Richard Wagner à Mathilde Wesendonk/Lettres de Lucerne

La bibliothèque libre.
Traduction par Georges Khnopff.
Alexandre Duncker, éditeur (Tome premierp. 165-242).


Lucerne
7 Avril 1859 — 27 Août 1859.





64.

Lucerne, 7 Avril 59.

Ici de l’ancien et du nouveau pour ma chère, sainte Mathilde !

Aujourd’hui — impossible d’écrire une lettre. Mais ce sera pour bientôt.

Le piano est ici ; en bon état, parfaitement d’accord, il a passé le Gothard.

Le temps est divin ! La solitude me fait beaucoup de bien. J’ai retrouvé de belles promenades, qui me plaisaient naguère. Les fauvettes chantent joyeusement, comme je ne les ai plus entendu chanter depuis longtemps ; elles m’impressionnent vivement, les voix éternellement confiantes de la Nature.

Adieu ! à bientôt d’autres nouvelles. J’espère travailler demain à Tristan !

R. W.



65.

Lucerne, 10 Avril 59.

Ainsi l’enfant enseigne le maître ! — Cette seule chose, qui ne pouvait être due qu’à l’expérience, m’était nouvelle par sa vérité surprenante, et ressortait enfin victorieusement à travers toutes souffrances : c’est parce qu’il n’y a point de séparation pour nous, que nous pouvions fêter ce revoir ! Aussi étais-je presque interdit de n’éprouver aucune surprise. C’était comme si nous nous étions vus il y a une heure !

C’est un sol merveilleux, où doit encore pousser quelque chose de magnifique. Oui, je le pressens : — nous pouvons apporter beaucoup de bonheur encore ! Ce noble et divin sentiment fera de plus en plus revivre l’amie, la fortifiera, lui donnera l’inébranlable sérénité, qui nous réserve une jeunesse éternelle. — Qu’elle jouisse du repos ; moi aussi je jouis du repos, comme quelqu’un guéri de la mort !

Le 3e acte est commencé. Je me rends clairement compte, que je n’inventerai plus rien de nouveau : cette période de suprême floraison a soulevé en moi une telle quantité de germes, que je n’ai plus qu’à puiser dans ma provision afin d’élever très aisément la fleur. Aussi me semble-t-il que cet acte, apparemment le plus douloureux, ne m’ébranlera pas autant qu’on pourrait le croire. Le 2e m’a ébranlé encore profondément. Le plus intense feu de vie y jaillit, avec une telle flamme, qu’elle me brûlait, me consumait presque. Quand le feu s’adoucit vers la fin de l’acte, quand la douce clarté d’une mort transfigurée se mit à luire à travers la flamme, le calme me revint. Je vous jouerai ce passage, quand vous viendrez. — J’ai bon espoir pour la fin !

Mais je suis impatient d’avoir votre visite ! Figurez-vous qu’un kobold m’apporta hier un service à thé : je ne puis l’inaugurer seul, avec la meilleure volonté du monde. Vous ignorez sans doute que j’ai rapporté de Venise une très belle et grande tasse, qu’un autre petit kobold m’envoya là-bas, et dont je me sers toujours ? Que ferai-je maintenant des autres nombreuses et belles petites tasses ? Oh ! Arrivez donc le plus tôt possible pour les étrenner. Je vous assure que vous vous plairez chez moi. Mais, sérieusement, est-ce que le cadeau n’était pas trop riche ? J’en eus presque l’impression. Que croyez-vous ? N’était ce pas trop ? Vous serez étonnée de tout ce que vous verrez chez moi, et qui provient de vous !

Écrivez-moi quand Wesendonk rentre ; alors j’arriverai de nouveau l’un de ces soirs — à moins que je ne sois devenu trop ennuyeux pour vous. Dites bonjour à Myrrha et à Karl, qui m’a tellement surpris. Je l’appelai Siegfried à sa naissance, et l’ai donc baptisé devant ma conscience à moi, comme parrain non invité. Et vrai, ce nom porte bonheur au gamin : voyez un peu quel beau petit homme il devient !

Vous ne vous en réjouissez pas ? —

Adieu ! tout est beau et bon ! Celui qui est noble s’évoque le monde de l’intérieur ; pour l’être banal et stupide, seul, le monde s’évoque de l’extérieur.

La vie nous appartient ! Mille salutations !

Votre
R. W.



66.

Mon enfant, ce Tristan devient quelque chose de terrible !

Ce dernier acte ! ! !

Je crains que cet opéra ne soit interdit — à moins que la mauvaise représentation ne le parodie : seules, des représentations médiocres peuvent me sauver ! De complètement bonnes rendront l’auditoire fou, — je ne puis penser autrement. C’est à cela que je devais aboutir une fois de plus ! ! Malheureux que je suis !

J’allais précisément bon train !

Adieu !
R. W.



67.

Enfant ! Enfant ! En ce moment les larmes coulent le long de mes joues, tandis que je compose sur ce texte :

Kurwenal

« Tu es maintenant sur tes propres champs. Le pays de tes joies, éclairé par le vieux soleil, C’est là que tu vas heureusement
Échapper à la mort, guérir de tes blessures ! »[1]

Cela sera des plus émouvants — d’autant plus que tout cela ne fait aucune impression sur Tristan, mais passe plutôt, comme un son creux.

C’est d’un tragique inouï ! Ça écrase tout !

68.

15 Avril.

Mon enfant. Il fait un temps exécrable. Le travail repose déjà depuis deux jours : le cerveau refuse obstinément son service. Que faire ? — Aujourd’hui j’ai pris le Tasse et lis rapidement. C’est un poème unique, et je ne connais vraiment rien qu’on puisse lui comparer. Comment Gœthe a-t-il pu écrire cela ? Qui est-ce qui a raison ici ? Qui a tort ? Chacun voit selon son être, et ne peut voir autrement. Ce qui présente l’apparence d’un moucheron à l’un, peut sembler un géant à l’autre. Finalement, ne gagne cependant notre cœur, que celui qui souffre le plus, et une voix nous dit aussi, qu’il possède le regard le plus pénétrant. Justement parce qu’il discerne dans chaque cas particulier tous les cas, le plus petit lui semble énorme, et sa douleur nous montre ce qu’il en est vraiment de chacun, lorsqu’on y réfléchit le plus profondément. Parce que cela a lieu avec une telle rapidité chez le poëte, lequel voit l’ensemble d’un seul regard, cela le rend incompréhensible aux autres.

Mais la maîtresse en douleur est évidemment la princesse. Pour celui qui regarde très-profondément il n’y a ici qu’un unique contraste, celui entre le Tasse et la Princesse. Le Tasse et Antonio forment un contraste moindre ; aussi leur conflit n’intéresse pas autant l’esprit profond, car ici l’on peut finir par s’entendre. Antonio ne comprendra jamais le Tasse, et celui-ci ne jugera le premier digne d’être compris, que quand il sombre dans la dépression de l’intelligence. Tout ce dont il s’agit entre ces deux hommes est sans conséquence, ne figure là que pour mettre en jeu la souffrance du Tasse, dès qu’il veut et désire violemment. Si nous portons nos regards au delà de l’œuvre, il ne nous restera que le Tasse et la Princesse : comment ces deux antithèses vont-elles se concilier ? Comme il s’agit ici de douleur, la femme a la prépondérance ; est-ce que le Tasse apprendra quelque chose d’elle ? Etant donné sa violence, je crains plutôt qu’il n’aboutisse à la folie. Le poëte a préfiguré cela merveilleusement.

Mais à cette occasion je me suis dit aussi qu’il était irréfléchi de publier Tristan déjà maintenant. Entre un poëme, destiné entièrement à la musique, et une œuvre théâtrale purement poétique, la différence de plan et d’exécution doit être si fondamentalement grande, que le premier, considéré de la même façon que l’autre, doit rester absolument incompris quant à sa véritable signification — du moins avant d’être complété par la musique. Rappelez-vous ce que je vous ai écrit au sujet de cette différence, dans la lettre sur Liszt,[2] à l’occasion de la scène de Roméo et Juliette de Berlioz. Justement ces nombreux petits traits, par lesquels le poëte doit rapprocher son sujet idéal de la vie ordinaire, sont précisément omis par le musicien, qui s’empare, à titre de dédommagement, des détails infinis de la musique, par le moyen desquels il présente son sujet, idéellement fort éloigné, d’une façon persuasive à l’expérience sentimentale des gens. Mais la différence est incommensurable quand il s’agit du poème pur, au point de vue de la forme, du moins. Sans les nombreux petits détails, presque mesquins, de la vie ordinaire, de la politique, de la société, oui, du ménage même et de ses besoins, que Gœthe emploie dans le Tasse, il ne pourrait absolument pas donner corps à son idée. Mais voici le point, où chacun comprend, où chacun peut rattacher une imagination, une expérience, et se trouve, peu à peu, si bien en pays de connaissance, qu’il est conduit insensiblement là où le veut le poëte. Il est évident, maintenant, que chacun va jusqu’où sa compréhension personnelle peut le mener ; mais toujours est-il que chacun a compris à sa façon. Ainsi adviendra-t-il, quand mon travail musical sera terminé : les phrases mélodiques apparaissent, s’entrelacent, captivent et charment ; l’un s’en tiendra à ce thème, l’autre à tel autre thème ; ils écouteront et comprendront vaguement et, s’ils peuvent, saisiront finalement le sujet, l’idée. Ce point d’appui fait cependant défaut sans la musique ; à moins que le lecteur soit tellement doué, qu’il perçoive déjà la tendance persuasive dans l’action extraordinairement simplifiée.

Figurez maintenant, comment je me sens quand le mauvais temps et les lourdeurs de tête m’éloignent de ma musique ! Si je savais que Wesendonk soit rentré, et que je ne l’importunerais pas, je viendrais demain chez vous, dans le cas où le temps continuerait à être aussi mauvais. Imaginez-vous que je n’ai pas encore ma caisse avec la musique et le papier à écrire : les convois militaires en Italie l’ont retardée. Si je ne puis, encore une fois, pas travailler demain, je préférerais déguerpir ; même le chemin de fer pourrait m’offrir une chance. Tenons-nous donc à ceci ! Si Wesendonk n’est pas encore rentré, télégraphiez-le moi tout de suite. Si je n’ai pas reçu de dépêche dans la matinée, et si le temps est toujours mauvais, je télégraphierai moi-même à Wesendonk, priant également d’envoyer le coupé à la gare à neuf heures du soir (si ce n’est pas trop vous demander). Nous verrons après cela comment, dimanche, nous oublierons ensemble le mauvais temps. — Trouvez-vous que ce soit bien ainsi ?

Mes meilleures salutations !

R. W.

Si vous pouviez m’envoyer encore utilement une dépêche, je voudrais plutôt venir avant-midi, (arrivée à Zurich à 2 h. 30) tellement je crains mon incapacité de travailler, à cause du mauvais temps ! Mais il faut alors que la dépêche me parvienne ici avant neuf heures du matin.

69.

Vendredi Saint [22 Avril 59]
Avant d’aller me coucher.

Je viens de terminer la lecture d’Egmont. Le dernier acte est pourtant fort beau. — Autrement la prose m’a choqué dans cette pièce : après le Tasse, cela vous a l’air d’une esquisse inachevée. Beaucoup de traits pleins de vie, et cependant l’ensemble manque de vraie vie. Ce n’est point encore une œuvre d’art parfaite, et je crois que, sous ce rapport, le Tasse est unique. Cependant j’ai été touché, cette fois également, surtout par le dernier acte. — Est-ce que l’enfant n’a pas quelque chose de beau à lire pour le maître ? Quelque chose de tendre, de poétique, de délassant. Combien volontiers je voudrais tomber sur un chef-d’œuvre poétique inconnu ! Est-ce que je connaîtrais tout déjà ? Avez-vous, par hasard, une traduction de la Jérusalem Délivrée du Tasse ?

Aujourd’hui encore, il a plu à torrents : je ne suis pas sorti. Mais le travail a marché passablement. Cependant il me faut du temps pour aboutir à quelque chose. Connaissez vous ceci ?

[exemple musical]

Non, sans doute ?

Je suis inexprimablement heureux de votre visite ! Tout est déjà en ordre, et ira comme de soi-même. Cette fois la musique me fera vraiment du bien, et je vous dois encore l’Érard. La verdure commence à paraître déjà. S’il fait très beau, n’est-ce pas ? Je promets également à Wesendonk de nombreuses cadences finales : toutes les huit mesures une petite satisfaction.

