Revues étrangères - Une Manon Lescaut anglaise - Kitty Fischer

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Revues étrangères - Une Manon Lescaut anglaise - Kitty Fischer
Revue des Deux Mondes5e période, tome 52 (p. 458-468).
REVUES ÉTRANGÈRES

UNE MANON LESCAUT ANGLAISE :
KITTY FISHER


Ladies fair and frail, Sketches of the demi-monde during the Eighteenth Century, par Horace Bleackley, un vol. in-8, illustré ; Londres, librairie John Lane, 1909,


Il y a toujours quelque chose d’étrangement mélancolique, pour le flâneur un peu enclin à la rêverie, dans ces expositions de portraits de jeunes femmes dont la vogue, d’ailleurs très naturelle et très légitime, ne cesse pas de grandir, chez nous, d’année en année. La vue d’un groupe choisi des plus aimables figures d’autrefois, nous souriant avec la conscience du prestige souverain de leur jeunesse et de leur beauté, nous rappelle involontairement qu’un jour a dû venir où jeunesse et beauté ont subi le destin éternel des choses : un jour où les plus charmantes lèvres ont fini de sourire, et où des larmes ont coulé des yeux les plus gais, d’autant plus amères qu’aucune main amie, désormais, ne s’empressait plus à les essuyer. Pendant que nous admirons le talent des peintres et la grâce des modèles, û nous semble que le fond des tableaux s’anime, peu à peu, et que déjà nous y apercevons les deux grandes ombres de la Douleur et de la Mort, debout derrière une proie qui, en effet, ne saurait avoir tardé à leur être livrée. Mais plus vivement encore nous sommes saisis de cette impression d’inquiète tristesse lorsque les portraits qu’on nous montre appartiennent à l’école française de la seconde moitié du XVIIIe siècle, comme faisaient la plupart de ceux qui, jusqu’à ces jours derniers. remplissaient l’une des salles de la brillante et mémorable exposition des Cent Portraits de Femmes. Ceux-là évoquent, en vérité, devant nous la lugubre vision de la séance de cour que nous a décrite le poète Henri Heine, et dont il a placé la scène précisément à quelques pas de la terrasse où siégeait la récente exposition franco-anglaise :


Voici, au Pavillon de Flore, la reine Marie-Antoinette ! Elle tient là, ce matin, son lever, avec l’étiquette la plus sévère.

Et voici des dames en grand apparat ! La plupart restent debout ; d’autres sont assises sur des tabourets. A leurs robes de soie et de brocart d’or pendent bijoux et dentelles.

Leurs tailles sont minces, leurs jupes se gonflent, et, par-dessous, les fins petits pieds aux hauts talons ressortent d’une façon si piquante ! Ah ! si seulement elles avaient des têtes !

Mais aucune d’elles n’a de tête ! La Reine elle-même manque de tête, et c’est pourquoi Sa Majesté, ce matin, n’a pas appelé son friseur de cour !


Parmi les belles jeunes femmes qui nous accueillaient joyeusement, dans la salle française de la terrasse des Tuileries, combien il s’en trouvait qui auraient eu le droit d’assister à ce petit lever, depuis la Reine elle-même, rayonnante de fraîcheur et d’éclat juvénile dans le sonore portrait de François-Hubert Drouais, jusqu’à l’exquise Mme du Barry, représentée sous les aspects les plus divers aux quatre coins de l’exposition, et à qui son manque de tête aurait enfin rouvert, j’imagine, l’accès d’une cour longtemps restée fermée à la pauvre fille ! Combien d’autres, parmi ces modèles des David, des Danloux, et des Vigée-Lebrun, comme la noble et touchante Mme Lavoisier, se sont vu ravir brusquement des êtres dont la vie leur était plus chère que leur propre vie, tandis que le reste, — les plus privilégiées, — ont dû échanger bientôt leur somptueuse existence de reines de salon contre la longue série des fatigues, des privations, des angoisses et des misères d’un lamentable exil ! Si bien que, plus d’une fois, en sortant de cette salle des portraits français pour pénétrer dans la seconde partie de l’exposition, j’ai remercié de tout mon cœur les vieux peintres anglais de n’avoir du moins à m’offrir que des images d’une humanité plus banale, soumise simplement aux lois ordinaires de notre condition. Et cependant, là encore, sous l’apparence orgueilleuse et sereine de ces dames anglaises du temps de George III, qui sait si l’historien ne découvrirait pas la trace ou l’annonce de tragédies plus cruelles que toutes celles que nous rappelaient les souriantes figures de la salle voisine ? Déjà M. de la Sizeranne, dans un éloquent article qu’on n’a pas oublié[1], nous a raconté les souffrances de quelques-unes de ces créatures dont le regard dédaigneux semblait révéler une âme à jamais affranchie de tout excès de passion. Il nous a fait voir les deux filles de Gainsborough guettées par la folie ; il nous a dit quel torrent infini d’amertume a baigné, pendant un demi-siècle, le cœur de cette placide et somnolente reine Charlotte que l’on a eu l’idée singulière de vouloir comparer à la Monna Lisa. Et voici que la lecture de la biographie, nouvellement parue, d’une autre des héroïnes de cette salle anglaise est venue, à son tour, transformer pour moi en un fantôme tragique la création la plus charmante, peut-être, que nous ait laissée l’élégant et tranquille génie de Josué Reynolds !

