Richard Wagner, sa vie et ses œuvres/Première partie/2

La bibliothèque libre.
Traduction par Alfred Dufour.
Perrin et Cie, libraires-éditeurs (p. 48-102).


II

DEUXIÈME MOITIE DE LA VIE DE WAGNER
(1819-1883)


1. — 1849-1859.


Après un court séjour à Paris où Liszt avait espéré pouvoir assurer l’avenir matériel de son ami par un succès à l’Opéra, Wagner, dès l’été de 1849, s’établit à Zurich ; il devait y demeurer jusqu’en 1858. Nous verrons plus loin comme quoi ce qu’il appelle ironiquement son « grand succès parisien » n’aboutit et ne pouvait aboutir à rien ; comme quoi aussi d’autres projets, qui se présentèrent occasionnellement, devaient fatalement avorter de la même façon. Ce fut une nécessité intérieure qui poussa Wagner à passer toutes ces années dans la retraite et dans le travail, tout entier à son activité créatrice. Sans doute, ses vacances d’été le promenèrent à travers la Suisse et jusqu’en Italie ; il fit de cours séjours à Paris ; au printemps de 1855, il dut même passer trois mois à Londres, où l’état de sa bourse le contraignit à accepter la direction des Concerts Philarmoniques ; mais tous ces incidents sont sans importance et ne sauraient rien changer à la signification propre de ces années de retraite. J’en puis dire autant de l’emploi qu’il remplit quelque temps au Théâtre de Zurich, où il dirigea l’exécution de bons opéras (entre autres Don Juan et le Vaisseau Fantôme), et des concerts qu’il organisa pour se les donner à lui-même et pour pouvoir entendre, jouée comme elle devait l’être, la musique de Haydn, de Mozart, de Gluck, de Beethoven, de Weber, ainsi que la sienne. Les relations diverses qu’il put entretenir durant ce séjour, si l’on excepte son amitié avec Gottfried Semper, Georg Herwegh, et Gotlfried Keller, ne signifient pas non plus grand’chose au point de vue qui nous occupe. Une étroite amitié unissait Wagner au directeur de musique Heim et à sa femme, excellente musicienne : avec eux il aimait à exécuter des fragments de l’Anneau du Nibelung, qu’il était alors en train d’écrire ; il passa aussi des heures agréables chez le philosophe Wille et chez le négociant Wesendonck ; mais, en somme, il fuyait plutôt la société, n’y trouvant pas de sympathie sérieuse et profonde pour le but qu’il poursuivait ; il fuyait tout particulièrement « l’infernale cohorte des professeurs », et écrivait à Liszt : « Les tortures que m’inflige trop souvent la compagnie des hommes me sont devenues les plus cruelles de toutes, et je ruse à seule fin de m’isoler. »

Wagner, en effet, était entré dans la « période consciente du vouloir créateur » ; toutes les circonstances extérieures, dans cette seconde phase de sa vie, semblent disparaître devant l’importance de ce fait. Elles peuvent il est vrai, accélérer ou retarder la marche en avant du maître, mais elles ne le feront pas dévier de son chemin. À Zurich, cependant, l’environnement était plutôt neutre, et Wagner n’eut pas à y réagir sur le monde qui l’entourait, comme plus tard à Paris, à Munich, à Bayreuth. Sa vie à Zurich fut toute intérieure ; ce fut là que, dans ses écrits, il jeta les bases de sa théorie de l’Art et du Drame, là qu’il composa plusieurs de ses chefs-d’œuvre.

« Tu peux me croire sans réserve, si je te dis que ce qui me pousse à vivre encore, ce n’est uniquement que l’impulsion irrésistible de toute une série d’œuvres d’art, qui s’agitent en moi et dont l’impérieuse vitalité semble porter et soutenir la mienne : il faut qu’elles voient le jour. Il n’y a que la création artistique qui me satisfasse et qui me donne le désir de vivre… Aussi n’accepterai-je jamais de place ou quoi que ce soit de semblable. Quiconque sait quelque chose de mes travaux, ou sent et respecte ce qu’ils ont de particulier et de distinctif, doit reconnaître que moi, précisément, et surtout vis-à-vis d’une institution comme le théâtre actuel, je ne saurais jamais en venir à faire de mes œuvres une marchandise ».

Ces lignes, que Wagner, vers 1850, adressait à son ami Franz Liszt, sont le résumé de la seconde moitié de sa vie. Dès lors, il n’a plus voulu vivre que pour l’art, et pour l’art seul ; il n’a plus rien cherché ni demandé pour lui-même, il n’a plus voulu servir qui que ce fût d’autre ; il vivait pour le monde, mais, en un sens, en dehors du monde, et il eût pu dire comme Byron :

I stood
Among them, but not of them, in a shroud
Of thoughts which were not their thoughts[1].

Il savait maintenant ce qu’il était et devait être pour le monde ; et à ce monde il ne demandait qu’assez d’espace pour vivre sans être forcé à battre monnaie avec le pouvoir créateur qu’il sentait en lui.

Le premier qui comprit ce qu’il fallait à Wagner, et cela parce qu’il éprouvait par lui-même un besoin du même ordre, ce fut le roi Louis II de Bavière ; mais jusqu’au moment où, en 1864, cet admirable souverain intervint d’une manière si décisive dans la vie du maître, ce dernier eut à passer plus d’une fois par les angoisses de la misère. Son art, toutefois, avait déjà agi, et si quelques-uns seulement en avaient compris l’appel, je tiens à leur rendre, en les mentionnant ici, l’honneur qui leur est dû, puisque ce fut grâce à eux seuls qu’à une époque où ses droits d’auteur ne représentaient encore qu’un revenu minime, il put, sans place ni traitement fixe, vivre tout entier pour son art.

En tête de cette liste glorieuse se place le nom de Franz Liszt, ne fut-ce même qu’à cause de la prééminence de son haut esprit. Dans une lettre de 1856, Wagner appelle leur amitié « l’événement le plus important de sa vie ». Ce n’est pas seulement que Liszt s’imposât, plus qu’aucun autre, des sacrifices destinés à secourir matériellement le maître, mais c’est que, seul, il avait une autorité personnelle pouvant le mettre à même de donner à Wagner l’appui moral et artistique dont il avait besoin. Ce fut en effet Liszt qui, vers 1850 et les années suivantes, exécuta les œuvres décriées du proscrit, en sorte que le Théâtre de Weimar devint le centre d’où elles commencèrent à rayonner sur toute l’Allemagne (notamment le Vaisseau Fantôme, Tannhäuser et Lohengrin). En même temps, Liszt, par ses écrits au sujet de ces trois œuvres, leur frayait la voie d’une compréhension plus complète, et ces écrits sont, encore aujourd’hui, l’introduction la plus magistrale à la poésie et à la musique de Wagner qui se puisse lire[2]. Enfin, Liszt fut l’infatigable champion du maître auprès des princes allemands, des directeurs de théâtre, des amateurs de musique, et Wagner pouvait lui écrire, vers la fin de 1851 : « Je te proclame, sans ambages, l’auteur de ma situation actuelle et de l’avenir qu’elle semble me permettre d’entrevoir. » Encore tout cela n’était-il rien auprès de ce qu’étaient l’amour de Liszt, son intelligente sympathie, sa foi inébranlable, pour celui qui languissait encore dans un isolement artistique presque complet. Liszt fut le premier à comprendre la haute signification, et pour emprunter ses propres expressions, le « divin génie » de Wagner. Celui-ci lui écrit dans l’effusion de son cœur : « Tu es bien le premier qui m’aies fait éprouver la volupté qu’il y a à être entièrement, absolument compris ; je semble m’être comme résolu en toi ; pas une fibre de mon être, pas une palpitation de mon cœur, qui aient échappé à ta sympathie. »

L’amitié de ces deux grands hommes, telle que nous la révèle leur correspondance, a été souvent comparée aux relations de Gœthe et de Schiller. La comparaison me paraît boiteuse à double titre. L’amitié de Schiller et de Gœthe est purement intellectuelle : on croit entendre deux poètes, se promenant ensemble dans les Champs élyséens et charmant les loisirs d’une éternité assurée par de sereines discussions sur l’art et sur leurs œuvres. Ici, au contraire, tout est dramatique, tragique, comme marqué au coin d’une fatalité supérieure. Franz Liszt débute par sauver la vie de Wagner que la prison eût tué, puis il sauve ses œuvres. Pendant des années, les lettres de Liszt, les visites de Liszt, sont le seul aliment de vie et de travail pour le solitaire de Zurich ; ce « grand et vaste cœur qui s’ouvre devant lui », c’est sa consolation, son espérance : « Toi, le seul et l’aimé, toi qui m’es tout, oui, tout, et prince, et monde !… Vraiment, où que je me tourne aujourd’hui, si loin que mon regard sonde l’avenir, je ne vois rien qui puisse me relever, m’apporter la consolation et la force, m’armer à nouveau pour le combat de la vie, rien que l’espérance de te revoir, rien que ces deux ou trois semaines que tu me promets. »

D’autre part, il ne faut pas l’oublier, si ce que Liszt offrait et donnait à Wagner, c’était « un grand et vaste cœur », il ne pouvait être question entre eux, comme entre Gœthe et Schiller, d’un échange de réflexions critiques capable d’influer en quoi que ce soit sur leurs œuvres. Wagner créait comme nous pouvons nous représenter qu’un Shakespaere a créé ; son œuvre le possédait à l’égal d’une de ces forces de la nature, dont l’énergie fatale, immuable, ne dévie jamais de la voie tracée par le doigt de Dieu. Liszt eut même quelques craintes à l’égard de Lohengrin, de son « coloris ultra-idéal » ; il en eut pour le texte de Tristan et Iseult, etc. : et ce ne fut que l’exécution de Lohengrin, dirigée par lui à Weimar, qui le convainquit que « cette œuvre merveilleuse représentait ce que l’art peut produire de plus parfait et de plus élevé » ; et ce ne fut que lors de l’exécution musicale de Tristan et Iseult qu’il se rendit vraiment compte qu’il n’avait pas compris jusque-là, et qu’il sut s’incliner, muet d’admiration, devant ce qu’il appelle un « céleste miracle ». Wagner, de son côté, n’avait pas même répondu, tout d’abord, aux observations de son ami ; il produisait ses œuvres comme il se sentait forcé de les produire, sous l’impulsion de la nécessité intérieure. Comme créateur d’art, il ne pouvait qu’agir et rester seul ; même un Gœthe ni un Schiller n’eussent pu le conseiller. La seule chose qu’on pût lui donner, c’était l’amour, « cette patrie de son art », comme il l’appelle lui-même ; et c’est cela précisément que Liszt lui prodigua.

Auprès du nom d’un Liszt, ceux des autres amis de Wagner risquent de pâlir et de s’effacer, mais non pas, certes, le mérite de leur fidélité. Dès l’arrivée à Zurich, ce furent deux hommes excellents, Baumgartner, professeur de piano, et le premier secrétaire d’État Sulzer, qui le secoururent matériellement pendant les premières semaines. Plus à même de l’aider, une bienfaitrice à lui personnellement inconnue, Mme Laussot, femme d’un négociant français, le fit dans une très large mesure ; elle avait, pendant un séjour à Dresde, conçu une admiration enthousiaste pour les œuvres de Wagner. Une amie, Mme Julie Ritter, qui l’avait précédemment secouru à diverses reprises, put, de la fin de l’année 1851 jusqu’à celle de l’année 1856, et grâce à un héritage qu’elle avait fait, lui servir une petite rente annuelle. Son fils, Karl Ritter, musicien de talent, fréquenta beaucoup Wagner à Zurich ; la correspondance avec Liszt et Uhlig le mentionne souvent. Cette amitié même était due à l’art de Wagner, car c’étaient les représentations de Tannhäuser à Dresde qui l’avaient commencée. Alexandre Ritter, le frère de Karl, compositeur bien connu, faisait alors partie de l’orchestre. Il fut un des premiers partisans du maître, et l’un des plus méritants ; il entra, plus tard, dans la famille, par son mariage avec la nièce de Wagner, Franziska. En 1856, le riche négociant Wesendonck et sa femme prirent, auprès de Wagner, pour un peu de temps, la place qu’avait remplie Mme Ritter, en lui venant en aide à leur tour. Ce furent eux qui offrirent à l’artiste ce qu’il cherchait en vain depuis longtemps, une habitation dans une situation charmante, où il pût trouver la tranquillité et le silence indispensables à son travail comme à son repos. Dans sa chaleureuse reconnaissance, il donna à cette demeure le nom bien caractéristique d’Asile. Non content d’avoir rendu à l’artiste, avec la plus délicate simplicité, un si grand service, ce couple d’élite sut l’entourer de ce qui répondait à ses besoins intimes : hospitalité constante pour lui et pour ses amis, appui et secours dans les difficultés de l’existence, aimables attentions, entière liberté d’épanchement avec la certitude d’être toujours compris ; animation d’une vie de famille toute de grâce et d’élévation, sympathie pour ses douleurs, enthousiasme pour son art.

