Revues étrangères - Une Théorie scientifique de la vie future

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Revues étrangères - Une Théorie scientifique de la vie future
Revue des Deux Mondes5e période, tome 17 (p. 935-946).
REVUES ÉTRANGÈRES

UNE THÉORIE SCIENTIFIQUE DE LA VIE FUTURE


Human. Personality and its Survival of Bodily Death, par Frédéric W. H. Myers, 2 vol. in-8o. Londres, Longraans, Green and Cie, 1903.


Il n’y a peut-être pas eu en Angleterre, de toute l’année, un livre qui ait trouvé plus de lecteurs, plus d’acheteurs, qu’un ouvrage posthume du poète et critique Frédéric Myers sur la Personnalité Humaine. Et la chose ne laissera pas de paraître assez étonnante quand j’aurai ajouté que cet ouvrage, dont les éditions se succèdent presque de mois en mois depuis un an bientôt, coûte la somme considérable de quarante-deux shillings, tandis que, d’autre part, ses dimensions suffiraient, à elles seules, pour en rendre la lecture extrêmement difficile : deux massifs in-octavo de sept cents pages chacun, et imprimés d’un caractère si menu, si serré, qu’au bout de dix pages les yeux les plus résistans voient les lignes se brouiller, se déplacer, se mettre à tourner sur le blanc de la feuille. Mais c’est que l’ouvrage de Myers n’est pas simplement, comme semblerait l’indiquer son titre, une étude de psychologie expérimentale à la manière de Stuart Mill ou d’Alexandre Bain. Ou plutôt il a bien la prétention d’être cela, une étude de psychologie expérimentale, mais l’étude d’un sujet tout autre, et ayant pour le grand public un tout autre intérêt, que ceux dont s’est occupée jusqu’ici l’école empirique anglaise. Et d’ailleurs son titre, dont je n’ai cité que la moitié, indique aussitôt la nature de ce sujet, et son importance : car le livre s’appelle, en réalité : De la Personnalité humaine, et de sa Survivance à la Mort corporelle. Par les mêmes méthodes d’observation et d’induction scientifiques qui ont servi à Stuart Mill pour établir les lois de l’association des idées, Myers s’est efforcé de démontrer que l’âme humaine était foncièrement indépendante du corps, et qu’elle lui survivait, et qu’elle pouvait même, dans certaines conditions, rester en rapport suivi avec notre monde terrestre après l’avoir quitté.

À cette démonstration Frédéric Myers a employé les trente dernières années d’une très belle vie, d’une vie toute partagée entre le travail et le rêve, alliant à une recherche passionnée du vrai un goût, non moins passionné, de toutes les formes de la beauté esthétique et morale. Poète d’un talent remarquable, et l’un des meilleurs humanistes de son pays, Myers, aux environs de l’année 1875, dans sa retraite de Cambridge, voyait s’ouvrir devant lui une heureuse et brillante carrière d’écrivain, lorsque son attention fut attirée, par hasard, sur des phénomènes psychiques dont personne, aujourd’hui, ne songe plus à nier la possibilité, mais que la science d’alors, faute de leur avoir encore trouvé une explication, s’obstinait à tenir pour des illusions ou des supercheries. Désireux de soumettre ces phénomènes à une enquête sérieuse, il fonda, vers 1880, avec quelques amis, une Société de Recherches Psychiques qui, ainsi que le savent peut-être nos lecteurs, ne devait point tarder à prendre un grand développement, et allait contribuer pour une forte part à faire reconnaître officiellement, par la science, tout un domaine nouveau de la vie spirituelle. En 1886, sous le titre de : les Fantômes des Vivans, Myers, secondé par son collègue et ami Edmond Gurney, publia un volumineux recueil d’observations tendant à prouver, — et, tout de suite, à définir scientifiquement, — ce qu’il appelait la télépathie, c’est-à-dire la communication à distance d’une âme à l’autre. Le livre fit grand bruit dans l’Europe entière ; et déjà l’on y fut frappé, tout ensemble, du singulier talent d’exposition des auteurs, de la prudente sûreté de leur expérimentation, et de la hardiesse téméraire de leurs conclusions. Mais Myers, dans l’élan fiévreux de sa curiosité, n’était homme à s’en tenir ni aux expériences, ni aux conclusions de son premier livre. Après les Fantômes des Vivans, il s’était mis à recueillir les élémens d’un second livre, qu’il voulait appeler les Fantômes des Morts. Puis, peu à peu, sous l’influence de phénomènes nouveaux qu’il avait été amené à étudier de près, sa conception primitive du sujet s’était modifiée, élargie ; et c’est ainsi qu’il avait enfin formé le projet d’un ouvrage qui ne devait plus être seulement un recueil d’observations classées et commentées, mais une sorte d’organum psychologique, un traité général de la nature et des modes divers de la personne humaine. Il est mort à la tâche, il y a un an environ ; mais son œuvre était à peu près achevée ; et tout porte à croire que, s’il avait pu s’occuper lui-même de sa publication, elle serait restée sensiblement pareille à ce qu’elle est sous sa forme présente, aussi vaste, aussi lourde, aussi difficile à lire, avec un extraordinaire mélange de sagesse et de folie, de rigueur scientifique et de divagation, de la noble fantaisie d’un poète et de la présomption puérile d’un demi-savant.