Ce portrait de Reynolds, personne assurément ne peut manquer de l’avoir retenu, entre toutes les œuvres que les collectionneurs anglais ont bien voulu prêter à l’exposition. Une jeune femme était assise, indolemment, devant nous, semblant sourire à un rêve intérieur, tandis qu’à sa gauche une colombe se penchait vers elle, naïf emblème de la tendresse amoureuse dont faisait métier sa gentille maîtresse. Encore cette image, avec « l’harmonie grenade et vert-bouteille » très justement notée par M. de la Sizeranne, n’est-elle pas, à beaucoup près, la plus caractéristique de celles où le maître anglais, à six ou sept reprises, a reproduit les traits de Kitty Fisher. Un autre portrait, dans la galerie de lord Lansdowne, représente la jeune femme en profil, s’amusant des gambades craintives d’une perruche, perchée sur son bras. Ailleurs, nous voyons l’aimable modèle en Cléopâtre, les lourds cheveux châtain surmontés d’une couronne, et s’apprêtant à plonger une grosse perle dans un vase antique, qu’elle tient de l’autre main. Et toujours, sous la variété des poses comme des toilettes, toujours c’est le même délicat visage d’enfant innocente, avec une expression tout originale de malice à la fois piquante et pleine de bonté. L’ovale arrondi de la face, les rouges lèvres sensuelles gracieusement gonflées, le petit nez, tout juste assez relevé à sa pointe pour donner à l’ensemble une inoubliable apparence de vivacité spirituelle, le regard distrait et lointain de deux grands yeux bleus un peu voilés, mais d’une douceur sans pareille, tout cela se retrouve dans la nombreuse série de ces portraits, où nous sentons du reste que le vieux maître a mis son cœur tout entier, avec une exaltation poétique que, seule, une rivale moins illustre de Kitty Fisher, l’adorable Irlandaise Nelly O’Brien, a su provoquer chez lui à un égal degré. Et il y a, en outre, dans l’œuvre de Reynolds, un dernier portrait de Kitty, — le plus beau de tous, assurément, — qui nous révèle une créature bien différente du ravissant petit oiseau d’amour que nous montraient ces tableaux précédens, popularisés par les plus fameux des graveurs anglais. Cette fois, le jeune modèle est figuré de face, les bras appuyés sur un balcon où se voit aussi, à demi dépliée, une lettre, sans doute écrite à Kitty par l’un de ses amans ; et sans doute la lettre n’aura pas apporté à la pauvre enfant ce qu’elle en attendait, car voici que, maintenant, ses grands yeux d’un bleu gris se sont ouverts tout au large et regardent devant eux, — fixés sur nous, mais certes ne s’apercevant pas de notre présence, — avec un air si nouveau de mélancolie que nous-mêmes ne nous occupons plus ni de l’élégance raffinée de la robe aux manches de dentelles, ni des perles précieuses du collier ou des diamans suspendus aux oreilles, tout entiers à notre désir de pouvoir consoler le profond chagrin qui, doucement, s’exhale de ces yeux rêveurs. Mais, aussi bien, ce portrait n’est-il pas si différent des autres qu’il ne nous aide à en comprendre la signification véritable ; et c’est lui encore qui, mieux que tous les autres, illustre pour nous les documens recueillis par M. Horace Bleackley touchant l’aventureuse et rapide carrière de la plus célèbre, à coup sûr, des grandes courtisanes anglaises du XVIIIe siècle.


