Riemann et son influence sur les Mathématiques modernes

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Riemann et son influence sur les Mathématiques modernes (1894)
Traduction par Léonce Laugel.
Gauthier-Villars et fils.




Discours de M. le Professeur Félix KLEIN, de l’Université
de Göttingue, prononcé à Vienne le 27 septembre 1894.



Messieurs,


Il y a certainement une difficulté toute spéciale à parler devant un grand public sur les choses mathématiques ou même seulement sur les relations générales qui confinent à ce domaine.

La difficulté résulte de ceci : les conceptions dont nous nous occupons et dont nous étudions la connexion intime sont elles-mêmes le produit d’un travail prolongé de la pensée mathématique et sont très éloignées des pensées qui sont d’usage courant dans la vie.

Cependant, je n’ai pas hésité à répondre à la mise en demeure dont j’ai eu l’honneur d’être l’objet de la part du Comité de votre Société, qui m’a prié de vous adresser aujourd’hui la parole dans ce discours d’ouverture de son Congrès[1].

J’ai devant les yeux l’exemple de ce grand chercheur, qui vient de mourir et que j’ai dû remplacer ici aujourd’hui. Sans aucun doute, ce n’est pas un des moindres mérites de Hermann von Helmholtz de s’être efforcé, dès le début de sa carrière, de présenter les problèmes et les résultats des recherches scientifiques, dans tous les domaines qu’il a explorés, dans des leçons populaires, à la portée des savants qui cultivent les autres branches de la Science. Il nous a ainsi fait progresser chacun dans notre propre domaine. S’il semble impossible d’en faire autant pour les Mathématiques pures, néanmoins, on doit le tenter dans les limites du possible. Et je ne parle pas ainsi en mon nom seul, mais au nom de tous les membres de la Société mathématique, qui s’est unie depuis quelques années à la Société des Sciences naturelles et médicales, et qui, si ce n’est en titre, peut en être néanmoins en fait considérée comme la première Section.

Nous sentons que, sous l’influence des développements modernes, notre Science, à mesure qu’elle avance à pas rapides, tend de plus en plus à s’isoler. Le rapport intime entre les Mathématiques et les Sciences naturelles théoriques, tel qu’il existait au point de jonction des deux domaines lorsque commença le développement de l’Analyse moderne, paraît devoir se rompre. C’est là un grand danger et qui grandit de jour en jour. Aussi, nous membres de la Société mathématique, nous voulons le combattre de toutes nos forces ; et c’est aussi dans ce but que nous nous sommes réunis à la Société des Sciences naturelles. Unis par des relations personnelles avec vous, nous voulons apprendre, à votre école, comment la pensée scientifique se développe dans les autres domaines et où doit être pris le point d’attache auquel on peut relier le travail du mathématicien. D’autre part, nous désirons, de notre côté, trouver chez vous quelque intérêt à nos idées et à nos efforts. C’est en cette qualité que je me présente à vous, et que je vais tenter de vous décrire l’influence de ce chercheur, dont l’influence fut sans rivale sur le développement des Mathématiques modernes, et qui a nom Bernhard Riemann. J’espère pouvoir compter, en tous cas, sur l’attention de ceux d’entre vous qui travaillent dans l’ordre d’idées de la Mécanique et de la Physique théorique, mais tous vous devez bien sentir qu’il se présente ici des points de réunion avec le domaine des Sciences naturelles.

On ne peut que ressentir de la sympathie pour la vie extérieure de Riemann ; mais, à part cela, elle ne présente aucun intérêt particulier. Riemann était un de ces savants retirés qui laissent longtemps mûrir en silence, dans leur esprit, leurs profondes pensées. Lorsqu’en 1851, à Göttingue, parut la prééminente dissertation inaugurale, il avait 25 ans ; et il en attendit encore trois avant de terminer son « Habilitation ».

À partir de ce moment se succèdent rapidement ces travaux si marquants dont j’ai à vous rendre compte. À la mort de Dirichlet, Riemann lui succède comme professeur à l’Université de Gottingue en 1859 ; mais, dès 1863, se déclare la maladie funeste à laquelle il succombe en 1866, à peine âgé de 40 ans. Ses œuvres réunies, éditées pour la première fois par MM. Heinrich Weber et R. Dedekind en 1876, ne sont pas très volumineuses. Elles forment un volume in-8o de 550 pages environ, dont la première moitié seule est remplie par les travaux parus durant la vie de Riemann.