Et cependant, toutes ces amitiés avaient un défaut commun, c’est que ceux qui aidaient cet homme n’avaient pas la pleine conscience de ce qu’il était réellement. Ils soupçonnaient à peine sa véritable grandeur. Dès lors, leur générosité, pour spontanée qu’elle fût, ne leur apparaissait point à eux-mêmes comme ce qu’elle était en un sens, une obligation. Il leur manquait cette conscience d’un devoir à remplir, que nous avons trouvée chez Liszt, et, par là même, leur libéralité gardait toujours comme une odeur d’aumône. Aussi Wagner lui-même se dégagea-t-il de ces liens l’un après l’autre ; il aima mieux se précipiter dans l’inconnu, et cela jusqu’à un dénûment tel, qu’il en vint à devoir mettre sa montre en gage (pendant qu’il composait le second acte de Tristan et Iseult) plutôt que d’abdiquer une seule parcelle de son indépendance. Pour conquérir celle-ci dans sa plénitude, il lui fallait, plus peut-être au point de vue de sa dignité morale qu’à celui des moyens matériels, un roi pour ami. Aussi, ce dernier ne s’étant pas encore trouvé, Wagner se vit-il obligé, à la fin de cette période et de l’année 1859, de renouer momentanément avec le théâtre, dans le seul but de pourvoir à sa propre subsistance.

Cependant il s’était fait d’autres amis, des musiciens surtout, troupe faible encore, mais enthousiaste, de disciples, amenés par Liszt à une compréhension plus profonde de l’art wagnérien : Klindworth, Alexander Ritter, Peter Cornelius, Draesecke et d’autres. À cette élite vinrent sejoindre des hommes comme Brendel, l’historien bien connu de la musique, et le conseiller d’État Franz Mueller, habile écrivain, versé dans la littérature et la mythologie allemandes[3].

Ce fut là le premier noyau de ce parti wagnérien, au sujet duquel les journaux devaient, pendant bien des années, se hausser au diapason que l’on sait. S’il se forma, d’ailleurs, un parti quelconque, ce ne fut que la conséquence naturelle des attaques sans mesure, des railleries systématiques dirigées contre les doctrines et les visées de Wagner. Lui-même avait ce classement et ces luttes de partis en horreur, et rien ne l’irritait jusqu’à la furie comme les sottises de partisans bien intentionnés, mais inintelligents. Il écrit à Liszt, en 1857 : « Un malheureux vient encore de m’envoyer un paquet de folles absurdités sur mes Nibelungen, et s’attend sans doute à quelque flatteuse réponse. Faut-il que, quand je cherche des hommes, je ne trouve que des fantoches de cette espèce ! » Ailleurs il demande à Liszt d’en finir une bonne fois avec « la coterie, cette alliance avec des sots, qui, à eux tous, sont incapables même de soupçonner de quoi il s’agit pour nous. » Même sur l’écrit de Brendel La musique d’aujourd’hui et l’art intégral de l’avenir, il s’exprime en ces termes : « Tout cela est bel et bon, et qui ne sait pas mieux faire peut faire comme eux ; mais quant à moi, je ne m’y reconnais plus. »

Il est cependant deux amis qui, à cette époque, c’est-à-dire vers 1850 et après, ont droit à une mention spéciale, parce que leurs dons supérieurs, comme la nature de leurs rapports avec le maître, les élevaient non seulement au-dessus de l’esprit de coterie, mais au-dessus même d’un simple lien de fidélité à un parti quelconque : ce sont Theodor Uhlig et Hans de Bülow. Le premier, d’abord violoniste à l’orchestre de Dresde, en devint plus tard le chef. Il est l’auteur de la partition pour piano de Lohengrin, et de remarquables articles, publiés dans divers journaux, sur les premiers écrits de Wagner à Zurich, sur les symphonies de Beethoven, etc. C’était un cerveau très fin, sans puissante originalité, mais d’une réceptivité telle qu’il s’assimilait entièrement ce qui lui venait du dehors, au point d’en faire quelque chose, sinon de nouveau, du moins de vraiment personnel. En plus, il possédait autant de sagacité critique que de tact artistique. Son caractère était à la hauteur de son intelligence ; il servit Wagner avec le désintéressement le plus absolu. Après sa mort précoce, survenue en janvier 1853, le maître écrivait à la veuve : « La perte de cet ami restera irréparable pour toute ma vie… ce m’est comme un veuvage ; à qui désormais confier tout ce pour quoi je trouvais dans ce cœur d’ami tant d’accueil et de sympathie ? »

Hans de Bülow présente un contraste frappant avec Uhlig, plusencove par son caractère que par ses talents ; chez lui, la même réceptivité intuitive s’unissait à un tempérament à la fois bilieux et sanguin, et à une énergie infatigable et agressive. Aussi ses dons, plus grands au fond que ceux d’Uhlig et mis en relief par des aptitudes musicales vraiment exceptionnelles, arrivèrent-ils à se faire mieux valoir. Bülow fut bien un de ces hommes trop rares qui, en donnant tout ce qui est en eux, sans qu’il en reste plus rien, se montrent par là apparentés au génie. Lorsque, peu après 1850, cet homme extraordinaire vint à Zurich, on devine combien Wagner en tira d’encouragement et de joie. Bùlow est sans doute le seul qui ait pu s’enorgueillir à bon droit du titre « d’élève de Wagner », car, au théâtre de Zurich, il développa ses hautes capacités comme chef d’orchestre grâce aux continuels conseils du maître, et, plus tard, à Munich, il les employa à son service ; de plus, il ne cessa d’agir pour lui, de vive voix et par écrit, aussi bien que par son travail artistique.

Il était nécessaire de mentionner ces amitiés, car à l’intensité de leur dévouement on peut mesurer le charme et la puissance du grand homme, et elles nous font pénétrer plus avant dans sa personnalité que n’y parviendraient tous les essais de description que l’on pourrait tenter. L’affection d’un Franz Liszt, la fidélité d’une Mme Ritter, le dévouement absolu d’un Theodor Uhlig, le zèle fougueux d’un Hans de Bülow complètent ce que nous apprenons de Wagner par lui-même ; pour la claire connaissance de ce qu’il était en réalité, ce sont là, certes, des « documents », qui méritaient bien une place à côté de ses écrits, de ses œuvres d’art et de ses actions.

Le calme relatif des années de Zurich nous permet de jeter un coup d’œil général sur l’activité artistique de Wagner. Lorsque les événements de Dresde eurent tranché le nœud gordien, en le séparant d’un monde qu’il ne pouvait plus servir qu’en se faisant illusion et violence à lui-même, la fermentation intérieure de son âme d’artiste atteignit son point maximum. Nous aurons à étudier de plus près, tout à l’heure, la marche de ce développement artistique ; car il serait peut-être séduisant, mais il est dangereux, de vouloir établir un rapport génétique entre l’éclosion des œuvres d’art et les événements de la vie de l’artiste : la source de son inspiration nous demeure à jamais cachée, et bien que ce qui nous apparaît à la surface présente une succession, comme tout ce qui vit, ce développement lui-même n’en est pas moins comme une vie dans la vie. Ici, la logique perd ses droits, et si c’est une nécessité qui pousse le génie à produire, la loi de cette nécessité reste en elle-même et ne saurait se déduire de son environnement.

Nous pouvons, toutefois, constater un symptôme significatif de ce que j’ai appelé plus haut une fermentation intérieure ; c’est que, pendant ces années 1848 et 1849, Wagner portait en lui nombre de projets dramatiques qu’il ne devait jamais exécuter : Frédéric Barberousse (drame parlé), La Mort de Siegfried, Wieland le Forgeron, Jésus de Nazareth, (ceux-ci des drames wagnériens proprement dits, en paroles et en musique), puis encore d’autres idées dramatiques moins mûries, comme un Achille. L’artiste créateur, en effet, était à la veille de faire un pas grand et décisif, ou, comme il le dit lui-même, « de parvenir de l’inconscience à la conscience » ; pour lui, c’était l’aube de la période du vouloir artistique conscient, sur cette voie absolument nouvelle « dans laquelle il était entré, poussé par une inconsciente nécessité. » Et cette période que nous venons de l’entendre définir, c’est bien la seconde moitié de sa vie. Pour voir clairement son chemin, pour embrasser d’un coup d’œil cette « voie nouvelle » où il entrait ainsi délibérément, il ne lui a, on le comprend, pas suffi d’un jour. Il y fallait le repos, la retraite, le recueillement. L’artiste avait à « se penser » lui-même. « J’avais à classer toute une vie qui était derrière moi, à m’en rendre compte», écrit Wagner, en 1850, à Liszt, « à prendre conscience de tout ce qui, jusque-là, avait surgi en moi instinctivement, à me rendre maître, par une analyse rigoureuse et voulue, de la réflexion que la nécessité avait fait naître dans mon for intérieur, afin de me précipiter ensuite, en pleine et joyeuse connaissance de cause, dans la noble inconscience de la production artistique. »

En ce faisant, Wagner, loin de se lancer dans une direction nouvelle, ne faisait que persévérer sciemment dans celle que lui avait montrée l’instinct de son génie : « Mes vues nouvelles », écrit-il à Heyne avec un jeu de mots intraduisible. « sont tout à fait semblables aux anciennes, mais moins troubles et par là-même plus humaines ». Wagner ne parvint à cette clarté de vues et à cette liberté, qu’en écrivant, de l’été de 1849 jusqu’à l’été de 1850, toute une série de traités où il s’expliquait nettement vis-à-vis de l’Art et du Monde : l’Art et la Révolution (1849), l’Œuvre d’art de l’avenir, Art et Climat (1850), Opéra et Drame, une Communication à mes amis (1851). Il étouffa en lui tout désir de produire, il resta sourd aux conseils de prudence que lui donnaient ses amis les mieux intentionnés, jusqu’à ce que cette opération de classement, de systématisation fût faite et parfaite. Enfin il put prononcer cette fière parole, en homme qui a définitivement pris conscience de lui-même : « Comme artiste et comme homme, je chemine vers un monde nouveau. » Aussitôt la noble inconscience de la production artistique reprend ses droits : deux mois après l’envoi du manuscrit de la Communication, apparaît déjà le germe de ce drame cosmique, l’Anneau du Nibelung. « Avec Siegfried, j’ai de grands projets en tête : trois drames, avec prologue, en trois actes. » (Lettre à Uhlig du 12 octobre 1851.) Dès lors, le maître, en dépit de sa santé constamment chancelante, fait preuve d’une puissance productrice incomparable : le plan de la tétralogie est achevé en novembre 1851, le poème en décembre 1852 ; un an après, la partition du Rheingold est presque terminée ; la Valkyrie prend deux ans (la dernière portée de la partition était écrite au printemps de 1856) ; puis il attaque aussitôt Siegfried, et, en juin 1857, le premier acte et le second sont déjà entièrement esquissés. Puis la production, sans s’arrêter, se tourne ailleurs ; de l’été de 1857 à celui de 1859, Wagner écrit, poème et musique, Tristan et Iseult, la première de ses œuvres qui ait été terminée dans cette « période du vouloir artistique conscient. » Le maître ne croyait nullement, ainsi, sortir de la sphère qu’embrasse l’Anneau ; il voyait au contraire dans Tristan « un complément dramatique du grand mythe des Nibelungen, dont la signification comprend tout un monde ». Cependant son œil intérieur avait vu se dresser devant lui une autre figure, qui, en raison de a la connexité de tous les vrais mythes », se trouvait reliée aux drames des Nibelungen et de Tristan par mille affinités diverses : la figure de Parsifal. Je sais bien que ce n’est que quelques années plus tard que cette apparition devait se traduire en un projet arrêté : néanmoins, Parsifal relève incontestablement de l’Anneau et de Tristan, et lui aussi, en un sens, peut être envisagé comme un « complément dramatique » ; et il est certain que, dès le printemps de 1857, sa forme, tant poétique que musicale, commença à se dessiner nettement dans l’imagination du poète.

Telle fut la vie de Wagner de 1849 à 1859. À côté et en dehors de ces manifestations de son génie, ce qu’on appelle les événements n’ont aucune importance réelle.