Ce qu’est ce livre, de quelle façon il est conçu et composé, j’essaierai tout à l’heure de l’indiquer brièvement. Mais, d’abord, j’imagine que le lecteur français sera curieux de savoir si, bon ou mauvais, indépendamment de sa valeur littéraire ou philosophique, le livre de Myers a vraiment réussi à prouver « la survivance de la personnalité humaine à la mort corporelle. » Hélas ! non, je dois l’affirmer tout de suite, il n’y a pas réussi ! Il n’y a pas réussi, du moins, directement ; et je ne crois pas qu’il se trouve un seul lecteur qui, ayant approfondi ses 1 400 pages, en emporte cette impression de certitude que l’auteur avait évidemment l’espoir de nous communiquer. Je dirai plus : depuis le début même de son argumentation, Myers me fait l’effet d’opérer dans l’absurde. Ce ne sont point seulement ses théories sur la vie de l’âme après la mort que je me sens, pour ma part, tout à fait hors d’état d’admettre, ou, plus exactement, de comprendre : je ne parviens pas non plus à comprendre ses théories sur les modes les plus habituels de la vie mentale, sur la mémoire, l’imagination, sur le génie, sur le sommeil et les rêves. De page en page, à le suivre, il me semble entendre un homme fort intelligent, souvent fort éloquent, et en possession d’un admirable appareil de dialectique, mais qui, avec tout cela, ne cesse point d’assembler des formules vides, et m’offre pour certaines des propositions où je ne découvre aucun sens. Et cependant, d’autre part, son livre pourrait bien être l’un des documens les plus significatifs et les plus probans qu’on ait produits depuis de longues années en faveur de la possibilité de cette survivance de l’âme, dont il échoue à nous démontrer la réalité. Il n’y a personne, je crois, qui, ayant lu cet énorme livre, en emporte la certitude que l’âme survit au corps de la façon et dans les conditions affirmées par Frédéric Myers : mais il n’y a personne non plus qui n’en emporte l’impression que tous les argumens des adversaires de l’immortalité de l’âme reposent sur une notion incomplète et inexacte des faits, et que, s’il nous est à présent impossible de connaître, par voie scientifique, cette immortalité, nous sommes en revanche beaucoup plus libres d’y croire que ceux mêmes qui y croient n’ont communément l’habitude de le supposer.