La grande activité de travail qui a son point de départ dans Riemann, et qui continue toujours, est uniquement la conséquence de la puissance incomparable de ses conceptions mathématiques si originales et profondes.

Le dernier point est impossible à traiter ici ; aussi chercherai-je plutôt avant tout à éclaircir cette originalité des méthodes de Riemann, en insistant sur la pensée commune de base, source de tous leurs développements. Je dois vous prévenir d’abord que Riemann s’est beaucoup occupé, et d’une manière très suivie, de considérations physiques. Élevé dans la grande tradition dont les noms réunis de Gauss et Wilhelm Weber sont le symbole, influencé, d’autre part, par la philosophie de Herbart, il a toujours, et à maintes reprises, travaillé à la recherche d’une forme mathématique sous laquelle pourraient être exprimées, d’une manière unique, les lois auxquelles tous les phénomènes naturels sont soumis. Ces recherches, paraît-il, ne sont jamais arrivées à terme déterminé, et l’on ne trouve sur ces sujets que de courts fragments dans l’œuvre posthume de Riemann. Il y est question de quelques principes qui n’ont en commun que cette idée aujourd’hui bien généralement adoptée, du moins par la nouvelle école de physiciens qui suit la trace de Maxwell dans sa théorie électromagnétique de la lumière. C’est l’hypothèse d’après laquelle l’espace est rempli d’un fluide répandu d’une manière continue et qui est, en même temps, le véhicule des manifestations de la lumière, de l’électricité et de la gravité. Je ne m’arrêterai pas sur ces points qui n’ont aujourd’hui qu’un intérêt historique. Mais je veux faire observer, en y insistant, que c’est dans cet ordre d’idées qu’il faut chercher la source des développements mathématiques purs dus à Riemann. Le rôle joué en Physique par la négation de forces agissant à distance et l’explication des phénomènes au moyen des forces intérieures d’un éther qui remplit l’espace, ce rôle, dis-je, est joué, en Mathématiques, par la définition des fonctions au moyen de leur mode d’existence dans le domaine infinitésimal et, par conséquent, en particulier au moyen des équations différentielles auxquelles elles satisfont.

Et, de même que, dans la Physique, un phénomène particulier dépend aussi de l’ordonnancement général des conditions de l’expérience, de même Riemann individualise les fonctions par les différentes conditions limitatives qu’il leur attribue. La formule dont on a besoin dans l’étude de la fonction au moyen du calcul se présente alors comme le résultat des recherches et non comme leur point de départ. Si je Posais, pour indiquer l’analogie d’une manière saillante, je dirais que Riemann, dans le domaine des Mathématiques, et Faraday, dans celui de la Physique, marchent en avant parallèlement. Cette remarque se rapporte d’abord à la mesure qualitative dans ces deux ordres d’idées. Mais je puis dire encore que la portée des résultats obtenus par ces deux inventeurs est exactement pareille lorsqu’on la mesure relativement aux conditions respectives de leurs branches d’études.

Devant m’appliquer à parcourir, dans la direction ainsi donnée, les principaux domaines des recherches de Riemann, il convient naturellement de commencer par cette branche, qui est le plus intimement liée à son nom, quoique lui-même regardât seulement les principes et les méthodes qu’il y expose comme une justification à l’appui de tendances encore plus générales et embrassant encore davantage. Je veux parler de la Théorie des fonctions d’une variable complexe.

Le principe fondamental de cette théorie est bien connu. Dans l’étude des fonctions d’une variable , l’on substitue à cette variable une grandeur formée de deux parties associées , sur laquelle on effectue toutes les opérations, en ayant toujours égard à la condition .

Comme conséquence, il arrive que toutes les fonctions connues d’une variable, ainsi que leurs propriétés déjà traitées, deviennent d’une compréhension bien supérieure à celle que l’on en avait avant l’emploi de cette méthode. Pour employer les propres paroles de Riemann dans la Dissertation de 1851 (où il esquisse les grandes lignes de son traitement original de nos théories) : « Il se présente alors (par ce passage aux valeurs complexes) une harmonie, une régularité qui sans cela restent cachées. »

Le fondateur de ces théories est le grand mathématicien français Cauchy[2], mais c’est en Allemagne d’abord, qu’elles ont reçu l’empreinte moderne, et qu’elles ont été, pour ainsi dire, amenées à former le point central de toutes nos convictions en Mathématiques.