2. — 1859-1866.


J’ai fait entendre déjà que Richard Wagner, pour persévérer dans la voie que son génie le forçait à suivre, avait été obligé de rompre, l’un après l’autre, des liens d’amitiés secourables. Accepter des secours, il le pouvait, mais non porter des chaînes. Il y a plus : après tant d’années de travail silencieux et ininterrompu, un désir le pressait, celui d’entendre de la musique, sa musique, d’éprouver la bienfaisante action de ses propres œuvres, exécutées sur la scène. Déjà en 1857, il se plaint de ce que son existence lui devienne insupportable, sans ce rafraîchissement, l’exécution d’une de ses œuvres ; en 1859, presque désespéré, il s’écrie : « De l’art, de l’art, à m’y noyer jusqu’à l’oubli du monde, cela seul pourrait me guérir… Enfants ! j’ai peur qu’on ne me plante là trop longtemps, et quelque jour vous aurez à vous dire en parlant de moi : Trop tard ! ». Et c’était vrai, on le « plantait là » ; ses amis ne le comprenaient plus ; en même temps, il recevait la nouvelle que son recours en grâce venait d’être rejeté par le roi de Saxe. Alors le maître quitta son « asile muet et silencieux » de Suisse, et, en automne 1859, se précipita de nouveau dans les flots de ce monde « auquel depuis longtemps il n’appartenait plus ». Les années qui suivirent, à Paris, à Vienne, à Munich, furent hantées d’une double détresse, à la fois artistique et matérielle. Le maître avait demandé de l’art pour s’y noyer ; mais cet art, c’était à ce monde même, — qu’il eut si volontiers oublié, qu’il s’agissait de l’arracher — ce monde seul pouvait en fournir les moyens, force était donc se le concilier. Ses premières œuvres, il est vrai, commençaient à conquérir, sur les scènes allemandes, la place qui leur était due ; mais, pour se procurer les moyens de vivre, le maître se voyait obligé d’en « faire marchandise », d’autoriser des exécutions misérables, ineptes, où le public prenait une idée absolument fausse de son art et de son idéal artistique ; ou bien il lui fallait, de sa propre main, mutiler les productions plus mûries de son énergie créatrice, arracher des lambeaux aux partitions de Tristan et de l’Anneau, les séparer du texte et de l’organisme vivant dont ils faisaient partie, pour les produire dans dcs concerts, et se faire reprocher, par ses amis comme par ses ennemis, de « faillir » à « ses principes ». Ainsi donc il devait, en quelque sorte, s’amputer lui-même, aller à l’encontre de ses convictions les plus chères, pour vivre, pour pouvoir produire encore, pour entendre ses « muettes partitions », son propre art lui parler et l’encourager. Ces tristesses sans nom, Wagner nous les laisse entrevoir dans ses lettres de Paris, en 1860 : « Ce qui fait le tragique de ma destinée actuelle, c’est que mes entreprises les plus hardies doivent servir à me faire vivre. Là dessus, amis, protecteurs, admirateurs sont également aveugles, au point de me remplir d’un amer désespoir… Pouvez-vous vous figurer ce que je sens, quand je regarde le monde, pour lequel je pourrais être tant, et que je me regarde moi-même, moi à qui cependant l’existence est rendue impossible ? Croyez-moi, personne autre ne saurait sonder l’abîme d’amertume qui se creuse dans mon âme. Mais que rien ne saurait ouvrir les yeux de ce monde enfoncé dans sa stupidité, de ce monde qui ne recouvrera la vue que quand son trésor sera perdu, ah ! cela, je le sais, croyez-moi ! » Tel est l’état d’âme du maître pendant ces années agitées, parfois orageuses. Vers leur fin, toutefois, devait se lever, à l’horizon de Wagner, l’aurore d’un nouveau jour : Louis II de Bavière était monté sur le trône et avait étendu sur le malheureux artiste la protection de sa royale main. « Ce fut ton appel qui m’arracha aux horreurs de la nuit », lui dit le maître, dans son beau poème : À mon royal ami, où il peint, en termes si poignants, la détresse des années écoulées :

« Ce que tu es pour moi, moi seul, dans mon étonnement, puis le comprendre, — Quand se montre à moi ce que j’étais sans toi. — Aucune étoile ne brillait pour moi, que je ne la visse bientôt pâlir, — Aucun espoir, dont je ne fusse dépouillé. — Livré au hasard de la faveur du monde, — Au jeu répugnant de l’intérêt ou du péril ; — Ce qui luttait en moi pour produire de libres œuvres d’art, — Se voyait trahi et abandonné au même sort que les ambitions vulgaires. »

Ce fut donc dans l’automne de 1859 que Wagner, quittant la Suisse, alla s’établir à Paris, où il demeura jusqu’à l’été de 1862. Cependant, déjà en 1861, il avait fait deux séjours prolongés à Vienne et noué des rapports avec le théâtre de la Cour de cette ville, qui l’amenèrent à s’y fixer dans l’automne de 1862. Il y demeura jusqu’au printemps de 1864, mais fit, pendant ce laps de temps, de nombreux voyages pour donner des concerts, à Saint-Pétersbourg notamment, et pour faire représenter ses œuvres, à Pesth, Prague et dans d’autres villes. Il vit se briser, l’une après l’autre, toutes ses espérances artistiques ; sa situation matérielle était désespérée, ettousses efforts pour y échapper restaient inutiles. Le maître dut quitter le foyer qu’il venait de se créer à Vienne ; pendant quelques semaines, il erra sans but précis, se réfugia quelque temps chez ses amis Wille, à Zurich, puis repartit pour Stuttgart… Souvent mordu du désir d’en finir une bonne fois avec ce monde, « son avenir », il l’écrit lui-même, était « implacablement désespéré » Alors survint le message de Louis de Bavière. Aux premiers jours de mai 186-4, Wagner arrivait à Munich : un trait de plume, avait suffi, et tout souci matériel s’était évanoui, et son avenir artistique s’ouvrait à lui comme un jour resplendissant de gloire et de joie : « Il entend que je sois mon maître, mon seul maître, non pas chef d’orchestre, non, rien, rien que moi-même et son ami… il me décharge de tout souci, j’aurai tout ce qui m’est nécessaire», écrit-il le 4 mai 1864. Et pourtant, ce souci détesté, combien vite il allait se dresser de nouveau devant lui ! L’épisode de Munich ne dura pas même autant que ceux de Paris ou de Vienne ; dès décembre 1863, Louis II se voyait forcé, bien à contre-cœur, d’éloigner Wagner de sa présence et de sa capitale, sans lui rien ôter, d’ailleurs, de son amour et de son admiration. Encore une fois, la cabale de la vulgarité avait vaincu, mais, comme d’ordinaire, elle avait été aveuglée par la haine et la sottise, et sa victoire ne profita qu’au maître qu’elle persécutait. Le départ forcé de Wagner mit fin à cette période pendant laquelle il avait cherché, à renouer avec le théâtre moderne. Ce ne fut qu’à de rares intervalles, et pour de courts moments, toujours dans un but déterminé et temporaire, que Wagner fut dès lors appelé à coopérer à des représentations théâtrales ou à y aider par ses conseils ; il s’était bien enfin dégagé du théâtre moderne, comme de la nécessité de se livrer à des tentatives qui ne pouvaient être que des avortements. Bientôt il put construire sa propre scène, son Festspielhaus, dans un coin ignoré d’Allemagne ; et dans l’intervalle, depuis sa fuite de Munich jusqu’à son arrivée à Bayreuth (de décembre 65 à avril 72), il put vivre « dans cet asile silencieux » de Suisse, dont l’isolement lui avait pesé, en 1859, mais cette fois, joyeusement, librement, sans soucis rongeants, tout à son activité créatrice, bien mieux certes qu’il n’eût pu le faire à Munich.

Un seul événement, mais gros de conséquences, avait marqué le séjour à Paris, de 1859 à 1862 : il fit assez de bruit pour qu’on sache que je veux parler ici des représentations de Tannhäuser au Grand Opéra, les 13, 18 et 24 mars 1861, et du scandale inouï auquel elles donnèrent lieu. La presse, là comme partout, avait fait rage contre Wagner ; elle trouva de complaisants alliés chez les membres du Jockey-Club, frustrés de leur amusement favori, le ballet. Ces deux éléments, renforcés d’une claque payée par eux, firent tant et si bien, par leurs sifflets ; leurs huées, et leurs vociférations, qu’on ne put rien entendre de l’œuvre, et que l’auteur se vit forcé de retirer la pièce après la troisième représentation. Mais, quand on apprend la part que prirent à ces manifestations scandaleuses des membres de la nation allemande, quand on voit que le grand public prit le parti du maître contre la tyrannie de la presse et des barons de la finance, et surtout quand on sait qui étaient, à Paris, les amis de Wagner, on se convainc aisément que l’idée que les Français seraient moins faits que les Allemands pour comprendre les œuvres de Wagner est absolument erronée[4]. Bien au contraire, ce séjour à Paris a laissé au maître de beaux souvenirs, car il y avait trouvé ce que l’Allemagne ne devait jamais lui offrir. Ce fut sur l’ordre exprès de l’empereur que Tannhäuser arriva à être joué ; deux ans plus tard, à Berlin, l’Intendant se refusait encore à recevoir Wagner. Il est à remarquer que l’ordre impérial fut donné sans l’assentiment de Wagner, voire même malgré lui ; ses lettres, en partie non encore publiées, ne laissent pas le moindre doute à cet égard. Quant au rôle que jouèrent dans tout cela les intrigues de cour, il l’avait bientôt découvert, et, dans l’été de 1860, il écrivait : « C’est dans la haine de la comtesse Walewska contre la princesse Metternich que gît, pour moi, le plus grand danger. » Il ajoute plus loin, dans la même lettre : « En tout cas, je n’accepte pas vos premières félicitations sur mes lauriers parisiens. Il y a longtemps déjà que je regrette beaucoup de m’être engagé dans une entreprise semblable, avec toutes les conséquences qui en découlent. »

Quant à la façon dont étaient conduites les études, et à l’heureux contraste qu’il y trouvait avec le laisseraller du théâtre allemand, Wagner s’exprime ainsi : « Chaque acquisition était faite, sans égard pour ce qu’elle pouvait coûter, pour peu que j’en exprimasse le désir ; et la mise en scène était préparée avec un soin minutieux, tel que, jusque-là, je n’en avais pas même eu l’idée. » Plus loin, il loue « la sollicitude, inconnue chez nous, avec laquelle les répétitions de chant furent conduites », et « la beauté insurpassable avec laquelle fut chanté et rendu sur la scène le chœur des pèlerins ». Il attribue enfin au public parisien « une très grande réceptivité, et un sentiment de la justice vraiment généreux[5]. »

Si donc Wagner reconnaît que son séjour à Paris « ne lui a laissé, en somme, que des souvenirs encourageants », c’est parce que ce fut là que, pour la première fois de sa vie, il se vit apprécier à sa valeur. Encore aujourd’hui, le poète Richard Wagner trouve, dans sa patrie, trop de gens qui, par suite d’un préjugé absurde, ne veulent voir en lui « qu’un simple musicien » ; ceux qui n’ont pas de prétentions musicales ne s’intéressent pas à lui, et les amateurs de musique ne s’inquiètent guère si l’exécution de ses œuvres, au sens complet du mot, est bonne ou mauvaise, ou si même les ciseaux du régisseur ont mutilé le texte, de façon à rendre méconnaissable le sens dramatique ; ce qu’ils veulent, c’est se griser de musique, et cela leur suffit. Aussitôt après les premiers concerts de Wagner, à Paris, il se forma autour de lui un cercle de partisans enthousiastes, où l’on comptait peu ou point de musiciens, mais, par contre, beaucoup de poètes, d’écrivains, de peintres, d’historiens de l’art, et des plus distingués,… puis des médecins, des ingénieurs, des hommes politiques, tous gens que ne groupa point autour du maître la seule soif de la musique, mais bien le sentiment, plus ou moins net, qu’il leur apportait un nouvel idéal artistique. Ils se rendaient compte que l’action si puissante de cette musique même n’avait pas tant sa source dans la construction mélodique et harmonique, que bien plutôt dans ce fait qu’en elle s’incarnait, en quelque sorte, une intention éminemment poétique. Ce que Schiller avait demandé, que « la musique devînt forme palpable », cela était enfin réalisé, et l’esprit des Français, si sensible à la forme, n’avait pas tardé à le reconnaître. N’étaient-ce pas déjà les Français qui s’étaient enchantés de Gluck, quand sa musique était encore prohibée dans sa patrie, et que la sœur du grand Frédéric disait de cette musique « qu’elle puait » ? La Neuvième symphonie de Beethoven était magistralement exécutée à Paris, à un moment où elle était encore presque inconnue en Allemagne ; et dans ce même Paris, Wagner devait trouver un cercle d’intelligences d’élite, promptes à deviner la haute signification de son génie, et à entrevoir tout au moins quelque chose de ses aspirations artistiques. C’était un petit cercle, mais les noms qui s’y rencontrent étaient parmi les meilleurs ; et il ne marchanda pas à Wagner ce que l’Allemagne, si l’on excepte Liszt et Bülow, lui avait toujours refusé : le respect.

