Richard Wagner à Mathilde Wesendonk/Journal de Venise

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Traduction par Georges Khnopff.
Alexandre Duncker, éditeur (Tome premierp. 41-119).


Journal
17 Août 1858 — 4 Avril 1859.
(Venise, Lucerne).





Journal

depuis ma fuite de l’Asile,

17 Août 1858.


Genève,
21 Août.

La dernière nuit dans l’Asile, je me couchai après onze heures : le lendemain, à cinq heures, il me fallait partir. Avant de fermer les yeux, je fus vivement impressionné par le souvenir du temps où je m’endormais en me disant qu’un jour je mourrais ici même : je serais couché ainsi lorsque tu viendrais à moi pour la dernière fois, entourant de tes bras ma tête en présence de tout le monde et recevant mon âme en un suprême baiser ! Cette mort, je me la représentais avec bonheur ; elle s’accordait par les moindres détails au décor de ma chambre à coucher : la porte vers l’escalier était close ; tu entrais par la portière du cabinet de travail, ainsi tu m’enveloppais de tes bras, ainsi je te regardais en mourant ! Et maintenant cette possibilité de mourir m’était également refusée ? Froidement, comme si j’en étais chassé, je quittais cette maison, où j’étais enfermé en compagnie d’un démon que je ne pouvais plus conjurer que par la fuite ! Où, où donc mourir, à présent ?… C’est ainsi que je m’endormis…

Un léger bruit, merveilleux, me fit sortir de mon cauchemar : en me réveillant, je sentis un baiser sur mon front ; un soupir pénétrant suivit. C’était si distinct que je me redressai et regardai autour de moi. Silence absolu. Je fis de la lumière ; il était un peu avant une heure, l’heure des revenants touchait à sa fin. Un fantôme avait-il veillé à mon chevet pendant cette heure maudite ? Veillais-tu ou dormais-tu pendant ce temps-là ?… Comment te sentais-tu ?… Impossible de refermer l’œil. Longtemps je m’agitai dans mon lit, puis je me levai, m’habillai complètement, donnai le dernier tour de clef à la dernière malle et attendis, plein d’angoisse, le jour, tantôt allant et venant par la chambre, tantôt m’étendant un peu sur le lit. Le jour me semblait tarder plus que dans mes nuits d’insomnie de l’été dernier. Avec la rougeur de la honte, le soleil se leva derrière les montagnes… Je regardai une dernière fois, longtemps, vers là-bas… Ô ciel ! pas une larme ne me vint ; mais il me parut que tous mes cheveux me devenaient blancs aux tempes !…. J’avais fait mes adieux. En moi, maintenant, tout était froid, assuré…. Je descendis. Ma femme m’attendait. Elle m’offrit du thé. Ce fut un instant d’une douleur navrante…. Elle m’accompagna dans le jardin. La matinée était radieuse. Je ne me retournai pas…. À la minute suprême, ma femme éclata en sanglots. Mes yeux restèrent secs pour la première fois. Je lui dis encore de se montrer patiente et digne, de se consoler en chrétienne. Mais son ancienne violence vindicative se ralluma de nouveau. « Elle ne peut être sauvée — fus-je obligé de me dire. — Pourtant je ne puis me venger sur la malheureuse ! Elle-même doit exécuter sa propre sentence. » J’étais profondément grave ; il y avait en moi une amertume et une tristesse effroyables. Mais pleurer, je ne le pouvais pas. C’est ainsi que je partis. Et alors — je ne le nie pas — une sensation de calme m’envahit, je respirai librement…. Je m’en allais dans la solitude : là je suis chez moi ; là je puis t’aimer de toutes les forces de mon âme !….

Ici je n’ai encore parlé à personne, sinon à des serviteurs. Même j’ai écrit à Karl Ritter[1] de ne point venir me voir. Cela me fait tant de bien de pouvoir ne pas parler !… J’ai lu ton journal avant de me coucher, pour la première fois depuis mon départ. Ton journal ! Ces traits divins et profonds de ton être !… Je dormis bien.

Le lendemain, je fis choix d’un appartement, que je louai à la semaine. Je m’y trouve tranquille, à l’abri des importunités ; je me recueille et attends la fin des chaleurs, pour m’en aller vers l’Italie. Je ne sors pas de toute la journée. —

Hier, j’ai écrit à ma sœur Clara,[2] que tu as vue il y a deux ans. Elle désirait une fraternelle explication de ma part : ma femme lui avait écrit et annoncé son arrivée. Je lui fis voir tout ce que tu étais pour moi depuis six ans ; quel ciel tu m’avais préparé ; au prix de quelles luttes, de quels sacrifices tu m’avais protégé ; avec quelle main rude et maladroite cette miraculeuse intervention de ton noble et haut amour avait été dénaturée. Je sais qu’elle me comprend ; c’est une nature enthousiaste dans une enveloppe négligée. Il me fallait donc développer mes explications à ce sujet. Mais quels tremblements dans mon cœur, dans mon âme, tandis que j’écrivais cela, tandis qu’il m’était permis de dépeindre ta sublime pureté !… Oui, certes, nous oublierons, nous vaincrons tout : il ne restera qu’un seul sentiment, la certitude qu’un miracle a eu lieu ici, tel que la nature n’en opère qu’une seule fois durant des siècles, sans être parvenue encore à une telle noblesse de réussite. Laisse-là toute douleur ! Nous sommes les plus heureux qui soient ! Avec qui voudrions-nous échanger notre sort ? —

23 Août, cinq heures du matin.

Je te vis en rêve sur la terrasse : tu portais des vêtements d’homme et avais sur la tête un chapeau de voyage. Ton regard était fixé dans la direction où j’étais parti. Cependant, moi, j’arrivais de l’autre côté. Ainsi tenais-tu ton regard toujours détourné de moi, et je cherchais vainement à te faire signe que j’étais là, jusqu’à l’instant où j’appelai : « Mathilde ! » doucement d’abord, puis plus haut, toujours plus haut, pour m’éveiller enfin par le bruit de ma propre voix, — Me rendormant quelque peu et retombant dans mes rêveries, je lisais de tes lettres, qui m’avouaient des amours de jeunesse : le bien-aimé, tu avais renoncé à lui ; mais tu vantais pourtant ses qualités, tu ne venais vers moi que pour trouver la consolation, — ce qui me fâchait un peu. Je ne voulus point poursuivre ce rêve et me levai pour écrire ces lignes… Toute la journée, j’avais souffert d’une violente crise de nostalgie, et un cruel dégoût de la vie s’était emparé de moi. —

24 Août.

Hier, je me sentais profondément misérable. Pourquoi vivre encore ? Pourquoi donc vivre ? Est-ce lâcheté ?… Ou bien courage ?… Pourquoi cet immense bonheur, pour être infiniment malheureux ? La nuit qui vint, je dormis d’un bon sommeil. Aujourd’hui, j’allais mieux. J’ai fait faire ici un beau portefeuille à fermoir, dans lequel je conserverai les lettres et souvenirs de toi : il peut en contenir beaucoup et ce qui y entrera, une fois entré, n’en sortira plus jamais ; on ne rend rien aux enfants méchants ! Donc réfléchis bien à ce que tu m’enverras encore : rien ne te sera plus rendu… qu’après ma mort, à moins que tu ne me permettes d’enfermer tout cela avec moi dans la tombe… Demain je pars, tout d’une traite, pour Venise. Une envie folle m’y attire ; j’espère pouvoir y goûter l’absolu repos. Quant au voyage même, je ne l’accomplis qu’à contrecœur. Aujourd’hui il y a déjà toute une semaine que j’ai contemplé ta terrasse pour la dernière fois !…

Venise, 3 Septembre.

Hier, je t’ai écrit, ainsi qu’à notre amie.[3] À tel point je fus longuement absorbé par le voyage et par mon installation ! Désormais, mon journal sera tenu régulièrement. — J’ai fait le trajet par le Simplon. Les montagnes, surtout la vallée de Wallis, me causèrent une sensation d’accablement. J’ai passé de beaux moments sur la terrasse de l’Isola Bella. C’était une admirable matinée ensoleillée. Je connaissais l’endroit et je congédiai immédiatement le jardinier, afin de rester seul. Un beau calme, une singulière élévation se firent en moi : c’était trop splendide pour que cela durât longtemps. Mais ce qui me transportait, ce qui était près de moi et en moi, cela persistait : le bonheur d’être aimé de toi !

J’ai simplement passé la nuit à Milan. Le 29 Août, dans l’après-midi, j’arrivai à Venise. Durant le parcours du Grand Canal jusqu’à la Piazzetta impression de grave mélancolie : grandeur, beauté et décadence, tout cela voisin l’un de l’autre. J’étais ravi, cependant, de songer qu’ici il n’y avait point de prospérité moderne, partant pas de turbulente trivialité. La place St Marc me fit une impression féerique. Un monde lointain, une époque vécue. Cette impression satisfait pleinement le désir de la solitude. Rien ne donne ici la sensation de la vie réelle : tout agit objectivement, comme une œuvre d’art. Je veux rester ici — et cette volonté s’accomplira. Le lendemain, après de longues incertitudes, j’ai fait choix d’un appartement sur le Grand Canal, dans un immense palais, où je suis, pour le moment, tout seul. Pièces vastes et grandioses, où je puis faire les cent pas bien à l’aise. Mon installation devant servir d’enveloppe au mécanisme de mon travail, j’y attache beaucoup d’importance et j’ai soin de la parfaire à mon goût. J’ai écrit pour que l’on m’envoie mon Érard. Il sonnera magnifiquement dans ma vaste et haute salle de palais. Le grand silence, qui est la vraie atmosphère du Canal, me dispose à merveille. Vers cinq heures du soir seulement, je sors pour aller dîner ; puis une promenade au Jardin Public, avec court arrêt sur la place St Marc. Elle produit un effet théâtral par son caractère particulier, et sa foule de promeneurs, qui m’est complètement inconnue, me laisse même indifférent, ne fait que divertir mon imagination. Vers neuf heures, je reviens en gondole ; j’allume ma lampe et je lis un peu avant de me coucher. —

Ainsi ma vie extérieure s’écoulera et c’est bien ce qu’il me faut. Malheureusement ma présence est déjà connue ; mais une fois pour toutes, j’ai donné ordre de ne recevoir personne. Cette solitude, qui ne m’est presque possible qu’ici — et si délicieusement possible ! — me sourit et caresse mes espérances. Oui ! j’ai l’espoir de guérir pour toi ! Te conserver pour moi, cela signifie me garder pour mon art ! Vivre avec lui, pour te consoler, voilà ma tâche, voilà ce qui s’accorde avec ma nature, ma destinée, ma volonté, mon amour. Ainsi suis-je à toi, ainsi arriveras-tu également à la guérison par moi ! Ici s’achèvera Tristan, — malgré les tourmentes du monde. Et avec lui, si je peux, je m’en reviendrai, pour te voir, pour te consoler, pour te rendre heureuse ! Cela s’évoque à moi comme le plus beau, le plus sacré des désirs ! Allons, valeureux Tristan, allons, vaillante Isolde ! Assistez-moi, venez au secours de mon ange ! Ici votre sang cessera de couler, ici les blessures guériront et se fermeront. D’ici le monde apprendra la haute et noble détresse de l’amour le plus sublime, les plaintes de la plus douloureuse des voluptés. Et, rayonnant comme un Dieu, en santé morale et physique, pur, tu me reverras alors, moi, ton humble ami !

. . . . . . . . . .