Kitty Fisher n’était, d’ailleurs, Anglaise que pour être née à Londres, où son père, l’Allemand Johann Fischer, était venu s’établir aux environs de 1735. Par la race comme par le caractère, cette reine des beautés anglaises était compatriote de la Marguerite de Faust ; et un détail curieux nous prouve que son éducation même, infiniment plus soignée que celle de la plupart de ses pareilles, a dû se faire sous une direction allemande. Lorsque, vers la fin de mars de l’année 1759, un éditeur dénué de scrupules a mis en vente un pitoyable recueil d’anecdotes ordurières intitulé Les Aventures juvéniles de miss Kitty F....r, la jeune femme a cru devoir envoyer, au plus répandu des journaux de Londres, une protestation indignée, qui, du reste, n’a servi qu’à lui valoir de nouveaux ennuis. Mais le fait est que, dans cette lettre intempestive, Kitty avait eu soin d’écrire en majuscules les initiales de tous les noms communs, « Monde, » « Cœur, » « Honneur, » etc., suivant l’habitude allemande ; et il va sans dire que cela encore n’a point manqué de divertir, à ses dépens, le public anglais.

En tout cas, nous pouvons être sûrs que la jeune femme n’a pris conseil de personne pour concevoir et rédiger cette lettre, qu’un fâcheux abus de majuscules, comme aussi un ton d’emphase également toute germanique, n’empêchaient point d’être, en somme, assez bien tournée ; et tous les témoignages contemporains sont d’accord, en effet, pour nous la montrer unissant une instruction générale plus que suffisante à cette verve merveilleuse qui, peut-être, a été la source principale de sa renommée. De ses premières années, nous savons seulement qu’elle a été élevée d’abord dans la maison familiale, en compagnie d’une sœur destinée à l’existence la plus régulière. A treize ans, vers l’année 1752, la petite fille, pendant un séjour d’été qu’elle faisait avec ses parens au village de Paddington, a rencontré, dans la même maison, un jeune graveur atteint de phtisie, qui, tout de suite, l’a vivement attirée et touchée ; et une amitié très intime les a liés l’un à l’autre, jusqu’au jour où le jeune Henderson, vite parvenu au dernier degré de son mal, a eu du moins la consolation de pouvoir mourir dans les bras de sa chère Catherine.

À ce premier roman un autre a succédé, infiniment plus banal et plus prosaïque, mais dont les suites allaient durer presque pendant toute la courte vie de Kitty Fisher. Celle-ci avait environ quinze ans lorsque la mort de son père, en réduisant sa famille à la pauvreté, l’avait contrainte, elle-même, à entrer comme apprentie dans un atelier de modiste. C’est là que l’avait découverte un officier, Antoine-Georges Martin, à qui son agréable figure et l’élégance étudiée de ses façons avaient mérité le surnom flatteur de « Cupidon Militaire. » Fils naturel d’un négociant anglais et d’une vulgaire prostituée des rues de Lisbonne, Antoine Martin était, véritablement, l’un des plus beaux jeunes hommes de l’armée du roi George, avec une fraîcheur de teint que ni l’âge, ni la plus crapuleuse débauche ne devaient entamer. Kitty a raconté plus tard que longtemps elle avait résisté aux avances amoureuses de ce séduisant cavalier, infatigable à varier les complimens dont il entremêlait ses promesses : mais enfin complimens et promesses l’avaient décidée à s’enfuir de son atelier pour venir demeurer avec son amant. Ou plutôt, la jeune « midinette » sentimentale avait cédé à l’appel impérieux de son petit cœur. Les joues roses de l’enseigne et ses allures conquérantes l’avaient prise de force, triomphant de ses scrupules de pieuse luthérienne ; et pendant dix ans, désormais, malgré les plus lâches trahisons de son Des Grieux, cette Manon allemande de Londres allait garder pour lui une même tendresse humblement dévouée, toujours prête à abandonner l’amant le plus généreux, dès qu’il plairait à Antoine Martin de la rappeler près de lui.