Wagner lui-même rend ce témoignage à l’intelligence française. « Ce qu’avaient compris mes amis français, et ce que mes confrères et critiques d’Allemagne taxaient de ridicule chimère rêvée par mon orgueil, c’était en réalité une œuvre d’art qui, se séparant nettement de l’opéra comme du drame moderne, s’élevât au-dessus de l’un et de l’autre, en empruntant à tous deux leurs tendances spéciales les plus excellentes, pour les conduire au but, fondues dans une unité idéalement libre ». Déjà en 1853, la comtesse de Gasparin, avait écrit : « Un jour, je ne sais lequel, Wagner régnera souverainement sur l’Allemagne et sur Ja France. Nous ne verrons cette aurore, ni vous ni moi, peut-être ; qu’importe, si de loin nous l’avons saluée ? »

Qu’on relise les articles enthousiastes de Charles Baudelaire, qu’on le voie, lui, le puriste épris de la forme, le disciple de Théophile Gautier, signaler, dans les œuvres de Wagner, « l’admirable beauté littéraire » ! Avec quelle justesse il y discerne la parenté qu’il y a entre elles et les tragiques grecs, et quelle justesse encore dans sa remarque, que Wagner ne se berce pas, comme Gluck, de l’espoir d’une renaissance du passé, mais qu’il est bien le créateur d’une forme nouvelle, l’artiste d’un avenir qui déjà fermente en lui[6] ! Si l’on veut un exemple de compréhension plutôt musicale, et pour ainsi dire théâtrale, qu’on parcoure les articles du médecin Gasperini, réunis plus tard en volume (1860). Champfleury, lui, sut jeter un regard, merveilleux d’intelligence et de clarté intuitive, dans l’âme même du maître ; sa brochure de quatorze pages : Richard Wagner (1860), vaut, sous forme condensée, toute une bibliothèque. Frédéric Villot, conservateur des musées impériaux, n’a rien écrit sur Wagner ; mais il possédait ses œuvres, poésie et musique, à un degré tellement étonnant, qu’il devint bientôt son confident et son conseiller : c’est à lui qu’est dédié le fameux écrit : La Musique de l’avenir. Nuitter, le librettiste bien connu, fit une excellente traduction du Tannhäuser, en collaboration avec le pauvre Édouard Roche, enlevé si tôt aux lettres.

Et parmi ceux qui figurèrent dans ce cercle d’amis et d’admirateurs, je trouve encore des poètes, comme Auguste Vacquerie et Barbey d’Aurevilly, des artistes, comme Bataille et Morin, des écrivains de talent, comme Léon Leroy et Charles de Lorbac, des hommes politiques comme Emile Ollivier, Jules Ferry et Challemel-Lacour, qui traduisit en français Tristan et Iseidt. Des journalistes de premier rang se firent les champions déterminés de Wagner : Théophile Gautier, Ernest Reyer, Catulle Mendès, et surtout le critique illustre et redouté du Journal des Débats, Jules Janin, qui proposa un nouveau blason pour ces messieurs du Jockey-Club : « Un sifflet sur champ de gueules hurlantes, et pour exergue : Asinus ad lyram »…

Sans doute, il est oiseux d’accumuler des noms : mais il importait de bien marquer ce qui a fait de cet épisode parisien un véritable événement dans la vie de Wagner ; non pas certes les misérables manœuvres d’un Albert Wolff, des frères Lindau, de David, et autres esprits de même ordre, pour faire échouer les représentations du Tannhäuser, mais bien l’appprobation enthousiaste et sympathique d’une élite d’hommes distingués et indépendants.

Quant aux années de Vienne, il n’y a pas grand, chose à en dire. Beethoven s’écriait un jour, avec cette rude franchise qui lui était propre : « Maudite soit pour moi la vie au sein de cette barbarie autrichienne ! » Et pourtant les Viennois le considéraient volontiers comme un des leurs. Ce mélange particulier de légèreté méridionale et de pesanteur septentrionale, où l’on ne trouve ni ce brillant et ce sens intuitif de la forme qui distinguent les Latins, ni la profondeur et la solidité germaniques, cette « barbarie autrichienne », comme disait Beethoven, Wagner apprit à la connaître par de douloureuses expériences. À son arrivée à Vienne, il entendit son propre Lohengrin pour la première fois de sa vie. Pendant toute la soirée, le public se montra absolument transporté ; et ce fut avec une profonde émotion que Wagner, à la fin, prononça quelques paroles :« Permettez-moi»j dit-il, «de poursuivre le but artistique que je me suis fixé ; je vous prie de m’y aider, en me conservant votre faveur. » Ce fut cet accueil, que Wagner qualifie lui-même de « saisissant », qui le décida à ses entreprises viennoises ultérieures : mais il devait bientôt apprendre que, parmi tant de spectateurs enthousiasmés, il n’y en avait pas même quelques-uns qui fussent disposés à lui accorder le concours qu’il sollicitait ; cet enthousiasme était superficiel, passager, et pas une âme ne se souciait vraiment de ce but auquel il conviait ce public à coopérer. Ce n’avait pas été non plus l’enthousiasme des Viennois, mais uniquement le sens artistique de magnats hongrois et de membres de la noblesse de Bohême qui avait assuré l’existence de Beethoven, pendant qu’il habitait Vienne ; ces traditions, hélas ! s’étaient dès longtemps perdues quand Wagner y vint, et, d’ailleurs, son art n’était pas fait pour le mécénat, il lui fallait un peuple entier… ou un roi. À Vienne, il ne trouva ni l’un ni l’autre. Si l’on excepte quelques Allemands de la classe bourgeoise, il y vécut dans un complet isolement. Ce but artistique, si élevé, qu’il poursuivait, il lui fallut tenter de le défendre, seul et sans appui, contre une des administrations théâtrales les plus corrompues de l’Europe, et contre une presse dont le niveau moral n’étaitpas certes plus élevé que celui de cette administration, mais qui, elle, savait où elle voulait aller, et y apportait une adresse insigne.

Je ne crois pas qu’il y ait eu dans la vie de Wagner de temps aussi lamentable, aussi tristement dépouillé au point de vue intellectuel et artistique, aussi plein de néant, si j’ose dire, que précisément celui qu’il passa à Vienne. Que pouvait être, pour un Richard Wagner, le grand succès de ses concerts à Vienne, à Prague, à Pétersbourg, à Moscou ? Ils lui fournissaient de l’argent, voilà tout. Le « sybaritisme » de Wagner, dans sa petite maisonnette de Penzing, près de Vienne, a de tout temps servi de texte aux journaux pour des philippiques indignées contre le grand poète. On parle de soie et de velours, de festins arrosés de vin de Champagne, que sais-je ? Ces racontars eussent-ils même quelque fondement en fait, ils ne feraient tout au plus que confirmer ce que je viens de dire. Dans son silencieux asile suisse, l’artiste solitaire, abandonné de tous, avait pu porter son regard vers les Alpes et chercher quelque consolation dans la contemplation d’une nature grandiose ; à Paris, il avait pu se sentir dédommage de bien des injustices par l’affectueuse admiration d’hommes éminents entre tous ; plus tard, à Munich, la fidèle amitié du roi Louis et l’attachement de Schnorr devaient lui tenir lieu de tout ; mais, à Vienne, dans cette « capitale de la vraie frivolité », comme lui-même la baptisa plus tard ?… À Vienne, il n’y avait rien, rien, ni consolation, ni noble diversion, pas un seul « asile » qui s’ouvrît au cœur martyrisé d’un maître poussé aux dernières limites du désespoir, rien, dis-je… que la frivolité même.

Quoi qu’il en soit, au surplus, l’énergie créatrice ne sommeillait point dans son âme d’artiste ; et, pour pouvoir travailler à l’œuvre commencée, à son noble drame des Maîtres Chanteurs, il lui fallait une autre atmosphère : il s’enfuit loin de Vienne.

Dans la multitude de ces Viennois qui, au premier jour, avaient si frénétiquement applaudi Lohengrin, je ne vois se détacher nettement qu’une seule figure vraiment sympathique, celle du Dr Standthartner, plus tard médecin en chef de l’Hôpital général de Vienne. Rien n’est plus beau, dans la vie de Wagner, que ces amitiés, qui l’une après l’autre surgissent au magique contact de son art et de sa personnalité, pour le suivre, inébranlables et fidèles, jusqu’à la mort. Peter Cornelius aussi, alors à Vienne, et Tausig se sont montrés des amis dévoués pendant ces tristes années.

Wagner avait encore à subir une lourde épreuve, avant de pouvoir fuir le monde des grandes villes pour se retirer dans le monde glorieux de son imagination, afin d’y créer pour l’humanité ces chefs-d’œuvre : Les Maîtres Chanteurs, Siegfried, le Crépuscule des Dieux. Car bien que les dix-neuf mois passés à Munich, de mai 1864 en décembre 1865, offrent le contraste le plus complet avec le séjour à Vienne, ils n’en restent pas moins une époque tragique. Sans doute, il était désormais à l’abri du besoin matériel, mais, pour un esprit comme le sien, sa soif artistique n’en pouvait devenir que plus dévorante ; c’est à donner, non à recevoir, qu’il prenait plaisir. Il l’avait déjà dit : « Le monde « devait lui fournir le peu de luxe dont il avait besoin » ; du moment où on lui ôtait le souci du pain quotidien, qu’on y ajoutait même ce « peu de luxe » qu’il lui fallait, il ne connaissait plus qu’un seul besoin, le plus impérieux de tous : donner au monde ce qu’il croyait lui devoir, tout son pouvoir d’artiste, tout ce que son âme créatrice voyait déjà clairement, et que lui, mais lui seul, pouvait évoquer et traduire, pour peu qu’on lui laissât les coudées franches. Déjà à l’occasion des représentations de Zurich, dans les conditions les plus humbles et les plus insuffisantes, Wagner avait conçu une haute opinion de sa destinée, qui l’appelait « à rendre possible l’impossible » ; mais maintenant, tous les moyens de la réaliser devaient être mis à sa disposition. Le but était aussi simple que grandiose : d’une part, une réforme complète du théâtre d’opéra moderne, tant au point de vue de la mise en scène qu’à celui du but à poursuivre ; de l’autre, la révélation d’une forme d’art nouvelle, inconnue jusque là, le drame wagnérien. Grâce à l’instinct singulièrement pratique que ses ennemis eux-mêmes étaient forcés de lui reconnaître, grâce à son expérience scénique de près de cinquante ans, Wagner pouvait clairement se rendre compte des voies nécessaires pour atteindre son but : des exécutions impeccables, réalisées par les moyens alors disponibles, devaient d’abord montrer ce que peut obtenir un sérieux sentiment artistique, joint à la maîtrise professionnelle dans l’application pratique, car il s’agissait d’éduquer le public, de lui faire comme toucher du doigt la différence qu’il y a entre l’art vrai et l’art faux. Et puis, il s’agissait d’ouvrir, à Munich, une école allemande de musique, d’après des principes tout nouveaux, une école destinée à préparer aux tâches nouvelles les artistes allemands, les chanteurs comme les instrumentistes, en leur donnant une éducation technique plus large et plus solide, et une culture intellectuelle plus riche et par là plus féconde ; il s’agissait enfin d’ériger un Festspielhaus, une scène, où non-seulement on éviterait les vices manifestes de nos théâtres modernes, qui semblent n’être conçus ni pour voir, ni pour entendre, mais où encore, et en général, on chercherait à donner, au problème du théâtre en lui-même une solution qui répondît à ces conditions nouvelles. Avec une indomptable énergie, Wagner se mit à l’œuvre. Ici, comme toujours, les journaux partirent en guerre contre le maître, faisant assaut de violence et de vulgarité, se répandant en haineuses moqueries sur « l’effréné sybaritisme de ses exigences personnelles ». La Gazette d’Augsbourg affirmait « qu’un grand seigneur oriental s’accommoderait fort bien d’un train de maison comme celui de Wagner. » En tout cas, le spectacle de son activité d’alors eût bien étonné ledit grand seigneur ! Ce que Wagner a fait dans ce court laps de temps est tout simplement fabuleux. Des plans si vastes dont nous venons de parler, une partie était déjà exécutée, et tout le reste en voie d’exécution, lorsque Wagner dut battre en retraite devant la meute de ses ennemis, et, conformément au désir exprimé par le roi, quitter subitement Munich après ces quelques mois de séjour. Après d’admirables et suggestifs essais tentés avec le Vaisseau Fantôme et Tannhäuser, avait eu lieu, le 10 juin 1865, la représentation à jamais mémorable de Tristan et Iseult, le premier des Festspiele ; le 31 mars 1865, Wagner avait présenté au roi son rapport circonstancié sur la création, à Munich, d’une école de musique[7], et la commission, à laquelle l’exécution de ce projet était confiée, avait commencé ses travaux en avril. Gottfried Semper, un des rares architectes de génie que le siècle ait produits, et l’un des plus anciens amis de Wagner, était aussi arrivé à Munich. Le roi l’avait chargé de la construction d’un Festspielhaus monumental, et, pour ne pas perdre de temps, on avait décidé l’aménagement provisoire d’un autre bâtiment. Il importe, d’ailleurs, d’observer que les travaux que nous venons d’énumérer sont loin de représenter toute a fiévreuse activité que Wagner déploya pendant ces dix-neuf mois : en 1864, parut l’un de ses écrits les plus importants, L’État et la Religion, dont Nietzsche a dit si justement qu’il fait naître chez le lecteur « ce même sentiment de contemplation intime et recueillie, qu’il sied d’éprouver en ouvrant un reliquaire » ; bientôt après, fruit de ces heures de recueillement que Wagner sut toujours se réserver, en dépit et au milieu des agitations extérieures, il termina le premier projet complet du drame de Parsifal, tandis que la partition des Maîtres Chanteurs avançait à grands pas. Voilà ce que Wagner a fait, voilà ce qu’il aurait pu citer en réponse à ceux qui demandaient s’il avait justifié la confiance de son royal ami, et mérité celle du peuple bavarois.