5 Septembre.

Je n’avais pas sommeil, cette nuit ! je suis resté longtemps éveillé. Ma douce enfant ne me dit point comment elle va. — Merveilleusement beau est le Grand Canal dans la nuit. Claires étoiles, lune à son dernier quartier. Une gondole glisse devant le palais. Au loin, des gondoliers s’appellent en chantant. C’est une sensation d’une beauté, d’une noblesse extraordinaires. Les stances du Tasse n’accompagnent plus le chant comme jadis ; mais les mélodies sont assurément très vieilles, aussi anciennes que Venise même et certainement plus vieilles que les strophes du Tasse, probablement adaptées dans la suite aux mélodies. Ainsi s’est conservé dans la mélodie le Vrai éternel, tandis que les stances, comme un phénomène passager, ont été absorbées par elle pour, à la longue, disparaître complètement. Ces mélodies, profondément mélancoliques, chantées d’une voix sonore et puissante, que l’eau apporte de loin et qui vont mourir dans un lointain plus éloigné encore, ont produit sur moi une impression solennelle. Sublime ! —[4]

6 Septembre.

Hier, j’ai vu la Ristori dans le rôle de Marie Stuart. Il y a quelques jours, je l’avais vue, pour la première fois, dans celui de Médée, où elle me plut beaucoup, oui — où elle me fit vraiment grande impression. — Virtuosité peu commune ; elle possède une sûreté de jeu que je n’avais encore jamais vu poussée à la perfection comme chez elle. Cependant je reconnus clairement, cette fois, ce qui fait complètement défaut dans son art, parce que cela est absolument indispensable dans le rôle de Marie Stuart (je ne l’avais d’abord pas remarqué, parce que pareille observation ne peut s’appliquer au rôle de Médée). Dans le rôle de Marie Stuart il faut de la spiritualité, de l’enthousiasme, une intense, une passionnée chaleur. L’insuffisance de l’artiste était vraiment pénible à constater et je sentais, avec quelque orgueil, la hauteur et la signification de l’art allemand, me souvenant d’avoir déjà vu plusieurs tragédiennes allemandes jouer ce rôle avec une chaleur communicative, même entraînante, tandis que la Ristori, en passant rapidement de la prose raffinée à des effets de plastique pour ainsi dire animale, prouvait qu’elle ne se rendait même pas compte de la nature de son rôle, qu’elle n’était pas capable de le jouer. C’était vraiment lamentable et agaçant. C’est bien cette spiritualité de l’art allemand qui rend possible ma musique et, par elle, mes poèmes. Au contraire, combien sont éloignées de tout ce que je puis créer ces évolutions franco-italiennes ! Et néanmoins l’élément spirituel agit sur les Italiens et les Français, à leur insu, lorsqu’il leur vient du dehors, de sorte que je ne puis le considérer comme une caractéristique particulièrement allemande : j’ai pu m’en rendre compte par les impressions qu’éprouvèrent certaines personnes lors de représentations de mes œuvres. — Où donc gît alors la différence entre l’idéalisme dont je parle et ces effets de plastique réaliste ? Rappelle-toi la scène de Marie Stuart, au troisième acte, quand elle adresse, dans le jardin, une invocation à la liberté : imagine la Ristori négligeant presque tout ce qui, dans cette haine naissante contre Elisabeth, ne lui fournit pas l’occasion d’exhiber sa virtuosité de mimique rapide et variée. — Ces explications ne te rendent point la chose absolument claire. Mais certainement tu comprendras vite ce que je veux dire, quand je te remémorerai notre amour…

7 Septembre.

Aujourd’hui j’ai reçu une lettre de Madame Wille. Ce sont les premières nouvelles de toi. D’après ce qu’elle écrit, tu es résignée, calme et résolue à aller jusqu’au bout dans la voie du renoncement ! Les parents ; les enfants ; les devoirs. —

Comme cela s’accordait mal avec mon état d’âme à la fois divinement serein et grave ! —

En pensant à toi, jamais ne me sont venus à l’esprit les parents, les enfants, les devoirs ; je savais seulement que tu m’aimais et que tout ce qui est élevé et fier en ce monde doit souffrir. De cette hauteur, je m’effraye de voir exactement déterminées les circonstances qui nous rendent malheureux. Alors je t’aperçois soudain dans ta magnifique demeure ; je vois toutes les choses, j’entends toutes les personnes dont nous devons rester éternellement incompris, qui ne se rapprochent de nous que pour nous séparer avec angoisse de ce qui nous est le plus proche. Et il me prend une envie furieuse de dire : « c’est à ceux-là, qui ne savent rien de toi, qui ne comprennent rien de toi, mais exigent tout de toi, que tu irais tout sacrifier ! » Cela, je ne puis ni le voir, ni l’entendre, si je veux accomplir dignement la tâche qui m’est dévolue sur terre ! C’est uniquement au plus profond de moi-même que je trouverai la force nécessaire : au-dehors, tout me pousse à l’amertume, tout ce qui veut s’imposer à mes décisions.

Tu espères me voir quelques heures à Rome, cet hiver ? Je crains qu’il me soit impossible de te voir ! Te voir et me séparer ensuite de toi, pour la satisfaction d’un autre être ! Pourrais-je encore le faire ? Assurément non ! —

Tu ne veux pas de lettres non plus ! —

Je t’ai écrit — et je conserve l’espoir bien ferme que ma lettre ne sera pas repoussée — oui je suis certain de la réponse !

Trêve à ces folles imaginations ! J’espère —


8 Septembre.

« Aveugles yeux,
Ô cœurs pusillanimes ! »[5]


10 Septembre.

Hier, j’étais bien malade, j’avais la fièvre. Le soir, je reçus une nouvelle lettre de Madame Wille : dans laquelle m’était renvoyée ma petite lettre — non ouverte ! —

Cela, tu n’aurais pas dû le faire ! — Non, cela pas ! —

Aujourd’hui, je n’ai rien encore pour mon journal. Pas de pensées — rien que des sentiments. Il faut d’abord qu’ils se clarifient. —

Ce m’est une consolation d’apprendre que tu retrouves le calme et la force. J’ai une autre consolation encore, qui ressemble presque à une vengeance : un jour, tu liras aussi cette lettre renvoyée[6] et tu sentiras l’injustice effroyable de ton refus ! — Et cependant j’ai essuyé de tels refus souvent !

11 Septembre.

Ah ! quelque chose de toi, directement ! trois mots, — pas davantage !

Les intermédiaires, même les plus sûrs, les plus fidèles, ne peuvent rien remplacer. Combien déjà il est difficile de se comprendre absolument lorsque l’on est deux, l’un en face de l’autre ! Et encore est-il nécessaire que ces deux soient également dans des dispositions favorables, celles que seule la pleine conscience de l’amour présent peut assurer. Un tiers est toujours un étranger. Quel être pourrait se dépouiller de son moi et de son ambiance particulière si complètement qu’il puisse participer des deux autres ? Je comprends que Madame Wille ne puisse se décider à te remettre des lettres de moi, rien que par considération pour elle-même. Dès lors impossible de s’intéresser au contenu, de voir combien sont apaisantes, nécessaires, de telles communications : — une chose suffit, ce sont des lettres et elle peut, elle doit peut-être même hésiter à les remettre. Autrement de quel conseil serait donc l’« amie » ? Elle ne peut agir que selon ce que sa situation particulière à l’égard de tous les intéressés lui permet, et lui permet certainement dans le sens le meilleur, le plus noble. Seulement — elle agit d’après tes désirs. Alors quoi ? une religion entre nous !

Assez pour aujourd’hui ! — La paix ! la paix ! —

13 Septembre,

J’étais si triste que je n’ai même pas pu confier la moindre ligne à mon journal. Aujourd’hui, je reçois ta lettre, — ta lettre à Madame Wille. — Que tu m’aimes, je le savais bien : tu es, comme toujours, bonne, profonde et pleine de raison ; j’ai dû sourire et presque me réjouir de mes récentes adversités, puisque tu me procures une si haute sensation de bonheur. Je te comprends — même quand je te donne quelque peu tort : car, en mon for intérieur, je tiens pour injuste tout ce qu’il me faut considérer comme moyen de défense contre une éventuelle importunité de ma part. Je croyais cependant avoir prouvé par mon départ de Zurich — de si horrible mémoire — que j’étais capable de céder et que, dès lors, j’avais le droit de ressentir le moindre doute sur ma tendresse résignée comme une grave et imméritée blessure. Mais à quoi bon tout cela encore ? — La sublime beauté de mon état d’âme était abattue ; il lui faut maintenant péniblement se redresser. Pardonne-moi si je suis encore chancelant ! — Je recouvrerai la sérénité — tant bien que mal. Sous peu j’écrirai à Madame Wille ; mais, aussi dans les lettres que je lui adresserai, je suis décidé à faire preuve de modération. Dieu ! tout est également difficile et le but suprême ne peut être atteint que si je reste modéré ! Oui ! tout est bien et tout ira bien. Notre amour domine tous les obstacles et chaque difficulté nous rend plus riches, plus proches de la spiritualité, plus nobles, plus tournés vers le fond, l’essence même de cet amour qui fortifie notre indifférence pour le non-essentiel. Oui, créature bonne, pure et belle, nous vaincrons ; — nous sommes déjà en pleine victoire !


16 Septembre.

Je me sens rasséréné et dispos. Ta lettre me réjouit encore toujours. Comme tout ce qui vient de toi est sensé, beau, charmant ! La destinée de nos personnes m’est pour ainsi dire indifférente. Intérieurement tout est si pur, tout s’accorde si parfaitement avec mon être et la nécessité ! Avec ces beaux sentiments, je veux reprendre mon travail et j’attends le piano à queue ! Tristan me coûtera beaucoup d’efforts encore : quand il sera achevé, il me semble qu’alors une merveilleuse période de ma vie aura trouvé sa conclusion et que j’élèverai désormais mon regard vers le monde calmement, clairement, profondément, avec un esprit renouvelé et ce qu’à travers le monde je regarderai, ce sera toi. Telle est la raison pour laquelle j’éprouve un si vif désir de me remettre au travail…

Pour le moment, j’ai une odieuse et interminable correspondance, qui me prend beaucoup de temps ; mais c’est toujours toi qui m’apportes le réconfort et Venise aussi m’assiste merveilleusement. Pour la première fois je respire cette atmosphère toujours égale, pure et délicieuse ; l’aspect féerique de la ville m’entretient dans un état de rêve doucement mélancolique, dont j’éprouve encore et toujours le bienfait. Lorsque, le soir, je vais en gondole au Lido, il y a autour de moi comme cette vibration tendre et prolongée du violon, que j’aime tant et à laquelle je t’ai comparée un jour : tu peux maintenant t’imaginer ce que je ressens au clair de lune sur la mer ! —

18 Septembre.

Il y a un an aujourd’hui, je terminais le poème de Tristan et je t’apportais le dernier acte. Tu m’accompagnas jusqu’à la chaise devant le sofa, tu m’embrassas et me dis : « Maintenant je n’ai plus rien à souhaiter ! » —

Ce jour-là, à ce moment-là, je naquis vraiment. Ce qui avait précédé c’était le prologue de ma vie ; maintenant commençait l’épilogue. C’est seulement au cours de cet instant merveilleux que je vécus réellement. Tu sais comme j’en ai joui ! Non pas avec turbulence, emportement, enivrement ; mais avec solennité, profondément, me sentant réconforté, libre, le regard comme plongé dans l’éternité. — Du monde je m’étais, douloureusement, déjà, de plus en plus, détaché. Tout en moi aboutissait à la négation, à la défense. — Douloureux était même devenu mon travail d’artiste, car il y avait en moi le désir intense, l’inapaisé désir de trouver pour cette négation et cette défense ce qui me confirme, ce qui m’est propre, ce qui s’unit à moi. Ce moment-là me l’octroyait avec une si indubitable certitude que j’eus la sensation d’un silence, d’un arrêt solennel. Une femme affectueuse, timide et hésitante, se jetait avec un courage sublime dans l’océan des souffrances et des maux pour me procurer ce moment splendide, pour me dire « Je t’aime !… » Ainsi tu te vouas à la mort, afin de me donner la vie ; ainsi je reçus ta vie, afin de quitter le monde avec toi, souffrir avec toi, mourir avec toi. — Alors le sortilège de l’inapaisé désir fut annihilé ! Et tu sais aussi que plus jamais depuis je n’ai été en désaccord avec moi-même. Le trouble et l’angoisse ont pu s’emparer de nous, même tu as pu être emportée par l’illusion de la passion : mais moi, tu le sais, je suis toujours resté le même et mon amour pour toi ne pouvait plus, depuis ce moment terrible, perdre son parfum, perdre ne fût-ce qu’un atome de ce parfum. Toute amertume s’était en allée ; j’ai pu errer, devenir la proie de la douleur, mais pour toujours je savais clairement que jamais cette lumière ne s’éteindrait, que ton amour était mon bien suprême et que sans lui mon existence serait une contradiction.