C’est là l’effet des efforts simultanés des deux créateurs dont nous aurons souvent à citer les noms en même temps : d’un côté Riemann, de l’autre Weierstrass.

Tendant au même but, les méthodes de ces deux géomètres sont aussi différentes que possible. Ils semblent être contraires l’un à l’autre ; mais, en regardant les choses à un point de vue plus élevé, on reconnaît que, tout naturellement, ils se complètent.

Weierstrass définit les fonctions d’une variable complexe analytiquement, à l’aide d’une formule qui leur est commune, celle des séries infinies de puissances. Il évite, autant que possible, les moyens auxiliaires empruntés à la Géométrie, et se complaît davantage dans la rigueur absolument inattaquable des méthodes de raisonnement.

Riemann commence (d’après les principes généraux dont j’ai déjà parlé) en considérant certaines équations différentielles auxquelles satisfont les fonctions de . Ceci répond évidemment à la présentation physique suivante. Posons

Alors, en vertu des équations différentielles susdites, chaque partie de fonction, aussi bien que , se présente comme un potentiel dans l’espace relatif aux deux variables et et l’on peut indiquer, d’une manière abrégée, les développements de Riemann en disant qu’il fait l’application, à ces parties de fonction, des théorèmes fondamentaux de la théorie du potentiel. Son point de départ prend ainsi racine dans le domaine de la Physique mathématique. Vous voyez donc, Messieurs, que, même dans le domaine des Mathématiques, l’individualité joue un grand rôle.

Remarquez, d’ailleurs, que la Théorie du potentiel, indispensable aujourd’hui comme instrument d’un emploi universel dans l’étude des phénomènes de l’électricité et des autres branches de la Physique mathématique, était encore presque nouvelle à l’époque de Riemann. Green avait, il est vrai, publié son Ouvrage fondamental, en 1828, mais ce travail était resté longtemps dans l’oubli. Vient Gauss en 1839. La propagation de la théorie, le développement ultérieur des principaux théorèmes, en Allemagne du moins, est essentiellement l’œuvre des leçons de Dirichlet. C’est à celles-ci que se rattache immédiatement Riemann.

Ainsi, c’est à Riemann le premier que l’on doit ce progrès consistant à donner à la Théorie du potentiel une signification fondamentale en Mathématiques et, d’autre part, ensuite, se présente chez lui l’invention de constructions géométriques ou, j’aimerais plutôt dire, de créations géométriques dont je vais, si vous le permettez, parler un instant.

Comme premier pas, Riemann envisage toujours l’équation
comme une représentation du plan sur un plan . On constate que cette représentation est conforme, autrement dit, elle conserve les angles, et elle peut être également caractérisée par cette propriété. Nous avons ainsi un nouveau moyen à notre disposition pour la définition des fonctions de . Riemann développe, à ce point de vue, son merveilleux théorème : qu’il existe toujours une fonction par l’entremise de laquelle un domaine quelconque, simplement connexe, du plan , est représentable sur un domaine quelconque, simplement connexe, donné du plan . Cette fonction est complètement déterminée à trois constantes près, qui demeurent arbitraires.

Il établit, en outre, cette représentation, si célèbre aujourd’hui sous le nom de surface de Riemann, c’est-à-dire une surface à plusieurs feuillets recouvrant le plan, et dont les feuillets sont soudés les uns aux autres aux points dits de ramification. C’était là le concept le plus difficile à imaginer, mais aussi combien fécond en résultats ! Tous les jours, nous voyons l’extrême difficulté qu’éprouve le débutant à se figurer le mode d’existence des surfaces de Riemann, mais nous savons aussi qu’il entre en possession de toute la théorie des fonctions dès qu’il est maître de cette méthode capitale de représentation.

La surface de Riemann nous fournit le moyen de comprendre et de saisir la marche des fonctions multiformes de . Pour cette surface en effet existent aussi des potentiels, analogues à ceux relatifs au plan simplement uni (qui n’est recouvert que d’un feuillet) et dont les propriétés peuvent s’étudier de même ; et la méthode de la représentation conforme n’est pas moins applicable ici. Un principe capital de classification nous est encore donné par l’ordre de connexion des surfaces ; on désigne ainsi le nombre des sections transverses que l’on peut pratiquer sans morceler la surface. C’est là une nouvelle question géométrique que, malgré son caractère élémentaire, personne n’avait songé même à effleurer avant Riemann.