Si, d’autre part, détournant nos regards de l’activité artistique du maître, nous nous demandons quel fut, à Munich, le résultat de son travail, pour le monde, avec le monde et dans le monde, il nous faut bien avouer que ce résultat fut absolument nul. Ce qu’avaient été, en petit, les années de Dresde, les mois de Munich le furent à leur tour sur une plus grande échelle : les divers éléments de la société, comme ceux qui leur donnent le mot d’ordre, ne comprirent rien, entravèrent tout ; la noblesse et la bourgeoisie, la cour et la ville, la presse et la plèbe, tous, dans une houle faite de toutes les médiocrités, n’eurent qu’un cri : « Lapidez-le ! » Le monarque lui-même dut céder devant l’unanimité des huées. La construction du Festspielhaus fut indéfiniment ajournée, l’école de musique, telle que Wagner la voulait, n’arriva point à s’organiser, et la représentation de Tristan, comme d’ailleurs, en 1808, celle des Maîtres Chanteurs, entreprise dans des conditions à peu près semblables, demeura un événement isolé dans les annales de l’opéra, sorte de monstrum per excessum, mort-né, et sans influence sur la vie théâtrale en Allemagne. C’est pourquoi cette époque de la vie de Wagner est une des plus amères ; à Munich, ses espérances les plus chères, les plus hautes, les plus justifiées en apparence, furent déçues ; là, se joua le troisième et dernier acte de la tragédie qu’on pourrait appeler : « Paris, Vienne, Munich. »

Et pourtant, de cette néfaste époque, le maître banni emportait avec lui des résultats bienfaisants. Il avait voulu servir le monde de tout son être, et le monde avait refusé ses services ; mais il avait reçu le salaire des âmes désintéressées : ce qu’il voulait créer pour le bonheur et pour la gloire des autres, allait tourner à sa gloire et à son bonheur propres. Les cabales de la haine n’avaient fait que donner à l’amitié royale une trempe nouvelle et plus forte ; sous la protection de cet auguste ami, le maître proscrit devait passer loin du monde, dans une retraite absolue, les années les plus heureuses et les plus paisibles de sa vie ; et puisque les Munichois[8] ne voulaient rien entendre de son « Théâtre populaire idéal, » il allait ériger le Festspielhaus à Bayreuth, pour sa gloire immortelle. Mais indépendamment de ces fruits précieux, que l’avenir devait mûrir, Wagner avait sauvé, des ruines de pes années honteuses pour l’Allemagne, deux trésors bien précieux, eux aussi : la faveur de Louis II, et le souvenir, si plein d’encourageante certitude, de la représentation de Tristan.

Ce qui donne toute sa signification au rôle joué par Louis II, c’est que, chez lui, il ne s’agit point de protection des artistes au sens ordinaire des devoirs inhérents à la royauté ; point non plus d’un goût passionné, exclusif, pour la musique, comme on s’est souvent plu à le répéter. On peut dire, bien plutôt, que la nature intellectuelle du roi l’apparentait aux grands artistes. La première et forte impression que lui laissa la musique de Wagner le conduisit à étudier à fond ses écrits ; bien loin d’y trouver ce prétendu socialisme, ces tendances niveleuses qu’y voyait un comte de Beust, Louis II, lui, n’y découvrit qu’un idéal vraiment royal. Sans avoir encore jamais vu Wagner, il conçut une profonde, une ardente sympathie, une sympathie inébranlable, — l’avenir se chargea de le démontrer, — pour le poète de Lohengrin, comme pour le penseur de la Communication à mes amis. Ce n’est pas par suite d’un engouement irréfléchi pour lui, c’est parce qu’il avait reconnu sa haute signification que le roi Louis appela Wagner à Munich. Peut-être, d’ailleurs, ce prince fut-il le premier à se rendre nettement compte de ce qu’était Wagner et de ce qu’il voulait. « Ue moi il connaît et sait tout, et me comprend comme mon âme elle-même… Il est parfaitement instruit de ce que je suis et de ce qu’il me faut ; je n’ai pas eu à perdre une seule parole au sujet de ma position », écrit le maître en mai 1864.

Quant à Liszt, le seul à cette époque auquel on pourrait peut-être penser au même point de vue, il s’en faut de beaucoup qu’il pût se faire, du véritable but de Wagner, une idée aussi claire et aussi sympathiquement comprôhensive. Liszt était lui-même un si grand artiste qu’une seule œuvre de Wagner suffit à lui révéler la haute signification artistique de ce dernier ; mais comme, nulle part, nous ne voyons Liszt entrer en discussion sur la doctrine de son grand ami en matière d’art, sur ses vues relatives à la situation faite à cet art dans la société moderne, sur ses idées d’une régénération possible, etc., on est fondé à en conclure qu’il n’avait pour elles que peu ou point de sympathie. Le maître lui-même l’affirme : « Liszt ne me comprend pas en ce qui concerne ma pensée, et ma manière d’agir lui est évidemment contraire ». L’affection et la fidélité de Liszt n’en méritent que plus d’éloges ; mais s’il fallait réserver le titre d’amis à ceux-là seuls qui comprennent un homme « comme son âme elle-même », le roi Louis aurait été le premier, et presque le seul ami de Wagner. Ce dernier l’a bien dit dans un discours prononcé en 1872 : « Ce que ce roi est pour moi dépasse de beaucoup mon existence ; ce qu’il a cherché et voulu en moi et avec moi représente un avenir plein de glorieuses promesses, un avenir qui embrasse bien autre chose que ce qu’on entend ordinairement par vie sociale et politique. Une haute culture intellectuelle, une orientation vers les plus nobles destinées dont une nation soit capable, voilà ce qu’expriment et représentent les rapports entre lui et moi. »

Quant à la représentation de Tristan et Iseult, le 10 juin 1865, représentation « plus merveilleuse », dit Wagner, « que quoi que ce soit qui l’eût précédée », je ne saurais, ici, en parler longuement. Ce lui fut la première occasion d’expérience pratique, la première épreuve de ce qu’il avait toujours affirmé : la valeur intrinsèque d’une exécution parfaite, et l’effet extraordinaire et bienfaisant que devait produire une véritable solennité artistique, sortant de la périodicité routinière du répertoire ; puis, qu’on s’en souvienne, c’était la première représentation d’une des œuvres de sa maturité, de cette seconde phase de sa vie où, en « pleine conscience », il créa une nouvelle forme dramatique, celle qui a gardé son nom, le drame lyrique wagnérien.

On lit, dans les invitations lancées par le maître à l’occasion de ces représentations :

« Ces représentations doivent être considérées comme des fêtes artistiques, auxquelles j’ose convier, de près et de loin, tous les amis de mon art ; par là, elles se distinguent du caractère ordinaire des représentations théâtrales, comme du rapport usuel entre le théâtre et le public… il ne s’agit plus de plaire ou de ne pas plaire, plus de cette étrange loterie qui caractérise le théâtre moderne, mais seulement de savoir si le but artistique que je me suis proposé dans ces œuvres est susceptible d’être atteint, comment il peut l’être, et si vraiment il vaut la peine d’être poursuivi ? Il importe, à l’endroit de cette dernière question, d’insister sur un point : c’est qu’elle n’a rien de commun avec la question du produit financier de l’œuvre (car c’est là, pour le théâtre d’aujourd’hui, ce qu’on entend par plaire ou ne pas plaire), mais qu’elle vise uniquement la possibilité d’exercer, par des représentations impeccables, une action spéciale et bienfaisante sur l’âme humaine cultivée ; car il ne s’agit ici que de la solution de purs problèmes d’art… »

Cette représentation fut donc une épreuve décisive. Qu’importe si le grand public n’en comprenait pas toute la signification ? Ici, le vrai public, c’était le maître lui-même. Le 11 mai 1865, jour de la répétition générale, marque une date mémorable dans la vie de Wagner. Dès le début, la direction de l’orchestre avait été confiée à Hans de Bùlow ; ce jour-là, le maître, qui jusque-là avait dirigé les nombreuses répétitions dans leur moindre détail, quitta la scène pour se retirer dans le fond d’une loge. Là, il recueillit, silencieux et ravi, le fruit de toutes les misères de sa vie à Munich, de ses longues tristesses où la mort lui était plus d’une fois apparue comme la seule délivrance possible. Mais, pour un caractère comme le sien, ce ne pouvait être un simple aboutissement, c’était une invitation à s’élancer vers des conquêtes nouvelles. Maintenant enfin, il le scnlail, il pouvait songer à fonder les solennités artistiques qu’il avait si longtemps rêvées, les Festspiele.

Pendant ces années de courses errantes, de 1859 à 1865, l’activité artistique de Wagner se maintint infatigable ; j’ai déjà mentionné les œuvres auxquelles il travailla, mais, détail très caractéristique, il n’acheva rien pendant cette période orageuse.

Le 10 décembre 1805, Wagner quitta Munich et se rendit en Suisse ; quelques semaines plus tard, il loua une maison isolée, bâtie sur une langue de terre qui échancre le lac des Quatre-Cantons, Triebschen. Dès lors, il n’a plus qu’une seule fois, en été 1868, fait représenter une œuvre de lui (Les Maîtres Chanteurs), à Munich même. Cette occasion exceptée, il a évité, dans la mesure du possible, la capitale bavaroise ; les représentations de Rheingold et de La Valkyrie, peu après, ont été données sans sa participation.


3. — 1866-1872.


Le bonheur n’a pas d’histoire. On peut dire que les six années que Wagner passa à Triebschen, du printemps de 1866 au printemps de 1872, furent, peut-être, les plus heureuses de sa vie, mais que ce furent aussi celles dont, en un certain sens, il y a le moins à parler.