Tout porte à supposer, d’ailleurs, que c’est l’officier lui-même qui, plus ou moins expressément, a introduit sa jolie maîtresse dans ce monde de la galanterie où elle devait, bientôt, dépasser en renom toutes ses rivales ; et lorsque, après une année environ d’heureuse vie commune, son service l’a forcé à quitter l’Angleterre pour aller combattre dans les Pays-Bas, Kitty s’est trouvée déjà toute préparée au rôle nouveau qu’elle allait remplir. Son nom, depuis lors, a figuré au premier rang des listes, imprimées ou manuscrites, qui offraient aux jeunes « roués » du temps l’énumération des plus notoires courtisanes de Londres, avec leur adresse et parfois une description détaillée de leurs charmes. En compagnie de l’un ou l’autre de ses nombreux protecteurs, on la voyait, l’après-midi, s’attabler à la terrasse de l’un des « thés » élégans du jardin de Marylebone, ou bien se promener sous les ombrages du Parc d’Islington, vêtue d’un gracieux « négligé » à la dernière mode, et coiffée d’un de ces légers et charmans « papillons » dont elle avait contribué plus que personne à répandre la vogue. Le soir, assise dans une loge de la fameuse Rotonde du Ranelagh, elle soupait joyeusement avec ses amis, pendant qu’un orchestre, formé en majeure partie de ses compatriotes allemands, lui faisait entendre son répertoire d’ouvertures, de menuets, et de contredanses.

Les chroniqueurs nous ont transmis les noms de ses principaux amans, ainsi qu’une foule d’anecdotes d’une authenticité parfois bien douteuse, mais qui, du moins, nous prouvent clairement l’importance attachée par le public anglais à ses moindres actions. L’une de ces anecdotes, dont l’écho se retrouve jusque dans les Mémoires de Casanova, veut que la jeune femme, un jour, pour montrer à l’un de ses soupirans le peu de prix qu’elle mettait au don d’un billet de cent livres sterling, ait placé le billet entre deux tranches de pain, et mangé l’étrange sandwich, ou tout au moins en ait goûté un morceau. Une autre fois, sur sa demande, tel autre de ses admirateurs aurait employé un billet semblable à allumer un bol de punch. Et certes, le mépris de l’argent doit avoir été, chez elle, l’un des traits de caractère les plus authentiques, puisque nous découvrons l’équivalent de ces deux histoires dans le portrait où Reynolds nous a représenté son exquise petite Cléopâtre de Covent-Garden s’apprêtant à dissoudre, dans un vase de vinaigre, un diamant à peine moins gros que le doigt qui le tient.

Mais ce qui ressort le plus vivement de tous les récits, et dont il nous est à peine possible, aujourd’hui, de concevoir l’idée, c’est la place extraordinaire qu’a tenue cette « fille de joie » dans la vie mondaine et sociale de son temps. Les plus grands personnages de l’État regardaient comme un honneur d’être présentés à Kitty Fisher, depuis le prince de Galles, qui d’ailleurs l’a si profondément offensée par sa parcimonie qu’elle a dû défendre, bientôt, à ses domestiques de le recevoir, jusqu’à l’austère vieux Pitt, dont elle a gardé, au contraire, un souvenir charmant. Les dames, il est vrai, affectaient de mépriser une créature qui, trop souvent, leur disputait l’amour de leurs maris : mais les plus fières ne dédaignaient point de s’informer de ses toilettes, allant même jusqu’à lui faire demander l’adresse de sa modiste, ou le patron d’un de ses « négligés. » Plusieurs chevaux de course portaient le nom de Kitty Fisher ; et, à côté des succès remportés par ces chevaux, le journal le plus « respectable » ne manquait pas à rendre compte des déplacemens ou des relations intimes de leur belle marraine. Tantôt, par exemple, ses lecteurs apprenaient que « miss K. F. » était tombée de son cheval, dans une allée de Hyde Park, sans que, d’ailleurs, l’accident fit prévoir aucune suite grave ; ou tantôt un poète anonyme racontait que le jeune Cupidon, longtemps privé de la compagnie de sa mère Vénus, venait enfin de la retrouver, au Jardin de Saint-James, sous le nom emprunté de Kitty Fisher.