Bénédiction sur toute la maison !

Mille salutations ! Au revoir, à bientôt !

R. W.



70.

Mardi de Pâques
[26 Avril 59].

Voici enfin une matinée qui promet : nous verrons, si la journée sera bonne. Votre petite lettre, et le beau temps, constituent un heureux début. Merci ! Au total je me sens quelque peu lent d’esprit et maussade. Je suis déjà depuis trop longtemps à ce travail, et je sens trop que ma force créatrice ne se nourrit que des germes et des floraisons, que fit naître en moi un court espace de temps, comme un orage qui fertilise. À proprement parler je ne crée point ; plus longtemps cela durera cependant, plus heureux je dois toujours me sentir, afin que puisse complètement s’éveiller la provision intérieure, et ces états d’âme ne se laissent pas forcer par la réflexion, comme beaucoup d’autres sentiments, surtout en présence du monde. Je travaille bien un peu chaque jour, mais cela ne dure pas longtemps, comme c’est le cas pour les éclairs d’inspiration ; souvent je préférerais ne rien faire, si l’horreur d’une journée vide n’était pas là pour m’impressionner.

Étranges créatures que nous sommes ! Nous ne menons pas une existence naturelle ; pour retourner jusqu’à mi-chemin seulement de la nature, elle devrait être beaucoup plus artificielle encore, en quelque sorte comme mes œuvres d’art mêmes, qui ne se retrouvent pas non plus dans la nature et l’expérience, mais cependant reçoivent une vie nouvelle et supérieure justement par l’application la plus complète de l’art.

Figurez-vous que, depuis que je suis ici, je n’ai pas encore pu me décider à me remettre au 2e acte, de sorte que celui-ci est déjà derrière moi comme un rêve méconnaissable. Je n’en éprouve pas le besoin, et tout se tait autour de moi ; l’unique élément dans lequel je puis et je dois vivre me manque absolument. Pour que je puisse m’épanouir, il faudrait que mon art fût toujours près de moi, avec ses influences et ses réactions, jusqu’à l’ivresse, jusqu’à l’oubli complet de moi-même. Cependant c’est uniquement la vie que j’ai devant les yeux, la vie dans laquelle je joue un rôle si anti-naturel et triste. Les choses devraient être autres ; et si je veux sauvegarder ma volonté, une certaine obstination m’est pour ainsi dire nécessaire. D’une façon naturelle et de soi-même, rien ne se fait, pas même ma création artistique. Il me semble même que je ne trouve plus de plaisir à Tristan : il aurait dû être déjà terminé au moins depuis l’an dernier. Mais les dieux ne l’ont point voulu ! À présent je ne travaille qu’avec le sentiment de l’achever, uniquement parce que sans cela tout finirait soudain, immédiatement. Il y a de la violence aussi là-dedans.

Cela sonne tristement, n’est-ce pas ? Peut-être le mauvais temps en est-il pour beaucoup la cause. Peut-être aussi, en une certaine mesure, la particularité que nous avons trouvée développée sans mélange, et avec tant de force, dans le Tasse. Cependant ce m’est toujours une suprême consolation de pouvoir être sincère, et notamment de ne rien vouloir me cacher à moi-même. J’accepte donc cette triste vérité et, si j’ai encore la volonté, alors, de continuer mon œuvre, je vois qu’il le faut bien, et cela m’encourage, comme maintenant déjà le simple fait de vous l’avoir dit, car je sais qu’envers vous je suis plus sincère encore qu’envers moi-même. Mais — peut-être qu’à vous je ne devrais point faire pareille communication. Vous pourriez en ressentir de la peine ; et cela à quoi bon ? Ne serait-ce pas une belle et bonne chose pour moi de savoir que je n’ai point éveillé vos inquiétudes ? — Mais aussi par des illusions ? Alors tout serait de nouveau si vide et si nul : comment votre tranquillité pourrait-elle me faire alors du bien ? — Il n’y a pas à dire : on doit avoir la force de tout s’avouer, toute la misère de la vie et du monde, afin de pouvoir jouir complètement de la seule chose qui nous élève au-dessus de cette misère.

Voilà ma philosophie, même à l’égard de ceux qui cherchent à se rendre la vie supportable en ne voulant pas voir ses ombres, ou en se les cachant. La jouissance qui leur reste, c’est de se complaire dans leur illusion : quiconque pense autrement sait, au contraire, de quoi il peut se réjouir, notamment en triomphant de la souffrance, triomphe qui seul donne la force, rend fier, procure la jouissance.

Merci bien pour la lettre du frère ; je la renvoie à l’oncle Wesendonk avec mes meilleurs compliments. Je voudrais qu’il donnât bientôt le signal du départ pour Lucerne ! Alors nous disputerons fameusement au sujet de la guerre ; là-bas on peut le faire tout à l’aise, parce que cela ne vous touche pas directement et qu’on n’en peut rien faire dépendre de soi ; là où il en est autrement, où la décision et la tournure des choses dépend de notre plus intime vouloir, c’est cette volonté, l’action, la manière de faire qui doit parler. Et à ceci nous voulons nous tenir !

Vous n’auriez pas dû importuner Monsieur Von Heiligen (traduction allemande de de Sanctis) : Gries[3] c’est « Tasse » en allemand. N’est-ce pas que je suis impertinent ?

Maintenant, encore quelque chose ; mais, pour l’amour de Dieu, n’en dites rien à Wesendonk. J’emporte avec moi mes couvertures et mes édredons — douillet que je suis ! Cependant les housses de soie ont l’air tellement sales, que j’en ai honte devant la servante. Voyez un peu si vous trouverez quelque chose en magasin à Zurich ; elles étaient vertes, mais, à la rigueur, elles pourraient être rouges, le même ton que les feuilles en automne. Il m’en faut une quantité assez considérable. Si vous trouviez quelque chose, donnez secrètement l’ordre de m’envoyer la pièce d’étoffe ici ; j’en ferai prendre alors ce qu’il me faut et arrangerai ensuite l’affaire sans autre intervention de votre part.

Sauf cela, vous trouverez tout fort beau chez moi. La grande « marquise » est prête ; il ne manque que le soleil dont elle doit nous protéger. Aujourd’hui cependant il se montre. Tout en ira mieux, je pense. Ici l’on peut bien dire « le ciel dispose ! »

Et maintenant encore mes félicitations pour les « Autres » et les « Röckly » — et, pour finir, quelque chose de nouveau, de soyeux

[Exemple musical :
Lebhaft (animé)]

de votre R. W.



71.

[30 Avril 59]
Samedi, midi.

Le timide soleil ne veut point me donner le courage d’aller au Righi. De pâles brumes couvrent le ciel et je veux m’épargner encore la nuit de Walpürgis du 1er Mai.

La migraine télégraphique de Wesendonk me fait de la peine ; puisqu’il est si malade, il faut bien que le Righi, pour cette fois, soit rayé de mes projets.

Je n’oublie pas la promesse que Wesendonk m’a faite de venir la semaine prochaine ; je le prie, cependant, de m’avertir la veille.

Merci pour le Tasse. Il me dédommagera du Righi. Merci également pour les lettres américaines,[4] et je vous prie d’exprimer à Monsieur Luckemaier ma gratitude pour ses démarches. D’ailleurs, en les lisant, ces lettres, ma pensée, de nouveau, se reporta vers Londres. Je ne suis décidé à rien, et aurais même voulu que la contre-proposition de Monsieur Ullmann m’eût sauvé de toute hésitation. Je verrai ce monsieur et jusque-là ne veux donc point me casser la tête.

La guerre me procure un ennui. La caisse que vous savez n’est toujours pas encore arrivée de Venise. Ce qui m’étonne, c’est que de Ritter non plus je n’ai pas de nouvelles. En mes moments d’hypocondrie il me semble que je ferais bien d’aller plus tôt à Paris, pour ne point avoir la guerre entre moi et mon lieu de séjour futur. Au total, il est fort intéressant que je m’enfuie vers la capitale ennemie quand la guerre éclate entre l’Allemagne et la France. Figurez-vous que je crains de perdre tout patriotisme, et que je pourrais me réjouir si les Allemands recevaient encore une fois une pile. Le bonapartisme est une douleur aiguë et passagère pour le monde, tandis que la réaction germano-autrichienne est un mal chronique, au contraire, et durable ! Plus encore ! Dernièrement j’avais envie d’écrire pour un journal un « Aperçu non-politique » sur l’Italie, laquelle est jugée par nos politiciens avec une stupidité qui touche à l’insolence. Dès que le temps s’améliora cependant, ces sortes d’envies me quittèrent. Je voudrais être de nouveau plongé dans mon travail : mais je crains que le travail « jusqu’au cou » ne revienne plus jamais ; ce sont des souvenirs de jeunesse !

Si d’ailleurs vous me laissez encore longtemps en plan, j’appellerai Kirchner ![5]

C’était une excellente idée de vous de m’envoyer encore la Correspondance de Schiller.[6] La conversation avec ces hommes-là, c’est ce qui m’est le plus cher ; je la préfère même à la politique. Je lis avec intérêt jusqu’aux moindres billets ; ce sont même eux qui me font le mieux vivre avec l’auteur aimé. Et c’est là ce qui importe : on veut connaître dans l’intimité de telles gens. —

Je n’ai rien de nouveau à vous communiquer : aucune lettre de nulle part ne m’est arrivée, jusqu’à présent, cette semaine.

Adieu ! Mai me viendra en aide, et à vous apportera le réconfort.

VotreR. W.


72.

[9 Mai 1859.]

Enfant ! Enfant ! Les « zwieback »[7] ont produit leur effet ; grâce à eux, j’ai franchi certaine mauvaise passe où je restais empêtré depuis huit jours. Hier j’essayai de travailler, et cette tentative eut un résultat pitoyable. Mon humeur était terrible et je trouvai un dérivatif dans une longue lettre à Liszt,[8] lui annonçant que c’était fini de ma carrière de compositeur, et que à Carlsruhe on n’avait qu’à songer à autre chose. Le soleil ne m’apporta aucun réconfort non plus, et il me fallut croire que sa lumière de vendredi passé, au matin, n’était qu’une galanterie de ma part ; c’était la lumière, que je vous avais allumée, pour éclairer votre retour à votre home. Aujourd’hui, donc, je contemplais le ciel gris avec un parfait désespoir, et je me demandais qui servirait de bouc-émissaire à ma méchante humeur. N’ayant pu avancer dans mon travail musical depuis huit jours (notamment pour trouver la transition du vers « ne pas mourir de désir » au voyage[9] en mer de Tristan blessé), je l’avais abandonné et commencé le développement du début, que je vous ai joué. Impossible de continuer même cela, à présent ; car il me semble que j’avais fait cela bien mieux autrefois et que je ne pouvais plus maintenant me le rappeler.

Quand les « zwieback » arrivèrent, je pus me rendre compte de ce qui m’avait manqué : ceux d’ici avaient un goût beaucoup trop amer. Impossible qu’ils me donnassent l’inspiration ! Mais les bons vieux « zwieback », trempés dans du lait, remirent tout dans la bonne voie. Et ainsi je laissai de côté le développement du début, et continuai la composition à l’endroit où il est question de la Guérisseuse lointaine. Maintenant je suis tout heureux : la transition est réussie au-delà de toute expression par l’union absolument splendide des deux thèmes. Dieu, ce que les bons « zwieback » peuvent produire ! « Zwieback ! Zwieback ! Vous êtes le remède qu’il faut aux compositeurs en détresse, » — mais on doit tomber sur les bons ! Maintenant j’en possède une ample provision ; quand vous remarquerez qu’elle s’épuise, ayez surtout bien soin de la renouveler. Je vérifie que c’est un adjuvant de la plus haute importance pour moi !

Vendredi soir, Schiller aussi me fit beaucoup rire : il possède cet humour tout spécial que je ne trouve point chez Gœthe avec cette bienveillance. La couronne de laurier[10] (sa propriétaire, je crois), dont les chambres dans son cœur sont bien moins chères que celles de la maison même, quoiqu’il y ait plus vite moyen de dégrader les premières, est impayable. Je vous remercie vivement pour cette correspondance ; je voudrais ne plus lire que ces choses intimes.