Cette double signification de l’ouvrage de Frédéric Myers s’explique, du reste, le plus simplement du monde, par le caractère même et le plan de l’ouvrage. C’est que cet ouvrage, lui aussi, est double, formé de deux parties parallèles, qui se juxtaposent de chapitre en chapitre, et s’arrangeraient parfaitement d’être séparées. D’un côté, il y a une masse de faits : exemples de prévisions, de pressentimens, d’échanges de pensées à distance, d’apparitions, etc., de toute sorte de phénomènes anormaux, pour ne pas dire surnaturels : tout cela présenté avec un tel luxe d’attestations que, à moins d’un parti pris d’incrédulité, — et sauf ensuite pour nous à imaginer telle explication qui nous conviendra, — nous sommes bien forcés d’en admettre la véracité. Et, d’autre part, il y a, s’appuyant sur ces faits, l’argumentation personnelle de l’auteur : une argumentation toute dialectique, aussi constamment arbitraire que les faits qui l’accompagnent sont positifs et précis ; une argumentation qui, ainsi que je l’ai dit, procède de proche en proche, suivant une méthode constructive plus encore qu’inductive, de telle manière qu’avant d’admettre, par exemple, la théorie que nous propose Myers sur le somnambulisme, nous sommes tenus d’avoir admis la suite tout entière de « es théories précédentes sur la conscience, la mémoire, le sommeil, etc. Ainsi tout l’ouvrage est un long discours continu, se maintenant au-dessus d’une énorme quantité d’observations particulières qu’il nous présente comme lui ayant servi de matériaux, mais que rien ne nous empêche, quant à nous, de considérer à part et isolément, pour en tirer nous-mêmes d’autres conclusions.

Voici maintenant, en résumé, l’ordre et la suite du discours de Myers :

La personnalité humaine n’est certainement pas, comme le croyaient les anciens philosophes spiritualistes, un principe simple et homogène, identique à la conscience que nous avons de notre moi : mais elle n’est pas non plus, comme le voudraient les empiristes modernes, un mélange composite d’élémens divers, n’ayant aucun lien entre eux. En réalité, notre mot est bien un principe unique, sous la variété de ses manifestations : mais c’est un principe qui dépasse infiniment le petit groupe de faits que la conscience nous permet d’atteindre. Sous ces faits, dont l’ensemble constitue notre moi conscient, ou, suivant l’expression de Myers, notre moi supraliminal, s’étend un autre moi, subliminal, dont nous n’avons aucune conscience à l’état ordinaire. Sans cesse seulement ce moi subliminal projette des rayons rapides dans notre vie consciente : et parfois, sous certaines influences, il se substitue au moi conscient, comme dans les cas de « désintégration de la personnalité. » Un homme, tout à coup, oublie son nom, sa condition, prend un caractère tout différent de celui qu’il a eu jusque-là, devient, en fait, un autre homme : c’est le moi subliminal qui, chez lui, provisoirement ou à demeure, vient remplacer le moi supraliminal. D’autres fois, comme dans le cas du génie, le moi subliminal se charge d’aider, d’approvisionner, de diriger le moi conscient. Dans le sommeil, aussi, un échange se fait entre les deux moi : et ici, déjà, on commence à apercevoir toute la profondeur mystérieuse de ce moi subliminal, qui non seulement emmagasine et conserve toutes les impressions de la vie consciente, mais qui peut même entrer en contact avec des faits étrangers à cette vie, ainsi que le démontrent des cas nombreux de visions, de prévisions, de pressentimens, éprouvés en rêve. Délivré des contraintes que lui impose, à l’état de veille, sa dépendance étroite à l’égard du corps, l’esprit, dans le sommeil, s’éploie, s’ouvre à l’invasion de tout un monde nouveau de sentimens et d’idées. Car on peut dire que, à toute minute, nous avons deux vies : l’une, consciente, soumise aux conditions de notre, corps, et adaptée aux besoins de notre existence terrestre ; l’autre, inconsciente, affranchie des liens corporels, plongeant par toutes ses racines dans une réalité supérieure. Et le sommeil a précisément pour objet de maintenir et de renouveler, de jour en jour, l’union de ces deux vies, de façon à nous permettre de nous munir, dans notre moi subliminal, de la somme d’énergie spirituelle nécessaire pour notre vie consciente. Aussi n’y a-t-il rien de plus normal, ni de plus facile à expliquer, que les phénomènes, même les plus étranges en apparence, de l’hypnotisme. Celui-ci n’est proprement qu’une exagération, une mise en relief, du sommeil : ou plutôt encore l’hypnotisme est quelque chose comme un sommeil « expérimental, » « un appel direct au moi subliminal. » Et Myers n’hésite pas à nous affirmer, à ce propos, la possibilité d’un relèvement moral de l’être humain par la suggestion hypnotique. Mais le principal mérite des expériences d’hypnotisme est de nous renseigner, mieux encore que ne fait le sommeil, sur la portée lointaine, vraiment incalculable, du moi subliminal. C’est en effet par la suggestion hypnotique que l’on arrive surtout à produire des phénomènes d’hallucination et de télépathie, encore que ces phénomènes puissent se produire spontanément, ou par d’autres moyens. A chaque instant le moi subliminal est capable d’entrer en rapport avec d’autres moi, vivans ou morts : si bien que tantôt une personne vivante peut transmettre sa pensée à une autre, éloignée d’elle par des milliers de lieues, et tantôt une personne qui meurt, ou qui vient de mourir, envoie à un ami survivant une claire et précise vision de sa mort. Et ce n’est pas tout : le moi subliminal peut aussi se laisser pénétrer par un autre moi, qui, prenant sa place, s’impose du même coup au moi supraliminal, et provoque ces phénomènes de possession qui se retrouvent aussi bien dans les avis du « démon » de Socrate, ou dans les « voix » entendues par Jeanne d’Arc, que dans tous les cas d’ « écriture automatique, » de « lévitation, » dans les manifestations diverses obtenues par l’entremise de ce qu’on appelle les « médiums. » D’une façon générale, le moi subliminal dispose de possibilités indéfinies pour communiquer avec tout ce qui vit. Et c’est déjà là, suivant Myers, une preuve de son indépendance à l’égard du corps, c’est déjà une présomption en faveur de l’hypothèse de son immortalité.