Merci, mon bel ange plein d’amour ! —

23 Septembre.

La tasse et le service sont bien arrivés. C’est encore une fois le premier signe amical du dehors. Que dis-je « du dehors » ? Comment appliquer ce mot à des choses qui me viennent de toi ? Et cependant cela vient de loin, de ce lointain qui maintenant m’est tout proche. Mille remerciements, créature inventive et charmante ! En nous taisant de la sorte, combien clairement nous nous disons ce qui nous est à ce point inexprimable ! —

26 Septembre.

Pour le moment, je ne puis même pas m’occuper de mon journal ; c’est vexant, ce que j’ai de lettres à écrire, bourrées de commissions et de tracas. Que je suis donc insensé ! Cet éternel souci de vivre — et, au fond, une telle aversion pour cette vie, qu’il me faut toujours et toujours arranger artificiellement, afin de ne point l’avoir devant les yeux dans toute sa repoussante horreur ! Qui saura jamais ce qu’il y a entre moi et la possibilité de la paix, enfin nécessaire pour mon travail ! Mais je veux tenir bon, car il le faut. Je ne m’appartiens pas et mes souffrances, mes angoisses, sont les moyens pour arriver à un but qui les défie de sa raillerie. Courage, courage ! il le faut ! —

29 Septembre.

En ce moment la lune décroissante apparaît tardivement. Lorsqu’elle était dans son plein, elle m’a procuré de belles consolations ; elle m’a baigné d’agréables sensations dont j’avais besoin ! Après le coucher du soleil, régulièrement, je voguais à sa rencontre en gondole, allant au Lido. La lutte entre le jour et la nuit était toujours un magnifique spectacle dans le ciel pur. À droite, au milieu de l’éther d’un rose sombre, brillait la fidèle clarté de l’étoile du soir ; la lune, en toute sa splendeur, lançait vers moi le réseau de ses étincelants rayons dans la mer. Je lui tournais le dos en revenant. Un peu au-dessus des Pléiades,[7] grave et claire, avec sa queue de lumière grandissante, la comète se présentait à mon regard errant dans la direction de ta demeure, d’où toi tu contemplais la lune. Pour moi la comète n’a plus rien d’effrayant ; d’ailleurs rien ne m’inspire plus aucune crainte, parce que je n’ai plus d’espoir, plus d’avenir. Même je ne pouvais m’empêcher de sourire de l’émoi populaire et je la choisissais pour mon étoile avec une certaine jactance orgueilleuse. Suis-je moi-même un tel météore ? Apportais-je le malheur ? — Était-ce ma faute ? — Je ne pouvais plus la quitter des yeux. Dans le calme et le silence, j’abordais à la Piazzetta, gaîment éclairée, perpétuellement traversée par une foule joyeuse. Puis, c’est la descente du mélancolique et grave Grand Canal : à gauche et à droite, de magnifiques palais ; silence absolu, rien que le doux glissement des gondoles, les coups de rames. De larges ombres lunaires. Je monte dans le palais muet : de grandes salles, de vastes galeries, habitées par moi seul. La lampe brûle ; je prends un livre, lis un peu, réfléchis profondément. Tout est silencieux… De la musique, là, sur le Grand Canal. Une gondole, brillamment illuminée, avec des chanteurs et des musiciens ; des embarcations, de plus en plus nombreuses, suivent, chargées d’auditeurs. Sur toute la largeur du canal, s’avance l’escadrille, sans mouvement presque, glissant doucement. De belles voix, des instruments passables exécutent des chansons. On est tout oreilles. — Enfin cela double, à peine perceptible, le tournant et disparaît plus imperceptiblement encore. Longtemps je continue à écouter la musique, ennoblie et purifiée par le silence nocturne : elle ne peut me ravir comme art, mais s’est faite nature ici. Enfin tout se tait ; la dernière note se fond dans le clair de lune, qui continue à briller, comme le monde des sons devenu visible. —

La lune a décru maintenant. —

Je ne me sens pas bien, depuis quelques jours : il m’a fallu renoncer à ma promenade du soir. Il ne me reste rien que ma solitude et mon existence sans avenir ! —

Sur la table, devant moi, se trouve un petit portrait. C’est celui de mon père, que je ne pouvais plus te montrer quand il arriva. C’est un visage noble, doux, mélancolique et souffrant, qui m’attendrit infiniment. Ce portrait m’est devenu très cher. Quiconque vient me rendre visite s’attend à voir d’abord, selon toutes probabilités, l’image d’une femme aimée. Non ! je n’en possède point d’elle. Mais je porte son âme dans mon cœur. Regarde-là qui peut ! — Bonne nuit ! —

30 Septembre.

Aujourd’hui, j’ai passé par bien des émotions. J’ai appris l’anxiété à mon sujet de ceux qui me sont chers ; avec cela une belle lettre. J’ai répondu tant bien que mal, triste et gai à la fois comme je l’étais vraiment.[8]

. . . . . . . . . .

Mon ancienne horreur des mariages précoces m’est revenue ; sauf dans le cas de personnes absolument indifférentes, je n’en ai vu aucun qui, à la longue, n’aboutît pas à une mésintelligence profonde. Quelle misère alors ! Ame, caractère, talent, tout doit périr, à moins que des conjonctures extraordinaires, et encore très douloureuses, n’interviennent. Ainsi tout est misère autour de moi : ce qui représente quelque chose, souffrant et abandonné ; l’insignifiance seule veut absolument se réjouir d’exister. Mais qu’importe tout cela à la nature ? Celle-ci poursuit ses fins aveuglément, ne s’occupe que de l’espèce, c’est-à-dire ne veut que vivre toujours de nouveau, recommencer de nouveau, largement, largement, à l’infini… L’individu, qu’elle charge de toutes les souffrances de la vie, ne lui est qu’un grain de sable dans cette immensité de l’espèce, grain qu’elle peut remplacer des milliers et des millions de fois, si elle tient plus que jamais à l’espèce ! Oh ! je n’aime pas entendre quelqu’un faire appel à la nature : les nobles cœurs, il est vrai, pensent toujours noblement et, dans leur appel, c’est encore eux-mêmes qui parlent ; la nature, par contre, est sans cœur, dépourvue de sentiment, et n’importe quel être égoïste, cruel même, peut l’invoquer avec plus de confiance et de certitude que l’être doué de sensibilité.

Que signifie donc maintenant une union de la sorte, que nous contractons pour toute la vie, en pleine jeunesse débordante, au premier appel de l’instinct propagateur ? Et combien rarement les parents deviennent sages par leur propre expérience ! Quand finalement ils ont échappé à la misère et trouvé le bien-être, ils oublient tout et, sans y songer davantage, laissent leurs enfants se précipiter dans la même voie ! — Cependant, il en est de cela comme de tout dans la nature : à l’individu elle prépare la misère, le désespoir et la mort ; seulement elle doit lui laisser la faculté de s’élever au-dessus de ces trois épreuves jusqu’à la conquête de la plus haute résignation. Elle ne peut se récuser ; elle regarde, alors, étonnée et se dit, peut-être : « était-ce bien ce que j’avais voulu ? » —

Je ne me sens pas encore tout à fait d’aplomb ; j’espère cependant beaucoup en cette nuit, si je dors bien. Certes, tu t’en réjouiras, n’est-ce pas ? — Bonne nuit ! —

1er Octobre.

Il n’y a pas longtemps, mon regard tombait de la rue dans la boutique d’un marchand de volailles : distraitement, j’examinais la marchandise disposée de façon propre et appétissante, quand, alors qu’un individu, dans un coin, était occupé à plumer un poulet, un autre individu introduisit la main dans une cage, empoigna un poulet tout vivant et lui arracha la tête. Le cri effroyable de l’animal et ses plaintes, de plus en plus faibles, pendant l’acte de violence, me percèrent épouvantablement le cœur. — Depuis lors je n’ai pu secouer cette impression, déjà si souvent éprouvée. Il est écœurant de devoir songer sur quels abîmes de cruelle misère notre existence, pourtant toujours plus avide de jouissances, est fondée, en somme ! Cela fut toujours d’une évidente clarté pour mon observation et, en raison de ma sensibilité croissante, je me rends de mieux en mieux compte que la véritable cause de toutes mes souffrances gît uniquement dans le fait de ne pouvoir renoncer définitivement à la vie et aux ambitions. Les suites en doivent apparaître partout et mon humeur, d’une versatilité souvent inexplicable et amère à l’égard des êtres les plus chéris, ne se comprend que par cette opposition. Sitôt que j’aperçois l’absolu bien-être ou l’effort intense pour y arriver, je me détourne, avec une certaine sensation d’horreur au fond de moi. Dès qu’une existence me semble indemne de douleur ou me paraît uniquement occupée à écarter toute souffrance, je suis capable de la poursuivre d’une indéfectible amertume, parce qu’elle me paraît trop étrangère à l’accomplissement de la vraie tâche de l’homme. Ainsi, sans qu’il y ait de ma part la moindre envie, j’éprouve une haine instinctive contre les riches : j’admets que, malgré ce qu’ils possèdent, on ne peut les estimer heureux ; seulement il y a chez eux le très visible effort pour vouloir l’être et c’est ce qui fait que je m’en éloigne. Avec un raffinement d’intentions, ils écartent tout ce que la misère pourrait montrer à leur éventuelle compassion, tout ce sur quoi repose leur bien-être souhaité ; et cela seul met tout un monde entre eux et moi. Je me suis observé et j’ai vérifié qu’une irrésistible sympathie m’attire dans la direction opposée et que je ne suis ému sérieusement qu’autant que ma pitié est éveillée, ma compassion. Cette compassion paraît être le trait le plus distinctif de mon moi moral et probablement est-elle aussi la source de mon art.

Ce qui caractérise la compassion, c’est qu’elle n’est affectée par aucun des aspects individuels du sujet souffrant, mais bien — et uniquement — par la souffrance observée en soi. En amour, il n’en est pas ainsi : là nous nous élevons jusqu’à la communauté absolue de la joie ; nous ne pouvons prendre part au bonheur d’une personne que si ses qualités spéciales nous sont au plus haut degré agréables et homogènes. Lorsqu’il s’agit de sujets ordinaires, ceci est plus vite et plus facilement possible, parce que l’instinct sexuel est pour ainsi dire exclusivement en cause. Plus élevée est la nature, plus difficile sera l’aboutissement à la communauté de la joie ; mais alors on touchera au sublime ! — Par contre, la compassion peut se porter sur l’être le plus ordinaire, le plus insignifiant, sur un être, qui, à part sa souffrance, n’éveille en nous aucune sympathie ; qui, même si nous considérons ce qui peut le rendre heureux, nous est décidément antipathique. La cause de ce fait est immensément plus profonde et, en l’apercevant, nous nous voyons élevés au-dessus des limites de l’individualité. Car notre compassion ne s’adresse qu’à la souffrance elle-même, abstraction faite de la personne.

Afin de s’émousser contre la force de la compassion, l’on prétend communément que les natures inférieures, d’après le témoignage de l’expérience, ressentent moins la souffrance que les organismes supérieurs ; que la souffrance gagne en réalité suivant le degré de sensibilité qui éveille la compassion, partant que la pitié éprouvée pour des natures inférieures constitue de la prodigalité, de l’exagération, même une dégénérescence de la sensibilité. — Cette opinion a pour base, cependant, l’erreur fondamentale d’où est issue toute la philosophie réaliste ; et c’est ici qu’apparaît l’idéalisme dans la plénitude de sa signification vraiment morale, en nous montrant cette philosophie comme étroitement égoïste. Il ne s’agit pas de la souffrance d’autrui, mais bien de ce que, moi, je souffre en voyant souffrir mon semblable. Nous ne connaissons le monde autour de nous qu’autant que nous pouvons nous le figurer, et tel que je me le figure, il existe pour moi. Si je l’ennoblis, c’est qu’il y a de la noblesse en moi ; si je ressens profondément la souffrance de ceux qui m’entourent, c’est que ma sensibilité est capable d’intense émotion. Quiconque, au contraire, s’imagine la souffrance d’autrui sous des dimensions réduites prouve par cela-même qu’il n’y a point de grandeur en lui. Ainsi ma compassion fait de la souffrance d’autrui une vérité et, plus insignifiant est l’être auquel cette compassion s’adresse, plus grand est le champ de ma sensibilité. — Voilà le trait de mon caractère qui pourrait sembler à d’autres une faiblesse. J’admets qu’il favorise l’exclusivisme, mais je suis assuré d’agir conformément à ma nature et, en tout cas, de ne faire mal à personne intentionnellement. Seule, cette considération peut encore déterminer mes actes : causer à autrui le moins de mal possible. En cela je suis absolument d’accord avec moi-même et c’est de la sorte seulement que je puis nourrir l’espoir de procurer du bonheur à d’autres êtres aussi, car l’unique vraie joie, c’est la communion dans la pitié. Je ne puis cependant l’imposer, cette sympathie : il faut que l’être ami me l’accorde spontanément. Et c’est pourquoi je n’ai pu rencontrer qu’une fois cette manifestation dans toute sa plénitude.

Je m’explique également pourquoi je puis avoir plus de compassion pour les êtres inférieurs que pour les êtres supérieurs. Telle qu’elle est, la nature supérieure s’est formée en s’élevant par ses propres souffrances jusqu’aux sommets de la résignation, ou bien elle possède les facultés indispensables pour s’élever jusque là, — facultés qu’elle a développées. Elle m’est proche immédiatement, elle est mon égale et avec elle je puis atteindre à la communauté de la joie. C’est pourquoi, au fond, j’éprouve moins de pitié envers les hommes qu’envers les animaux. Je constate qu’à ceux-ci manque la faculté de pouvoir s’élever au-dessus de la souffrance, la résignation et son apaisement profond, divin. S’ils arrivent donc, comme c’est le cas lorsqu’ils sont tourmentés, à la souffrance, je vois, avec l’angoisse, le désespoir au cœur, uniquement la souffrance absolue, sans rémission, sans le moindre but élevé, avec la mort comme seul moyen de délivrance, et, par là, la confirmation qu’il eût mieux valu pour eux ne pas entrer dans la vie. Si donc cette souffrance peut avoir un but, ce n’est qu’en éveillant la pitié de l’homme, qui recueille l’existence manquée de l’animal et devient le libérateur du monde en reconnaissant l’erreur de toute existence. (Un jour, cela te sera rendu plus clair dans le troisième acte de Parzival — matin du Vendredi-Saint.) Constater le non-développement de cette faculté de libération du monde par la compassion humaine, la voir périr par le manque volontaire de culture, me rend l’homme tout à fait antipathique et diminue ma pitié envers lui jusqu’à l’entière extinction de sensibilité en présence de sa détresse. En celle-ci se trouve, pour l’homme, la voie de la rédemption, qui manque à l’animal ; s’il ne la reconnaît pas et qu’il veuille plutôt la tenir fermée, j’éprouve le besoin de lui ouvrir cette porte toute grande et je puis aller jusqu’à la cruauté pour lui faire comprendre la détresse de la souffrance. Rien ne m’est plus indifférent que la plainte du philistin à propos de son bien-être troublé : toute pitié deviendrait ici de la complicité. De même qu’il résulte de tout mon être de s’employer à exalter ceux qui se trouvent à un niveau ordinaire, de même ici je n’ai qu’une seule envie, celle d’enfoncer l’aiguillon pour que l’on arrive à sentir la grande douleur de vivre !