Comme Wagner l’avait dit de Weber, on sent ici le besoin de « soustraire le grand homme aux regards de l’admiration, pour le remettre aux mains de l’amour ». Si l’on veut jeter un coup d’œil dans le cœur du maître à cette époque, qu’on écoute son « idylle de Siegfried (Siegfried-Idyll) ». Cette musique est la page la plus significative de l’autobiographie de Wagner. Qu’on se rappelle aussi les trente années précédentes de sa vie : en 1836, il était à Magdebourg, et au printemps eut lieu cette néfaste représentation de la Défense d’aimer ; puis vint Kœnigsberg et cette union trop légèrement conclue, source de tant d’amertume et de misère ; puis Riga et sa lourde et bourgeoise atmosphère, Paris et ses détresses matérielles, Dresde et l’anéantissement successif et total de ses espérances, la Suisse et le long exil dans une retraite silencieuse et sans écho, enfin la lutte désespérée et sans issue pour le bien contre le mal, à Paris, à Vienne, à Munich. Et maintenant c’était la paix et le repos : aux côtés du maître, une compagne, digne et capable de le consoler de toutes les injustices du sort, puissant appui pour la tâche à laquelle sa vie d’artiste était prédestinée ; et, dans les bras de cette femme, un fils ! « un fils merveilleusement beau et vigoureux, que j’ai pu hardiment nommer Siegfried : il croît avec mon œuvre, et me rend une nouvelle, une longue vie, qui a enfin trouvé sa signification[9] ».

Je viens de faire allusion à l’événement le plus important de cette époque de la vie de Wagner : son second mariage. Sa première femme, Wilhelmine Planer, était morte le 27 janvier 1866. Depuis plusieurs années déjà, elle s’était retirée à Dresde, sa ville natale. La dangereuse aggravation d’un désordre cardiaque, qui datait de loin, l’avait rendue incapable de continuer à partager la vie agitée de son mari. L’année du Tannhäuser, à Paris, en particulier, avait épuisé les dernières forces de la pauvre femme. Et maintenant, au moment précis où pouvaient commencer des années de repos, des années de bonheur, qui semblaient bien dues, certes, à celle que le sort avait si durement éprouvée, la mort l’en avait frustrée. Mme Wilhelmine Wagner était une bonne femme, fidèle et courageuse, tous ceux qui l’ont connue le reconnaissent ; elle avait, comme disent les paysans, « autant d’esprit qu’il en faut pour vivre ». Mais elle appartenait à la classe innombrable des êtres « à deux dimensions » : d’une morale impeccable, d’un sens droit, elle ne possédait de profondeur ni dans le cœur, ni dans la tête. Il n’était certainement pas facile de trouver une femme qui eût la capacité intellectuelle nécessaire pour comprendre le but que Wagner s’était proposé ; mais cette foi passionnée, inébranlable, que la femme voue avec tant de prodigalité, souvent avec si peu de discernement, à celui qu’elle aime, à cette foi-là Wagner y avait, à coup sûr, tous les droits. Il avait, en effet, souvent rencontré dans sa vie des femmes faites pour la lui donner : « Mon art », écrit-il à Uhlig, « n’a pas à se plaindre des cœurs de femme, et cela vient de ce que, en dépit de la vulgarité universelle, il est difficile aux femmes de laisser leurs âmes s’ossifier au point où sont parvenus les hommes de notre monde bourgeois. Les femmes, vois-tu ? sont la musique de la vie : elles savent accepter et s’assimiler tout plus franchement et avec moins de réserves, pour l’embellir encore par leur sympathie. » Malheureusement, sa propre femme était une exception ; elle ne connaissait pas cet instinct génial du cœur qui est un des plus beaux ornements de son sexe. Lanam fecit, pourrait-on dire d’elle avec l’épitaphe antique ; mais cette ménagère sans reproche n’embellit pas la voie douloureuse, que gravissait son époux, par cette sympathie où le développement de l’âme peut suppléer à l’intelligence ; bien au contraire, loin de s’associer à ses aspirations, elle fut toujours la première à les contrecarrer. Dans les rapports si tendus de Wagner avec le monde, elle fut comme l’alliée domestique de ce dernier, l’ennemi inconscient dans le camp même du maître. « Ce n’est pas la réconciliation que j’offre à la bassesse publique », s’écrie-t-il, « c’est une guerre sans merci que je lui voue ». Elle, au contraire, demandait la réconciliation : elle eût voulu le voir céder sur tous les points, parce qu’elle ne se rendait compte ni de son génie, ni de l’élévation de son caractère. Si, ce qui n’est pas contestable, elle avait pour Wagner l’attachement le plus complet et le plus fidèle, elle ne croyait pas en lui, et cela dit tout. L’amour plein de bonté et de patience que le maître lui garda pendant trente années est un des plus nobles traits de sa vie. Même au plus fort de sa misère, à Zurich, il continua toujours à assister les parents de sa femme, et jamais il ne voulut entendre un seul mot de blâme contre « sa Minna ». J’ai déjà fait ressortir combien la conduite de celle-ci avait été méritoire pendant le premier séjour à Paris. Il n’en est pas moins clair que ce mariage, auquel il s’était obstiné avec tant de « légèreté », comme lui-même le dit, non seulement rendit son existence bien difficile matériellement, mais qu’il devait être, pour lui, la source d’un martyre de tous les jours, de toutes les heures. Il est bien rare qu’une allusion à cette souffrance intime lui monte aux lèvres, mais, quand c’est le cas, on voit s’entr’ouvrir un abîme de douleur. Ainsi, par exemple, quand, en 1852, il écrit à Liszt qu’il faut absolument lui procurer l’autorisation de venir à Weimar : « J’y trouverais de quoi m’encourager, quelque aliment à ma vie artistique : peut-être y serais-je salué de quelque parole d’amour… mais ici ? Ici, c’est ma ruine morale et intellectuelle à courte échéance… » ; et il écrit encore à Uhlig, qu’il donnerait « tout son art pour une femme qui l’aimât vraiment sans réserve ».

Une autre fois, cependant, Wagner avait écrit à Liszt : « Ah ! cher, bien cher Franz ! Donne-moi un cœur, un esprit, une âme de femme, où je puisse me plonger tout entier, qui vraiment me comprenne ! Combien peu, alors, j’aurai besoin du monde ! ». Et ce cœur, cet esprit, cette âme, il les possédait maintenant, dans ce bonheur de Triebschen, ce bonheur qu’il avait attendu si longtemps ; et, chose étrange, ce fut bien Liszt qui les lui avait donnés ! Cosima Liszt, la fille de cet ami dans le cœur duquel, il y avait vingt ans de cela, son art avait’trouvé sa première patrie, devint la compagne de Wagner. Trois êtres, et trois seulement, ont joué dans la vie de ce dernier un rôle tellement décisif que, sans eux, elle eût revêtu une forme différente : Franz Liszt, le roi Louis, et Mme Cosima Wagner ; tous les autres, même les plus grands, n’ont eu qu’une importance secondaire, — secondaire, veux-je dire, au point de vue de la grandeur du but poursuivi par Wagner, et de la signification, pour l’art allemand, des résultats obtenus par lui, signification dont on ne peut encore qu’entrevoir les possibilités infinies. Le plus grand des talents ne fait que remplir une place que tout autre eût pu remplir avec plus ou moins de bonheur ; mais ces trois noms sont comme les piliers sur lesquels repose toute l’œuvre du maître. On peut l’affirmer surtout de Mme Wagner, car à elle il était réservé de sauver cette œuvre, de la continuer, pourrait-on dire, même après la mort de Wagner. On peut se demander si, sans elle, les Festspiele auraient jamais eu lieu ; en tout cas, sans elle, ils eussent cessé après 1883, et alors l’écho de « Bayreuth » se fût tu bientôt sans laisser derrière lui beaucoup plus de fruits que Tristan et Iseult n’en avait laissés à Munich ; car il faut du temps, certes, pour qu’un exploit artistique de cette importance puises commencer à s’enraciner dans l’âme de peuples entiers et à exercer son action sur elle. Or Mme Wagner et elle seule, pouvait continuer l’œuvre de Bayreuth.

Pendant ces calmes années de Triebschen, Wagner continua à déployer encore, comme précédemment, une activité créatrice presque incroyable. Un témoin affirme que le maître travaillait généralement de huit heures du matin à cinq heures du soir, sans aucune interruption. Ce fut là qu’il composa la plus grande partie des Maîtres-Chanteurs et qu’il les acheva, là encore qu’il acheva Siegfried et qu’il composa presque entièrement le Crépuscule des Dieux, cette œuvre puissante entre toutes. Cependant il ne se montrait pas moins fécond comme écrivain ; sans parler d’autres écrits de moins grande envergure, il y rédigea trois de ses ouvrages les plus importants : De la direction (musicale), Du but de l’Opéra, et surtout Beethoven. Ce dernier ouvrage est le plus profond, au point de vue métaphysique, qui soit sorti de sa plume : ce n’est point par voie d’abstraction, mais bien en suivant pas à pas la production artistique de Beethoven que Wagner y creuse les problèmes de la métaphysique musicale, et, en le faisant, il éclaire d’un jour tout nouveau la nature intime de ce puissant artiste, le moins facile à comprendre de tous. Il prépara, à Triebschen, une seconde édition de Opéra et Drame. Il compléta aussi une seconde édition de son Judaïsme dans la Musique, au moyen d’une introduction étendue, sous forme de lettre à sa noble amie Mme Marie de Muchanoff, à laquelle cette édition est aussi dédiée. Enfin ce fut à Triebschen qu’il commença la publication de la collection complète de ses Écrits et Poèmes (Gesammelte Schriften und Dichtungen)[10].

La guerre franco-allemande mit fin au tranquille bonheur de Triebschen, à « l’idylle de Siegfried. » Wagner avait attendu et espéré la renaissance de l’Allemagne : « Seule l’Allemagne, telle que nous l’aimons et la voulons, peut m’aider à réaliser mon idéal », avait-il dit longtemps auparavant. La guerre victorieuse lui apparut comme le baptême de feu de cette renaissance qu’appelaient tous ses vœux ; elle lui promettait cette Allemagne qu’il voulait et aimait.

Dès lors, un devoir sacré l’attendait : il fallait donner au peuple allemand ressuscité la somme et le fruit de sa vie entière. Déjà en novembre 1870, bien avant la fin de la guerre, il écrit : « J’ai encore, vis-à-vis du monde extérieur, une tâche à remplir, l’exécution de mon œuvre des Nibelungen, telle que je l’ai conçue. » Et il ne s’agissait pas seulement là de l’Anneau, mais bien de la création d’une scène allemande idéale, dégagée de toute préoccupation mercenaire, et aussi de ce style dramatique purement et pleinement allemand, que les grands poètes de l’Allemagne avaient, depuis longtemps, cherché et espéré contre toute espérance. Le moment était venu où l’œuvre désirée pouvait et devait aboutir ; en l’entreprenant, Wagner ne posait pas le couronnement de son art à lui seulement, mais bien aussi celui de ce développement unique, qu’on peut suivre, dans l’art allemand, à plus d’un siècle en arrière, à travers les œuvres des poètes et des musiciens. « Je n’ai plus qu’à dévoiler cet édifice que l’esprit allemand a préparé dans un long silence, et à le dépouiller de son déguisement, dont les derniers lambeaux vont bientôt, comme les bribes d’un voile en guenilles, se dissiper et disparaître dans une atmosphère artistique purifiée. » Et c’est pourquoi il ajoute, dans la lettre citée plus haut : « Maintenant, il faut me préparer à vivre jusqu’à un âge avancé, car ce sera pour le plus grand bien de beaucoup d’autres. »

Comme pour toutes les entreprises de Wagner, tout marcha avec une rapidité prodigieuse. Même avant que Bayreuth eût été définitivement choisi comme le lieu futur des Festspiele, le plan du Festspielhaus était arrêté, à Triebschen, jusque dans ses moindres détails, ainsi que le projet de machinerie scénique ; en janvier 1872, les dernières difficultés relatives à l’emplacement de la future construction, à Bayreuth, étaient surmontées ; à la fin d’avril, Wagner se transportait définitivement à Bayreuth, et, le 22 mai, on posait la première pierre du Festspielhaus.


4. — 1872-1883.


Dès lors, c’est à Bayreuth que Wagner a sa demeure et son foyer. Là, après quarante ans de luttes presque ininterrompues, son art avait trouvé son lieu et le centre fixe d’où ses bienfaits, en dépit de toutes les résistances, allaient rayonner sur toute l’Allemagne et bien au delà de ses frontières. À l’ombre de son Festspielhaus, en ce coin d’Allemagne, où « sa fantaisie pouvait enfin se reposer », le maître se bâtit sa maison, « Wahnfried[11] ». C’est là qu’est son tombeau.

