’Europe entière, diviser les familles les plus unies, rompre à jamais les plus solides amitiés, et mettre violemment aux prises, jusque dans la rue, les défenseurs et les accusateurs de feu lady Jean.


Celle-ci, comme je l’ai dit, n’avait jamais cessé d’affirmer, et sous les sermens les plus solennels, qu’elle était bien la mère des deux enfans : mais, quand on lui avait demandé d’en fournir la preuve, toujours elle s’y était refusée très énergiquement, en répétant que c’était à ses adversaires de prouver l’imposture dont ils l’accusaient. Quant à son mari, le colonel Stewart, et à la fidèle femme de chambre qui les avait accompagnés à Paris en juillet 1749, tous leurs récits des circonstances de l’accouchement n’étaient, sans aucun doute possible, qu’un tissu de mensonges et de contradictions. Le colonel, en particulier, non seulement se reconnaissait incapable de donner l’adresse exacte de la sage-femme, mais variait même sur le nom de cette personne. Il ne retrouvait pas, non plus, le nom ni l’adresse de la nourrice à qui il prétendait avoir confié le petit Sholto. Tout au plus avait-on obtenu de lui le nom du médecin qui avait fait l’accouchement, Pierre Delamarre : encore soutenait-il qu’il l’avait rencontré aux Tuileries, et n’avait jamais su où il demeurait. Tout cela était, en vérité, extrêmement suspect, et bien fait pour encourager les espérances de lady Hamilton. Et cette dame avait en outre la chance de connaître, parmi les familiers de sa maison, un jeune avocat écossais, Andrew Stewart, qui joignait à des dons précieux d’activité un véritable génie d’investigation policière : quelque chose comme le prototype à la fois et l’idéal de ces « détectives amateurs » que se plaît à créer inépuisablement, de nos jours, la fantaisie des romanciers anglais. Ce fut cet Andrew Stewart que la duchesse d’Hamilton envoya en France, avec mission de découvrir ce qu’il en était, au juste, de la grossesse et de l’accouchement de la sœur de lord Douglas.

Je ne puis songer, malheureusement, à résumer ici les diverses phases de l’enquête conduite, à Paris et à Reims, par ce précurseur du fameux Sherlock Holmes, enquête où il sut intéresser des personnages de tout ordre, depuis l’archevêque de Paris jusqu’à Diderot. Il ne réussit point, naturellement, à découvrir la sage-femme, ni la nourrice, ni le médecin Delamarre, — bien qu’il fût obligé de constater qu’un médecin de ce nom avait vécu à Paris en 1749. Mais il découvrit, en revanche, une foule de gens qui avaient rencontré les Stewart dans leurs voyages, ou pendant leur séjour à Paris, et qui étaient prêts à affirmer que la grossesse de lady Jean n’avait été qu’une supercherie. Il retrouva jusqu’aux personnes qui étaient montées dans les mêmes diligences que lady Jean, et qui se souvenaient de l’avoir vue en excellente santé, quelques jours avant la date du prétendu accouchement. Il fit mieux encore : il mit la main sur deux familles d’artisans de Paris qui lui racontèrent, avec les détails les plus minutieux, dans quelles circonstances elles avaient vendu, chacune, un de leurs enfans, à un étranger qui ressemblait fort au colonel Stewart. L’une de ces familles avait vendu son enfant en juillet, l’autre en novembre : d’où résultait la conclusion que lady Jean n’avait même pas pris la peine de s’approvisionner simultanément de ses deux « jumeaux. »

On peut se figurer l’effet produit, en Ecosse et en Angleterre, par ces révélations, présentées d’ailleurs et mises au point avec une adresse infinie. Elles n’empêchèrent pas, cependant, lady Hamilton de perdre son procès en dernière instance. Le 1er mars 1769, après de longs débats, la Chambre des lords consacra définitivement la légitimité du jeune Archibald, l’énorme appareil de preuves laborieusement construit par Andrew. Stewart ayant échoué devant l’éloquence passionnée de certains lords amis de lady Jean, qui, sans presque daigner discuter les argumens de ses adversaires, s’étaient bornés à rappeler quelle parfaite et admirable femme elle avait été. Mais quand ensuite leur éloquence fut oubliée, et que s’affaiblit le souvenir des vertus de la pauvre femme, l’enquête du détective écossais resta seule pour instruire et guider l’opinion publique ; si bien que celle-ci, malgré le verdict de la Chambre des lords, en vint de plus en plus à admettre que lady Jean, afin de capter la fortune de son frère, avait fait passer pour ses fils deux enfans achetés par elle sur le pavé de Paris. C’est aussi ce qu’ont admis la plupart des historiens anglais, lorsqu’ils ont eu à raconter la « Grande Cause. » Et c’est ce qu’admet aujourd’hui, avec une assurance absolue, M. Percy Fitzgerald, après avoir pris connaissance de tous les documens, publiés ou inédits, qui se rapportent à cette mémorable affaire. Son livre, à la fois tout rempli de faits et fort agréable à lire, n’est, d’un bout à l’autre, qu’un réquisitoire contre lady Jean Douglas.

Or, si les conclusions de ce réquisitoire étaient vraies, si effectivement les deux prétendus enfans de lady Jean étaient fils, l’un d’un pitre de la foire Saint-Laurent, l’autre, d’un ouvrier du faubourg Saint-Antoine, il y aurait là, pour nous, un de ces inquiétans « mystères historiques » dont j’ai eu récemment l’occasion de parler. Car M. Fitzgerald lui-même est forcé d’avouer que non seulement lady Jean a toujours su se donner l’apparence d’aimer ces enfans qui lui étaient étrangers, mais qu’elle les a vraiment aimés de tout son cœur, au point de se priver de tout pour les élever, au point de ne pouvoir pas survivre à la mort de l’un d’eux. Sur son lit de mort, en présence d’un Dieu dont elle savait qu’elle aurait bientôt à affronter la justice, — et la sincérité de sa foi ne peut pas être mise en doute, — elle a encore juré que les deux enfans étaient bien ses fils. Comment expliquer tout cela ? Et comment expliquer, même, qu’une femme de cette sorte, qui avait vingt fois refusé les plus beaux partis, se soit abaissée à projeter et à exécuter une escroquerie aussi misérable ? Mais je dois ajouter que, pour ma part, après avoir lu avec grand soin tous les documens cités par M. Fitzgerald, je n’en ai pas découvert un seul qui eût proprement la valeur d’une preuve décisive de l’escroquerie. En réalité, toute cette affaire se résume pour nous, aujourd’hui, dans l’alternative d’un choix qui nous est offert entre deux témoignages : celui de lady Jean et celui de l’avocat Andrew Stewart. Si ce dernier dit vrai, la culpabilité de lady Jean est incontestable : mais nous ne sommes pas tout à fait sûrs qu’il dise vrai, ou plutôt nous avons irrésistiblement l’impression qu’il est trop fin, trop habile, et que l’édifice de son enquête est trop ingénieux. Avec les ressources merveilleuses de son esprit, et la grosse somme d’argent dont il disposait, nous songeons que cet ami de Grimm et de Diderot aurait parfaitement pu, au besoin, découvrir des témoins pour affirmer qu’ils avaient vu les Stewart occupés à voler les tours de Notre-Dame. Et ainsi, nous rappelant l’hommage unanime rendu à lady Jean par tous ceux qui l’ont connue, nous en venons à nous demander si, au fond de ce « mystère »-là, comme de maints autres, il n’y aurait pas, simplement, une mystification.


T. DE WYZEWA.