Et toujours, parmi ces triomphes, l’aimable jeune femme conservait cette simple et profonde bonté de cœur qui, jadis, avait adouci les dernières souffrances du graveur phtisique de Paddington. Ses biographies, à ce point de vue, abondent en témoignages caractéristiques, soit qu’elles nous la représentent se constituant, une fois de plus, la gardienne dévouée d’un ami malade, et se résignant à passer pour la servante de celui-ci, afin d’être admise à lui donner ses soins, ou bien qu’elles nous racontent, par exemple, ses démarches assidues en faveur d’un de ses domestiques, injustement condamné à la pendaison. Et toujours, surtout, nous rencontrons des preuves saisissantes de cette longue fidélité de Kitty à son premier amour qui prête, vraiment, à l’histoire de sa vie de « fille perdue » un charme romanesque tout particulier. Sans cesse nous la voyons préoccupée du bien-être et des succès de son « Cupidon ; » et à peine ce dernier revient-il en Angleterre, qu’aussitôt la voici retombant dans ses bras, trop heureuse de pouvoir renoncer pour lui à toute sa gloire mondaine, jusqu’au jour où un nouvel abandon de l’amant adoré la renvoie, de nouveau, à son infatigable cortège de jeunes « roués » et de « vieux marcheurs ! » Cette lettre qui la rend toute pensive et triste, dans le portrait de Reynolds, avec une touchante expression de rêverie désolée au fond de ses grands yeux, nul autre que l’officier anglo-portugais ne peut l’avoir écrite.

Ainsi elle a vécu pendant une dizaine d’années, remplissant Londres du bruit de son luxe et de ses folies. Et grande a été la surprise générale lorsque, au mois de novembre 1766, la nouvelle s’est répandue que la fameuse Kitty Fisher venait d’abdiquer la souveraineté qu’elle exerçait sans rivale dans le monde galant, pour devenir la femme, parfaitement légitime, d’un jeune député, John Norris, fils de riches propriétaires du comté de Kent. La nouvelle, cependant, était bien authentique : le mariage de Kitty avait même été célébré deux fois, d’abord en secret, dans un village d’Ecosse, et puis, plus régulièrement, à Londres, dans l’aristocratique église Saint-George, de Hanover Square. Après quoi, le jeune couple était allé demeurer auprès des parens du mari, dans le vénérable manoir familial de Hempsted Park, où l’on racontait que la belle Mme Norris commençait déjà à prendre au sérieux ses devoirs de fermière et de châtelaine.

Tous les témoins nous assurent que Kitty Fisher, qui, jusqu’alors, n’avait eu d’amour que pour l’officier Auguste Martin, est enfin parvenue à oublier cet indigne personnage, pour s’éprendre passionnément de son jeune mari. Le fait est que, avant d’épouser celui-ci, elle l’avait sauvé d’une vie de jeu, de débauche, et d’ivrognerie, à un moment où ses parens et tous ses amis désespéraient de sa guérison. De telle sorte que ces parens de John Norris, après s’être naturellement effrayés de la perspective d’une mésalliance aussi scandaleuse, se sont mis à aimer tendrement leur belle-fille, dès qu’ils ont constaté le véritable prodige accompli grâce à elle ; et l’affection de ces braves gens a encore grandi lorsque plusieurs mois de cohabitation au manoir de Hempsted Park leur ont permis de découvrir, sous l’ancienne héroïne des soupers du Ranelagh, la simple, naïve, et charmante créature que nous révèlent aujourd’hui les portraits de Reynolds. Auprès d’eux et de son cher mari, une existence merveilleuse s’est ouverte pour la pauvre enfant, infiniment mieux appropriée à ses instincts de Gretchen sentimentale que le bruyant tourbillon des plaisirs de Londres. Sans compter que, bientôt, « toute la population des environs s’était accordée à raffoler de sa nouvelle châtelaine, devenue la bienfaitrice de la paroisse. Toujours prête à écouter une plainte, toujours empressée à rendre un service, elle apparaissait à ces paysans un ange envoyé du ciel pour les rendre heureux. »