Hier, ce fut horrible. Tout le jour, impossible de songer à autre chose qu’aux bêtises de la politique. Dieu, comme on s’élève de toute la hauteur du ciel au-dessus de ces « importantes questions du jour », dès que l’on se reprend. Quiconque est capable de s’intéresser avec continuité à la politique, prouve indiscutablement qu’il ne peut rien faire de son propre moi : c’est le monde extérieur alors qui doit intervenir, et plus largement s’amplifie celui-ci, plus magnifique lui apparaît la pâtée.

Avant-hier j’ai écrit de nouveau à Madame Ritter et, je le pense — avec tous les ménagements — d’une façon pourtant très précise, utile et efficace. Espérons-le !

Figurez-vous que j’ai lu seulement hier soir la lettre relative aux clarinettes basses.

Rien de nouveau. Tandis que vous vous êtes laissée entrainer de nouveau « vers les Wille »,[11] je me suis contenté, posté au balcon, de mon public de Lucerne, lequel exploite l’avantage qu’il a sur vous, notamment de pouvoir admirer journellement ma nouvelle robe de chambre — avec un véritable fanatisme. Elle doit donc être bien belle !

Donnez-moi bientôt de vos nouvelles et non pas seulement à manger. Saluez de ma part, cordialement, l’agité,[12] et remerciez-le en mon nom pour le Champagne dont il m’a régalé ! — Mais ce n’était pas du « zwieback » ! Seigneur Dieu, le « zwieback » !

Celui qui doit s’arranger d’un dimanche sans soleil espère avoir une heureuse semaine, avec un peu de la lumière de cet astre. Adieu !

R. W.



73.

Lucerne, 21 Mai 59.

Je viens de faire une découverte très bizarre et il me faut vous la communiquer immédiatement. Il me semble que ma douloureuse incapacité de travail provient de l’hypocondrie. Tout ce que j’ai jeté sur le papier me paraît tellement mauvais, que je perds courage, et ne veux plus continuer. Aujourd’hui je m’efforçai de mettre au net un passage de l’esquisse qui, finalement, me déplut toujours à tel point, que je crus devoir recommencer complètement. Mais impossible de rien trouver de mieux, et j’en étais tellement navré, que l’envie me prenait de tout lâcher, etc. Finalement, en désespoir de cause, aujourd’hui je le transcris, en n’y faisant aucune modification, sauf, par-ci par-là, de menus détails ; je me le joue et le trouve si bien, que c’est justement pourquoi je ne pouvais faire mieux. N’est-ce pas à en rire ? Et néanmoins ce n’est pas bon, puisque l’existence de cette hypocondrie prouve qu’il y a quelque chose qui cloche. Je ne puis me décider à me jouer avec chaleur et expression ce que j’ai esquissé rapidement. Dieu sait que je suis tellement l’opposé du mutisme parcimonieux, que j’exagère volontiers, tout au contraire, l’expansion. Cependant je sais précisément aussi, que j’ai eu à regretter souvent d’avoir été trop prompt à communiquer mes esquisses à des non-initiés, pour lesquels je n’éprouvais pas de sympathie, et chez qui je ne trouvais pas la chaleur nécessaire pour l’exacte et vive compréhension de mon objet. C’est pourquoi j’ai souvent juré de ne plus donner dans ce travers. Maintenant cette décision se retourne contre moi, et il m’arrive très souvent de ne pas pouvoir me mettre d’accord avec mes idées. Je veux cependant tirer une leçon de l’expérience d’aujourd’hui, et tâcher de n’être plus si méfiant envers mes esquisses. Finalement je deviendrai encore très léger dans cette voie, et exécuterai tout ce qui me passera par la tête tel que cela se présentera.

Assez pour aujourd’hui ! Je ne veux rien vous dire de plus. Une autre fois j’écrirai une lettre intelligente, quand j’aurai à ma disposition d’autre papier que ce papier d’un rose coquet, fourni par l’élégant Schweizerhof. Même s’il faisait très bon demain, je ne pourrais aller au Righi, parce qu’il m’a fallu avoir recours à une consultation de docteur, qui empêche avant quelques jours cette excursion.

Mes meilleures salutations ! Fêtez mon anniversaire en mon nom, je vous le concède. Donc — félicitations !

R. W.

Après le travail !

74.

Lucerne, 23 Mai 59.

Le « Kriegslied »,[13] mon amie, était excellent, et en tout cas une bonne inspiration. Il rappelle un peu « l’appel à l’orage » de mon Donner, dans l’Or du Rhin, qui plut tellement à Liszt. Mais j’ai composé cette musique dans des circonstances toutes spéciales, auxquelles vous croiriez à peine, si je vous les racontais. En retournant dernièrement à Lucerne, le rhythme de la locomotive me fit songer à la musique et me reporta vers celle d’Egmont, de Beethoven. Je la laissai traverser ma mémoire, concentrai mon attention sur le lied « leidvoll und freudvoll »,[14] et trouvai que cela était manqué ; d’autant mieux le Soldatenlied résista à l’examen : il me fallut le trouver excellent et original, à tel point que je le répétai deux fois en pensée, puis le chantai. Je n’avais pas l’ombre d’une intention : je tombai sur ce lied tout simplement par comparaison avec l’autre. Imaginez-vous maintenant combien je fus étonné, de trouver chez moi votre Kriegslied en rentrant, conçu et rhythmé précisément sur la même mélodie que j’avais préférée à celle du lied « leidvoll und freudvoll ». De même que j’avais critiqué la chanson, je corrigeai le texte, notamment certaine rime mauvaise

« himmelhoch jauchzend
zum Tode betrübt :
glücklich allein
ist die Seele die liebt
 »


que je modifiai ainsi :

« glücklich allein
ist wer Redlichkeit übt
 »,


ce qui ostensiblement sonne mieux.

Donc le Soldatenlied et la musique y adaptée étaient des mieux réussis. Mais, pour l’amour du ciel ! n’allez pas vous sauver, l’un de ces jours et vous enrôler dans l’armée ! Je vous vois déjà servir dans le « génie » ! Et, à part cela, comment va-t-on ? Est-ce que Myrrha a pu déchiffrer ma dépêche d’hier ? Je l’avais écrite le mieux que je pouvais. Mais l’écriture de Myki[15] devient toujours plus belle ; si elle continue de la sorte, un jour elle écrira tout comme sa maman: il est vrai qu’après cela il est impossible de faire mieux !

À part vous, Liszt aussi m’a félicité, et cela télégraphiquement, lequel j’ai tout de suite remercié par télégraphe également. Ensuite j’eus une désillusion : j’espérais, vous le savez, que Karl Ritter[16] n’oublierait certes point de me féliciter ce jour-là ; j’aurais eu ainsi des nouvelles de ce disparu. Mais rien n’est arrivé, ce qui m’inquiète beaucoup. Sans doute il ne veut pas me compromettre à l’égard de sa famille. J’eus plus de chance avec Madame Ritter (mère), de qui j’ai trouvé une lettre au retour de ma dernière absence, me prouvant que j’étais parvenu à lui faire comprendre les choses pour peu que ce soit, et à la rassurer donc par cela-même. C’est étrange : à certaines allusions de ma part elle répond « le brave Karl agit souvent avec trop d’irréflexion ; lorsqu’il se décida à poser l’un des actes les plus importants de son existence, toutes mes supplications de prendre le temps nécessaire, de ne point se lier si vite par une promesse restèrent vaines. » Ô Destinée !

Qui a raison et qui a tort en ce monde ? C’est une confusion de sympathies et d’antipathies, de désirs et de répulsions. Quiconque veut avoir la tranquillité plante finalement une borne et dit : « ici arrêt ; plus de changement ! » Et il se fait que la borne est plantée à l’endroit précis où le désir voulait rester. Mais il n’y reste pas ; quoi donc alors ?

« Qui est donc heureux ? »[17]


Ceci est encore le meilleur moyen d’être tranquille. À quoi l’on peut, il est vrai, répondre encore :

« celui qui pratique la probité »[18]


ou :

« au roulement du tambour,
au sifflement du fifre. »[19]

Vous me tenez pour fou ?

Je crois bien que je le deviendrai quelque peu avec le temps. Il est rarement arrivé à quelqu’un de vivre au jour le jour comme je le fais maintenant. Tout plan que je puis avoir en moi s’effondre dès que je l’examine un peu fixement : rien ne tient debout. D’ici à quatre semaines, je ne sais réellement pas où abriter mon existence et, comme aucun plan n’est bon, je m’abandonne avec un véritable fatalisme au hasard, bois depuis hier de l’eau de Kissingen, ne m’efforce à rien et notamment pas au travail. Je regarde comment, chaque jour, il menace de pleuvoir, ne réponds pas aux Härtel qui me demandent mon « manuscrit » (!), me fais envoyer des coussins pour enfants et des « zwieback » pour grandes personnes et pense « Qui ne se fie qu’en Dieu ! »[20] De la sorte cela finit par aller tout à fait passablement et je mets tout simplement ma confiance dans un miracle. Qui sait ? Il s’en produira un peut-être ? Réellement, cela ne vaut pas la peine de se casser la tête : la bonne fortune arrive le plus souvent « sans qu’on l’en prie, sans qu’on l’invoque avec des larmes, quand il lui plaît » de même que le sommeil à Egmont.[21]

Voyez-vous, je pourrais encore bavarder ainsi durant des heures entières avec vous, si Wesendonk n’entamait pas une discussion sur l’un ou l’autre sujet, ce qui préciserait un peu le bavardage. — Il fait chaud, ces jours-ci, en ce bas monde : Dieu, comme c’est beau ! Il y a donc toujours ceci : c’est que l’on peut s’habiller à la légère ; ce qui, après tout, ne devrait pas être, car mieux vaut qu’il fasse froid, puisqu’alors on pourrait se vêtir de façon à avoir chaud. On pourrait discuter un peu là-dessus tout de suite ?

Pas de nouvelles encore de ma caisse de Venise. Cela finit même par me devenir absolument indifférent que Siegfried se perde. Que puis-je faire, sinon m’inquiéter, tout au plus, sans résultat ? En revanche, j’ai trouvé encore une fois quelque chose de tout nouveau pour Parzival, quoique n’ayant pas encore lu votre livre.[22] Autrement je ne lis rien du tout, excepté l’Allgemeine Zeitung, que d’ailleurs je veux bientôt jeter de côté, pour tout de bon. Je n’ai de penchants déterminés pour quoi que ce soit. Cependant je veux lire Platon ; je l’ai feuilleté un peu et cela m’a fait du bien. On ne devrait entretenir de commerce qu’avec les esprits les plus nobles ; le reste est une déchéance, un dérivé mille fois affaibli de la source première. (Eh bien ! voilà du moins une bonne intention !)

Peut-être que Tausig viendra prochainement me voir : il est libre et en éprouve le désir.

Aujourd’hui j’ai travaillé un peu : je me trouvais dans la même situation qu’avant-hier. Qu’en dites-vous, la guerrière ? Moi, je suis tellement paisible que je ne fais même plus la guerre à ma propre personne !

Cependant il y a quelque chose de bon et de durable : mille remerciements pour vos souhaits ! Écrivez-moi bientôt comment je vous parais ; je veux voir, d’après cela, ce qu’il en est de moi ! Mes meilleures salutations et ma cordiale gratitude !

Votre
R. W.



75.

Mai va finir et je ne monterais pas au Righi ? Hier tout était préparé pour l’expédition, quand le Maître céleste opposa son veto. Heureusement le travail a marché de façon supportable : là est mon secours.

Dans l’entre-temps, nous avons enterré le bon soldat : je crois qu’il était sous les ordres de Garibaldi, lequel, paraît-il, ne ménage point ses hommes. C’est pourquoi je suis content que de Sanctis ne soit pas allé rejoindre ses partisans. J’apprends avec satisfaction que vous avez tant de courage. Moi, je n’ai ni courage, ni le contraire non plus ; le mauvais temps m’enseigne la résignation. Après tout, l’on n’a que soi-même dont on vive ; le bon temps au ciel et sur terre peut aider à vivre mieux, plus facilement de son propre moi. Mais finalement, comme en toutes autres circonstances, il faut faire les frais soi-même. Rien n’entre en nous qui ne s’y trouve déjà sympathiquement. Et si l’on est à bout, la fin arrive ; qu’on emploie extérieurement les emplâtres ou non !

Donc de la patience, aussi longtemps qu’il y a encore de la ressource en soi.