À résumer ces dernières années, quelques dates suffisent ; ce qu’elles racontent est, d’ailleurs, si lamentable, qu’il est presque superflu, d’y ajouter une narration suivie. En mai 1872, au cinquante-neuvième anniversaire de Wagner, la première pierre du Festspielhaus fut posée ; des sociétés wagnériennes (Wagnervereine) s’étaient partout formées, et un « patronat » devait procurer les moyens financiers nécessaires à l’exécution du plan ; les premiers Festspiele devaient avoir lieu en 1874, mais les contributions furent si lentes à rentrer, que la construction ne put avancer que fort lentement, et aurait même été interrompue sans une haute intervention ; enfin, en 1876, on put donner les premiers Festspiele ; l’œuvre maîtresse de Wagner, l’Anneau du Nibelung, « conçu dans la confiance en l’esprit allemand et terminé à la gloire de son auguste bienfaiteur, le roi Louis II de Bavière », comme le dit la dédicace, fut représenté trois fois. Cependant, l’intérêt pour ces solennités était resté confiné dans un cercle si restreint, et la presse avait tant fait pour tenir à l’écart les amis de l’art encore hésitants, que le déficit fut énorme ; et comme le prétendu « patronat » s’était dispersé à tous les vents, la charge en resta tout entière sur les épaules de Wagner. « L’auguste bienfaiteur » sauva, encore cette fois, son ami de la ruine. En l’an 1877 se fonda un deuxième patronat ; celui-ci devait, avant tout, s’occuper de la fondation d’une école de Bayreuth, et en connexion avec cette école, de la répétition périodique des Festspiele ; puisque le théâtre était bâti, les conditions matérielles ne semblaient pas difficiles à "réunir. Cet essai fut encore plus malheureux que le premier ; les élèves furent retenus et intimidés par la presse et par l’attitude des cercles musicaux officiels, et l’argent n’arriva qu’en quantité trop minime pour qu’on pût aboutir à quoi que ce fût. Les précieuses années s’écoulaient l’une après l’autre ; dans sa solitude de Bayreuth, le maître attendait, attendait toujours ; l’Allemagne n’avait que faire du plus grand de ses fils… Ce fut seulement lorsque la nouvelle œuvre de Wagner, Parsifal, annoncée pour un très prochain avenir, amena un regain de curiosité, que l’intérêt se réveilla quelque peu. À l’aide d’un petit capital, amassé péniblement pendant six longues années, capital dû cette fois encore, pour la plus grande partie, à la libéralité de quelques-uns, parmi lesquels, en première ligne, le généreux Hans de Bülow, le maître put enfin, en 1882, mettre à la scène et faire exécuter son Parsifal. Bien que peu brillant au point de vue financier, le résultat de ce deuxième Festspiel n’absorba pas complètement ce capital, et avec le reliquat on organisa une caisse, qui constitue, aujourd’hui encore, le fonds affecté aux représentations solennelles de Bayreuth. Comme aussi un revirement d’opinion commençait, lentement mais distinctement, à se faire dans les cercles amis des arts, on put annoncer la reprise des Festspiele pour l’année suivante, cette fois sans patronat ; le maître en avait demandé la dissolution. Hélas ! il ne devait pas assister à cette troisième solennité. Bien que son esprit parût avoir encore toute la vigueur de jadis, et que, physiquement, il semblât être resté aussi fort et aussi agile qu’un jeune homme, les privations et les luttes d’une existence entière n’en avaient pas moins miné sa santé ; la douleur profonde qu’il avait ressentie en voyant incompris ce « Bayreuth » qui lui avait coûté tant d’efforts, contribua à hâter le terme de sa vie. Dès 1879, il se vit obligé à passer les hivers en Italie ; là, à Venise, une apoplexie du cœur l’emporta le 13 février 1883. Sa fin fut digne de sa vie : la mort le surprit en plein travail.

C’est après mûre considération que j’ai renvoyé au dernier chapitre une discussion plus approfondie de l’idée des Festspiele : ici, elle serait prématurée. L’expérience, en effet, a montré que qui ne connaît point les idées de Wagner et ce qui constitue et distingue son activité artistique, est incapable de comprendre l’intention fondamentale qui présida à la création de ces fêtes de l’art. Pour celui-ci, le Festspielhaus reste « un théâtre wagnérien, » tout au plus « un théâtre modèle «. Pour comprendre Bayreuth, il faut comprendre la philosophie de Wagner, ses vues sur le monde. Cette seule remarque fait toucher du doigt ce qu’ont eu de tragique les dernières années de sa vie. Il avait cru n’avoir « qu’à dévoiler l’édifice que l’esprit allemand avait préparé » ; mais, rentré chez lui, l’Allemand victorieux pensait à tout autre chose qu’à l’art, et Wagner, tout particulièrement, lui était une figure étrangère. Il ne connaissait de lui et de ses œuvres que des exécutions mauvaises, mutilées, adaptées tant bien que mal aux conditions de l’opéra[12], et par les comptes-rendus d’une presse totalement ignorante de ce dont il s’agissait, et guidée uniquement par sa haine sans bornes pour Wagner. Ses écrits, l’Allemand ne les connaissait guère, et sans l’impression vivante de son art (j’entends l’impression vraie, non l’impression faussée), ils devaient, d’ailleurs, rester lettre close pour la grande masse de leurs lecteurs, en eussent-ils eu des milliers. Cette ignorance est la seule explication, comme la seule excuse, qu’on puisse donner de la honteuse et longue indifférence pour le Bayreuth de ce poète qui, après avoir salué en 1870 « l’aube divine », était forcé de reconnaître, au jour de Noël de 1879, que « tout espoir lui était devenu impossible ».

Le monde, d’habitude, prétend faire, des dernières années de Wagner, un exemple inouï de succès, de gloire et de bonheur. Extérieurement, le monde n’a pas tout à fait tort, ni même dans un sens plus profond, puisque Wagner n’a certainement pas vécu ni souffert en vain : mais on ne saurait vouloir l’affirmer de Wagner en tant qu’homme sans faire preuve d’une ignorance absolue de ce qu’il était réellement. Jamais homme n’a vécu, qui fît moins de cas de ce que nous entendons par ces mots de gloire et de succès. À plusieurs reprises, il s’écrie, irrité : « Le diable emporte leur gloire et leurs honneurs je ne veux ni ne désire être célèbre ! » Il gronde ses amis, qui lui annoncent de nouveaux «succès » : « Je ne m’inquiète pas de soi-disants succès ! » Je sais bien que ce mépris de la gloire, du succès, des honneurs, apparaît à plusieurs comme la quintessence d’un insupportable orgueil ; en tout cas, c’est un trait saillant du caractère de Wagner. Patriote exalté, plein d’un enthousiasme sans bornes pour son art, doué d’une force créatrice qui ne fut, dans tous les temps, l’apanage que des plus grands, se sentant né pour conduire les hommes et prédestiné à la victoire, Wagner était cependant aussi dépourvu d’orgueil que pas un grand homme. Pour lui-même, personnellement, il ne demandait qu’une chose : se savoir aimé. Lorsque, à l’occasion de son soixantième anniversaire on lui fit force ovations, qu’on termina par une représentation théâtrale « au bénéfice des musiciens besoigneux », Wagner déclara qu’il était « le plus besoigneux des musiciens, puisqu’il avait le plus urgent besoin de véritable affection ». Et, pour lui, cette douleur de rester, en dépit de son prétendu succès et des honneurs dont on le comblait, incompris ou mal compris, de voir son idéal raillé, sa personne exposée, jusqu’à la fin, aux plus méchantes moqueries, cela fut incontestablement, pour un cœur si vaste, si tendre, si sensible, si altéré d’amour, une souffrance tellement cruelle qu’aucune sympathie n’en saurait toucher le fond. Ce n’était que sur ces sereines hauteurs de la pensée où le monde et ses misères disparaissent dans la distance, ou dans ces replis profonds du cœur, où l’amour de quelques-uns dédommage de l’ingratitude d’un peuple entier, que le vieillard pouvait trouver quelque consolation. Certes, il en avait autour de lui, de ces affections consolatrices : Franz Liszt, le roi Louis, sa noble compagne lui restèrent fidèles jusqu’à la fin. Son fils grandissait sous ses yeux et donnait les plus belles espérances. Parmi les contemporains du maître, le comte de Gobineau, diplomate français bien connu, artiste et savant, était à même, par la hauteur de son esprit, d’être pour Wagner un ami ; on pourrait même découvrir, dans les derniers écrits du maître, quelques traces de son influence et de ses sympatiques suggestions[13]. Parmi les plus jeunes, je ne veux mentionner ici que le poète et penseur Heinrich de Stein ; d’autres vivent et agissent encore au milieu de nous.

Il faut reconnaître aussi que, dans les nombreuses sociétés wagnériennes (Wagnervereine), germait et grandissait un enthousiasme qui, s’il avait sa source bien plus souvent dans un simple dilettantisme musical que dans l’affection pour le maître, n’en servait pas moins à rapprocher de lui et à intéresser à ses aspirations plus d’un homme de valeur. Mais Wagner puisait surtout la force de vivre dans sa « confiance en l’esprit allemand » ; c’est là que cette force se renouvelait toujours. Il avouait bien parfois qu’il avait perdu tout espoir ; mais c’était se tromper lui-même, car, comme l’apôtre Paul, il avait appris à espérer contre toute espérance. Cette « confiance en l’esprit allemand » se retrouve partout, de ses premières affirmations jusqu’aux dernières ; et cette confiance s’étendait bien plus loin encore : c’était, à vrai dire, une confiance en l’esprit de l’humanité. Déjà, en 1848, il réclamait « une nouvelle naissance de la société humaine » ; c’est pourquoi on l’avait un instant confondu avec les politiques révolutionnaires ; mais cette pensée s’était de plus en plus approfondie en lui, au fur et à mesure que s’enrichissait sa propre expérience, et qu’il se séparait davantage de tout parti politique. Enfin, il put résumer cette vision personnelle du monde, sous sa forme mûrie et pratique, dans l’ouvrage capital de ses dernières années, La Religion et l’Art (1880) ; il l’accompagna de petits traités spéciaux, qui serrent de plus près certaines questions particulières : Qu’est-ce qui est vraiment allemand ? Voulons-nous espérer ? Héroïsme et Christianisme, etc., etc. Et il formulait ainsi sa profession de foi : « Nous croyons à la possibilité d’une régénération, et nous nous vouons en toute façon à son accomplissement. »

J’aurai à revenir ailleurs sur cette doctrine de la régénération, et je n’en parle ici que pour faire ressortir, en l’accentuant, un trait important du caractère de Wagner : sa foi inébranlable. Sans elle, toute la carrière de Wagner serait incompréhensible : ce fut la foi qui conduisit le jeune homme inconnu, sans ressources, de Riga à Paris ; la foi encore qui lui fit entreprendre et achever, dans son exil solitaire, une œuvre gigantesque, dont il ne croyait pas qu’aucun de nos théâtres, en dehors de celui qu’il rêvait, ne la représenterait jamais ; la foi enfin qui l’amena à poser la première pierre du Festspielhaus de Bayreuth, sans qu’il y eût, pour lui, aucune probabilité d’obtenir les moyens suffisants à son achèvement… Mais une foi pareille n’est pas seulement une foi « en soi-même ». En effet, l’idée fondamentale de sa doctrine d’une régénération possible est celle-ci : que l’humanité est destinée à se développer en harmonie avec la nature ; et l’on peut dire que, dans sa propre foi, obstinée, sûre de la victoire, est impliqué ainsi le sentiment que lui-même, dans sa vie, dans ses luttes, dans les fruits de son génie, agissait en harmonie avec un ordre supérieur des choses, qu’il obéissait, en d’autres termes, à une Providence. De là ce singulier mélange d’une simplicité d’enfant avec sa souveraine assertion de lui-même. Wagner, dans la vie de tous les jours, était si inimitablement simple et confiant, qu’on était souvent tenté de voir en lui ce qu’on appelle un bonhomme ; mais, subitement sur sa face passait un éclair, ses traits semblaient comme transfigurés, son œil brillait : et personne ne pouvait alors se soustraire à l’impression d’une inspiration véritable ; cet homme apparaissait à tous comme se trouvant momentanément en contact avec un monde transcendant, inaccessible, mystérieux. La foi d’un tel homme, qu’il soit ou non croyant au sens ordinaire du terme, doit être profondément religieuse ; cela ne se peut autrement, car il est lui-même le témoignage le plus éclatant de la présence du divin en nous. Pour nous, les œuvres d’un Shakespeare, d’un Beethoven, d’un Wagner, sont vraiment des miracles ; Wagner lui-même affirme qu’il se trouve, en face de son œuvre une fois terminée, comme en face « d’une énigme ». On comprend, d’ailleurs, que ce côté de sa nature se soit accusé avec plus de relief chez le vieillard vivant à l’écart du monde, que chez l’homme engagé dans le combat tumultueux de la vie. Vers le soir de nos jours, il se fait comme une éclaircie révélatrice, l’horizon se dégageant enfin des fumées de la bataille. Mais on ne saurait que sourire de l’opinion qui voudrait que l’âge seul eût rendu Wagner « religieux » ; car, dans son époque dite « révolutionnaire », en se tournant, comme il le fit alors, contre une église abâtardie, il montrait déjà combien les choses de la religion le préoccupaient ; un Luther, un Savonarole n’avaient pas agi autrement.