Peut-être suis-je entré dans trop de détails sur ces questions. Aussi n’en ajouterai-je que plus volontiers ceci : ces méthodes, que Riemann a tirées de l’intuition physique pour les appliquer aux Mathématiques pures, sont devenues vice versa de la plus haute importance pour l’étude de la Physique mathématique. Toujours, partout où il s’agit de courants permanents de fluides dans des domaines à deux dimensions, les principes de Riemann sont d’une application générale. De la sorte, toute une série de problèmes des plus intéressants, qui paraissaient autrefois insolubles, se sont trouvés résolus. À ce point de vue, un des exemples les plus célèbres est la détermination, par Helmholtz, de la forme d’un rayon fluide libre. Il y a une autre application, peut-être un peu moins connue, où se trouvent combinés les principes de Riemann de la manière la plus heureuse. Je veux parler de la théorie des surfaces minima.

Les recherches propres de Riemann sur ce sujet parurent en 1867, peu après sa mort, presque au même moment que les recherches parallèles de Weierstrass sur le même sujet. La question, à partir de ce jour, a été étudiée et poussée bien plus loin par Schwarz et d’autres encore. Il s’agit de déterminer la forme des surfaces d’aire minima ayant un contour fixe donné ; en Physique, nous dirions la figure d’équilibre d’une lame fluide qui est encadrée par un contour donné. Et ce qui est tout à fait remarquable, c’est que, d’après les méthodes de Riemann, dans les cas les plus simples, les fonctions bien étudiées depuis longtemps dans l’Analyse suffisent à la résolution du problème.

Ces applications dont je parle ne sont, il est clair, qu’un côté de la question, car l’importance capitale des méthodes, qui appartiennent à la théorie générale des fonctions, a trait, sans nul doute, au côté qui touche aux Mathématiques pures. Il me faut chercher à développer cet ordre d’idées d’une manière plus précise, comme l’exige l’importance du sujet, sans pour cela présupposer que l’auditeur en ait déjà une connaissance approfondie. Permettez-moi de répondre, dès le début, à une question générale : celle relative au progrès, dans le domaine des Mathématiques pures. Aux regards de ceux qui sont étrangers à cette science, l’avancement en paraît peut-être tenir de l’arbitraire, car pour celui qui n’est pas ici sur son terrain, il manque un point de comparaison bien déterminé sur lequel puisse se concentrer l’attention. Et cependant il n’en existe pas moins un guide sûr et, dans un sens plus restreint, bien connu dans toutes les autres disciplines de l’intelligence humaine.


C’est la continuité historique. Les Mathématiques pures progressent à mesure que les problèmes connus sont approfondis en détail d’après des méthodes nouvelles. À mesure que nous comprenons mieux les anciens problèmes, les nouveaux se présentent d’eux-mêmes.


En partant de ce principe, nous devons jeter un coup d’œil sur la matière élaborée dans la théorie des fonctions que trouvait à sa disposition Riemann dans les débuts de sa carrière. On avait découvert que, parmi les fonctions analytiques d’une variable, c’est-à-dire les fonctions de , trois grandes catégories sont particulièrement dignes d’attention.

Ce sont d’abord les fonctions algébriques, qui sont définies par un nombre fini d’opérations élémentaires (addition, multiplication, division) et regardées ainsi par opposition aux fonctions transcendantes dont la fixation nécessite une suite infinie desdites opérations. Parmi ces dernières fonctions, les plus simples qui se présentent d’abord sont naturellement : d’une part, les logarithmes ; de l’autre, les fonctions trigonométriques, le sinus, cosinus, etc. Des recherches ultérieures avaient conduit alors, d’une part, aux fonctions elliptiques qui proviennent de l’inversion de l’intégrale elliptique de première espèce et, d’autre part, à d’autres fonctions qui ont des relations avec la série hypergéométrique de Gauss, et qui sont les fonctions sphériques, les fonctions de Bessel, la fonction gamma, etc.

La gloire de Riemann peut être dépeinte en peu de mots, en disant que, dans chacune de ces trois grandes catégories de fonctions, il a trouvé des résultats et des méthodes inconnus avant lui, et que ses découvertes forment une source qui, loin d’être tarie, n’en est que chaque jour plus féconde. Quelques indications nous le feront mieux saisir.