Avec toi, mon enfant, c’est aussi fini de ma pitié ! Ton journal, que tu me donnas encore au moment suprême, tes dernières lettres, te montrent si haute, si sincère, si purifiée par la souffrance, si maîtresse de toi-même et du monde, que tu n’évoques plus en moi d’autre sentiment que la communauté de la joie, la vénération, l’adoration. Tu ne vois plus ta douleur mais bien la douleur du monde ; tu ne peux même plus te figurer la souffrance que sous cette forme. Tu es devenue poète, dans l’acception la plus élevée du mot.

Cependant j’éprouvai une terrible pitié pour toi le jour où tu me repoussas, quand tu étais la proie non plus de la souffrance, mais de la passion, quand tu te jugeais trahie, quand tu croyais méconnu ce qu’il y a de plus noble en toi. Alors tu m’apparus comme un ange abandonné de Dieu. Et, de même que ton état de crise me délivra rapidement de mon propre trouble, il me rendit inventif pour te procurer l’apaisement et la guérison. Je trouvai l’amie qui pouvait le mieux t’apporter la consolation et le réconfort, calmer, concilier. Voilà l’œuvre de la pitié ! Vraiment je pus oublier mon propre moi, je pus me frustrer à jamais des délices de ta vue, de ta présence, avec la seule pensée de t’apporter ainsi le calme, la pureté, de te rendre à toi-même. Ainsi ne dédaigne point ma pitié pour autrui, où que tu la voies s’exercer, puisqu’à toi je ne puis plus offrir que la communauté de la joie ! Oh ! celle-ci, c’est le plus haut sommet ; elle ne peut apparaître qu’avec la plus absolue sympathie. L’être inférieur, à qui j’accordai ma pitié, je dois m’en détourner rapidement, sitôt qu’il me demande la communauté de la joie. Ce fut la cause de mes dernières explications avec ma femme. La malheureuse avait compris à sa façon ma décision de ne plus passer le seuil de votre maison et croyait que cela signifiait une rupture avec toi. Elle s’imagina qu’à son retour la paix et la confiance devaient renaître entre elle et moi ! Combien effroyablement je dus la désappointer ! Maintenant — la paix ! — la paix. — Un autre monde va s’ouvrir pour nous ! Sois bénie en lui et bienvenue pour l’éternelle communauté de la joie ! —

3 Octobre.

J’ai une existence vraiment pénible, après tout ! Quand je songe de quelle terrible masse de soucis, d’exaspérations, d’angoisses et de chagrins je dois me charger, pour me procurer de temps à autre un peu de jouissance, j’ai presque honte de m’imposer encore de la sorte à la vie, car le monde, tout bien considéré, ne veut pas de moi. Cette lutte incessante en vue d’acquérir le nécessaire, ces fréquentes et longues périodes, pendant lesquelles je ne puis penser à rien d’autre qu’aux moyens de me procurer, pour peu de temps, de la tranquillité, et de pourvoir à mes besoins, en abdiquant ma véritable nature et en me montrant aux yeux de ceux par qui je veux subsister tout autre que je suis, — à dire vrai, c’est révoltant ! Et, par dessus le marché, il faut encore être fait comme moi pour voir cela si clairement ! Tous ces soucis s’accordent si bien et si naturellement avec l’existence de celui qui ne vit que pour lui-même et qui, dans l’effort pénible afin de se procurer le nécessaire, trouve précisément le condiment pour la jouissance imaginaire du résultat obtenu ! C’est pourquoi personne au fond ne comprend pour quelle raison cela révolte absolument quelqu’un comme moi, car c’est la destinée et la nécessité pour tous. Qui donc comprend réellement et avec sympathie qu’un être puisse considérer la vie non pas comme voie vers un but personnel, mais bien comme moyen indispensable d’atteindre un but supérieur ? Il faut que j’aie à accomplir une destinée particulière : sinon comment aurais-je pu résister si longtemps déjà et comment résisterais-je encore aujourd’hui, notamment ? — Ce qui est angoissant, c’est de sentir, de plus en plus, qu’aucun être, à vrai dire — aucun homme, du moins — ne s’intéresse à moi sérieusement, du fond de son cœur ; et, avec Schopenhauer, je me prends à douter de la possibilité de toute véritable amitié, je suis disposé à reléguer ce qu’on appelle ainsi dans le domaine de la fable. On ne s’imagine pas le moins du monde combien rarement un ami arrive à se rendre compte de la situation — pour ne point parler du caractère intime — de celui qu’il intitule son ami. Mais ceci s’explique de soi-même : d’après la nature des choses, cette amitié sublime ne peut constituer qu’un idéal, tandis que la Nature même, cette créatrice, cette égoïste cruelle dès l’origine, ne pourrait, même avec la meilleure volonté, y rien changer. Elle ne peut que se considérer dans chaque individu comme étant le monde tout entier, et ne reconnaître l’autre individualité qu’autant que celle-ci flatte cette erronée conception du moi. Voilà la vérité ! Et malgré cela, on tient bon ! Dieu ! quelle valeur doit donc avoir ce pour quoi l’on souffre encore, après de telles constatations !

5 Octobre.

Il n’y a pas longtemps, la comtesse A… m’annonça le prochain envoi d’une statuette. Je ne compris pas et achevai dans l’entretemps la lecture de l’Histoire de la Religion de Bouddha par Köppen. Un livre de peu de profit. Au lieu des traits caractérisant véritablement la plus ancienne des légendes, que je cherchais, rien, pour ainsi dire, que l’exposé de son développement tiré en longueur, lequel devient évidemment toujours d’autant plus déplaisant que le germe originel est plus pur et plus sublime. Après avoir été dûment révolté par la description détaillée du culte fixé dorénavant pour toujours, avec ses reliques et ses images, sans aucun goût, de Bouddha, je vois arriver la statuette, qui se trouve être un exemplaire chinois d’une de ses images vénérées. Grande fut mon horreur et je ne pus la cacher à la comtesse, qui croyait être dans le vrai.

On a beaucoup de peine à se défendre de pareilles impressions, dans ce monde porté à tout défigurer. Les gens aiment tellement à représenter ce qu’il y a de plus noble en le rabaissant à leur propre niveau, c’est-à-dire en le caricaturant, dès qu’ils ne peuvent s’élever jusqu’à lui ! Je suis parvenu toutefois à me conserver pur le Bouddha, fils de Çakya, malgré la caricature chinoise.

Cependant dans cette Histoire, j’ai découvert un trait nouveau, auquel je n’avais pas fait attention jusqu’ici, qui m’est précieux et me fournira probablement une solution importante. Le voici : Çakya-Mouni était tout d’abord absolument opposé à l’admission des femmes dans la communauté des saints. Il émet, à différentes reprises, l’opinion que les femmes sont beaucoup trop soumises par leur nature à la sexualité et, par là, au caprice, à l’opiniâtreté et à l’existence personnelle, pour qu’elles puissent parvenir au recueillement et à l’intense contemplation, indispensables à l’individu, s’il veut s’écarter de la tendance naturelle et aboutir à la rédemption. Ce fut Ananda, son disciple favori, le même auquel j’ai attribué un rôle dans mes Vainqueurs,[9] qui fit enfin renoncer le maître à sa rigueur et ouvrir aux femmes les portes de la communauté. Ceci avait pour moi une grande importance. Tout naturellement mon plan en acquit un vaste développement. Le plus difficile était de prêter une forme dramatique, voire musicale, à cet être humain délivré de tous désirs, le Bouddha lui-même. La solution du problème est en ce qu’il parvient encore à un dernier degré de purification en acceptant une nouvelle vérité, qui lui vient, — comme toute vérité — non point par l’enchaînement abstrait de conceptions, mais par l’expérience visible du sentiment, donc par un choc, un mouvement de son propre moi et qui lui fait gravir ainsi le dernier échelon vers la plus haute perfection. L’instigateur de cette ascension est Ananda, qui est encore plus près de la vie et directement sous l’influence du violent amour de la jeune Tchandala. Ananda, profondément touché, ne peut répondre à cet amour qu’en suivant sa voie, la plus élevée, en désirant attirer la bien-aimée à lui, pour lui faire partager les délices de la félicité suprême. Son maître s’oppose à ses desseins, non pas brutalement, mais en déplorant une erreur, une impossibilité. Finalement, lorsque Ananda, navré, croit devoir abandonner tout espoir, Çakya, par la puissance de sa compassion et comme attiré par un nouvel et dernier problème, dont la solution a retardé son renoncement à la vie, se sent disposé à éprouver la jeune fille. Celle-ci vient trouver le maître. Avec des supplications, elle lui demande de permettre qu’Ananda l’épouse. Et il énumère les conditions : renoncement au monde, détachement de tous les liens de la nature. À ce dernier commandement, elle est enfin assez sincère pour s’évanouir, brisée. Arrive alors (t’en souviens-tu encore ?) la belle scène avec les Brahmanes, qui reprochent à Çakya-Mouni sa conduite à l’égard de la jeune fille comme une preuve de l’erreur de sa doctrine. Çakya-Mouni refoule alors tout orgueil humain et sa compassion envers la jeune fille, dont il évoque à lui-même et dont il révèle à ses antagonistes toutes les existences antérieures, acquiert une telle force que, dès qu’elle se déclare prête à toutes les promesses, ayant senti toute l’immense connexion de la souffrance du monde par sa propre souffrance, il l’accepte dans la communauté des saints, atteignant ainsi au dernier degré de purification. Il considère maintenant son existence libératrice, vouée à tous les êtres, comme achevée, puisqu’il a pu octroyer le salut aussi à la femme — directement.

Heureuse Savitri ! tu peux suivre le bien-aimé partout, maintenant ! tu peux être à côté de lui pour toujours ! Heureux Ananda ! elle est auprès de toi, à présent, la bien-aimée ; tu l’as gagnée à jamais !

Mon enfant, le sublime Bouddha avait raison en bannissant sévèrement l’art. Quel être sent plus que moi que c’est ce malheureux art qui me replonge éternellement dans les douleurs de la vie, dans toutes les contradictions de l’existence ? Si je ne possédais pas ce don merveilleux, cette forte prédominance de la fantaisie créatrice, je pourrais devenir saint, selon la clarté de la conscience, suivant l’impulsion du cœur et, en cette qualité, je viendrai te dire : « Abandonne tout ce qui te retient, romps les liens de la nature ; à ce prix, tu trouveras la voie libre vers le salut ! »

Alors nous serions libérés : Ananda et Savitri ! Mais il n’en est pas ainsi. Car, vois ! cela même, cette connaissance et cette claire pénétration, elles refont de moi un poète, elles me ramènent vers l’art. Au moment où elles me viennent, elles m’apparaissent comme des images, avec la plus intense, la plus expressive visibilité, — mais comme des images qui me ravissent. Il faut que j’examine de plus près, plus attentivement, pour voir mieux, plus profondément, saisir les traits, arriver à l’exécution, donner la vie à cette image comme si elle était ma propre création. Pour cela j’ai besoin de dispositions favorables, d’enthousiasme, de loisir ; il me faut écarter les nécessités vulgaires, les distractions banales de la vie, et tout cela doit être conquis sur cette vie même, si maussade, si opiniâtre, si hostile partout, dont je ne puis m’approcher que de la façon qui lui convienne, la seule qu’elle comprenne ! Ainsi je dois tâcher éternellement, le remords dans l’âme, de vaincre l’erreur que je nourris moi-même — le souci, l’exaspération, la détresse —, rien que pour dire ce que je vois et ce que je ne puis être ! Pour ne point succomber, je tiens mon regard fixé sur toi ; plus fort je m’écrie : « Aide-moi, demeure à mes côtés ! », plus tu t’éloignes ; et une voix me répond : « Dans ce monde, où tu te charges de cette détresse pour réaliser tes visions, dans ce monde elle ne t’appartiendra pas ! Mais toutes les insultes, toutes les tortures, toutes les incompréhensions dont tu souffres, — cette atmosphère l’enveloppe aussi ; elle appartient à cela et cela a des droits sur elle. Pourquoi trouve-t-elle aussi le bonheur dans ton art ? ton art appartient au monde ; et elle appartient aussi au monde ! »

Oh ! si vous autres, savants bornés, vous compreniez le Bouddha, grand et aimant, vous vous émerveilleriez de la profondeur d’intuition qui lui montrait l’art comme l’obstacle le plus invincible pour arriver au bonheur ! Croyez-moi ! je puis vous l’affirmer !