Que ceci passe pour une apparence de philosophie. Maintenant, pour ce qui concerne la poésie, vous critiquez à tort la modification que j’ai apportée au lied de Gœthe « freudvoll und leidvoll ». Il fallait en rire plutôt. Rien de plus ! Parmi toutes les choses vantées, la probité m’a été rendue quelque peu ridicule, et cela commença sans doute dès le

« soyez toujours fidèle et probe »


qui fut le premier morceau que l’on m’enseigna au piano. Puis vint « Dieu bénisse le Roi » et ensuite « La Couronne de la Vierge ». Heine, aussi, s’est diverti, un jour, à décrire la Bourse de Hambourg « où nos pères ont fait le commerce entre eux aussi honnêtement que possible ». Il en sera toujours ainsi dès qu’on fera d’un accident, d’un symptôme, l’essence même d’une façon d’agir. L’homme uniquement épris de vérité ne peut être que probe : que serait donc la probité sans la sincérité ?

Autre chose — Karl Ritter m’a pourtant encore écrit ; il y a eu un retard de la poste. La lettre m’a fait beaucoup de plaisir. Il est à Rome, où il a rencontré Winterberger devant l’église St Pierre ; il s’est amouraché de la coupole basse du Panthéon et s’exprime avec une désespérante naïveté sur son intéressante situation. Il est et reste très original. Ce n’est point pour ne pas me compromettre auprès des siens qu’il s’est abstenu de m’écrire plus tôt, mais seulement dans la croyance que je recevais déjà trop de lettres et pour ne pas m’importuner. Là-dessus, je lui ai envoyé une réponse pas mal !

30 Mai.

Après le travail, je me couche ordinairement un peu, pour fermer les yeux, pendant un quart d’heure. Hier, je voulus ne point céder à cette habitude, afin de vous écrire. La nature se vengea cependant : je fus pris d’un véritable vertige ; il me fallut cesser. Voyez donc, il en est ainsi de moi. Aujourd’hui, je m’asseois un moment encore pour vous écrire avant de commencer mon travail, et j’ai le plaisir de pouvoir répondre encore aux quelques lignes aimables de votre part, que la belle matinée m’a apportées. Car il fait beau aujourd’hui ! Si ce temps continuera, j’en doute. Le temps qu’il fait le matin a surtout de l’importance pour moi maintenant, et, s’il le faut absolument, je renonce à l’après-midi. Pensez un peu, depuis mon jour anniversaire, je me lève tous les jours à six heures, bois mon eau de Kissingen et me promène jusqu’à huit heures. Ce qui est heureux, c’est que les matinées ont été plus ou moins belles jusqu’à présent. Chère enfant, je voudrais vous voir aussi profiter de ces promenades matinales : je me trouve extraordinairement mieux portant depuis que je les fais ; la légère fatigue qui en résulte passe rapidement après un court repos, et vous dégage, vous ravive d’autant plus. Vous connaissez déjà sans doute ce résultat à la suite de vos diverses cures d’eau. Seulement on l’oublie, et cependant on devrait continuer ce régime tout l’été, à titre de fortifiant pour les nerfs et de rafraîchissement pour le sang. En été la journée elle-même ne peut être passée en plein air ; les matinées sont un vrai réconfort, tandis que les soirées apportent seulement l’apaisement. Pendant le jour il faut plutôt faire une bonne sieste. Puis le soir ne point aller se coucher trop tard. Cela se comprend d’ailleurs. Tel sera mon programme pour tout l’été, où que je sois ; je tâcherai même, dans la suite, de me lever de meilleure heure encore, tellement l’effet de ces promenades matinales est convaincant et sensible cette fois. Imitez-moi ! Wesendonk ne trouvera sans doute rien à redire à cela ; bien au contraire, il vous approuvera ! Ce que vous perdez, en manquant de telles matinées, ne peut être compensé par la journée toute entière, même en y comprenant la soirée ! c’est la belle floraison du jour, l’essence de la joie estivale. Et comme nous aspirons tant au soleil et à l’été, nous devrions connaître également ce qu’ils présentent de plus magnifique.

Pour travailler j’aime par dessus tout le soleil ; mais précisément celui qu’on tient éloigné, contre lequel on cherche à se protéger par une agréable fraîcheur. Il produit alors le même effet que la célébrité, les succès, les honneurs qui vous procurent une sensation agréable par le fait même qu’on les dédaigne, qu’on les laisse de côté sans s’en occuper, ayant l’âme trop riche. Dans le cas contraire nous sommes rappelés à notre pauvreté ! Quiconque doit chercher la lumière et la chaleur est à plaindre !

Je m’occupe de la première moitié de mon acte. Je n’achève que très, très lentement les passages de souffrance ; dans le cas le plus favorable, je ne puis faire que peu de chose d’un seul coup. Mais les passages de fraîcheur vivace et d’emportement me réussissent d’autant plus rapidement. Ainsi, pendant l’exécution technique, je vis tout « leidvoll und freudvoll »[23] et dépends uniquement du sujet. Ce dernier acte constitue une véritable fièvre intermittente : les douleurs les plus intenses, les plus inouies et, immédiatement après, les joies les plus inouies, les plus intenses. Dieu le sait, personne n’a fait quelque chose avec plus de sérieux et Semper a raison. Cela m’a disposé défavorablement, ces derniers jours, encore une fois, à l’égard de Parzival. La conviction me revenait encore, tout récemment, que ceci deviendrait un travail au plus haut point difficile. À bien considérer les choses, Amfortas est le centre, le sujet principal. Mais ça n’est pas une vilaine histoire du tout, cela ! Figurez-vous donc un peu, pour l’amour du ciel, de quoi il s’agit ! Tout à coup, ce me fut terriblement clair : c’est mon Tristan du 3e acte, mais avec une progression d’une inimaginable intensité ! La blessure de la lance et encore une bien autre blessure, — au cœur, le malheureux n’a d’autre aspiration, tandis qu’il est en proie à ses souffrances, que la mort ; pour arriver à ce remède suprême, il aspire de plus en plus à la vision du Graal, afin de savoir si lui au moins fermera ses blessures, car tout le reste est inopérant ; rien, rien ne peut remédier à ses souffrances. Cependant le Graal toujours ne lui donne en retour que cette seule chose : il ne peut pas mourir et justement le Graal accroît encore ses souffrances, parce qu’il leur octroie l’immortalité. Le Graal, maintenant, d’après ma conception, c’est le calice de la Cène, dans lequel Joseph d’Arimathie recueillit le sang du Sauveur crucifié. Quelle terrible signification acquiert ainsi la situation d’Amfortas vis-à-vis de ce calice miraculeux ; lui, qui souffre de la même blessure, occasionnée par la lance d’un rival en une passionnée aventure d’amour, il doit trouver son unique salut dans la consécration du sang qui coula un jour de la blessure du Sauveur, lorsque celui-ci se mourait sur la Croix, renonçant au monde, délivrant le monde, souffrant pour le monde ! Le sang pour le sang, la blessure pour la blessure — mais ici et là, quel abîme entre ce sang, cette blessure ! Tout extasié, tout en adoration devant ce merveilleux calice, qui rougeoie d’un éclat suprême et doux, Amfortas sent la vie se renouveler par lui, et que la mort ne peut l’approcher ! Il vit, il vit de nouveau et, plus terrible que jamais, la blessure fatale lui cuit, sa blessure ! L’adoration même devient une douleur ! Où est la fin ? Où est la délivrance ? Les souffrances de l’humanité pour toute la durée de l’éternité ! Est-ce qu’il voudrait se détourner tout à fait du Graal dans la folie du désespoir, fermer l’œil pour lui ? Il le voudrait, pour pouvoir mourir ! Mais — lui-même, il fut désigné pour garder le Graal ; et ce n’est pas une puissance extérieure, aveugle, qui l’a désigné, — non, mais il le fut, parce qu’il était si digne, parce que nul n’avait reconnu aussi profondément que lui la force miraculeuse du Graal, parce que nul autre comme lui n’avait l’âme toute entière continuellement reprise du désir de contempler le Graal, qui l’anéantit d’admiration, qui lui donne le divin salut en même temps que l’éternelle malédiction !

Et je devrais encore exécuter cela et faire aussi de la musique sur pareil sujet ? Ah ! non, merci ! l’écrira qui voudra ! Je ne chargerai point mes épaules de ce fardeau !

Que quelqu’un le fasse, qui l’exécutera ainsi dans le goût de Wolfram : ce sera peu de chose et finalement aura quelque apparence, l’air très bien même. Mais, je prends ces sortes de choses beaucoup trop au sérieux. Voyez un peu comme Maître Wolfram s’y est pris à l’aise ! Peu importe qu’il n’ait absolument rien compris du véritable sens. Il entasse événements sur événements, enchaîne aventures à aventures, rattache au thème du Graal des faits et des tableaux curieux, bizarres, tâtonne à l’aveuglette et à celui qui est devenu sérieux laisse la question « qu’est-ce qu’il veut donc ? » Ce à quoi il doit répondre « oui, je ne le sais plus moi-même », tout aussi peu que le petit prêtre qui célèbre son Christianisme au maître-autel, sans savoir le moins du monde de quoi il s’agit. Il n’en est pas autrement. Wolfram est une apparition absolument prématurée, et c’est sans doute son époque barbare, tout à fait confuse, flottant entre l’ancien Christianisme et le nouvel État social qui en est la faute. Dans ces temps-là rien ne pouvait mûrir ; la profondeur du poëte se perd tout de suite en des phantasmes dépourvus de sens. Je suis presque d’accord maintenant avec Frédéric le Grand qui, en recevant l’édition de Wolfram, dit à l’éditeur de ne point l’importuner avec de pareilles futilités ! Vrai, il faut avoir vécu les véritables traits de la Légende, comme je l’ai fait pour cette légende du Graal et voir immédiatement après de quelle façon un poëte tel que Wolfram la concevait — ce que j’ai vérifié en feuilletant votre livre —[24] pour être tout de suite indigné de l’incapacité du poëte. (J’ai fait la même expérience avec Godefroid de Strasbourg, pour Tristan.) Notez seulement que ce « profond » superficiel, parmi toutes les interprétations que la Légende donnait du Graal, choisit précisément celle qui dit le moins. Il est vrai que déjà dans les toutes premières sources à compulser, cette merveille était une pierre précieuse, notamment dans les légendes arabes de l’Espagne. Malheureusement il est à remarquer que toutes nos légendes chrétiennes ont une origine étrangère, dérivant du Paganisme. Nos Chrétiens apprenaient à leur grande stupéfaction que les Maures vénéraient dans la Kaaba, à la Mecque, une pierre miraculeuse (une pierre solaire, un météore, c’est-à-dire réellement tombée du ciel). Les légendes de son pouvoir miraculeux furent bientôt comprises par les Chrétiens à leur façon et ils rapprochèrent la relique du mythe chrétien, ce qui leur fut facilité par une ancienne légende répandue dans la France méridionale, d’après laquelle Joseph d’Arimathie s’était enfui là-bas, emportant le sacré calice de la Cène, légende en concordance absolue avec l’enthousiasme pour les reliques des premiers âges de la Chrétienté. Dès lors la légende obtint une signification et j’admire réellement ce beau trait de la mythologie chrétienne, qui inventa le symbole le plus profond existant de l’essence sensuelle-intellectuelle d’une religion. Qui est-ce qui n’est pas envahi des sentiments les plus sublimes, les plus intenses en apprenant que ce calice, dans lequel le Sauveur a bu, quand il fit ses adieux à ses disciples, et dans lequel finalement fut recueilli et conservé son sang éternel, existait et que celui auquel il était destiné, le pur, pouvait le voir et l’adorer ! C’est d’une beauté incomparable ! Et puis la double signification de ce réceptacle, comme calice de la Sainte Cène, — assurément le plus magnifique sacrement du culte chrétien ! De là la légende que le Graal (sang réal) (d’où San(ct) Graal) alimentait uniquement la pieuse chevalerie, fournissait nourriture et boisson aux heures des repas. Tout cela si totalement incompris de notre poëte, qui puisait son sujet uniquement dans les mauvais romans de chevalerie français, et les imitait comme un étourneau ! Tirez-en des conclusions pour le reste ! Il n’y a que quelques descriptions qui soient belles, genre dans lequel excellaient les poètes du Moyen-Âge : là il règne une atmosphère de contemplation bien sentie ! Mais l’ensemble reste toujours confus et stupide. Que faire maintenant avec Parzival ? Car Wolfram non plus n’en sait que faire : son désespoir en Dieu est sot et pas motivé ; sa conversion satisfait encore moins. Le motif de l’« interrogation » est présenté avec tellement peu de goût et sans signification. Ici donc je devrais tout inventer. Et puis il y a encore une difficulté pour Parzival. Il est indispensable, comme sauveur désiré d’Amfortas : si Amfortas, maintenant, est exposé sous son véritable jour, il acquiert un intérêt tragique à ce point démesuré qu’il devient presque impossible de placer à côté de lui une deuxième figure d’intérêt principal, et cependant celui-ci doit être représenté aussi par Parzival, si l’on ne veut être obligé de le faire apparaître exclusivement sur la scène comme une espèce de deus ex machina très indifférent. Donc il faut mettre à l’avant-plan le développement de Parzival, sa suprême purification, quoique prédestinée par sa nature contemplative et profondément compatissante. Et pour cela je ne dispose pas d’un plan aussi large que Wolfram ; je dois tout concentrer en trois situations principales, d’un contenu très dense, de telle sorte que le profond et multiple sujet soit traité clairement et distinctement : telle est, en effet, la caractéristique de mon art à moi. Et je me vouerais encore à pareil travail ? Dieu m’en garde ! Aujourd’hui je renonce à ce projet insensé ; que Geibel[25] fasse cela et que Liszt écrive la musique ! Quand ma vieille amie Brünnhilde se précipitera dans le feu, je ferai de même, avec l’espoir d’une fin bienheureuse ! Voilà ! Amen ! Le Graal m’a fait faire pas mal de chemin ! Considérez ceci comme une conférence pour laquelle vous n’aurez pas besoin d’aller à l’hôtel de ville de Zurich ! Vous n’aurez pas plus aujourd’hui, malgré ce dernier envoi d’excellents « zwieback » ! Je veux tâcher de faire encore un peu de musique. Adieu ! Songez à la Pentecôte et n’oubliez pas les promenades matinales au jardin. Mille salutations.