En revanche, il faut le remarquer, cette double vie, cette faculté de communication directe, immédiate, avec un autre monde, donnent à l’activité créatrice du génie son cachet particulier, en la rendant presque, su même tout-à-fait, indépendante des circonstances extérieures. C’est au milieu des angoisses de Paris et des dégoûts de Vienne que naissent le poème des Maîtres Chanteurs et la musique des scènes les plus gaies du premier acte, c’est en pleine idylle, dans la paix de Triebschen, que surgit le Crépuscule des Dieux ! Et voilà pourquoi je ne saurais nullement découvrir de relation logique nécessaire entre le Parsifal, l’œuvre dernière du maître, et les impressions ou les expériences de ses dernières années. C’est pendant les tranquilles années passées à Zurich que la figure du « Miséricordieux » lui était apparue ; à Munich, à l’époque des intrigues et des cabales, à celle où ses détracteurs prétendent que le maître s’efforçait de s’arroger la direction des affaires bavaroises, Wagner écrivit le plan définitif du drame, plan qui était, en lui-même, un poème presque achevé, et ce n’est qu’un an avant sa mort que la musique en fut terminée. Mais on peut bien convenir qu’à l’achèvement de cette œuvre élevée, pure entre toutes, qui devait toucher jusqu’à ses ennemis les plus acharnés, les dernières années prêtèrent un environnement merveilleux d’harmonie ; retiré du monde, tendrement aimé, il avait enfin vu le calice d’amertume se vider jusqu’à la dernière goutte… Ce fut dans ce calme béni que put s’achever Parsifal. On l’exécuta en 1882 ; il fut donné au maître d’assister à ce dernier triomphe ; il put entendre encore ce glorieux chant final :

Hœchsten Heiles Wunder :
Erlœsung dem Erlœser ![14]

Bientôt après, lui aussi trouva le salut, la « paix de sa fantaisie », comme il avait nommé sa retraite de Bayreuth : mais ce fut dans la tombe.

Si j’embrasse du regard cette esquisse de la vie de Wagner, je vois qu’elle s’applique surtout à reproduire son être intérieur. Ce n’est point, en effet, un portrait que j’ai voulu faire. Wagner l’a dit : « l’Allemand construit du dedans au dehors ». L’homme se peint le mieux dans sa carrière, dans ses œuvres et dans ses paroles. Si j’ai réussi, en quelque mesure, à amener le lecteur à une conception intelligente de l’homme dans l’artiste, à entr’ouvrir pour lui l’âme même du maître, le vrai Richard Wagner ne tardera pas à lui apparaître. Il ne manque pour cela qu’une chose, la physionomie où se reflétait sa personnalité, physionomie dont la mobilité expressive était difficile à fixer pour le pinceau du peintre, bien plus inaccessible encore à l’appareil du photographe.

Resterait à dire quelques mots des défauts de Wagner. Mais quand on étudie un caractère tel que celui-là, ses « défauts » peuvent se présenter sous un angle spécial ; quand, par exemple, certains de ces défauts, comme, chez Wagner, sa violence excessive, ne sont que le corollaire nécessaire des plus nobles qualités, et comme l’envers des plus hautes vertus, sont-ce vraiment des défauts ? Une violence pouvant aller, par moments, jusqu’à l’injustice s’explique assez par la réunion, chez le même homme, d’une énergie extraordinaire et d’une sensibilité artistique excessive. Supprimez les qualités, le défaut disparaît ; mais elles en restes inséparablement. On peut en dire autant de la prodigalité si souvent reprochée à Wagner. Les grands artistes n’ont jamais su compter ; d’ailleurs, ils sont, en tout, portés à l’extrême. Le musicien de génie, qui, comme Beethoven, n’a que des oreilles et pas d’yeux, se négligera au point d’en devenir presque repoussant. Mozart, par contre, nature de dramaturge, vit beaucoup par l’œil : « Du linge grossier, pour moi, est une abomination chez un homme», dit-il ; il «brûle de posséder des boucles d’argent pour ses souliers », un habit rouge « lui chatouille cruellement le cœur », il ne sait pas d’ailleurs ce qu’il lui coûtera, « parce que je n’en ai considéré que la beauté, et non le prix », ajoutet-il… Ce que la beauté et la magnificence sont pour l’artiste, l’être prosaïque et ordinaire ne le conçoit pas davantage que le savant en pantoufles et en robe de chambre ne peut comprendre pourquoi Rubens ne pouvait peindre qu’en habit de gala et l’épée au côté.

Ou bien faudra-t-il peut-être faire des défauts de ces qualités qui sont des obstacles pour l’artiste et neutralisent souvent le succès de ses plus nobles efforts ? Ce serait alors entre autres, chez Wagner, ce sentiment de gratitude exagérée qu’il garda toujours pour tous ceux qui lui avaient rendu le plus léger service, parfois même dans un but peu désintéressé ; le mal que lui ont fait certains de ses amis, plus ou moins suspects, et pourtant dont il ne trouvait pas le courage de se détacher, est incalculable.

Qu’on prenne, d’ailleurs, le mot de défauts au sens qu’on voudra, je suis bien convaincu que Wagner avait les siens, et nombreux. « Le plus parfait tient toujours à l’humanité par un petit coin d’imperfection», écrit Frédéric à Voltaire ; certes, Wagner ne devait pas faire exception. L’énergie même de son caractère devait donner plus de relief à ses défauts. « Auprès de ce maître allemand, tous les autres hommes sont des poupées empaillées », a dit un Espagnol. Avec son exagération méridionale, il disait vrai : Wagner vivait avec plus d’intensité que le commun des hommes ; on eût dit qu’un sang plus riche et plus chaud courait dans ses veines ; rien de ce qui est humain, les humaines faiblesses comme le reste, n’a pu lui rester étranger. Je crois toutefois que l’examen de ces faiblesses rentrerait plutôt dans un « portrait » analytique, qui ne fait point le sujet de ce livre, sauf peut-être à s’en dégager de lui-même. Apprenons d’abord à bien connaître Wagner, et ses défauts ne nous resteront pas cachés. Mais il n’y a qu’un moyen, qu’une voie pour apprendre à connaître, c’est d’aimer. C’est seulement quand nous avons compris combien Wagner a profondément souffert, et souffert en raison même de son aspiration désintéressée à un idéal peut-être inaccessible, c’est seulement alors que « notre œil », comme dit Tristan, devient « capable d’apercevoir le Vrai », c’est seulement alors que nous commençons à concevoir qui était Wagner.

Le soir de la mort du maître, on trouva tout en pleurs, sur les degrés du palais Vendramin, le gondolier dont, journellement, il avait requis les services ; repoussant toute consolation, il se lamentait : « Un si bon maître ! Jamais je ne retrouverai son pareil ! » Trente ans auparavant, Bülow avait écrit : « J’oublie toutes les misères de la vie dans la société de cet homme grand et bon, comme dans une atmosphère libératrice. » L’artiste, comme l’humble gondolier, comprenaient tous deux Wagner, parce que tous deux l’aimaient. Je suis moi-même convaincu qu’il ne suffit, pour le connaître, ni de la sagacité critique la mieux aiguisée, ni de l’admiration la plus enthousiaste pour son génie et ses œuvres : c’est le cœur seul qui peut comprendre ce grand cœur.



  1. « Je me dressais au milieu d’eux, mais non pas l’un d’eux, drapé dans un linceul de pensées, de pensées qui n’étaient pas leurs pensées. »
  2. Ces écrits, dont on ne saurait trop recommander la lecture, ont été rassemblés et réédités, en 1881, par Breitkopf & Härtel.
  3. Son écrit Richard Wagner et le Drame musical, bien qu’il date de 1861, alors qu’aucune des œuvres de la seconde phase n’avait encore paru sur la scène, a une valeur durable ; très instructives aussi, ses considérations sur Tannhäuser, Tristan et Iseult, les Maîtres-chanteurs, etc.
  4. Jusqu’à présent, on n’a pas, que je sache, imprimé le nom de Meyerbeer en connexion avec ce scandale, qui eut pour effet de lui assurer, pour trente ans encore, le monopole presque exclusif de la scène parisienne ; mais ce nom, chacun à Paris le prononçait à ce moment. Wagner lui-même savait fort bien qui était l’inspirateur de ses déloyaux adversaires ; il écrit : « Mon insuccès à Paris me fit du bien, et un triomphe n’aurait pu me donner de la joie si, pour l’obtenir, j’eusse dû recourir aux moyens qu’employa, contre moi, un antagoniste qui tenait à rester dans l’ombre, mais pour qui j’étais une cause d’inquiétude. » À l’aide d’une tactique bien connue, on a cherché récemment à mettre au compte de l’opposition à l’Empire l’attitude de la presse et de la noblesse de naissance et de bourse, dont c’était là, dit-on, une démonstration politique. C’est vouloir jeter de la poudre aux yeux du public. Car c’étaient précisément les feuilles impérialistes, le Figaro en tête, qui criaient sus à Wagner, et le conspuaient comme républicain, tandis que beaucoup de journaux indépendants, et de ceux qui étaient rédigés par des Français, prirent courageusement son parti. Le Judaïsme dans la Musique, de Wagner, et son jugement sur Meyerbeer dans Opéra et Drame avaient une beaucoup plus large part dans ce scandale que la prétendue réaction anti-bonapartiste.
  5. On trouvera un compte-rendu des cent soixante-quatre répétitions de Tannhäuser dans une étude de M. Ch. Nuitter, archiviste de l’Opéra, publiée dans les Bayreuther Blätter de 1884.
  6. On trouvera les articles de Baudelaire sur Wagner dans le troisième volume de ses Œuvres complètes.
  7. Ce rapport, qui marque une ère dans l’histoire de la musique allemande, se trouve dans le volume VIII de la collection des écrits de Wagner.
  8. Afin qu’on ne puisse le nier, aujourd’hui que Munich regarde avec envie du côté de Bayreuth, qu’on me permette deux courtes citations. La Gazette d’Augsbourg disait, le 25 janvier 1867 : « Maintenant on parle de nouveau d’ériger le théâtre populaire idéal. Avec beaucoup de gens compétents, nous pensons qu’en poser la première pierre, serait poser celle d’une ruine. » Le 19 février 1809, on lisait dans le même journal : « Certes, nous voudrions pouvoir saluer le jour où Richard Wagner et ses amis enfin vraiment « renversés », tourneraient une bonne fois le dos à notre bonne et fidèle ville de Munich et à lout le royaume de Bavière. » C’est à dessein que je choisis ces citations après la guerre de 1866 et dans une époque où Wagner, depuis longtemps, n’habitait plus Munich. Il ne s’agit plus des brutalités populaires qui, en 1865, avaient menacé sa personne, mais bien d’une expression de l’opinion calme et raisonnée du journal bavarois le plus distingué et de celle des « gens compétents » !
  9. Lettre à Mme Wille, du 25 juin 1870.
  10. Il n’est que juste, à cet endroit, de mentionner le nom de son courageux éditeur, E. W. Fritzsch, à Leipzig.
  11. Littéralement : « Paix de la fantaisie » ou peut-être mieux : « Paix après tant d’illusions ». Le mot « Wahn » est presque intraduisible. Il signifie proprement : le rêve trop beau pour se réaliser, l’illusion destinée à une déception fatale, la fantaisie qui promet plus qu’elle ne peut tenir,
  12. Wagner écrit à Liszt : « Je sais de source certaine que tous mes prétendus succès se fondent sur des exécutions mauvaises, très mauvaises, de mes œuvres, et que, dès lors, ces « succès » ne reposent que sur des malentendus. Aussi ma renommée publique ne vaut-elle pas une coquille de noix. »
  13. Les ouvrages les plus importants de Gobineau sont : son Essai sur l’inégalité des races humaines ; puis, Histoire des Perses ; Religions et philosophies dans l’Asie centrale ; Traité des écritures cunéiformes ; Nouvelles Asiatiques ; La Renaissance, etc, etc.

  14. Miracle du salut suprême,
    Qui sauve le Sauveur lui-même !