Mais d’autres faits, plus récemment reconnus par l’auteur, lui ont permis d’aller plus loin, jusqu’à transformer sa présomption en une certitude. La télépathie, les pressentimens, les apparitions, le pouvoir extraordinaire qu’ont certains médiums de « se dépersonnaliser » pour lire dans la pensée de ceux qui les entourent, tout cela, à la rigueur, pourrait encore s’expliquer sans rendre nécessaire l’hypothèse d’une communication directe avec les âmes des morts. Mais il a été donné à Myers d’étudier de très près deux médiums, l’Anglais Stainton Moses et l’Américaine Mme Piper, qui, incontestablement, ont eu des communications directes avec des âmes « désincarnées. » Stainton Moses, homme d’un caractère éminemment droit et pur, le plus incapable qui fût de toute supercherie, a entendu, par exemple, un soir, la voix d’une dame qu’il ne connaissait pas, et qui lui annonçait qu’elle venait de mourir. Bien plus, cette dame, pour lui prouver la réalité de son message, a tenu à écrire, par la main du médium, un billet qui, examiné ensuite par ses parens et par des experts, portait, à un très haut degré, les caractères distinctifs de son écriture. Tout cela produit et contrôlé dans des conditions que je ne puis songer à détailler ici, mais qui attestent de la façon la plus certaine et la bonne foi de Moses et la réalité positive des faits que j’ai dits. Quant à Mme Piper, que Myers a eu l’occasion de connaître intimement, de même qu’il a connu Stainton Moses, elle est, elle aussi, au contraire de la plupart des médiums, une personne d’une honorabilité et d’une bonne foi parfaites. Et jamais peut-être aucun médium n’a fourni à l’expérimentation des phénomènes plus précis, plus clairs, ni plus décisifs. Par son entremise, non seulement des morts sont entrés en communication avec leurs amis survivans, mais, en maintes circonstances, ils leur ont révélé des détails ignorés de ces amis comme de Mme Piper, et qui se sont trouvés exacts après vérification. N’est-ce pas là une preuve nouvelle, et directe, celle-là, de l’immortalité de l’âme, ou du moins de sa survivance à la mort corporelle ? De telle sorte que Myers, dans la conclusion de son livre, demande que, dès maintenant, cette survivance soit admise parmi les vérités scientifiques : car il est avant tout respectueux de la science, se refusant à admettre la possibilité d’aucun phénomène surnaturel, et allant même jusqu’à s’interrompre de ses considérations sur les messages des esprits pour railler ce qu’il appelle le « bas égoïsme » et la « superstition grossière » des catholiques qui espèrent trouver à Lourdes la guérison de leurs maladies. La survivance de l’âme, d’après lui, n’est d’ailleurs qu’un nouveau chapitre de la grande doctrine de l’évolution. Elle n’a rien à voir avec les hypothèses surannées du ciel et de l’enfer, n’étant qu’une occasion offerte à l’homme de poursuivre indéfiniment le progrès que constitue déjà son existence terrestre. « Et tout porte à supposer, ajoute l’auteur anglais, que, en même temps que les hommes incarnés s’élèvent de la barbarie à l’intelligence, les hommes désincarnés, par l’effet d’une évolution parallèle, acquièrent sans cesse davantage le pouvoir de communiquer avec le monde terrestre. »