Elle-même, je le jurerais, apprenait là, pour la première fois, à connaître le bonheur. Car aucun document écrit ne vaut, pour nous renseigner sur ses sentimens, cette nombreuse et magnifique série de portraits où le vieux Reynolds semble avoir pris à tâche de pénétrer jusqu’au plus secret de sa petite âme ; et il n’y a pas un de ces portraits dont l’expression ne contienne en germe la pensive tristesse qui jaillit franchement du plus beau d’entre eux. Au contraire des Nelly O’Brien et des Kitty Kennedy, des autres « filles de joie » représentées par le maître anglais, jamais Kitty Fisher ne nous apparaît joyeuse de vivre, avec un léger rayon de lumière dans le sourire ingénu de ses yeux d’enfant. Évidemment, la vie où le hasard l’avait condamnée n’était point celle qu’appelait son innocence native, ni, non plus, celle qu’autorisait l’ardente et active piété dont tous les biographes nous ont transmis l’écho. Et nous comprenons sans peine l’étonnement de l’un de ses anciens amis qui, l’ayant rencontrée après son mariage, s’est refusé à croire qu’il eût devant soi la célèbre Kitty Fisher du sandwich doré !

Hélas ! ce bonheur enfin apparu allait disparaître dès l’instant suivant ! Depuis plusieurs années déjà, — depuis les mois qu’elle avait passés au chevet de l’ami dont elle se disait la garde-malade, — Kitty avait commencé à maigrir et à s’affaiblir. Le bon air des champs, au premier abord, lui avait rendu un peu de ses forces ; mais bientôt le mal qui la minait avait redoublé. Sur le conseil des médecins, John Norris, vers le milieu de mars 1767, avait résolu de la transportera Bristol, dont le climat et les eaux passaient alors pour être des plus bienfaisans dans les maladies de langueur. La pauvre Kitty s’était mise en route, après de touchans adieux à ses beaux-parens ; et dès le second jour du voyage, dans une chambre de la vieille et illustre « taverne » des Trois Tonnes, à Bath, la chère jeune femme s’est éteinte doucement, entre les bras de son mari, de la même façon que, naguère, elle avait de mourir dans ses bras le graveur Henderson. Elle avait alors vingt-neuf ans, et n’était mariée que depuis six mois. Les chroniqueurs nous racontent encore que son mari, affolé, aurait ordonné de la revêtir de sa plus belle robe, avec tous ses bijoux étalés sur elle : si bien que les dernières personnes qui ont vu Kitty Fisher l’auraient vue couchée dans son cercueil en plus splendide attirail que jamais elle ne s’était montrée aux « redoutes » de l’Opéra. Mais pour nous, aujourd’hui, grâce au génie de Reynolds et au zèle érudit de M. Bleackley, cette scène macabre n’est plus qu’un épisode sans aucune portée ; et c’est sous une tout autre forme qu’il nous plaît d’évoquer désormais, dans nos cœurs, l’exquise petite ombre éphémère de la Manon anglaise.

Cette pauvre enfant est d’ailleurs, à beaucoup près, la figure la plus séduisante entre la demi-douzaine de « fragiles beautés » dont M. Horace Bleackley nous raconte la vie, dans un livre dont je ne saurais mieux définir à la fois la valeur littéraire et le vif agrément qu’en le comparant aux délicates études biographiques de M. de Nolhac. Telles autres des héroïnes du livre, comme Gertrude Mahon ou Kitty Kennedy, n’ont même à nous offrir qu’un type assez banal de filles galantes, ou bien se trouvent unir à des qualités d’esprit d’un degré plus haut une dépravation, plus ou moins consciente, qui nous empêche de nous émouvoir de leur infortune, — comme la trop célèbre Mme Grâce Dabrymple Eliot, qui nous a laissé un long tissu de mensonges sous le titre de Journal de ma vie pendant la Révolution française. Et pourtant, il est sûr que, si nous devions juger du caractère de toutes ces jeunes femmes d’après les tableaux qui nous les représentent, la galanterie anglaise aurait produit, au XVIIIe siècle, une fleur de beauté corporelle et morale bien plus parfaite encore que Kitty Fisher : car c’est aussi à la même profession qu’appartenait cette Nancy Parsons dont l’image, peinte par Thomas Gainsborough vers 1770, est certes l’une des apparitions féminines les plus pures et les plus touchantes qui soient sorties jamais de la main d’un peintre.