Votre
R. W.



76.

Lucerne, 3 Juin 59.
Mon amie,

Il me semble que je ne trouverai pas la situation d’esprit convenable pour nous procurer — à vous et à moi — de la satisfaction, dimanche prochain, chez les Wille. Je joins donc à la présente quelques lignes d’excuse, datées de Kissingen, pour Madame Wille. Je souffre si souvent de la lâcheté de mes amis qu’il vaut mieux s’en passer, du moins pour quelque temps, jusqu’à ce que la faculté d’illusion ait repris ses forces dans l’âme, et que le monde entier ne contienne plus que des amis. Cela peut revenir ! Jusqu’à ce moment-là mes meilleurs compliments !

Merci également, de tout cœur, pour votre belle lettre. Nous en parlerons longuement une autre fois !

Bonjour cordial à toute la maisonnée !

R. W.



77.

Enfant ! Enfant ! Bien chère enfant !

C’est une terrible histoire ! Le maître a encore une fois bien travaillé !

Je viens de jouer la première moitié terminée de mon acte, et j’ai dû me dire ce que le bon Dieu déclara un jour, en vérifiant que tout était bien ! Je n’ai personne pour me louer, tout comme le bon Dieu ce jour-là — il y a environ 6000 ans, et je me dis donc, entre autres choses : « Richard, tu es un diable d’homme ! »

Oui, maintenant je comprends pourquoi j’ai été plongé dans la plus affreuse hypocondrie ! Il faut aller chercher, Dieu sait où, pour trouver la plus petite pierre nécessaire à la construction ! Et, malgré toutes les lamentations, toute la misère, cela doit sonner encore bien, à la fin, et s’insinuer imperceptiblement et agréablement, de telle sorte que la détresse entre au cœur, sans qu’on s’aperçoive même quelle mauvaise chose c’est !

Je trouve tout excellent : ni longueur, ni monotonie ; au contraire, une vie passionnée jusqu’à l’exubérance, oui jusqu’à l’hilarante allégresse ! Non, jamais je n’ai encore rien fait de pareil ! Vous serez étonnée de l’entendre.

Maintenant du repos, la paix, un sourire de la fortune, pour achever bientôt la seconde moitié ! Il faut que ce soit alors pour moi une nouvelle vie ! Venez à mon aide ! Personne ne m’assiste autrement ! Ils sont tous stupides là-bas, tous, tous !

Adieu pour aujourd’hui !

Aujourd’hui, je devais aller au Righi : c’est pourquoi il tombe cette belle pluie !

Que pense Wesendonk de Garibaldi ?

Mille vœux de bonheur !


Lucerne, 5 Juin 59.

R. W.



78.

Lucerne, 17 Juin 59.

Vite quelques lignes avant le dîner et après le travail ! Je vous remercie pour le bijou réparé. Je viens d’envoyer à Leipzig le manuscrit du 3e acte.

Quelque chose de connu : il pleut !

Quelque chose de nouveau : depuis trois jours je monte à cheval !

Je monte à cheval !! — tous les matins. Mon esculape me l’a ordonné. J’en espère un très bon résultat. N’en dites rien à Wesendonk, sinon il enfermera toute sa cavalerie, quand je reviendrai à Zurich !

Aucun événement : il pleut, il pleut ! Demain, s’il y a du soleil, je tâcherai de me remettre à la composition. Votre visite m’a fait du bien. C’était vraiment beau. Je suis calme et passablement gai. Soyez-le aussi. À bientôt de plus amples nouvelles : pour aujourd’hui seulement la bagatelle de mille salutations.

R. W.



79.

Lucerne, 21 Juin 59.

L’allégresse ne se maintient pas, décidément, avec la meilleure volonté du monde ! Et vous, comment allez-vous ?

Avant-hier, j’ai repris courageusement la composition ; hier, arrêt ; aujourd’hui je ne commence même pas. Ce temps détestable m’annihile : nuages et pluie me pèsent comme une chape de plomb ! Je croyais réellement que la mobilisation prussienne nous amènerait un peu de vent du nord ; cependant ce sont les vents du sud et de l’ouest qui continuent à régner. C’est à désespérer ! Voici trois mois déjà que je vis dans un endroit, où le beau temps est la conditions sine qua non pour y tenir ! Je suis encore plus morose, quand la pluie m’empêche de faire ma promenade à cheval du matin. Je suis devenu amateur passionné d’équitation : j’ai un compagnon direct dans le cheval, qui est comme soudé à moi dans le mouvement de la chevauchée, me force à l’attention, à m’occuper de lui, et me procure ainsi une société des plus agréables, dont la caractéristique est que tout se concentre en un seul contact continu.

Je pourrais encore écrire beaucoup sur l’équitation. Je dois éviter de nourrir une passion pour le cheval, sinon j’apprendrais encore une chose, à laquelle il faudrait renoncer. Or j’ai déjà renoncé à tant de choses, et puis le Juif Errant ne peut avoir de cheval pour ses pérégrinations !

Rien de nouveau. Mes discrets amis gardent un silence respectueux. Même le journal musical nous mesure par fragments la future fête. Je désire presque ne point recevoir de visites de là-bas pour tout l’été ; avant l’achèvement de Tristan, les intrus bruyants m’apporteraient le trouble : ils veulent tous absolument autre chose que moi ; il me faut le reconnaître, sans la moindre amertume. Ce n’est qu’avec une réelle horreur que je me rappelle les tribulations de l’automne de 1856, et quand me revient à la mémoire quel mal me firent les visites de l’été passé, alors que je comptais finalement les minutes me séparant de l’heure du départ des visiteurs, je comprends à peine comment je pourrais prévoir ces visites autrement qu’avec crainte. Et cependant ces visites ne seraient inspirées que par l’amour de moi ! C’est grave. Quel drôle de personnage deviendrais-je encore ! Peut-être que cela changera, quand Tristan sera fini. Maintenant il est encore le maître : après cela ce sera mon tour !

Hier m’arriva tout un envoi de beaux « zwieback » : c’est un surcroît démesuré pour mon ménage. Où vais-je fourrer toutes ces boîtes ? Il faut que nous y réfléchissions quelque peu.

Dernièrement un supplément de l’Intelligenzblatt[26] m’amusa beaucoup : croyant que l’auteur était Herwegh, je le lui demandai par quelques lignes. Avec joie il me répondit affirmativement. Ce zèle me divertit. L’article était, çà et là, quelque peu impertinent, mais écrit réellement avec beaucoup d’esprit, plus que je n’en aurais attribué à Herwegh. Cela suffit déjà pour éveiller l’appréciation et l’espérance. Ce dont il s’agit est si déplorablement triste, qu’il faut certes de l’esprit et de l’ironie pour rendre tolérable l’aspect de ce monde ; c’est l’affirmation ostensiblement exprimée de la misère du monde en même temps que celle de notre faiblesse vis-à-vis de lui, non pas voilée mais avouée. Quiconque peut encore y assumer une mine grave, espérer et vouloir, est encore profondément enfoui dans les brumes de l’illusion. Chez Herwegh tel est toujours le cas ; mais cela se dérobe sous le zèle qu’il met à combattre, à déprécier les aspirations erronnées d’autrui, et à ce jeu-là il devient spirituel. Je dus rire aussi de ses citations de Shakespeare, ce qui me conduisit à mon thème favori, la société des grands esprits, qui, après tout, nous réconcilie encore le mieux avec le monde. Ah ! le merveilleux sourire spirituel de Shakespeare ! Ce dédain divin du monde ! C’est réellement la suprême hauteur, à laquelle l’homme puisse s’élever hors de la misère ! Le génie ne peut faire plus : seul le saint pourrait encore aller plus loin. Mais il est vrai aussi que celui-ci n’a plus besoin d’ironie !

Moi pareillement, je ne me sens jamais guéri de mes souffrances, que quand ce sourire me traverse l’esprit, lequel, en certaines circonstances, lors de la perte d’illusions exceptionnelles, peut devenir un rire cordial. En politique je me surprends parfois à prendre tout trop au sérieux ; le moindre espoir dans l’intelligence et la bonne volonté des hommes séduit, il nous mène toujours en des chemins de traverse, dont on ne peut revenir assez vite, parce que sur ces chemins-là on en arrive à être injuste envers le genre humain. Il faut se dire toujours que l’intelligence et la bonne volonté n’ont jamais la parole dans l’histoire et que la nature humaine n’en possède que juste assez pour que l’espèce ne s’éteigne pas, tandis que la bonne volonté et l’intelligence peuvent élever l’individu au-dessus de la vie, mais non l’assister dans la vie même. Combien d’espoirs maintenant encore ne seront-ils pas détruits ? Combien clairement le résultat de la guerre de ce jour ne montrera-t-il pas à l’esprit noble, qu’il n’a point à chercher sa délivrance dans la guerre, où chaque champ de bataille lui enseigne quel est le maître du monde. Et qui est-ce qui comprendra ? Une nouvelle génération arrive, et rien ne change. Ainsi, même à la vue du champ de bataille nous pouvons sourire de l’éternelle ironie que nous nous appliquons à nous-mêmes ! Mais cela conduit loin ! Abandonnons donc ce sujet pour aujourd’hui ! Il ne faut pas le prendre trop au sérieux non plus ! Toujours nous demeurons aveugles !

Mille salutations !

R. W.



80.

Lucerne, 23 Juin 59.

Merci beaucoup, mon amie ; mon travail marche admirablement et je me suis juré, si Dieu ne m’abandonne pas tout à fait, de ne venir chez vous, que lorsque je pourrai vous donner le portefeuille rouge avec le contenu complet. Tel est mon désir. La réalisation en est-elle possible, je l’ignore. Car je sais suffisamment ce qui peut faire perdre le goût d’un projet aussi aventureux, et je pense que je dois mes bonnes dispositions pour le travail à la crise de mélancolie désespérée par laquelle il me fallut passer préalablement. Ce que je vous ai écrit à propos de Herwegh était sans doute fort confus ; je me le suis dit en vous expédiant la lettre, et je relus l’article de Herwegh, ce qui me prouva que j’avais dans ma lettre désigné une autre personne que lui. Laissons cela, et pensons encore au « branlement de menton » de Shakespeare. Ceci et « la cire d’oreille en place de cervelle » sont de ces bons mots qui me frappent tant chez cet auteur ; il n’y avait que lui pour voir aussi bien le néant du monde et trouver ces traits d’esprit si originaux.