L’étude des fonctions algébriques revient essentiellement à celle des courbes algébriques, dont les propriétés font le sujet d’étude des géomètres, qu’ils se comptent parmi les adeptes de la Géométrie analytique, où les formules jouent le rôle principal, ou bien de la Géométrie synthétique, au sens de Steiner et de von Staudt, où l’on étudie la manière dont sont engendrées les courbes, à l’aide de séries de points ou de faisceaux de rayons. Le point de vue essentiellement nouveau qu’a introduit Riemann dans cette théorie est celui de la transformation générale univoque. Dès ce moment, les courbes algébriques, en nombre immense de formes, sont réunies en grandes catégories où, faisant abstraction des propriétés spéciales de la forme particulière des courbes, l’on aborde l’étude générale des propriétés communes à toutes les courbes ainsi réunies. Les géomètres ne manquèrent pas d’étudier, à leurs points de vue spéciaux, les résultats obtenus par ces méthodes et de poursuivre cette voie, et principalement Clebsch, qui attaqua aussitôt le problème consistant à introduire ces méthodes dans l’étude des figures algébriques à plusieurs dimensions. Il est devenu nécessaire que la géométrie sur les courbes cherche à s’assimiler toutes les méthodes et conceptions de Riemann dans ce qu’elles ont de plus profond. Un premier pas déjà fait est la construction, sur la courbe même, d’une sorte de contre-partie, d’image de la surface de Riemann à deux dimensions, ce qui peut se faire de bien des manières. Le progrès qui reste à faire serait d’apprendre à traiter alors les recherches qui se présentent par les méthodes de la théorie des fonctions, au moyen de cette image de la surface de Riemann.

La théorie des intégrales elliptiques trouva son extension dans la considération des intégrales les plus générales de fonctions algébriques après que, dans la décade commençant par la vingtième année du siècle, le Norvégien Abel eut publié ses premières recherches fondamentales. On devra toujours regarder comme un des plus beaux titres de gloire de Jacobi, d’avoir réussi, par une espèce de divination, à poser pour ces intégrales un problème d’inversion qui, de même que l’inversion directe dans le cas de l’intégrale elliptique, conduit à des fonctions uniformes. La résolution explicite et complète de ce problème de l’inversion est la question centrale dont la solution a été enfin atteinte en même temps, mais par des moyens différents, et par Weierstrass et par Riemann.

On a toujours considéré le grand Mémoire Sur les fonctions abéliennes, où Riemann publia sa théorie en 1857, comme la plus brillante de toutes les merveilleuses productions de son génie. En effet, les résultats y sont obtenus par des moyens qui ne sont pas pénibles, à l’aide des réflexions immédiates basées sur les méthodes géométriques auxquelles nous avons fait allusion.

Autrefois[3] j’ai démontré que l’on obtient les résultats de Riemann relatifs aux intégrales, aussi bien que les conclusions relatives aux fonctions algébriques, d’une manière des plus claires, en considérant des courants permanents d’un fluide, disons des courants électriques, sur des surfaces fermées quelconques situées dans l’espace. Mais tout ceci n’a trait qu’à la première partie du travail de Riemann. La seconde partie, qui se rapporte aux séries thêta, est peut-être encore plus remarquable. On y arrive à ce merveilleux résultat, que les séries thêta qu’exige pour sa résolution le problème jacobien de l’inversion ne sont pas les séries thêta les plus générales ; et il se présente alors cette nouvelle question : déterminer le rôle des séries générales thêta dans cette théorie.

D’après une remarque de M. Hermite, Riemann connaissait déjà le théorème publié plus tard par Weierstrass, et qu’ont traité dernièrement Picard et Poincaré, théorème qui fait voir que les séries thêta suffisent pour la représentation des fonctions périodiques les plus générales de plusieurs variables.

Mais je ne puis ici entrer dans plus de détails sur ces questions.