Voilà quelle est, dans ses lignes principales, la théorie de Frédéric Myers. Elle repose, d’une part, sur une série d’inférences logiques dérivant de l’hypothèse initiale d’un moi inconscient, d’autre part sur un petit nombre de phénomènes de spiritisme qui, au dire de l’auteur, ne pourraient absolument pas s’expliquer autrement que par l’intervention personnelle et immédiate d’âmes humaines « désincarnées. » Or ce second argument, d’abord, ne soutient pas l’examen. Les phénomènes racontés tout au long dans le livre de Myers sont assurément fort étranges ; et la bonne foi des médiums, le soin minutieux apporté à l’observation et au contrôle des faits, rendent effectivement assez peu probable l’idée d’une supercherie. Mais il n’y a pas un seul de ces phénomènes qui, comme le prétend Myers, ne puisse absolument s’expliquer que par l’intervention d’esprits d’un autre monde. Toujours, même dans les deux cas que j’ai cités plus haut, nous restons libres d’imaginer que la communication attribuée aux esprits ne vient en réalité que des médiums eux-mêmes, à la condition toutefois de supposer, chez ceux-ci, une sorte d’hyperesthésie les douant de facultés anormales de mémoire, de vision à distance, de pénétration jusqu’au plus secret des pensées et des sentimens d’autrui. Et si vraiment certaines de ces communications ne pouvaient venir que d’esprits d’un autre monde, la seule explication scientifique un peu raisonnable qu’on en pourrait concevoir serait, non pas celle d’âmes désincarnées poursuivant leur évolution, mais celle d’esprits diaboliques, stupides et malfaisans, se divertissant à la fois à intriguer et à mystifier la curiosité des braves gens qui les interrogent, car rien n’égale la sottise de tous les messages rapportés par Myers, leur manque absolu de toute beauté intellectuelle ou morale, à moins que ce ne soit leur incohérence et leur contradiction. Et quant à la théorie du moi subliminal, en vain l’écrivain anglais s’efforce de lui donner l’aspect d’une doctrine positive, rigoureusement induite de faits d’observation : du début à la fin, elle demeure aussi incompréhensible pour nous que le serait, par exemple, une théorie fondée sur la non-existence de l’espace ou du temps. Ce moi spirituel, qui non seulement vit en nous sans que nous le connaissions, mais qui est encore une véritable personne, un être un et homogène, l’élément principal de tout notre moi : c’est là une entité que je ne crois pas qu’aucun esprit un peu réfléchi puisse prendre au sérieux. Possible, l’existence de ce moi l’est assurément : mais qu’avons-nous à faire de la possibilité d’une chose que nous sommes hors d’état de connaître ni de comprendre ? Comment veut-on que nous mettions assez de confiance dans la réalité d’un tel moi pour faire reposer entièrement sur elle notre espoir d’une vie au-delà du tombeau ? Et que nous importe, en fin de compte, l’immortalité d’une âme que nous ignorons, qui vit et opère en nous à notre insu, qui, quelques services qu’elle puisse nous rendre, ne saurait vraiment avoir aucun droit à nous intéresser ?