Mais laissons cela également, car même en ceci notre subjectivité peut avoir une trop grande part. Ce que je voulais vous dire surtout, c’est que je me figure pouvoir achever la composition de mon acte d’un seul trait, rapide comme la foudre ; hier tout se présentait à moi, on eût dit à la lueur d’éclairs. Sans doute vous réjouissez-vous de ce qui me fait persister à demeurer chez moi, et me félicitez de mon courage à ne point répondre à votre invitation. Il y a encore une arrière-pensée d’épicurisme en cela : il me semble notamment que je devrai me sentir soudain incroyablement soulagé après l’achèvement de Tristan. Voyant que je n’arriverai pas autrement au bien-être, je veux me le garantir de cette façon raffinée. Tout m’y pousse. Les désagréments se multiplient ici où je demeure. Des pianos sont installés tout autour de moi, des étrangers arrivent toujours en plus grand nombre, le propriétaire hausse les épaules : j’offre toujours et toujours davantage pour m’assurer la tranquillité nécessaire et me vois néanmoins déjà errant comme Latone, qui ne trouvait nulle part un abri pour enfanter Apollon, jusqu’au moment où Zeus fit sortir de la mer, à son intention, l’île de Délos. Ceci soit dit en passant, les fables ont cela de bon, qu’en elles on parvient toujours à quelque chose ; dans la réalité l’île reste tout bonnement dans la mer — ou à Mariafeld, bref, quelque part. Oui, mon enfant ! On me soulève des difficultés partout, je n’ai point la vie commode, mais c’est pourquoi il n’y a qu’un seul être à qui je puisse permettre un jour de me faire l’éloge de Tristan, et ce seul être n’en a pas besoin. Donc personne ne pourra me dire « bravo ! », un jour. Et, vous avez raison, ma vie est plus digne dans l’exil, ici, que là-bas ; seulement vous vous trompez, quand vous parlez de sept, huit ans, car la onzième année a commencé déjà. Mais je ne veux point me targuer de cela ; je veux plutôt dire que je suis pressé dans mon travail par les Härtel, dont la bouderie m’eût laissé indifférent, mais qui m’ont vraiment touché par leur grande joie de recevoir le manuscrit du 3e acte : ils avaient entendu dire que je voulais m’interrompre pour longtemps. Donc, je me dépêche ! Si vous me voyez arriver auprès de vous, ce ne sera qu’avec le portefeuille rouge ou absolument aux abois ! Choisissez ! J’espère que ce sera avec le portefeuille rouge ; mais j’ai besoin d’un peu de patience encore : cela ne va pas vite. Si seulement ça marchait, ce serait déjà bien beau !

Ce matin, le bon Dieu se promenait en personne par les rues ici. C’était le jour de la Fête-Dieu. La ville entière participait aux processions devant les maisons vides, conduite par les prêtres, qui s’étaient même revêtus de robes de chambre d’or à cette occasion. Cependant la procession des Capucins était profondément impressionnante : au milieu de cette révoltante comédie d’une religion de pacotille, tout à coup cette atmosphère grave et mélancolique ! Heureusement, je ne les ai pas vus de trop près. Toutefois j’ai déjà remarqué une couple de physionomies niaises, quoique vénérables, sous les capuchons d’ici. Le crucifix, également, captive toujours mon attention. Hier soir, les malins, discernant à la direction du vent que nous aurions beau temps aujourd’hui, firent prier les enfants dans les églises, à l’effet d’obtenir un temps favorable. Ainsi cette merveilleuse matinée sans nuage ne fut après tout qu’une comédie. Néanmoins, elle me fit du bien, et je me dis que le beau temps était là pour moi tout seul, et je savais qui l’avait fait. Grand merci !

Vous êtes fâchée parce que je ne viens pas ? Ne devriez-vous pas finalement venir plutôt pour voir Lucerne par le beau temps ? Il n’est interdit à personne de venir ici !

Mille amitiés au cousin Wesendonk, aux petites nièces et aux petits neveux ! Aimez-moi tous grandement, je travaillerai bien ! Adio !

R. W.

Prière de voir un peu dans le magasin d’objets d’art en face de la Poste : dans le temps, il y avait de ces grandes plumes d’or ; peut-être s’en trouve-t-il encore ?

81.

Lucerne, 1er Juillet 59.

Et comment allez-vous, mon amie ? J’étais un peu déprimé par la température de ces derniers jours ; mais, d’une façon générale, mon état est passable. Le travail marche bien, et j’éprouve des sensations étranges en travaillant. Dans le temps, je vous ai parlé des femmes indiennes qui se précipitent dans la mer des flammes sur les bûchers de bois de senteur. C’est étonnant comme des senteurs peuvent évoquer puissamment le passé. Dernièrement, au cours d’une promenade, un parfum de roses pénétra jusqu’à moi : à côté de mon chemin se trouvait un petit jardin, où les roses étaient en plein épanouissement. Cela me rappela mon ultime jouissance du jardin de « l’Asile » : jamais je ne me suis occupé de roses comme alors. Je m’en cueillais une chaque matin et la déposais dans un verre sur ma table de travail : je savais que je faisais mes adieux au jardin. Ce parfum s’est entièrement amalgamé avec ces sensations : chaleur, soleil d’été, parfum de roses et — adieux. Ainsi j’esquissai alors la musique de mon 2e acte.

Ce qui alors m’entourait réellement, avec une véritable sensation d’ivresse, revit à présent comme en un rêve. Été, soleil, parfums de roses et — adieux ! Mais l’angoisse, l’oppression sont absentes : tout s’est clarifié. Voilà l’état d’âme dans lequel j’espère achever mon 3e acte. Rien ne peut m’attrister vraiment, rien ne me peut bouleverser : mon existence n’est nullement liée au temps ni à l’espace. Je sais que je vivrai aussi longtemps que j’ai à créer encore ; donc je ne me soucie point de la vie, mais je crée. Et lorsque ma vie touchera à sa fin, je me saurai alors à l’abri. Ainsi je suis vraiment gai. Puissiez-vous l’être aussi !

À bientôt de vos nouvelles ?


82.

Lucerne, 9 Juillet 59.

C’était bien bon de votre part, chère enfant, de me donner de vos nouvelles. Voyons ce que je puis vous dire de moi-même en échange. Le retour du cousin vous apportera sans doute beaucoup de nouvelles, et volontiers je voudrais entendre aussi ce qu’il racontera de ma ville natale et du pays de ma jeunesse. Il a été à Dresde vraisemblablement ? Il a manqué Lohengrin là-bas ; d’après ce que j’apprends, on ne le donnera plus que dans la seconde quinzaine de ce mois. Dans l’intervalle, j’ai passé par nombre d’expériences. Avant tout : il y a aujourd’hui huit jours, j’ai déménagé, c’est-à-dire qu’on m’a fait déménager, à l’hôtel primitif no. 7, deuxième étage, dans « l’indépendance ». Je me fais l’effet d’être passablement dégradé, à peu près comme le comte Giulay après Magenta. Impossible de songer même à mon beau et confortable salon de la « dépendance ». Le plus pénible est qu’il me faut renoncer ici à ma « marquise » : le propriétaire, ce monstre de républicain, m’interdit sa société. C’en est donc fait de ma belle heure matinale devant la fenêtre ouverte : un volet tenu fermé me dérobe la vue du soleil, et je pourrais presque m’imaginer que je suis en prison. Vous voyez maintenant que je ne suis pas encore si amolli et gâté, que de nombreuses personnes voudraient le faire croire. Tout cela je le supporte avec bonne humeur, parce que mes prisonniers, Tristan et Isolde, doivent bientôt se sentir complètement libres. Je me sacrifie maintenant avec eux pour jouir plus tard avec eux de la liberté. Je suis heureux dans mon travail au moins tous les deux jours : dans l’intervalle cela ne va pas aussi bien, car la journée heureuse me rend arrogant et alors j’en arrive à me surmener. La crainte de mourir avant la dernière note écrite m’a abandonné cette fois-ci. Au contraire je suis tellement certain d’achever l’œuvre que, avant-hier, au cours de ma promenade, je composai un « lied » populaire dans ce goût :

« Au Schweizerhof, à Lucerne,
Loin de chez eux, de leur pays.
Trépassèrent Tristan et Isolde,
Lui si triste, elle si belle :
Ils moururent libres, désireux de la mort.
Au Schweizerhof, à Lucerne,
Tenu par Monsieur
Le colonel Siegessern ».

Cela fait très bien, chanté sur une mélodie populaire. Le soir Vreneli[27] l’entendit. Je l’aurais donné au propriétaire s’il ne m’avait pas interdit la « marquise. » Vreneli est ici mon ange-gardien : elle intrigue et fait tout pour m’épargner d’être dérangé par les voisins bruyants : défense aux enfants de venir sur tout l’étage. Joseph aussi a obstrué la porte de la chambre voisine au moyen d’un matelas, et il y a accroché un de mes rideaux, ce qui donne un aspect fameusement théâtral à ma chambre. Dès que j’aurai fini mon travail, la principale nécessité de garder cette demeure aura disparu. À Paris je me cacherai très discrètement dans un garni, et laisserai tranquillement la destinée s’emparer de moi. C’est seulement quand j’ai la tête occupée de mon œuvre à enfanter, que je songe à un berceau riche et distingué. D’ailleurs, ma situation dans la vie me devient de plus en plus claire, et la plus stricte réduction est un devoir. Peut-être vendrai-je alors mes beaux vêtements d’intérieur : vous n’avez qu’à me dire ce que vous en désirez pour votre futur cabinet de curiosités. Voyez-vous, pareilles pensées réductives me viennent dans mon logis dégradant ! Peu importe : Tristan est près de sa fin, et Isolde, je crois, aura également fini de souffrir déjà ce mois-ci. Alors je me précipite avec eux dans les bras des Härtel.

Pour le reste, je ne sais rien absolument de ce qui se passe dans le monde ! Personne ne s’occupe de moi, et cela commence à me rendre de bonne humeur. Dieu ! de combien de choses, de combien de gens on peut se passer ! Seule, votre société, mon enfant, me manque péniblement : je ne connais aucun être, à qui je puisse me confier de meilleur cœur. Cela ne va pas du tout avec les hommes : malgré toute l’amitié possible, au fond il s’agit pour eux de ne rien abandonner de leur moi, de maintenir leur propre opinion, de se laisser le moins possible porter atteinte. C’est un fait : l’homme vit de lui-même. Mais quand je pense à tout le bien, à tout le beau, que vous avez fait jaillir de moi déjà, je ne puis qu’être heureux de ce que vous me l’ayiez inspiré sans le vouloir vous-même et que, néanmoins, ce fut toujours le meilleur qui était en moi que vous ayiez éveillé. Comme cela m’a fait plaisir de vous jouer dernièrement S. Bach ! Jamais il ne m’a procuré à moi-même de jouissance aussi grande ; jamais je ne me suis senti si proche de lui ! Mais cela ne se présente jamais à moi quand je suis seul. Lorsque je faisais de la musique avec Liszt, c’était toute autre chose : c’était faire de la musique, et alors la technique et l’art en somme jouent un grand rôle. Entre hommes il y a toujours quelque chose qui cloche. Si stupide que je vous aie paru la dernière fois à Lucerne, notre entrevue a produit les plus nobles fruits pour moi. Vous pouvez le vérifier maintenant, en voyant mon ardeur inlassable au travail. Et je ne vous en serais pas reconnaissant ? En vrai ami ! Ne vous étonnez pas de n’en avoir point si vite fini avec moi ! D’ailleurs le beau temps y est aussi pour quelque chose. Quand, même pendant le jour, on est empêché de sortir, on sait que, au dehors, il fait clair et beau, et le soir est alors sacrifié au plaisir. S’il fait chaud, on sait toujours que l’air, qui donne tant de pureté au ciel, est beau et bienfaisant. Cela produit un effet très directement sensible sur moi, un peu excitant mais agréable. Aussi est-ce tellement beau que les besoins du corps me deviennent toujours moindres. Je ne vis presque plus que d’air, et le cœur me fait seulement mal, quand je dois payer au propriétaire de l’hôtel autant pour ma nourriture que si j’avais à entretenir un estomac anglais.

Puis j’éprouve maintenant une inclination prédominante vers la gaîté. Figurez-vous, lorsque, il y a peu de temps, je développais la mélodie joyeuse du pâtre au moment de l’arrivée du bateau d’Isolde, tout à coup il m’arriva une tournure mélodique beaucoup plus joyeuse, presque héroïquement jubilante et cependant absolument populaire. Déjà je voulais modifier le tout, quand je m’aperçus que cette mélodie ne convenait point au pâtre de Tristan, mais appartenait absolument au Siegfried. Immédiatement, j’examinai les vers de la scène finale de Siegfried (Siegfried et Brünnhilde), et constatai que ma mélodie convenait aux paroles :

« Dès toujours,
pour toujours,

éternellement à moi ;
mon héritage, mon bien ! » — etc.