Donner un exposé du développement qui a suivi les fonctions abéliennes de Riemann serait chose d’autant plus hasardeuse que les recherches étendues de Weierstrass sur le même sujet ne sont encore connues que par quelques cahiers de leçons des cours de ce grand géomètre. Je m’en tiendrai encore à cette seule remarque que l’important ouvrage de Clebsch et Gordan, qui parut en 1866, tendait essentiellement à démontrer les résultats de Riemann, en les rattachant à la Géométrie analytique et à l’étude des courbes algébriques. Les méthodes de Riemann furent à cette époque comme une espèce d’arcane mystérieux appartenant à ses élèves directs, et elles furent regardées d’abord avec défiance par les autres mathématiciens. Mais aujourd’hui, je dois encore le répéter, comme je l’ai déjà fait à propos des courbes, les progrès de la Science ont amené nécessairement toutes les méthodes de Riemann à faire partie intégrante du domaine commun à tous les mathématiciens. Il est intéressant, à ce point de vue, de lire les traités les plus récents publiés en France[4].

La troisième grande catégorie de fonctions dont j’ai parlé embrasse les lois de dépendance qui se rattachent à la série hypergéométrique de Gauss. Dans une signification plus large, ce sont les fonctions qui peuvent être définies à l’aide d’équations différentielles linéaires à coefficients algébriques. Sur ce sujet, Riemann, pendant sa vie, a publié seulement un premier travail (1856) qui s’occupe du cas hypergéométrique même et qui démontre, d’une façon tout à fait extraordinaire, comment toutes les remarquables propriétés déjà connues de la fonction hypergéométrique peuvent, sans aucun autre calcul, se déduire du mode d’existence de la fonction, lors de circuits décrits autour des points critiques. Nous savons aujourd’hui, par ses manuscrits posthumes, sous quelle forme analogue il pensait aborder la théorie générale des équations différentielles linéaires d’ordre  : ici aussi le groupe des substitutions linéaires qu’admettent les solutions, lors de circuits décrits autour des points critiques, tient la première place et fournit la principale caractéristique servant à la classification.

Le principe de cette méthode, qui correspond à un certain point au traitement des intégrales abéliennes par Riemann, n’a pas encore été appliqué complètement de la manière toute générale qu’avait en vue celui-ci. Les nombreuses recherches sur les équations différentielles, publiées par les autres géomètres depuis trente ans, n’ont encore assemblé que quelques portions de cette théorie. On doit, en particulier, citer à ce point de vue les recherches de Fuchs.

Du reste, cette théorie, tant qu’on s’en tient aux équations différentielles linéaires du second ordre, est susceptible d’interprétation géométrique simple. On est amené à y considérer la représentation conforme du champ d’évolution de la variable indépendante que l’on obtient à l’aide du quotient de deux solutions particulières de l’équation différentielle.

Dans le cas simple de la fonction hypergéométrique, on obtient alors la représentation conforme d’un demi-plan sur un triangle, dont les côtés sont formés par des arcs de cercle, et l’on passe ainsi d’une manière remarquable à des études qui appartiennent à la Trigonométrie sphérique. En général, il y a des cas où l’inversion est uniforme, ce qui nous donne alors accès à ces remarquables fonctions d’une variable qui, à l’instar des fonctions périodiques, se reproduisent inaltérées par l’effet de transformations linéaires en nombre infini et que j’ai désignées en conséquence par le nom de fonctions automorphes. Ces développements, dont s’occupent actuellement ceux qui prennent comme sujet d’études la théorie des fonctions, se trouvent tous d’une manière générale plus ou moins explicite dans les manuscrits laissés par Riemann, et, en particulier, surtout dans le travail sur les surfaces minima, dont j’ai déjà parlé. Je ne puis ici passer sous silence le Mémoire de Schwarz sur la série hypergéométrique et les recherches de Poincaré qui ont déblayé la voie dans la théorie des fonctions automorphes. Dans cette grande catégorie rentrent encore les études sur les fonctions modulaires elliptiques et les fonctions des corps réguliers.

Je ne puis achever le compte rendu des écrits de Riemann sur la théorie des fonctions, sans parler d’un Mémoire qui tient une place à part. C’est un Mémoire qui renferme d’intéressantes contributions à la théorie des intégrales définies et qui est devenu des plus célèbres, surtout par une application que Riemann y fait à un problème de la théorie des nombres. Il s’agit de la loi de distribution des nombres premiers dans la série naturelle des nombres.

Riemann en donne une expression asymptotique qui se rapproche essentiellement plus près des résultats des dénombrements empiriques que toutes les formules qui avaient été tirées par induction de ces dénombrements mêmes.