Celle-là ne nous montre plus seulement, comme le modèle favori de Reynolds, un mélange de douceur enfantine et de simple rêverie : sous des traits d’une grâce et d’une élégance presque surnaturelles, son visage princier semble porter la trace d’un monde infini d’émotion douloureuse ; et il n’y a pas jusqu’au geste abandonné de ses longues mains blanches qui n’achève de prêter à cette inoubliable figure une expression de mélancolie à jamais sans espoir. Mais, d’abord, nous savons que Gainsborough, à la différence de Reynolds, était un poète, toujours prêt à revêtir ses modèles des riches et charmantes illusions de sa fantaisie. M. de la Sizeranne ne nous a-t-il pas très heureusement expliqué, l’autre jour encore, par quel miracle de génie ce magicien du portrait est parvenu à transfigurer l’épais et prosaïque visage de la reine Charlotte ? Dans son œuvre, comme dans celle de ses frères en poésie, les Raphaël, les Rembrandt, ou les Watteau, toujours nous avons le droit de penser que l’artiste, en quelque sorte, « nous en a dit plus long » que n’en comportait la réalité ordinaire : si bien que la véritable Nancy Parsons peut fort bien mériter seulement notre admiration pour avoir eu de quoi lui fournir, avec sa figure véritable, l’occasion du rêve délicieux qu’il a conçu et traduit en essayant de la représenter. Et c’est, en effet, l’hypothèse que confirme pleinement le chapitre où M. Bleackley, d’après des documens pour la plupart inédits, nous raconte la vie de cette dernière grande courtisane anglaise du XVIIIe siècle.

Fille d’un maître-tailleur de Londres, la véritable Nancy Parsons paraît avoir été une créature merveilleusement intelligente et sagace, le type accompli de la « pécheresse » qui s’est juré de devenir une grande dame. Entretenue tour à tour par le duc de Grafton, premier ministre du roi George, et par le jeune duc de Dorset, elle avait dépassé déjà la quarantaine lorsque, durant l’été de 1776, elle épousa un garçon d’à peine vingt-cinq ans, le vicomte Maynard, que ce mariage imprévu contraignit aussi à s’expatrier. Installée maintenant à Naples, l’ancien modèle de Gainsborough y eut d’abord à subir toute espèce d’humiliations, qui certainement auraient abattu un courage moins solidement trempé : mais elle s’était promis d’être enfin reçue à la cour, et le fait est qu’à cela encore elle est enfin parvenue. Grâce à une certaine poudre envoyée par elle au prince royal, et qui l’a guéri de la fièvre quarte, lady Maynard a vu s’ouvrir devant elle les portes du palais, et bientôt la sœur aînée de Marie-Antoinette n’a plus eu d’amie plus tendrement caressée. L’abandon même de son jeune mari, plus tard, n’a fait que la rendre plus libre de jouir en paix d’une fortune lentement recueillie. C’est en France, aux environs de Paris, qu’elle a vécu ses dernières années, partagées entre les pratiques de la piété la plus « respectable » et des relations mondaines avec les châtelains de son voisinage. A sa mort, en 1814, — s’il faut en croire un récit du temps, — l’évêque du diocèse a permis que, dans l’église du village où se trouvait son château, un pasteur protestant célébrât ses obsèques, en présence de tout le clergé catholique de la région. Lady Maynard avait alors plus de quatre-vingts ans ; et, telle est, en deux mots, la longue carrière de l’adorable créature aux grands yeux de rêve que le génie d’un des plus hauts poètes entre tous les peintres a revêtue, pour nous d’un attrait immortel. Mais combien plus aimable et touchante nous apparaît, après tout cela, l’image légère de la petite amie du vieux Reynolds, accoudée à son balcon dans sa splendide robe aux manches de dentelles, et nous montrant naïvement la lettre qui, sans doute, est venue attrister tout à coup son doux regard d’enfant !


T. DE WYZEWA.

  1. Dans la Revue du 1er juin 1909.