Le pauvre Myers a perdu sa vie à bâtir sur un nuage : et, de tout le beau monument qu’il y a édifié, je crains bien que pas une pierre ne reste debout. Mais, comme je l’ai dit, les ruines de ce monument ne remplissent qu’une partie de son livre. De chapitre en chapitre, au-dessous de sa théorie du moi subliminal et de la vie météthérique des âmes désincarnées, il a tenu à mettre sous nos yeux quelques-uns des faits dont l’observation l’avait conduit à cette théorie : nous offrant ainsi, comme en marge, un répertoire immense de phénomènes singuliers, la plupart récens, et tous, ou à peu près, accompagnés d’attestations formelles, de contre-expertises, d’un tel cortège de preuves que l’on souhaiterait aux événemens historiques les mieux reconnus de réunir autant de titres à notre confiance. Ce qui ne signifie point, d’ailleurs, que quelques-uns des faits rapportés par Myers ne puissent pas avoir été inexactement observés, ou encore avoir été interprétés avec le parti pris d’y voir un élément de surnaturel. Il y a là telle prévision qui peut bien n’avoir été qu’une coïncidence, telle apparition dont le « percevant » s’est probablement ensuite exagéré la netteté, dans son désir d’en faire un message « télépathique. » Oui, pour dûment vérifiés que soient tous ces faits, on est en droit de supposer qu’une bonne moitié d’entre eux n’ont pas eu le caractère anormal que leur ont attribué leurs premiers témoins ; mais c’est à la condition d’admettre que l’autre moitié a eu, incontestablement, ce caractère ; sans compter que Myers n’a recueilli dans son livre qu’une petite partie des phénomènes divers qu’il a eu l’occasion d’étudier, et que, de la même façon, parmi ces autres faits que, faute de place, il ne cite pas, — se bornant à nous indiquer les endroits où nous pourrons en trouver le récit, — quelques-uns tout au moins doivent se trouver dont le témoin le plus sceptique ne saurait contester la réalité.

Lorsque, par exemple, vingt personnes nous affirment qu’elles ont vu apparaître devant elles un parent ou un ami qui, vers le même temps, mourait ou était en danger de mort à l’autre bout du monde ; lorsque nous apprenons que ces personnes ont fait part aussitôt de leur vision à leur entourage, qu’elles l’ont notée, ce même jour, dans leur agenda ; que non seulement elles ont vu une image confuse de l’ami lointain, mais qu’elles ont encore remarqué et noté un vêtement qu’elles ne lui connaissaient pas, une égratignure sur le front, tel détail dont on découvre plus tard qu’en effet il a existé chez l’ami en question ; lorsque tout cela nous est certifié par des hommes d’une honorabilité incontestable, et des savans, et des sceptiques, qui nous avouent que jamais, ni avant, ni après, aucun autre fait du même genre n’est parvenu à leur connaissance, force nous est de supposer que la moitié au moins de ces faits ont grande chance d’avoir eu lieu vraiment, tels qu’on nous les rapporte, d’avoir contenu en eux quelque-chose de plus qu’une illusion ou un simple hasard. Et qu’on ne s’imagine point que tous les faits cités par Myers consistent en des apparitions de morts ou de mourans ! A chaque degré, pour ainsi dire, de son analyse psychologique de la personnalité humaine, l’auteur anglais nous offre toute une série de faits à la fois étranges et certains : destinés, d’après lui, à justifier la théorie du moi subliminal, mais qui, quand on les sépare de cette théorie incompréhensible, semblent plutôt ne pouvoir servir qu’à railler, en se dérobant à lui ou en le contredisant, le patient travail d’induction de la psychologie. Un répertoire de l’anomalie psychologique sous toutes ses formes : voilà ce qu’est le livre de Myers, voilà ce que sans doute ses lecteurs anglais voient, dès maintenant, et verront toujours en lui, autant et plus qu’une démonstration scientifique de la vie future.