Deux importantes remarques se rattachent à ceci. Et d’abord, veuillez bien observer la connexion merveilleuse entre les diverses branches des hautes Mathématiques, car voici un problème qui semble appartenir aux éléments de la théorie des nombres et qui trouve une solution bien inattendue au moyen de recherches les plus fines de la théorie des fonctions. Et ensuite, je dois remarquer que les démonstrations de Riemann, comme il en fait lui-même l’observation, ne sont pas complètes et que même aujourd’hui, malgré de nombreux efforts en ces tout derniers temps, elles n’ont pu encore être établies sans quelques lacunes. Riemann doit avoir beaucoup travaillé à l’aide seule de l’intuition. Et ceci s’applique, il est nécessaire de le dire aussi, à la manière dont il a posé les principes de base de la théorie des fonctions.

En effet, Riemann y emploie un procédé de raisonnement dont on fait souvent usage en Physique mathématique et qu’il a désigné, en l’honneur de son maître Dirichlet, sous le nom de principe de Dirichlet. Il s’agit de la détermination d’une fonction continue, pour laquelle une certaine intégrale double doit atteindre un minimum et le principe[5] susdit sous-entend, dans le traitement de la question, que l’existence d’une telle fonction est évidente par soi.

Or Weierstrass a montré qu’il y a là une conclusion défectueuse. Il se pourrait, en effet, que le minimum, que nous cherchons, désignât seulement une limite que l’on ne puisse jamais atteindre dans le domaine des fonctions continues. Ainsi une grande partie des développements de Riemann menaceraient ruine. Mais non, au contraire ; car malgré cela, les féconds résultats que Riemann établit à l’aide du principe susdit sont tous parfaitement exacts, comme l’ont démontré en détail plus tard Karl Neumann et Schwarz avec une rigueur parfaite. Il faut donc se figurer que Riemann a dû originairement tirer ses théorèmes mêmes de l’intuition physique qui s’est confirmée encore une fois ici comme une méthode de découverte (heuristisch) et que, s’il a eu recours après à la méthode de raisonnement en question, c’était pour conserver un ordre dans les idées et un ensemble de procédés mathématiques homogènes ; et, comme l’indiquent de plus longs développements de la dissertation, Riemann a parfaitement bien senti certaines difficultés, mais il n’y a pas insisté autant qu’il ait été nécessaire, en voyant que son entourage immédiat et Gauss lui-même avaient accepté des raisonnements pareils dans des cas analogues.

Nous en avons maintenant fini avec ce sujet des variables complexes. Elles représentent le seul domaine que Riemann ait travaillé d’une manière complète. Ses autres Mémoires sont plutôt des travaux détachés. Mais hâtons-nous d’ajouter que l’on se ferait une image bien insuffisante du grand mathématicien qui a nom Riemann, si l’on voulait laisser de côté ces autres recherches. En effet, abstraction faite des très remarquables résultats qu’il y obtient, ils nous donnent l’indication de la présentation générale qu’il avait à cœur et du programme de travaux qu’il espérait mener à bonne fin. Et chacune de ces contributions a une influence dominante et déterminante, que je désire vous exposer, sur les développements ultérieurs du progrès de la Science.

Avant tout, répétons encore que le traitement, employé par Riemann dans la théorie des fonctions d’une variable complexe et qui a, pour point de départ, l’équation aux dérivées partielles du potentiel, n’est qu’un unique exemple du traitement analogue qu’il avait en vue pour tous les autres problèmes de la Physique qui conduisent à des équations aux dérivées partielles ou, en général, à des équations différentielles. Son but était de rechercher quelles sont les discontinuités compatibles avec des équations différentielles et jusqu’à quel point les solutions peuvent être déterminées par les discontinuités qui se présentent et par les conditions accessoires du problème. L’accomplissement de ce programme, avancé depuis lors de bien des côtés différents et qui a été essentiellement attaqué avec un succès tout particulier par l’école des géomètres français dans les dernières années, ne tend à rien moins qu’à établir systématiquement, sur de nouvelles bases, les méthodes d’intégration de la Mécanique et de la Physique mathématique.

Dans cet ordre d’idées, Riemann lui-même n’a traité en détail qu’un seul problème. Ceci se rapporte au Mémoire Sur la propagation des ondes aériennes planes à ondulations d’amplitude finie (1860).