Heureux Ananda, heureuse Savitri ! —

6 Octobre.

Le piano vient d’arriver, d’être déballé, installé. Pendant qu’on l’accordait, j’ai relu ton journal du printemps. Là aussi je retrouve l’Érard. — Depuis son arrivée, je me sens fort ému. À l’acquisition de cet instrument se rattache une circonstance significative. Tu sais depuis combien de temps je souhaitais vainement le posséder. Lorsque, en Janvier dernier, j’allai à Paris,[10] — tu sais pourquoi ? — étrangement m’obsédait l’idée de faire démarche sur démarche pour acquérir pareil instrument. Je ne mettais d’intention sérieuse dans aucun de mes projets ; tout m’était indifférent ; je ne m’occupais de rien avec assiduité. Tout autre fut ma visite chez Madame Érard : je m’enthousiasmai pour cette personne mesquine et parfaitement insignifiante, et — je l’appris dans la suite — je l’entraînai elle-même en plein enthousiasme. J’acquis l’instrument comme par jeu, je saisis l’occasion au vol. Merveilleux instinct de la nature, qui s’exprime en chaque individu suivant son caractère, toujours comme un instinct de conservation !…. L’importance de cette acquisition allait me devenir de plus en plus claire. Le 2 Mai, peu de temps avant la date à laquelle tu commenças ton « voyage de recréation, » lorsque j’allais me sentir tellement abandonné, arriva ce que j’avais si longtemps attendu. Le jour où l’on installa le piano chez moi, le temps était mauvais, froid et âpre : je dus renoncer à te voir sur la terrasse. Le piano n’est pas encore complètement installé que, soudain, je te vois sortir de la salle de billard sur le balcon de devant ; tu prends une chaise et regardes dans ma direction. Le piano était alors installé ; j’ouvris la fenêtre et frappai les premiers accords. Tu ne savais pas du tout encore que c’était l’Érard…. Durant tout un mois, je fus sans te voir et, pendant ce temps-là, il m’apparut de plus en plus clair et évident que nous devions rester séparés ! Maintenant, vraiment, ce serait fini de ma vie !…. Mais cet instrument d’une douceur mystérieuse et mélancolique, m’attira de nouveau complètement vers la musique. Je l’appelai « le cygne », venu pour reconduire dans sa patrie le pauvre Lohengrin !…. C’est dans ces conditions que j’entamai la composition de deuxième acte de Tristan. La vie fondait autour de moi comme une brume de rêve…. tu revins. Nous ne nous parlâmes plus : vers toi « le cygne » chantait. —

À présent, je suis complètement séparé de toi : entre nous deux se dressent les Alpes jusqu’au ciel. Je comprends de plus en plus clairement ce que doit être l’avenir, ce qu’il sera et que ma vie ne sera plus une vie… « Ah ! si l’Érard était ici ! » — ai-je pensé bien souvent, — « il me viendrait en aide, oui, sûrement !… » Longtemps je dus attendre. Il est ici, enfin, le magnifique instrument à la belle voix, que j’acquis au moment où je savais que j’allais devoir perdre ta présence. Avec quelle symbolique clarté me parle mon génie, mon démon, ici ! Presque sans connaissance je suis tombé alors sur le piano ; mais la sournoise volonté de vivre savait ce qu’elle voulait !… Le piano !… Oui, une aile : — l’aile[11] de l’ange de la Mort ! —

9 Octobre.

J’ai commencé maintenant. Avec quoi ?

Je ne possédais de nos lieder[12] que les rapides esquisses au crayon, parfois tout à fait sommaires et si indéchiffrables que je craignais de les oublier absolument quelque jour. Je me suis contraint à les rejouer ; je les ai complètement évoqués à ma mémoire : puis je les ai notés avec soin. Maintenant il n’est plus nécessaire que tu m’envoies les tiens ; j’ai les miens ici…

Ce fut donc mon premier travail. Les ailes sont essayées. Je n’ai jamais fait mieux que ces lieder et fort peu de chose dans mon œuvre pourra les égaler.

« Et dévoile ton énigme,
Nature sacrée ! … »

J’avais grande envie de modifier l’expression « nature sacrée ». La pensée est exacte, mais non pas l’expression. La nature n’est pas « sacrée », sauf là où elle s’élève jusqu’à la sérénité. Mais pour l’amour de toi, je n’ai rien modifié.[13]

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12 Octobre.

Mon ami Schopenhauer dit quelque part : « Il est beaucoup plus facile de relever dans l’œuvre d’un grand esprit les fautes et les erreurs que de donner de sa valeur un exposé clair et complet. Car les fautes sont choses particulières et déterminées, ce qui permet de les apercevoir dans leur intégralité, tandis que, au contraire, la marque distinctive que le génie imprime à son œuvre, c’est ce qui en fait l’excellence insondable, inépuisable. »

J’applique cette sentence avec la plus profonde conviction à ta dernière lettre. Ce qui me semblait erroné en elle, je l’apercevais si facilement et j’aurais pu parler de cela tout de suite après la lecture ; la profondeur, la beauté, le caractère divin de ta lettre, toutefois, est à ce point infini et inépuisable que je ne puis qu’en jouir et non pas en parler avec toi. Quelle unique et efficace consolation c’est pour moi, de te savoir si haute, si pure, il m’est impossible de te l’exprimer autrement que par tout l’effort à venir, l’effort final de ma vie. Quelle en sera l’apparence extérieure, je ne puis te le dire, il est vrai, car ceci appartient au Destin. Mais l’essence intérieure, de laquelle je tirerai les contours extérieurs de ma destinée, se condense au fond de mon être en une conscience claire et ferme, que je vais l’expliquer aussi bien que possible. —

Tu connais ma vie jusqu’au jour où je te rencontrai, jusqu’au jour où tu devins mienne. Du monde, dont l’essence était de plus en plus hostile à mon être, je me retirais toujours plus consciemment et décidément, sans pouvoir rompre cependant tous les liens qui m’y rattachaient, étant donné ma situation d’artiste et d’homme dépourvu de ressources. Je fuyais les êtres humains, parce que leur contact m’était douloureux ; avec une intention persévérante, je recherchais la solitude et la vie retirée et, par contre, je nourrissais, avec une intensité croissante, le désir de trouver en un seul cœur, en une individualité donnée, le port de refuge, le hâvre de délivrance, où je fusse accueilli sans réserves. Conformément à la nature du monde, ce ne pouvait être qu’une femme aimante : même sans la découvrir, ceci devait être clair pour mon regard intuitif de poète, et les plus nobles tentatives n’avaient pu que me démontrer l’impossibilité d’atteindre mon but dans l’amitié d’un homme. Mais jamais je n’ai cru que je trouverais le bonheur aussi complet, l’apaisement aussi absolu qu’auprès de toi. Encore une fois, je le répète : tu as eu le courage de te précipiter dans toutes les souffrances possibles du monde pour pouvoir me dire « Je t’aime ! » Ce fut ma délivrance ; de là me vint ce calme sacré, qui attribua à ma vie une signification nouvelle… Mais ce but divin ne pouvait être atteint qu’au prix de toutes les souffrances, de toutes les angoisses de l’amour : nous avons vidé le calice jusqu’à la lie !… Et maintenant que nous avons subi tous les tourments, qu’aucune souffrance ne nous fut épargnée, maintenant doit apparaître clairement l’essence de la vie supérieure, que nous avons méritée par les affres de ces difficiles épreuves. En toi, elle brille déjà si pure, avec tant de certitude que, pour ta joie, je ne puis que te montrer à présent de quelle façon elle commence à apparaître en moi.

Le monde est vaincu : par notre amour, par nos souffrances, il s’est vaincu lui-même. Il ne m’est plus un ennemi, devant lequel fuir, mais bien un objet indifférent, sans importance pour ma volonté, à l’égard duquel je n’éprouve plus la moindre crainte, qui n’évoque en moi aucune douleur, partant plus de dégoût. Je sens cela d’autant plus distinctement que je n’éprouve plus avec autant d’intensité le désir de la solitude absolue. Ce désir prenait autrefois les proportions d’une véritable nostalgie, d’une poursuite passionnée. Il est — je le sens bien — tout à fait apaisé. Les dernières décisions que nous avons prises m’ont conduit à cette claire intuition : — que je n’ai plus rien à désirer, plus rien à chercher. Après la plénitude avec laquelle tu t’es donnée à moi, je ne puis plus appeler cela de la résignation, encore moins du désespoir. Cet état d’âme audacieux s’opposait à moi autrefois, comme résultat final de mes désirs et de mes recherches : étant heureux par toi, je suis libéré de sa nécessité. J’ai la sensation d’un rassasiement divin. La passion est morte, parce qu’elle est complètement apaisée … Ravivé, j’envisage de nouveau ce monde, qui m’apparaît ainsi sous un tout autre aspect. Car je n’ai plus rien à chercher en lui, je n’ai plus à trouver le hâvre de sûreté où je me pouvais dérober à lui. Il m’est devenu un spectacle tout à fait objectif, comme la nature, où je vois arriver et s’en aller le jour, où je vois naître et mourir des germes de vie, sans que mon être intérieur paraisse devoir dépendre de ces arrivées et de ces départs, de ces naissances et de ces morts. Envers lui, je joue presque exclusivement le rôle de l’artiste qui observe et qui crée, de l’homme sensible qui sympathise, sans toutefois, moi-même, vouloir, chercher, poursuivre quoi que ce soit. Tout extérieurement, je reconnais cette situation nouvelle encore à ceci, c’est que je n’éprouve plus le désir, bien connu de toi, d’une demeure retirée et solitaire ; et j’admets qu’en cela l’expérience, douloureusement acquise, m’apporte sa collaboration. Car tout ce que je pouvais acquérir de supérieur et de plus précieux en ce sens-là ne me satisfait point, parce que notre séparation et la nécessité de celle-ci me devaient enseigner que « l’Asile » ardemment désiré ne peut, ne doit pas m’être accordé.

Mais où donc me préparer un asile nouveau ? Je suis devenu tout à fait insensible à ce désir depuis que j’ai quitté le dernier, le malheureux « Asile ». Par contre, je me sens, au plus profond de mon être, tellement fortifié et calmé, protégé contre les atteintes du monde entier par l’asile inviolable, indestructible et éternel que j’ai trouvé dans ton cœur, que de là je puis contempler le monde avec un sourire bienveillant et plein de compassion, ce monde auquel il m’est désormais possible d’appartenir sans dégoût, précisément parce que je ne lui appartiens plus en sujet souffrant, mais seulement en sujet compatissant. J’accepte donc, exempt de tout désir, la forme de ma destinée extérieure, pour la déterminer ensuite comme il me convient. Je ne désire plus rien ; ce qui se présentera à moi de soi-même et ne sera pas contraire à ma lucide conscience, je l’accepterai avec calme, sans espoir, mais aussi sans désespoir, afin d’accomplir ma tâche le mieux possible, autant que le permettra le monde, sans m’occuper d’une récompense, sans même demander la compréhension… En suivant cette voie calme, (dont la découverte est le résultat de luttes sans fin contre le monde et ensuite de ma délivrance par ton amour !) je m’établirai probablement un jour là où je disposerai de sérieuses ressources d’art, de l’acquisition desquelles je n’ai pas besoin de m’inquiéter en premier lieu (car pareil jeu ne me représente plus grand’chose), et ainsi je pourrai me faire exécuter périodiquement, à mon gré et d’après mes loisirs, mes œuvres d’une façon supportable. Evidemment, il ne peut être en aucune façon question d’une place ou d’un emploi. Je n’ai pas non plus la moindre prédilection pour tel ou tel endroit : — car nulle part je ne cherche plus rien de certain, d’individuel, pas même d’intime. Je suis complètement libéré de ce besoin ! J’accepterai plutôt ce que me permettront mes relations les plus banales, même les plus superficielles avec mon entourage, et cela me sera d’autant plus aisé que la ville où je résiderai sera plus considérable. Je ne songe pas le moins du monde à me retirer vers quelque intimité que ce soit (à Weimar, par exemple) ; pareille pensée me révolte même absolument. Je ne puis me faire à mon sentiment de sécurité à l’égard du monde qu’en considérant les hommes d’une façon générale, sans la moindre relation individuelle. Jamais je ne pourrai plus m’efforcer d’attirer l’un ou l’autre à moi, comme à Zurich…

Tels sont les traits fondamentaux de mon état d’âme. Ce qui adviendra au point de vue de l’extérieur, je ne puis l’affirmer avec certitude — je le répète. — D’ailleurs cela m’est profondément indifférent. Je ne pense nullement à quoi que ce soit de stable pour mon avenir : en poursuivant la stabilité, je me suis tellement habitué au changement ! Je lui laisse d’autant plus le champ libre que je suis entièrement sans désirs.

Quelle forme prendront nos relations personnelles, les relations entre toi et moi ? Pour cela, ma chérie, il faudra nous fier à la Destinée. C’est la seule chose qui me fasse encore souffrir.