Encore la façon dont j’ai présenté, tout à l’heure, une catégorie particulière de ces anomalies serait-elle pour donner une idée inexacte de ce qui constitue peut-être leur principale originalité. En vain Myers s’efforce-t-il de classer, d’assembler sous une même rubrique, des faits de double personnalité, de rêves prémonitoires, de double vue, de messages médiumnitiques, etc. : pas un de ces faits ne ressemble aux autres, ne présente les caractères généraux que présentent les autres, ne se laisse expliquer d’accord avec les autres. Des vingt personnes qui, dans les conditions rigoureusement contrôlées et vérifiées que j’ai dites, ont vu apparaître l’image d’un ami mourant, les unes ont vu cette image la veille de la mort, d’autres à l’instant de la mort, d’autres plusieurs jours après. Se refuser d’avance à croire aucun d’eux, sous prétexte que de tels faits ne rentrent sous aucune des lois admises jusqu’à présent par la science, c’est peut-être pousser trop loin le scepticisme, ou la crédulité : mais on dirait vraiment, d’autre part, que ces faits s’amusent tout exprès à revêtir une variété d’aspects indéfinie, de façon à ne nous permettre jamais de les ranger sous des lois. C’est, au reste, exactement, l’aventure qui arrive depuis une vingtaine d’années aux savans qui ont eu la hardiesse d’aborder loyalement l’étude des « phénomènes psychiques » au lieu de se borner à en nier, une fois pour toutes, la possibilité. Tous, de même que Myers et ses amis anglais, ils ont commencé par n’admettre comme réels et scientifiques que les faits élémentaires d’hypnotisme et de suggestion ; mais, pendant que les uns s’arrêtaient là, d’autres se voyaient amenés à admettre aussi la réalité scientifique de la suggestion à distance ; après quoi venait celle de formes plus singulières encore de la télépathie ; et les voici maintenant, avec Myers et Gurney, avec les Américains James et Hodgson, qui s’efforcent d’établir les lois scientifiques de l’autre monde, et de soumettre à l’appareil de la méthode expérimentale les communications réciproques des âmes « incarnées » et « désincarnées ! »

Et tout porte à supposer que la science, tôt ou tard, finira par avoir raison de ces résistances : une formule, une loi, se découvrira qui, mieux que l’hypothèse de Frédéric Myers, englobera les étranges phénomènes observés par la Société des Recherches Psychiques ; après quoi les prodiges des « fantômes des morts » cesseront sans doute de nous étonner. Mais alors, d’autres prodiges surgiront, qui défieront à leur tour le zèle de notre science. Et d’ailleurs j’imagine que cette loi elle-même, pour peu qu’elle se pique d’être vraiment décisive, ne pourra manquer de confirmer les deux impressions principales qui se dégagent, pour tout lecteur désintéressé, de l’énorme amas de faits rassemblés et décrits par l’écrivain anglais.