Cela produira un effet incroyablement fier et joyeux. Ainsi je me trouvai transporté soudain en plein Siegfried. Est-ce que, alors, je n’aurais pas foi en ma vie, dans mon endurance ?

Le plaisir que vous avez trouvé à la lecture de Köppen (la Religion de Bouddha) me démontre que vous savez bien lire : beaucoup de choses dans ce livre m’indignaient, parce que je devais toujours songer combien difficile devait être rendue aux autres la vraie compréhension de la doctrine de Bouddha. Il est bon maintenant que vous ne soyiez pas induite en erreur. Oui, mon enfant, c’est bien là une philosophie, en comparaison de laquelle tout autre dogme doit paraître mesquin et borné ! Le philosophe avec ses vues les plus larges, le naturaliste avec ses expériences les plus étendues, l’artiste avec ses fantaisies les plus extravagantes, l’être humain avec le plus grand amour pour tout ce qui respire et qui souffre, découvrent l’infini en ce mythe de l’univers incomparablement splendide, et se retrouvent absolument, entièrement en lui. Dites-moi, comment vous est donc apparu notre beau monde moderne de l’Europe, pendant cette lecture ? Ne trouvez-vous pas qu’il représente ou bien la plus grossière sauvagerie, ou bien pas autre chose que les rudiments les plus élémentaires d’un développement qui était florissant déjà depuis longtemps chez ce noble peuple primitif ! — Chemins de fer ! État social ! — Oh ! oh ! . . .

Je ne puis me défendre autrement des impressions répugnantes de notre présent historique, qu’en étanchant ma soif à cette source sacrée du Gange : une seule gorgée, et tout s’amoindrit jusqu’à sembler un remue-ménage de fourmis. Là-dedans, profondément à l’intérieur, est le monde ; non pas au dehors, là-bas, où règne seule la folie. — C’est bien. Donc Köppen aussi ne vous a pas été préjudiciable !

Bientôt nous aurons la paix également. L’armistice a été conclu sans doute par le cousin[28] à Leipzig ? La paix, il est vrai, sera bien quelque peu caduque ; mais « qui est donc heureux » ? C’est encore une fois le cas de le dire. De toute façon les Härtel ont beaucoup contribué à pouvoir me payer des honoraires doubles, en cas de perspectives favorables. J’avoue que j’avais l’intention de charger le cousin de quelque chose de semblable pour Leipzig : maintenant il paraît l’avoir deviné. Louez-le pour cela !

Et quand nous nous reverrons la prochaine fois, j’aurai à vous raconter beaucoup d’histoires de ma jeunesse. Je ne les lâcherai que lorsque nous serons ensemble. Jusqu’à cette date ayez tous bon courage ; louez la Suprême Perfection, et aimez un peu mon

Insignifiance.



83.

[Juillet 1859.]
Chère enfant,

Les choses ne peuvent avoir été pires à Solferino, que pour mon travail en ce moment ; tandis que là-bas cesse le carnage, moi je continue ; je déblaie furieusement. Aujourd’hui j’ai également occis Mélot et Kurwenal. Arrivez donc si vous voulez encore voir le champ de bataille avant que les morts soient enterrés !

Mille amitiés !

Votre
R. W.



84.

Lucerne, 24 Juillet 59.

J’ai lu le beau conte de fée à l’Érard : il me témoigna, en résonnant deux fois plus splendidement, qu’il l’avait bien compris.

Le même jour vous avez reçu mes études.[29] C’était une métamorphose ! Je suis actuellement très passionné pour le travail, et considère avoir remporté une victoire morale sur moi-même quand parfois je cesse mon travail, et renonce à une page pour ce jour-là. Comment me sentirai-je, quand j’aurai terminé ? J’ai encore à écrire près de trente-cinq pages de partition. Je crois pouvoir finir cela en douze jours. Dans quel état me trouverai-je alors ? Sans doute un peu épuisé, je pense. Déjà maintenant la tête me tourne. Hélas ! Et puis, comme je dépends du temps qu’il fait ! Quand le ciel est clair, sans nuages, on fait de moi ce que l’on veut, exactement comme lorsqu’on m’aime ; si, au contraire, l’atmosphère me pèse, je puis tout au plus résister, montrer de l’orgueil, mais le beau devient difficile à œuvrer.

Il me manque l’espace pour m’étendre. Dieu, comme le monde se rétrécit autour de moi ! Comme tout pourrait me devenir plus facile !

Mais consolons-nous ! Après tout, je ne connais personne avec qui je voudrais échanger mon sort. —

Saluez Kléobis et Biton ; ainsi s’appellent bien, si je ne me trompe, vos deux braves jeunes gens d’Argos. Ce sont déjà de vieilles connaissances pour moi. Il est fâcheux que les Grecs aient été si arriérés en comparaison de nous. Leur religion, par exemple, n’a rien d’abstrait ; ce n’est autre chose qu’un monde immensément luxuriant de mythes, si plastiques et déterminés, qu’on n’en oublie plus jamais les représentations. Quiconque les comprend à fond possède la plus profonde intuition du monde. Mais ils ne dogmatisaient pas. Ils poétisaient, ils créaient. Magnifique peuple ! Essentiellement artiste, profond, génial !

Ah ! quelle répugnance me prend quand je considère notre Europe ! Et Paris ! — Soit ! Il s’agit alors de joliment s’isoler, de rester seul avec soi-même.

De l’achèvement de Tristan une autre fois ! Ce serait délicieux de combiner encore une ascension au Pilate. Je ne crois pas que j’irai plus loin avec mes « excursions récréatrices ». Je vous avertirai, vous, les meilleurs enfants des hommes, quand je pense écrire le dernier trait de plume à la partition. Si cela vous est possible, arrivez alors ! Je n’irai pas au Pilate seul. Et puis nous arrangerons encore notre dîner d’adieu dans la villa (franca) Wesendonk. Je crois pouvoir terminer, comme je vous l’ai déjà dit, vers la fin de la première semaine d’Août.

Et maintenant que le bon Dieu vous protège, et toute votre maison aussi et la dépendance également ! Ma gratitude pour toutes les bonnes, charmantes choses, et notamment pour le conte des Pins.

Cordiales amitiés au cousin, aux nièces et aux neveux !

Votre
R. W.


85.

Lucerne, 4 Août 59.

Encore quelques mots, rapidement, avant le travail, à la charmante étudiante, de la part de Monsieur le professeur.

Je veux et dois finir samedi, rien que pour la curiosité de savoir comment je me trouverai. Ne m’en veuillez pas si vous me voyez quelque peu surmené : il n’y a rien à faire à cela ! Mais je compte que vous me récompenserez et arriverez bien à temps samedi soir. J’ai quelqu’un chez moi ici,[30] pour lequel je ne joue rien du tout et que je leurre continuellement avec l’espoir de ce jour-là. Le Pilate dépendra alors du temps, et je pense qu’il fera beau, de sorte que nous commencerons l’ascension dimanche après-midi. Pour le reste, nous nous tiendrons à ma proposition, que vous avez d’ailleurs très gracieusement accueillie. Baumgartner ne nous échappera pas ; il est en visite ici pour l’instant et sera de retour à Zurich la semaine prochaine.

Je remercierai, d’une voix éclatante, l’excellent cousin qui a rendu possible mon séjour ici. En attendant j’ai à me battre avec l’ambassadeur de France, qui ne veut point viser mon passe-port. L’indignation causée par cette situation honteusement négligée vis-à-vis du monde et qu’on refuse de rectifier, n’a d’égale que cette autre indignation, à savoir comment je puis encore m’irriter de pareilles sornettes ! D’ailleurs il m’est arrivé fréquemment encore de m’emporter, et je me persuadai donc dernièrement de ne pas vous écrire, pour vous laisser tranquille. Je puis toujours vous dire ceci : c’est que je quitterai la Suisse avec un grand, presque solennel regret. Mais que la volonté du Destin s’accomplisse : j’ai passé par suffisamment d’expériences maintenant, pour avoir la vie derrière moi ; je ne veux plus y mettre l’ordre ou y préparer quoi que ce soit : cela n’a plus de sens.

Mais, encore trois jours et Tristan et Isolde sera terminé. Que vouloir de plus ?

À la toute petite étudiante mille remerciements pour ses charmantes idées. Un jour cela lui fera du bien de se remémorer son enfantine horticulture ! —

Adieu et saluez de tout cœur Wesendonk. À moins que vous ne vouliez brusquement me tourner le dos, j’espère vous voir samedi.

Votre
R. W.



86.

Lucerne, 8 Août 59.

J’ai maintenant, distrait que je suis, oublié une prière ! Dites-moi, chère enfant, auriez-vous la bonté de me procurer un joli cadeau pour Vreneli, mais rapidement ? Je crois que cela lui ferait plus de plaisir que de l’argent. Une robe, peut-être — en laine et soie ? Je ne marchanderai pas à propos du prix : il faut qu’elle reçoive un beau cadeau, coûte que coûte.

Mais il s’agit d’arranger cela tout de suite, pour que la chose m’arrive encore mercredi. Si cela vous gêne, — ce que je croirais volontiers — vous n’avez qu’à me le dire.

Et les Wille, vous les invitez cependant pour vendredi, n’est-ce pas ? Si cela leur fait seulement plaisir de venir. Je voudrais avoir Semper également ; mais alors Herwegh se suicide. Wille… m’occasionnera beaucoup de trouble parmi mes connaissances. Mais que vous importe ? Tâchez de me réserver une chambre au-dessus de l’ambassadeur : votre influence aura certainement raison de cette difficulté. Il sied parfaitement à votre aimable caractère de m’offrir un logis dans votre maison ; mais il m’incombe à moi de ne pas être indiscret et de vous épargner le dérangement qui pourrait résulter d’un séjour prolongé.

Depuis avant-hier je suis très mécontent de moi-même : je me fais honte, énormément, et me propose de me chicaner quelque peu à ce propos.

Mais un bon souvenir me restera, qui se traduira éternellement par la plus cordiale et la plus sincère gratitude.

Mille amitiés.
R. W.



87.

Lucerne, 11 Août 59.
Amie,

Confiant uniquement en une bienveillance qui n’est possible qu’à vous, j’ai le courage de vous occasionner le trouble inoui dont je vous ai fait part télégraphiquement aujourd’hui. Écoutez ! Un départ direct de chez vous pour Paris ne m’est point possible ; à en juger d’après mes appréhensions, je n’ai aucune raison de croire que tous les obstacles seront levés si vite que cela. Je subis différentes impressions, à quoi bon le nier ? — mon humeur est mauvaise, ce dont les souffrances physiques sont la cause principale. Devrais-je me laisser gâter les heures de l’adieu ? De l’adieu qu’aucune circonstance actuelle ne rend pressant encore ? J’en avais réellement peur. Et je me résolus enfin de me réconforter d’abord pendant quelques jours dans l’air des montagnes. Je veux aller sur les hauteurs, et pense arriver demain (vendredi) soir à Righi-Kaltbad, où je veux vérifier s’il me sera agréable de rester quelque temps. Vous aurez de mes nouvelles de là-bas. Si je me décide au départ définitif, je vous l’écrirai et, quoique je n’ose croire à l’exécution de l’ancien projet, j’espère pourtant me présenter chez vous, pour vous faire mes adieux, en hôte plus agréable que celui que vous auriez eu à recevoir demain.

Vous êtes trop bonne pour moi, et je vous en récompense par la continuelle agitation que je vous occasionne. J’aurais pu vous épargner votre inquiétude à propos du Rüttli presque dès le début. Mon souci de vous laisser au départ une bonne impression est cependant digne d’être pris en considération également : je sacrifie votre souci au mien.

Si vous ne m’en voulez pas, envoyez-moi Palleske : il me sera, venant de vous, un agréable compagnon sur les hauteurs.

Mille cordiales amitiés !

Dites-moi si vous me pardonnez !

R. W.



88.

Lucerne, 16 Août 59.

Après l’effort du travail je suis donc arrivé à une période de repos qui me permet de jeter un regard scrutateur sur le monde, lequel doit m’assister dorénavant. Il m’apparaît vraiment assez étrange ; il semble m’interdire absolument tout : je me demande sérieusement ce que je vais y faire encore ?