Car ici est le point sensible, l’aiguillon de la douleur, l’amertume envers autrui qui rendent pour nous impossible le divin bonheur d’être ensemble, sans que les autres y gagnent eux-mêmes quoi que ce soit ! Ici nous ne sommes pas libres, nous dépendons de ceux pour lesquels nous nous sacrifions et vers qui nous nous tournons maintenant avec la pensée du grand sacrifice dans l’âme, pour expérimenter sur eux tout d’abord l’effet de notre compassion. Tu élèveras tes enfants ; — que ma fervente bénédiction t’accompagne dans cette tâche ! Puisses-tu trouver la joie et la noble récompense de tes efforts en eux ! Je ne hausserai jamais mon regard vers toi qu’avec le plus profond contentement. — Nous nous reverrons bien aussi ; mais, ce me semble, d’abord seulement comme en rêve, comme deux fantômes qui se rencontrent aux lieux où ils ont souffert, pour éprouver encore une fois la jouissance des regards échangés, des mains pressées, qui les enlevait au monde et leur gagnait le ciel. Si — étant donné ma paix profonde — j’atteignais un bel âge, peut-être le bonheur me serait-il accordé de retourner auprès de toi, lorsque toute souffrance et toute rancune auraient été vaincues. Alors « l’Asile » pourrait encore devenir une vérité. Peut-être que j’aurai même besoin de soins. Ils ne me manqueront sans doute pas. Peut-être — un matin, tu arriverais pourtant encore, par le cabinet de travail tendu de vert, jusqu’à mon lit, pour recevoir dans ton embrassement, mon âme, avec un dernier baiser d’adieu. … Et mon journal se terminerait ainsi comme il a débuté. Oui, mon enfant ! que ce journal soit clos là-dessus ! Il te représente mes souffrances, mon ascension, mes luttes, mon jugement sur le monde et, surtout, mon éternel amour pour toi ! Accepte-le avec bienveillance et pardonne-moi s’il rouvre parfois une blessure…

Maintenant je retourne à Tristan, afin que, par son intermédiaire, l’art profond du silence sonore te parle en mon nom. La solitude et la retraite dans laquelle je vis me raniment ; j’y rassemble mes forces douloureusement éparpillées. Déjà, depuis quelque temps, beaucoup mieux qu’auparavant, je puis apprécier le bienfait d’un sommeil profond et calme pendant la nuit : je voudrais pouvoir le donner à tous ! Je veux en jouir jusqu’à ce que mon œuvre prodigieuse soit mûrie et terminée. Alors seulement je verrai quelle mine me fera le monde. Le grand-duc de Bade, par ses démarches, m’a obtenu l’autorisation de séjourner en Allemagne pendant quelque temps, afin de monter personnellement une nouvelle œuvre. Peut-être en userai-je pour Tristan. Jusque là je reste avec lui, seul dans un monde de rêve devenu vivant et présent.

S’il m’arrive quelque chose qui vaille la peine d’être communiqué, je le note, je l’ajoute à ma collection, et tu en recevras communication dès que tu en témoigneras le désir. Nous nous donnerons mutuellement de nos nouvelles aussi souvent que possible, n’est-ce pas ? Elles ne peuvent plus que nous réjouir, car entre nous tout est pur et clair ; aucune erreur, aucun malentendu ne peuvent plus peser sur nous. Adieu donc, mon ange, ma libératrice, divine, chère et pure femme ! Adieu ! Sois bénie avec toute la dévotion profonde de mon âme ![14]




Venise. 1858.

18 Octobre.

Il y a aujourd’hui un an, nous avions une belle journée chez les Wille. C’était le temps merveilleux. Nous fêtions le 18 Septembre.[15] En revenant de la promenade vers les hauteurs, ton mari offrit le bras à Madame Wille. Je pouvais donc t’offrir le mien. Nous parlâmes de Calderon : comme il vint à propos ! À la maison, je me mis tout de suite au nouveau piano : je ne comprenais pas moi-même comment je jouais si bien… Ce fut une magnifique, une rassasiante journée… L’as-tu fêtée aujourd’hui ? Oh ! ce beau temps, il devait fleurir pour nous une fois ; il passa, — mais la fleur ne périt pas, son parfum persistera éternellement dans nos âmes. —

Aujourd’hui je reçus également une lettre de Liszt, qui me réjouit beaucoup,[16] de sorte que je suis dans une disposition d’esprit vraiment sereine. Et, avec cela, il fait beau temps ! — J’avais écrit à Liszt toutes sortes de choses pénibles : il le fallait bien, puisqu’il m’est si cher et que je lui dois donc la plus absolue sincérité. Il me répond maintenant avec une inébranlable tendresse. J’apprends par cette belle expérience que je n’ai point à regretter ma conviction de l’impossibilité d’une amitié parfaite, telle qu’elle se présente à nous comme idéal. En effet, cette impossibilité ne me rend nullement insensible ; mais, tout au contraire, d’autant plus reconnaissant et plein de sympathie pour ce qui, dans la réalité, se rapproche de cet idéal.

Entre l’intelligence de Liszt et la mienne, il existe une telle différence, et si essentielle, que souvent la difficulté et même, — me faut-il croire — l’impossibilité de me faire comprendre par lui me tourmente et me dispose à une amertume ironique. Mais ici l’affection entre en jeu, avec un tel désir de conciliation et d’apaisement, que je ne crois pour ainsi dire plus à des relations de chaude amitié entre hommes que s’il existe entre eux des différences de conceptions. Car ce sentiment amical est le seul qui puisse établir l’harmonie : les façons de penser ne concorderont jamais, à moins qu’il s’agisse d’êtres insignifiants et que leurs opinions soient fondées sur des lieux communs. Si elles sont au-dessus de ce niveau, plus originales, il ne saurait être vraiment question que d’une concordance logique et pratique des intelligences comme cela arrive dans les sphères scientifiques. La véritable amitié ne commence que là où elle aplanit, comme par une intervention supérieure, les divergences et fait qu’elles paraissent insignifiantes. J’ai ressenti cette impression agréable plusieurs fois déjà par Liszt. Cependant je ne puis nier qu’il soit préférable pour tous deux de ne point demeurer trop longtemps ensemble, car alors j’ai à craindre une révélation trop évidente de la différence qui existe entre nous. Nous gagnons beaucoup à rester éloignés l’un de l’autre. —

Quant à nous deux, toi et moi, loin ou près, nous sommes unis, nous ne faisons qu’un ! —

24 Octobre.

Comme je dépends de toi, ma bien-aimée ! je l’ai si profondément senti, ces derniers jours. Par toi seulement j’avais acquis la belle sérénité de mon âme : je te savais si haute et purifiée, que je devais l’être avec toi. Et, à présent, voici venir ce deuil, cette douleur mélancoliquement grave, de te savoir affligée par la perte de ton fils ![17] Quel changement soudain ! Toute fierté, tout apaisement si vite évanouis dans un frémissement de tendre angoisse ; chagrin profond, larmes, deuil ! Le monde, à peine édifié, vacille, le regard ne le voit plus qu’à travers les pleurs. La puissance de l’extérieur est venue frapper à la porte de nos âmes, pour vérifier si tout y est sincère. Ce fut une période grave. Me sauras-tu gré de ce qu’en ces jours je n’ai pensé que bien péniblement à mon travail, je pourrais presque dire pas du tout ?… Mais je n’en conclus cependant pas, qu’il s’agit d’une fausse vocation pour moi ; je suis persuadé plutôt que ce travail même ne constitue qu’une expression de mon être, lequel dispose encore d’autres, et plus sûrs moyens de s’exprimer. Je puis souffrir avec toi, m’affliger avec toi. Pourrais-je faire chose plus belle, lorsque tu souffres, lorsque tu es dans l’affliction ?

Tâche que je reçoive au plus tôt de tes nouvelles, afin que je puisse te voir clairement, en cette grave et lourde épreuve ! Comme ce qui vient de toi, ce que tu me diras sera un enseignement, un surcroît de noblesse pour moi. Que je retrouve dans tes paroles le sentiment, qui s’est habitué à embrasser le monde tout entier, dont faisait partie aussi ton fils, sa vie, son doux trépas. Sois certaine d’être comprise toujours par ma fervente amitié !… Chère, pauvre enfant ! —

31 Octobre, soir.

Ne sais-tu donc pas, mon enfant, que je dépends de toi, uniquement de toi ? Que la grave sérénité, avec laquelle se fermait le journal que je t’ai expédié,[18] n’était que l’image réfléchie de la tienne, du bel état de ton âme, qui m’était communiqué ? Oh ! ne me tiens pas pour tellement grand, que je puisse être, rien que pour moi et par moi, ce que je suis, et tel que je suis. Combien profondément je le sens maintenant ! Je suis déchiré jusqu’au cœur par une souffrance, envahi par une détresse inexprimables ; — j’ai reçu ton envoi, j’ai là ton journal, ta réponse !… Ne sais-tu donc pas encore que je ne vis que par toi ? Est-ce que tu ne le croyais point, lorsque, tout récemment, je te le faisais dire ? T’égaler, m’élever jusqu’à toi, voilà maintenant à quoi doit s’attacher ma vie ! Il ne faut pas m’en vouloir, quand je t’affirme, que nous ne faisons qu’un, que je sens comme toi, que je partage ton état d’esprit, la plus cachée de tes souffrances, non seulement parce que tout cela est ta vie, mais parce que, très clairement, très certainement, c’est la mienne aussi ! — Te rappelles-tu ce que nous nous écrivîmes, quand j’étais à Paris,[19] alors que, simultanément, éclatait en nous la douleur, après la communication réciproque et enthousiaste de nos projets ? Il en est encore ainsi ! Il en sera ainsi toujours, à jamais ! Tout est chimère ! Tout est illusion ! Nous ne sommes point faits, pour conformer le monde à notre image. Ô cher et pur ange de vérité ! Sois bénie pour ton divin amour ! Oh ! je savais tout ! Quels jours pénibles j’ai traversés ! Quelle angoisse croissante, quels profonds tourments ! Le monde était arrêté ; je ne pouvais respirer, qu’en sentant ton haleine. Ô ma douce, douce femme ! Je ne puis te consoler aujourd’hui, moi, pauvre et triste, brisé comme je le suis ! Je ne puis t’offrir non plus le baume pour ta blessure, la « guérison », je ne puis te l’apporter ! Comment serait-ce possible ? Mes larmes amères coulent, comme un torrent tumultueux : — est-ce là ce qui pourrait te guérir ?… Je sais, ce sont les larmes d’un amour, tel qu’on n’en vit peut-être jamais : dans ces larmes me paraît ruisseler toute la détresse du monde. Et cependant, l’unique félicité, que je puisse éprouver aujourd’hui, elles me la donnent ; elles me donnent une profonde, une absolue certitude, un droit indestructible, inattaquable. Ce sont les larmes de mon éternel amour pour toi. Est-ce qu’elles pourraient te guérir ?… Ô ciel ! plus d’une fois je fus sur le point de partir, sans perdre une seconde, pour aller te rejoindre. Y renonçai-je par souci de moi-même ? Non ! Assurément non ! Mais par souci de tes enfants !… Pour l’amour d’eux, encore et toujours : courage !… Ce ne sera plus long. Il me semble, oui vraiment, que je pourrai bientôt me présenter à toi, entouré de plus de beauté, enveloppé d’un charme plus grand, en un mot plus digne de toi : je le voudrais tant !… Mais qu’est-ce donc que vouloir ?…

Non ! non ! Ma douce enfant ! Je sais tout ! Je comprends tout : — je vois clairement, tout à fait clairement, la situation… ! C’est à devenir fou !… Laisse-moi maintenant en finir ! Non pour chercher le repos, mais pour me plonger dans la volupté de ma douleur !… Ô ma chérie !… Non ! Non ! il ne te trahira pas, lui !… Jamais, jamais !

1er Novembre.

Aujourd’hui c’est la Toussaint !

Je me suis réveillé d’un sommeil court, mais profond, après des tourments prolongés et terribles, tels que je n’en ai jamais encore éprouvés. J’étais installé au balcon et regardais le Grand-Canal, avec le courant de ses ondes noires au-dessous de moi ; un vent d’orage soufflait. Mon saut, ma chute, on n’aurait rien entendu. Ce saut m’aurait délivré de toutes mes souffrances. Je fermai le poing, pour me hisser par-dessus la balustrade… Était-ce possible — en songeant à toi, à tes enfants ?…

Le Jour de la Toussaint est arrivé !…

Repos éternel à toutes les âmes !…

Je sais maintenant, qu’il me sera donné encore de mourir entre tes bras ! J’en suis sûr, à présent !… Bientôt je te reverrai : au printemps, certainement ; peut-être déjà au cœur de l’hiver. —

Vois, mon enfant ! Le dernier aiguillon est arraché de mon âme !

. . . . . . . .

Je suis en possession de toute ma force maintenant. Nous nous reverrons bientôt !…

N’attache pas tant d’importance à mon art ! Je l’ai senti clairement : il n’est pour moi ni une consolation, ni une compensation ; il ne fait qu’accompagner ma profonde harmonie avec toi, il fortifie mon désir de mourir entre tes bras. Lorsqu’arriva l’Érard, il ne put me charmer vraiment que parce que, après la tourmente, ton amour profond et inaltérable m’apparut avec plus de certitude, plus d’évidence que jamais. Avec toi, je puis tout ; sans toi, rien. Rien ! Ne te laisse point égarer par l’expression d’une âme sereine et calme, qui formait la conclusion de mon journal : elle n’était que le reflet de ta hauteur d’âme digne et belle. Tout en moi s’écroule, dès que je remarque le plus léger désaccord entre nous. Crois-moi, mon unique ! Tu me tiens dans tes mains ; c’est avec toi seule que je puis arriver au but suprême. —

Après cette nuit terrible, je viens à toi avec cette supplication : — aie confiance en moi, une confiance absolue, illimitée ! Et cela veut uniquement dire : sois persuadée que je puis tout avec toi, rien sans toi !….