La première de ces impressions est une connaissance plus intime et plus immédiate de l’impénétrable mystère dont nous sommes entourés. Non pas certes que nous ayons besoin, pour constater l’existence de ce mystère, de voir se dresser devant nous les spectres des morts : les phases les plus normales de la vie de l’esprit, celles qui sont l’objet des premiers chapitres du livre de Myers, la mémoire, le sommeil, le génie, — et l’esprit lui-même, — tout cela est au fond si profondément mystérieux qu’il n’y a personne qui parfois, à y songer, n’ait frémi d’épouvante. Mais à tout cela nous évitons de songer, nous laissant emporter au courant des choses ; tandis que des phénomènes exceptionnels, comme ceux que nous trouvons racontés dans le livre de Myers, nous obligent à secouer un instant notre somnolence, à reprendre contact avec l’universel inconnu, à nous rappeler que ce que nous savons et ce que nous sommes n’est rien qu’une pauvre petite barque sans voile, qui flotte, au hasard dans la nuit, sur un immense océan ignoré. Un prédicateur américain, bon père de famille, citoyen estimé, travaille depuis cinquante ans au perfectionnement d’un moi de la possession duquel il se croit aussi assuré que de celle de sa maison et de ses titres de rente : mais, tout à coup, un moi nouveau se substitue, chez lui, à celui-là ; le prédicateur se retrouve installé dans une autre ville, à l’autre extrémité des États-Unis, avec un autre nom, s’occupant d’un autre métier ; et de nouveau, tout à coup, plusieurs années après, il s’éveille du rêve de son second moi. Ou bien c’est une jeune paysanne, qui, pendant que, dans une ville lointaine, on assassine son père, voit ce père entrer dans sa chambre, lui désigner une cachette où, effectivement, quelques heures avant de mourir, il a mis son argent. Ou bien encore c’est une dame qui, arrivant dans une chambre d’auberge, y aperçoit un vieillard en perruque, et vêtu d’un habit à l’ancienne mode : elle raonte sa vision à des amis qui habitent la petite ville (où elle vient d’arriver pour la première fois) : et on lui apprend que l’homme qu’elle a vu est un vieil excentrique qui, mort depuis longtemps, a jadis demeuré dans cette même chambre. Je prends les trois premiers exemples venus, entre des centaines d’autres : accompagnés, chacun, des plus complètes garanties d’authenticité, ne sont-ils pas faits pour raviver dans nos âmes la conscience de ce que le monde, tel que nous croyons le connaître, contient pour nous d’à jamais obscur et inexplicable ? Ne nous ramènent-ils pas au contact de ce mystère profond qu’est toute notre vie, et que nous nous efforçons en vain de nous dissimuler à nous-mêmes sous l’appareil de nos formules scientifiques, fragile échafaudage péniblement construit et toujours à refaire ?

Et la seconde impression qui se dégage du livre de Frédéric Myers, celle-là plus positive, c’est le sentiment que notre vie spirituelle est bien moins serve encore de la vie corporelle que nous n’avons l’habitude de le présumer. Si Stainton Moses et Mme Piper n’ont pas été vraiment en communication avec des âmes libérées de leurs corps, il faut donc qu’ils aient eu le pouvoir, l’un, d’assister en pensée à la mort d’une dame qu’il ne connaissait point, et, toujours en pensée, de voir une écriture qu’il n’avait jamais vue ; l’autre, de lire au fond de la mémoire d’une fiancée, à cent lieues de là, le souvenir d’une confidence faite jadis à cette fiancée par un homme mort depuis. De quelque façon qu’on interprète les faits attribués par l’école de Myers à la télépathie, il n’y a pas un de ces faits qui, en nous montrant un renforcement imprévu des pouvoirs de l’âme, ne nous incline à considérer celle-ci comme trop différente du corps, trop supérieure à lui en force et en liberté, pour n’en être qu’un produit ou une dépendance. Mais, au reste, ici encore, l’étude des faits anormaux ne sert qu’à nous replacer en contact avec la conclusion qui ressort des modes les plus ordinaires de notre vie mentale : elle vient simplement nous rappeler que, dans le couple formé par le corps et l’âme, c’est l’âme que nous connaissons la première, ou plutôt que c’est l’âme seule que nous connaissons en réalité, ne percevant le corps que sous la forme des sensations qu’il évoque en elle. Subordonner ses destinées à celles du corps, il n’y a pas d’erreur plus gratuite, ni plus sotte, ni, certes, plus fâcheuse. Et si même l’ouvrage posthume de Myers n’avait d’autre mérite que de nous forcer à nous en souvenir, il n’en constituerait pas moins un document précieux en faveur de la « survivance de la personne humaine à la mort corporelle. »


T. De WYZEWA.