Mon amie, il me faut être bref sur ce sujet ; et, précisément, vous m’avez fait, dernièrement, un devoir de montrer quelque peu de prudence dans mes épanchements. Considérez-vous cela comme le bien être ou un état d’âme harmonieux, si je vous dis que je suis décidé maintenant à m’abandonner à mon sort, inactif, dans une attente immobile, jusqu’au moment où l’on s’occupera de moi ? Assez ; je suis de nouveau au Schweizerhof, comme en mon dernier refuge, et resterai ici jusqu’à ce qu’on — me flanque à la porte. Je ne dois nullement cela à ma libre volonté ; mais il ne me reste plus autre chose.

Je suis bien vu ici et je pense m’abandonner à la sauvegarde agréable de ce bon renom. En félicitant Myrrha avant-hier, je télégraphiai en même temps à Liszt, pour l’informer que je l’attendais ici. Au lieu de sa réponse, je reçois hier une lettre de la Princesse Marie, m’annonçant ses fiançailles avec un jeune Prince de Hohenlohe et, dans sa tristesse de devoir bientôt quitter l’Altenbourg, me priant de lui laisser la société ininterrompue de Liszt jusqu’en octobre, époque fixée pour le mariage.[31] Ainsi je perds également le charmant prétexte d’attendre mon ami ici. Ed. Devrient m’écrit dans sa dernière lettre qu’il a autre chose à faire qu’à me fixer des rendez-vous.

D’un coup d’oeil je me suis, au Righi-Kaltbad, convaincu qu’il ne faut pas songer à y faire un séjour. Le mauvais temps compléta l’agrément du petit voyage de récréation là-bas. D’humeur passable, quoique à demi-découragé, n’ayant pour ainsi dire pu trouver ici de chambre convenable, je partis avant-hier pour le Pilate, afin d’être en situation de vous donner ultérieurement un compte-rendu exact de cette excursion. Elle est facile et très belle : le Pilate mérite que l’on fasse une active propagande en sa faveur. De retour hier, je trouvai des lettres qui me mettent dans l’inéluctable nécessité de me départir entièrement de tous les moyens qui serviraient à m’aider moi-même, et de me retirer pour un temps illimité dans une petite chambre du Schweizerhof. Mon piano à queue est bel et bien emballé dans la remise ; mais on a déballé le divan et le coussin d’enfant aussi. Je veux un peu suivre votre conseil et ne plus me soucier de rien au monde en attendant les événements. En avez-vous assez maintenant ? Je crois que vous devez être fort heureuse de ce que je laisse ainsi tranquilles les fétus de paille autour de moi. Mon humeur avec cela est excellente.

Racontez-moi donc ce que font les diplomates. Mille remerciements pour votre dernière indulgence et les « zwieback » d’aujourd’hui !

Bien des salutations de

votre
R. W.


89.

Lucerne, 24 Août 59.

Mais, mon enfant, qu’est-ce qui vous prend de voir ou de désirer en moi un sage ? Je suis l’être le plus frivole qu’on puisse imaginer. Comparé à un sage, j’aurais l’air presque d’un criminel, et cela précisément parce que je sais tant de choses, notamment que la Sagesse est si désirable, si excellente. En revanche cela me donne l’humour, qui m’aide à franchir des abîmes, tels que le plus sage même n’en aperçoit pas. Pour cela je suis poëte et — ce qui est pire encore — musicien. Imaginez-vous maintenant ma musique, avec sa sève fine, toute fine et mystérieuse, s’insinuant par les pores les plus subtils de la sensation jusqu’à la moelle de la vie, et y envahissant tout ce qui ressemble à de l’intellect ou à l’instinct de la conservation soucieux de lui-même, emportant tout ce qui appartient aux illusions de la personnalité et ne laissant que le soupir merveilleusement sublime de l’aveu d’impuissance : comment serais-je un sage, alors que je ne me sens à l’aise que dans pareille outrecuidance ?


Mais je veux vous dire une chose. Des princes, des peuples des quatre coins du monde se rendaient au temple de Delphes pour consulter l’oracle. Les prêtres étaient les sages qui leur communiquaient celui-ci ; mais eux-mêmes le recevaient d’abord de la Pythie, lorsque celle-ci était en proie au délire prophétique sur le trépied où elle s’inspirait et proclamait en transports merveilleux, surnaturels, les arrêts des dieux. Les prêtres n’avaient plus qu’à les traduire en un langage compréhensible pour le vulgaire. Je crois que quiconque a jamais été sur le trépied ne peut plus jamais être prêtre : il a été tout proche de Dieu.

D’ailleurs rappelez-vous que Dante ne rencontra pas ces hommes sages, aux paroles rares et prononcées à voix basse, dans le Paradis, mais dans une sphère extrêmement douteuse entre Ciel et Enfer. De sa croix le Sauveur pouvait dire au bon Larron : « Aujourd’hui même tu seras avec moi en Paradis ! »

Vous voyez qu’il n’y a pas moyen de m’attrapper : je suis d’une subtilité raffinée et j’ai la tête effroyablement bourrée de mythologie. Si vous me concédez cela, je vous concède, de mon côté, que — vous avez raison et, plus encore — qu’il ne me coûte aucun effort pour vous donner raison, parce que, sitôt que je me surprends à commettre ce que vous me reprochez avec tant de sollicitude, je suis tellement fâché contre moi-même, tellement mécontent de moi, que tout au plus je suis encore sensible à ceci : je veux dire lorsque mes reproches à moi-même sont de plus envenimés par le doute qu’on pourrait avoir que je ne les sens pas déjà. Et cependant, ma chère enfant, c’est après tout ma plus belle sensation, d’apprendre que tous ces événements dans mon for intérieur sont envisagés avec une sympathie aussi tendre et aussi intime. — Soyez contente de moi ? L’êtes-vous vraiment ?

Songez seulement combien rarement vous me voyez encore et combien il est difficile, justement à ces rares moments, d’être ce que l’on pourrait. Cela est d’une très grande difficulté maintenant, car .....

Voici l’automne ; il est arrivé bien rapidement : après un printemps gâté et rude, les courtes chaleurs de l’été et à présent… Combien les journées deviennent courtes déjà ! Tout cela a pourtant bien l’air d’un rêve. Il y a quelques jours, l’air était déjà si âpre : tous bons anges semblaient avoir disparu ! Maintenant nous avons du moins encore un peu d’arrière-chaleur. J’en jouis en convalescent qui doit encore un peu se ménager. Je suis extraordinairement paresseux, ce qui, ainsi que je le disais dernièrement à mon jeune ami[32] doit provenir de la grande maturité à laquelle est arrivé mon talent. J’ai reçu des épreuves à corriger et ne m’en occupe qu’avec fainéantise. Il est possible que ce soit une conséquence de la fièvre catarrhale dont j’ai souffert récemment : mes nerfs ne veulent pas encore bien fonctionner. Peut-être aussi est-ce dans l’air ? Vreneli me dit que dans l’hôtel quatre personnes déjà sont tombées malades de fièvre typhoïde. Mais contre cela je suis immunisé.

Pour le reste, j’ai arrangé tout à fait adroitement ma chambrette, si bien que vous seriez étonnée en y entrant. J’ai même trouvé moyen d’installer le piano ; il est avec moi, de nouveau.

D’ailleurs, je me fais l’effet d’être redevenu un peu plus « honorable » et « respectable » : hier, on m’a renvoyé le passe-port visé. Pour le reste, je n’éprouve pas de vertiges inhérents à ma propre personne, mais seulement des vertiges par sympathie. Je l’ai observé sur le Pilate, où je regardais avec calme dans les abîmes les plus profonds à mes pieds, mais où j’étais saisi tout à coup de l’angoisse la plus extraordinaire, en regardant mon compagnon qui, comme moi, marchait au bord des précipices. Ainsi je m’inquiète aussi moins de moi-même que de celui qui dépend de moi. En revanche, je ne puis penser sans de véritables vertiges que ma négligence a été cause, un jour, de la mort de ce perroquet si bon, si attaché, qui précéda l’époque de notre première rencontre à Zurich.

Mes enfants, mes enfants ! Je crois que le bon Dieu aura pitié de moi un jour ! Priez Wesendonk aussi de ne pas m’en vouloir et aimez bien

votre
R. W.


90.

Lucerne, 27 Août 59.

Je vous envoie Don Félix[33] qui jusqu’ici m’a tenu fidèlement compagnie. Il vous apporte le Schiller, dans lequel beaucoup de choses (comme vous pouvez le croire) m’ont bien ému et impressionné. Votre billet d’aujourd’hui était, il est vrai, fort malicieux ; mais il m’a néanmoins fait plaisir, puisqu’il prouvait votre bonne humeur. Je me sens, depuis quelques jours, passablement bien portant ; l’hôtelier de Brunnen m’a déclaré que jamais je n’avais eu si excellente mine. Un état d’esprit agréable, plein de confiance, me suggère des projets dont je vous donnerai peut-être bientôt à juger s’ils sont fous ou très naturels. Nous verrons. Don Félix prétend que le 3e acte de Tristan dépasse encore en beauté le 2e. Je vous prie de lui laver un peu la tête à ce propos. Supporterai-je chose pareille ?

Je n’ai pas de nouvelles du « monde » et suis encore au cœur de la « forêt ».[34] Là-dedans errent toutes espèces de Nibelungen, là sont endormies toutes sortes de Walkyries. En guise d’adieu, j’ai promis à Don Félix, ce matin, encore un peu de Wotan. Il vous dira le résultat.

Il vous faut vite adjoindre à la vache un agneau et, si possible, une chèvre aussi. Absolument ! Hier je craignais que Vreneli fût atteinte de la fièvre typhoïde et déjà je me disposais à prendre des mesures énergiques. Elle va mieux maintenant. Je crois que la fièvre ne me touchera pas, bien qu’elle soit épidémique ici. Saluez votre Elvershöhe,[35] ce qui y vit et se souvient de moi !

Votre
R. W.





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  1. Tristan : acte III, scène I.
  2. Voir R. Wagner : Écrits 5, 250 et suiv.
  3. Nom du traducteur allemand des poëmes du Tasse. Plaisanterie intraduisible.
  4. Il s’agit sans doute d’une demande de visiter New-York durant l’hiver 59/60, dont parle Glasenapp, II, 2, 205. Voir aussi lettre à Wesendonk, du 26 Mai 1859.
  5. Directeur de musique à Winterthur.
  6. Lettres de Schiller à Lotte. Stuttgart, Cotta 1856.
  7. Sorte de biscuits.
  8. Du 8 Mai 59 (Lucerne).
  9. Tristan : acte III, scène I.
  10. Ainsi Schiller, pour des raisons inconnues, appelait sa maternelle amie, Madame la profess. Griesbach, d’Iéna.
  11. En français dans le texte.
  12. Otto Wesendonk.
  13. Un poëme de Madame Wesendonk (p. 53, Soldatenlied).
  14. « À travers joies et peines » (lied de Claire, dans Egmont).
  15. Myrrha.
  16. Voir Glasenapp, II, 2, 208/9.
  17. « Wer ist denn glücklich ?  » (voir page 191).
  18. « Wer Redlichkeit übt » (ibid).
  19. Citation de l’Egmont, de Gœthe.
  20. Paroles d’un cantique protestant.
  21. Egmont : Acte V, scène dernière.
  22. San Marte. Parzival, poëme chevaleresque de Wolfram d’Eschenbach, 1863 (2e édition parue en 1858). Comparer lettre suivante.
  23. C’est-à-dire : j’éprouve moi-même les souffrances et les joies de mes personnages.
  24. Voir note à la lettre précédente.
  25. Poëte allemand.
  26. Voir Glasenapp, II, 2, 211 et suiv.
  27. Verena Weitmann entra plus tard au service de Wagner à Munich et à Tribschen. Voir Glasenapp, III, 1, 459.
  28. Wesendonk.
  29. Pour Tristan.
  30. Félix Draeseke, le compositeur. Voir Glasenapp, II, 2, 212.
  31. Comparer lettre à Liszt, du 19 Août 1859.
  32. Le compositeur F. Draeseke.
  33. Draeseke.
  34. Siegfried (III acte).
  35. Colline des Elfes. Ballade danoise, traitée librement dans un des poèmes de Madame Wesendonk ; allusion à la « colline verte ».