Ainsi, tu sais qui dispose de moi, de mes souffrances, de mes actes ; c’est toi, même quand il m’arrive de me méprendre à ton sujet. Et ainsi je suis sûr de toi. Tu ne m’abandonneras pas, tu ne voudras pas ne plus me parler ; tu m’accompagneras fidèlement à travers la misère et la détresse. Tu ne peux agir autrement ! Cette nuit, j’ai conquis un nouveau droit sur toi : — tu ne peux pas me savoir rendu à la vie, et me refuser n’importe quelle faveur !

Aide-moi donc ! Car, moi aussi, je veux venir à ton aide, fidèlement…. Aide-moi à supporter le terrible fardeau qui pèse sur mon cœur : — c’est un fardeau,… mais… c’est sur mon cœur qu’il pèse. — Un médecin, en qui j’ai toute confiance, m’a fait connaître hier la nature exacte de la maladie de ma femme. Il semble qu’elle soit perdue. Un hydrothorax menace de se développer sous peu ; elle va souffrir cruellement, longuement peut-être, la souffrance ira toujours croissant : l’unique délivrance possible est la mort. Ce qui peut seul adoucir son sort, c’est la plus grande tranquillité, l’éloignement de toutes préoccupations morales…. Aide-moi à soigner la malheureuse ! Je ne pourrai le faire que de loin, parce qu’il me faut considérer mon éloignement d’elle comme une nécessité absolue. J’en serais incapable de près ; puis ma proximité ne serait pour elle qu’une cause d’agitation. Il ne m’est possible de la tranquilliser que de loin ; car je me règle ainsi pour mes communications d’après mes loisirs et mes dispositions, de façon à ne jamais perdre de vue mon devoir envers elle. Mais ceci aussi, je ne le puis pas non plus, sans ton assistance. Je ne puis supporter d’apprendre que tu saignes, je ne puis supporter la misère d’être incapable de guérir tes blessures ! Cela me brise en mille pièces, et me conduit là d’où, cette nuit, je suis revenu encore une fois vers toi ! N’est-ce pas, mon ange ? Tu me comprends ? Tu sais que je suis à toi, et que toi seule disposes de mes actes, de mon travail, de mon art, de mes décisions ? Ne te refuse point à le reconnaître : car c’est la vérité ! — Aucun « cygne » ne m’aidera, si toi tu ne m’aides pas ; rien n’a de sens, de signification importante que par toi ! Oh ! crois-le, crois-le donc ! Ainsi, quand je te dis « aide-moi en ceci, aide-moi en cela, » je veux dire seulement « sois persuadée que je ne puis rien sans toi, que je ne puis quelque chose que par toi ! » Voilà tout le mystère…. Il ne m’a jamais dévoilé ses profondeurs aussi clairement qu’aujourd’hui. Depuis la mort de ton enfant, mon travail allait lamentablement. Je voyais avec certitude, que mon art ne me console pas, qu’il n’est que l’expression de l’état d’âme du solitaire, quand il se sent uni à toi, et n’a pas à s’attrister pour toi. Ah ! c’est pour cela qu’il marche si difficilement depuis longtemps, mon travail : il me semble un jeu futile, mon véritable moi n’y intervient pas sérieusement, à proprement parler ; il n’y est jamais intervenu, mais il est resté toujours au dehors, là-au-dessus, dans l’atmosphère de mes aspirations ferventes, dans ce qui seul maintenant me rend capable encore de vivre et de me vouer à mon art ! — Crois-moi donc ! Crois-moi ! C’est toi seule qui représentes pour moi le sérieux de la vie !… Cette nuit, quand je retirai ma main de la balustrade du balcon, ce n’était pas la pensée de mon art qui me retint ! Dans cet instant terrible m’apparut, avec une clarté presque visible, l’axe véritable de ma vie, autour duquel ma résolution a tourné de la mort à la vie nouvelle : c’était toi ! — Toi !… Il me semblait qu’un sourire planait sur moi : — ne serait-ce pas une félicité plus grande, de mourir entre tes bras ?…

. . . . . . . . .

Il ne faut pas m’en vouloir, mon enfant ! « Une larme a coulé ; la terre m’a reconquis !… »[20] Jour de toutes les âmes ! Jour de résurrection ! J’écris aujourd’hui à Heim,[21] qu’il me procure la « passe » pour mon Érard ; je veux m’en servir, à l’effet d’introduire cependant l’instrument en Suisse une nouvelle fois sans acquitter de droits de douane. Depuis cette nuit, le « cygne » a perdu beaucoup de sa signification ; vaut-il assez pour que je puisse t’en promettre encore de la joie ?

Oui, c’est dur, bien dur, mon enfant chérie ! Mais nous sommes assez riches pour acquitter notre dette de vie, et conserver encore pour nous le bénéfice le plus immense. Mais, n’est-ce pas ? Tu me réprondras ? Et — si je ne puis te procurer la « guérison », du moins tu ne

dédaigneras pas mon « baume » ?

Bientôt nous nous reverrons !…
      Au revoir !…
Jour de toutes les âmes !
      Au revoir !
Et garde-moi ton affection ! —


24 Novembre. Venise.

Karl[22] m’a quitté pour quelque temps, afin d’aller féliciter, à l’occasion de son anniversaire, sa mère malade. Il reviendra sous peu. Son départ m’a fortement ému. L’étrange garçon avait peine à me quitter. Je pense bien que quiconque a beaucoup pu me voir, ces mois derniers gardera de moi une belle impression. Je n’ai jamais été aussi clair en tout que maintenant, et l’amertume a pour ainsi dire absolument disparu. Celui qui sait bien n’avoir plus à chercher, mais rien qu’à donner, celui-là est réconcilié avec le monde tout entier, car son éloignement consistait seulement, en ce qu’il cherchait quelque chose, là où rien ne pouvait lui être donné. Comment est-on arrivé à cette force merveilleuse du don ? Certes uniquement parce qu’on ne veut plus rien pour soi-même. Celui qui comprend, que l’unique bonheur intense auquel un cœur profond tienne, ne peut être donné par le monde, celui-là sent aussi à la fin combien il est en droit de refuser ce qu’il ne possède point. Mais qu’entendons-nous par « le monde » ? À notre sens, tous les humains, qui peuvent se donner vraiment ce qu’ils veulent pour leur félicité : honneurs, gloire, bien-être, mariage avantageux, société agréable, joie de la possession sous toutes ses formes. Celui qui n’atteint point pareil but en veut pour cela au monde. Mais qu’il nous conviendrait peu, à nous, de garder rancune au monde ! Nous ne désirons rien de ce qu’il peut retirer ou donner au gré de son caprice. De sorte qu’alors mon regard se porte avec compassion vers l’humanité, et je me réjouis du pouvoir de donner, qui apporte la consolation, là où l’illusion se crée des souffrances. Celui qui est tellement, si merveilleusement au-dessus du monde, ne doit, ne peut, sous aucun prétexte exiger quelque chose de lui ni accepter quoi que ce soit, sauf le cas où il élèverait ou rendrait heureux le donateur par l’acceptation. Si nous voulions de lui, au contraire, un réel sacrifice, qu’il sait être tel, et auquel il ne se résoudrait qu’à contre-cœur, cela devrait nous démontrer immédiatement, que nous sommes descendus de notre hauteur, et que nous étions en train de manquer à notre dignité. Tel était également le sens de la mendicité bouddhiste ; le religieux, qui avait renoncé à toute possession, apparaissait, calme et grave, dans les rues et devant les maisons, pour rendre heureux ceux qui lui faisaient l’aumône, par l’acceptation de celle-ci. Qu’aurait donc pensé le saint homme, qui avait renoncé à tout, s’il avait dû arracher l’aumône à un donateur peu empressé, par exemple pour apaiser sa faim, lui pour qui le jeûne était une pratique dévote ? Cela m’a procuré une satisfaction d’être tout de suite fixé sur cette tendance du « donner et recevoir », ayant, il y a quelque temps, à répondre à un ami, au lac de Zurich. Honteux, oui, criminel même serait, de vouloir obtenir quelque chose dans ce sens mauvais du véritable esprit du monde, cet esprit qui s’imaginerait me faire une concession, tandis que moi je croirais l’élever jusqu’à ma hauteur par la plus noble des intentions. Comme j’étais altier, là ; mais nullement amer ! Le mendiant bouddhiste s’était trompé de maison : et le jeûne lui devint une dévotion ! Où je croyais apporter le bonheur, on croyait devoir se sacrifier à moi. Reconnaître cette erreur, cela ne suffisait-il point ? Et quand je devrais donner jusqu’à mon dernier souffle : tout ce qui vit en moi restera pur et divin, si aucun sacrifice du monde ne le grève. Cette conviction, cette volonté, voilà précisément ce qui nous rend si grands, ce qui nous donne la force immense de ne plus ressentir même la douleur et — de nous faire du jeûne une dévotion…

Je m’étais proposé de voyager cet hiver. J’y renonce. Mais à présent je contemple le monde d’un regard de plus en plus clair ; à chaque dévotion, mon esprit acquiert une force miraculeuse. Actuellement, je dois posséder une grande puissance sur les hommes. Je pus constater cet effet sur Karl, quand il me dit adieu pour quelque temps. Je ne me sens pas toujours bien, physiquement parlant. Mais mon âme reste ordinairement sereine. Aussi me faut-il sourire, quand le petit kobold vient hanter la maison : hier, j’ai entendu de nouveau son remue-ménage.

1er Décembre.

Pauvre malheureux, voilà huit jours que je suis cloué à la chambre et, cette fois, même sur mon fauteuil, d’où je ne puis me lever, et d’où l’on me porte dans mon lit le soir. Cependant il ne s’agit que d’une souffrance extérieure, que je crois même des plus décisives pour ma santé générale : donc mon état accroît pour moi l’espoir de pouvoir me vouer dorénavant, corps et âme, à mon travail, tandis que les interruptions de celui-ci, précisément, rendaient mes dernières crises de maladie tout à fait intolérables… Durant ces périodes, mon intellect est toujours très éveillé : des plans et des ébauches occupent vivement mon imagination. Pour le moment, ce sont les problèmes philosophiques qui m’obsèdent. En ces derniers temps, j’ai relu lentement le chef-d’œuvre de mon ami Schopenhauer et, cette fois, il m’a conduit plus près encore que d’ordinaire à l’élargissement, même, dans certains points, à la correction de son système.[23] Le sujet présente une grande importance, et il devait être réservé peut-être à ma nature toute spéciale, précisément durant cette période toute spéciale de ma vie, de découvrir des horizons, qui devaient rester fermés à d’autres. Il s’agit d’indiquer nettement la voie vers l’apaisement absolu de la volonté par l’amour, et non point par une philanthropie abstraite, par le véritable amour, par l’amour ayant son origine dans l’amour sexuel, c’est-à-dire dans l’inclination de l’homme vers la femme et réciproquement, voie qui n’a été reconnue par aucun philosophe, non plus par Schopenhauer. Tout dépend de ma décision de mettre à profit ou non l’arsenal des conceptions que me fournit Schopenhauer lui-même (ceci au point de vue de la philosophie, car, en qualité d’artiste, je possède mes ressources propres). L’explication conduit loin et profondément ; elle implique une exacte description de l’état dans lequel nous devenons capables de reconnaître les idées, comme par exemple, de la génialité en soi, que je ne considère plus comme l’état de séparation de l’intellect et de la volonté, mais bien plutôt comme une élévation de l’intellect individuel, de telle sorte qu’il devienne l’organe essentiel de l’espèce, donc de la volonté elle-même en soi également. C’est la seule explication de la joie, de l’extase mystérieuses et enthousiastes dans les moments les plus intenses de géniale intuition, que Schopenhauer semble à peine connaître, parce qu’il ne peut les trouver que dans la paix et le silence de la volonté affective individuelle. Par une conception tout à fait analogue à celle-ci, j’aboutis cependant, avec la plus grande précision, à démontrer la possibilité dans l’amour de s’élever au-dessus de l’instinct de la volonté individuelle. Après complète domination de celui-ci, la volonté de l’espèce arrive à la pleine conscience, ce qui, à cette hauteur, équivaut nécessairement à un complet apaisement. Tout cela pourra devenir clair, même aux non-initiés, si je réussis dans mon exposé. Le résultat alors sera des plus importants, et il comblera d’une manière complète et satisfaisante les lacunes du système de Schopenhauer. Nous verrons si j’ai, quelque jour, le goût de le faire. —

8 Décembre.

Aujourd’hui j’ai respiré pour la première fois l’air pur ; cela ne va pas encore très bien. Cette dernière maladie, au cours de laquelle j’avais réellement besoin des soins d’autrui — car il m’était impossible de bouger — m’a toutefois éclairé d’une façon satisfaisante par les observations que j’ai pu faire. Karl est parti depuis bientôt trois semaines : je n’avais donc pour ainsi dire personne avec qui causer, à part mon médecin et les domestiques. Chose étrange, je n’éprouvais pas le moindre besoin de société. Au contraire, lors de la visite, à laquelle je ne pouvais point échapper, que me fit un prince russe, joignant à une grande intelligence et à un sens musical très développé un cœur vraiment bon, j’éprouvai au fond de l’âme un véritable sentiment de délivrance, lorsqu’il s’en alla. Il me semble toujours que c’est un effort inutile, absolument sans résultat, que de m’entretenir avec quelqu’un. Par contre, avec les serviteurs j’ai du plaisir à converser. Ici je retrouve encore l’homme naïf, avec ses défauts et ses qualités. Aussi on m’a bien soigné, même avec dévouement. J’en suis très reconnaissant. Kurwenal m’est plus cher que Melot. Avec cela, pour ainsi dire, aucun bruit du dehors qui parvint jusqu’à moi : le facteur s’était rendu presque invisible. Lorsque j’arrivai, en gondole, aujourd’hui, à la Piazza, je trouvai toute une brillante cohue, allant et venant. J’ai choisi, pour prendre mes repas au restaurant, une heure, à laquelle je suis certain d’être tout à fait seul. Ainsi je me glisse, perdu comme un étranger dans la foule, jusqu’à ma gondole, pour m’en revenir par le silencieux Grand Canal jusqu’à mon austère palais. La lampe brûle. Tout, autour de moi, est si tranquille et grave. Et en moi la certitude absolue, indubitable, que tout cela est mon monde, dont je ne pourrai plus me séparer sans douleur et sans illusion. Je m’y sens heureux. Les serviteurs me trouvent souvent dans les dispositions d’esprit les plus joyeuses : alors je plaisante avec eux. —

Le choix de mes lectures est aussi fort limité ; peu de livres me séduisent. J’en reviens toujours à mon Schopenhauer, qui m’a conduit, comme je le disais récemment, au plus merveilleux enchaînement d’idées, pour corriger nombre de ses imperfections. Le thème devient de jour en jour plus intéressant, parce qu’il s’agit ici d’éclaircissements, que personne, excepté moi, ne peut fournir. En effet il n’y a pas encore eu d’homme qui fût à la fois poëte et musicien au même sens que moi, et je puis, par là, donner un aperçu des événements intérieurs, qu’on ne peut attendre d’aucun autre. —

Je voulais aussi lire les lettres de Humboldt à une amie ; seulement je ne possède que le petit volume d’Elise Mayer sur Humboldt avec des extraits de lui. Je l’ai abandonné sans être satisfait : le meilleur en était, évidemment, ce que mon amie y avait déjà cueilli pour moi. Quiconque connaît complètement Humboldt verra dans le savant et le chercheur scientifique une figure intéressante, à n’en pas douter. L’homme aussi doit avoir été d’un commerce agréable et fort sympathique. Je comprends que Schiller ait aimé sa société ; pour moi également un tel homme serait précieux. Les esprits productifs ont besoin d’intimes relations avec de telles natures essentiellement réceptives, ne fût-ce que par besoin d’expansion. On se console facilement ensuite, en apprenant, au moment d’évaluer le résultat, que la certitude de se voir absolument compris n’était qu’illusion. En effet, Humboldt a peu saisi de la véritable nature des choses ; à ce point de vue il demeure en somme superficiel, ne dépasse pas le niveau moyen, et ses radotages, dignes d’un curé de campagne, sur le bon Dieu et la Providence doivent paraître assez étranges à l’ami intime de Schiller, au disciple de Kant. Je constatai bien vite que Humboldt était de ceux dont Jésus a dit : « Un chameau passerait plus aisément par le trou d’une aiguille qu’ils n’entreront dans le royaume des cieux ! » Ses affirmations d’indépendance de tous besoins, qui reviennent à tout instant, sont vraiment comiques : à deux domaines seigneuriaux acquis par succession, il en ajoute deux autres acquis par contrat de mariage, et l’État lui en donne un cinquième. Vigoureux et de bonne éducation, il épouse, jeune encore, une femme, qu’il peut aimer tendrement jusqu’à la mort : avec cela un esprit toujours en éveil, l’époque des Schiller et des Gœthe ! Vrai, la « Providence » ne pouvait mieux régler les choses ; et ce ne fut point la faute de celle-ci, nous nous plaisons à le croire, s’il devint homme politique et diplomate. — Mais d’autant plus touchants sont, vraiment, chez lui, son amour et sa douce mort. Avant tout, je lui dois un calme profond et inaltérable, grâce à une courte sentence, peu importante, en somme, que mon amie, cependant, me communiqua avec un accent si merveilleusement beau d’innocente sincérité, que ces quelques lignes me firent grande impression. Elles m’indiquaient, en effet, la voie unique vers l’espoir. C’est le passage de « la Confiance » et des « Confidences ».

Depuis hier je me suis remis à travailler à Tristan. J’en suis toujours au deuxième acte. Mais — quelle musique cela devient ! Toute ma vie je pourrais ne plus travailler qu’à cette musique. Oh ! cela devient profond et beau ; et les merveilles les plus sublimes font corps si facilement avec l’idée. Jamais, jusqu’à présent, je n’ai rien fait de tel : mais je vis, aussi, complètement dans cette musique ; je ne veux pas savoir, absolument pas, quand elle sera terminée. Je vis éternellement en elle. Et avec moi —.

22 Décembre.

Voici une belle matinée, chère enfant !

Depuis trois jours, je n’ai dans l’âme que ce passage : « Celui que tu as embrassé, celui à qui tu as souri » et « Dans tes bras, livré à toi. » etc.[24] Je restai longtemps sans pouvoir continuer, ne me remémorant pas exactement l’exécution. Cela me contrariait gravement. Impossible d’aller plus loin. Le petit kobold frappa au logis : ce fut l’apparition d’une bienfaisante Muse. En une seconde, je me rappelai le passage. Je m’assis au piano, et le notai aussi rapidement que si je l’avais su par cœur depuis longtemps. Un juge sévère y découvrira quelques réminiscences : les Rêves[25] y reviennent. Tu me pardonneras, cependant ! — Chérie ! — Non ! n’éprouve jamais de remords de ton amour pour moi ! C’est divin ! —

1er Janvier.

Non, ne les regrette jamais, ces témoignages d’amour, qui furent l’ornement de ma pauvre vie ! Je ne les connaissais point, ces fleurs de délices, épanouies sur le sol vierge d’un amour noble entre tous ! Ce que j’avais rêvé en poète, allait devenir la miraculeuse réalité, un jour ; sur la banalité de mon existence terrestre devait, un jour, tomber cette rosée de délices vivifiante et transfiguratrice ! Je ne l’avais jamais espéré, et maintenant il me semble que j’avais prévu cet avenir. À présent, me voici anobli : j’ai reçu l’investiture de la plus haute chevalerie. Ton cœur, tes yeux, tes lèvres — m’ont ravi au monde. Chaque parcelle de mon moi est libre et noble maintenant. Comme parcouru d’un frisson sacré devant ma gloire, j’ai le souvenir d’avoir été aimé par toi avec une si douce tendresse, et cependant d’une façon si pudique ! Ah ! je le respire encore, le parfum ensorcelant de ces fleurs, que tu m’apportais de ton cœur : ce n’étaient pas des germes de vie ; ainsi embaument les fleurs surnaturelles de la mort divine, de la vie éternelle. Ces fleurs ornaient jadis le corps du héros, avant qu’il fût converti par les flammes en cendres divines ; dans cette tombe de flammes et de senteurs se précipita l’amante, pour unir ses cendres à celles du bien-aimé. Ils furent un alors, un seul élément. Non plus deux êtres vivants : une substance divine et primordiale de l’Éternité ! — Non ! ne les regrette jamais ! Ces flammes, elles brûlèrent lumineuses et pures ! Non pas un brasier ténébreux, des senteurs acres, de lourdes vapeurs : la flamme claire et pudique, qui pour aucun être, avant toi et moi, n’avait lui avec une telle splendeur, et que nul être ne peut s’imaginer. — Ces témoignages d’amour sont la couronne de ma vie, ces roses de délices, qui ont fleuri sur la couronne d’épines, jusque-là seule parure de mon front. Maintenant je suis fier et heureux ! Plus aucun désir, plus aucun souhait ! Félicité absolue, conscience suprême, pouvoir d’atteindre tous les buts, de lutter contre toutes les tourmentes de la vie ! — Non, non ! ne les regrette pas, ne les regrette jamais !

8 Janvier.

Ô jour ! Dieu de tous les bons génies !
        Sois le bienvenu !
Le bienvenu après la longue nuit ! —
Ne m’apportes-tu aucun message d’elle ? —


Lucerne, 4 Avril.

Le rêve de se revoir a été réalisé ! Donc nous nous sommes revus. Était-ce vraiment autre chose qu’un rêve ? Ce que j’ai éprouvé pendant ces heures dans ta maison, en quoi cela diffère-t-il de cet autre rêve délicieux, qui me hantait, de mon retour ? Il m’est pour ainsi dire plus réel que l’autre, ce rêve mélancolique et grave, que ma mémoire veut à peine évoquer. Il me semble que je ne t’ai point du tout vue clairement ; des brumes épaisses nous séparaient, à travers lesquelles nous entendions à peine le son de nos voix. De même, il me semble que tu ne m’as pas vu, qu’un fantôme est entré à ma place dans ta demeure. M’as-tu reconnu ? — Ô ciel ! je m’en rends compte : ceci est la voie vers la sainteté ! La vie, la réalité assument de plus en plus la forme du rêve ; les sens sont émoussés ; l’œil grand ouvert ne voit plus ; l’oreille, qui la voudrait entendre, ne perçoit plus la voix du présent. Où nous sommes, nous ne nous voyons pas ; seulement où nous ne sommes point, notre regard se fixe. Ainsi le présent n’existe pas ; le futur est néant. — Est-ce que mon œuvre mérite vraiment que je me garde pour elle ? Mais toi ? Tes enfants ? — Vivons ! —

Et puis, en remarquant sur ton visage les traces de si grandes souffrances, en portant à mes lèvres ta main amaigrie, un frisson me secoua profondément, une voix me cria que j’avais un beau devoir à remplir. La force merveilleuse de notre amour a suffi jusqu’ici ; elle m’a permis d’atteindre à la possibilité de ce retour ; elle m’a appris à oublier le présent comme dans un rêve, à m’approcher de toi, sans qu’il paraisse me toucher ; elle a éteint en moi le feu des souffrances et des amertumes. Et je pourrai désormais baiser le seuil, qui m’a permis de revenir jusqu’à toi ! J’ai donc confiance dans cette force ; elle m’apprendra encore à te revoir clairement, à me montrer clairement moi-même, à travers le voile d’expiation que nous avons jeté sur nous !

Ô sainte bénie ! aie confiance en moi !

J’en aurai la force ! —

  1. Karl Ritter, fils de Madame Ritter, amie et bienfaitrice de Wagner.
  2. La lettre a été publiée dans la Tägliche Rundschau du 23 Septembre 1902.
  3. Madame Wille. Ces deux lettres n’ont pas été retrouvées.
  4. Comparer R. Wagner : Écrits IX, 92. (sur Beethoven).
  5. Tristan : acte I, scène 3e.
  6. La lettre n’a pas été retrouvée.
  7. Wagner avait choisi comme « armes » les Pléiades. (Voir Glasenapp III, 1, 169 et 444.)
  8. Comparer la lettre à Madame Wille, du 30 Septembre 1858.
  9. Voir l’Esquisse pour les Vainqueurs (16 Mai 1856), dans « Esquisses, Pensées, Fragments » de R. Wagner, pages 97/8.
  10. Voir Glasenapp, II, 2, 173, 179.
  11. En allemand le mot Flügel signifie tout à la fois « piano à queue » et « aile ».
  12. Il s’agit des cinq Poèmes (voir plus haut).
  13. Six pages manquent à partir d’ici dans le manuscrit.
  14. Ici se termine le premier Journal, qui fut aussitôt envoyé à destination.
  15. Il s’agissait de fêter l’anniversaire de l’achèvement de Tristan (voir plus haut Journal, 18 Septembre).
  16. Correspondance Wagner-Liszt, II, 211, 5.
  17. Comparez la lettre à Wesendonk (Lettres de R. Wagner à Otto Wesendonk). Le petit Guido mourut à l’âge de 3 ans, le 13 Octobre 1858, à Zurich.
  18. Voir plus haut.
  19. En Janvier 1858. La lettre n’a pas été retrouvée.
  20. Citation du Faust, de Gœthe.
  21. Directeur de musique à Zurich.
  22. Karl Ritter, fils de Madame Ritter, amie et bienfaitrice de Wagner (voir Lettres de Wagner à ses amis de Dresde — traduction de G. Khnopff (édit. Juven, Paris).
  23. Voir Glasenapp, II, 2, 197 ; Bayreuther Blätter 1886, p. 101.
  24. Tristan : acte II, scène II.
  25. Un des cinq Poëmes de Mathilde Wesendonk, mis en musique par Wagner.