Dans les équations linéaires aux dérivées partielles de la Physique mathématique, on doit distinguer deux types principaux : le type elliptique et le type hyperbolique, types dont l’équation différentielle du potentiel et l’équation différentielle des cordes vibrantes forment respectivement l’exemple le plus simple. À côté d’eux se présente, comme cas intermédiaire de passage, le type parabolique, auquel appartient, par exemple, l’équation différentielle de la conduction thermique.

De récentes recherches de Picard ont démontré que les méthodes d’intégration de la théorie du potentiel peuvent, en général, avec une modification convenable, s’étendre, aux équations différentielles du type elliptique. Mais qu’arrive-t-il relativement aux autres types ? À ce point de vue, ce Mémoire de Riemann est une première contribution très importante. Riemann y fait voir les modifications bien remarquables qui doivent être apportées au problème de contour bien connu de la théorie du potentiel et à sa solution par l’entremise de la fonction de Green, afin que le développement subséquent reste légitime dans le cas des équations différentielles du type hyperbolique. Mais le Mémoire de Riemann est encore particulièrement intéressant à d’autres points de vue.

La réduction du problème, indiqué dans le titre, à une équation différentielle linéaire est déjà un résultat très important. Ensuite, dans tout le Mémoire, se présente une méthode de traitement qui certainement n’étonnera pas les physiciens : c’est le traitement graphique du problème. Je puis faire de ceci l’objet d’une remarque toute spéciale. La méthode en question est, de nos jours, très peu prisée des mathématiciens, habitués aux recherches abstraites. Il est alors d’autant plus satisfaisant de voir une autorité mathématique, comme Riemann, en faire usage lorsque l’occasion s’en présente et savoir en tirer les conséquences les plus remarquables.


Il nous reste encore à parler des deux grandes esquisses que présente Riemann en 1854, à l’âge de 28 ans, lors de son « Habilitation » : le Mémoire Sur les hypothèses qui servent de fondement à la Géométrie, et l’écrit : Sur la possibilité de représenter une fonction par une série trigonométrique. Il est extraordinaire que le public mathématique général ait apprécié si différemment ces deux travaux. Les hypothèses qui servent de fondement à la Géométrie ont depuis longtemps reçu l’accueil que méritait cette œuvre, et cela surtout depuis que Helmholtz y porta son attention comme nombre d’entre vous le savent ; mais l’étude relative aux séries trigonométriques n’a été connue pendant bien longtemps que dans un cercle restreint de mathématiciens. N’empêche que les résultats qu’elle renferme ou, je dirais plutôt, les considérations auxquelles cette étude a donné lieu, et celles qui s’y rattachent, sont de l’intérêt le plus élevé au point de vue philosophique des théories de la Science.


Pour ce qui est des hypothèses de la Géométrie, je n’ai pas l’intention de m’étendre sur la portée philosophique de la question, car je n’ai rien de nouveau à en dire aujourd’hui. Dans cette discussion, il s’agit, pour les mathématiciens, moins de l’origine des axiomes géométriques que de leur corrélation logique. La question la plus célèbre est celle qui a trait à l’axiome des parallèles.

Les recherches de Gauss, Lobatscheffsky et Bolyai (pour citer seulement les noms les plus célèbres) ont, comme on sait, démontré que l’axiome des parallèles n’est nullement une conséquence des axiomes restants et que, si l’on fait abstraction de cet axiome, on peut construire une Géométrie générale parfaitement logique qui renferme la Géométrie habituelle comme cas particulier.

Riemann a donné à ces importantes recherches une tournure nouvelle et spécifique, par son exposition des principes de la Géométrie analytique.

L’espace se présente alors à lui comme un cas particulier d’une variété triplement étendue où le carré de l’élément d’arc est exprimé par une forme quadratique des différentielles des coordonnées. Je ne parlerai pas davantage des résultats géométriques spéciaux qu’il obtient ainsi, ni encore moins des développements subséquents qui ont été faits dans ces théories. L’essentiel à remarquer en cette connexion, c’est que Riemann est encore ici resté fidèle à son idée fondamentale : Saisir les propriétés des choses, d’après leur mode d’existence dans l’infiniment petit. Il a ainsi ouvert ici le chemin à un nouveau Chapitre du Calcul différentiel : l’étude des expressions différentielles quadratiques à nombre de variables quelconque ; et, conjointement à ceci, à l’étude des invariants que possèdent ces expressions différentielles pour des transformations quelconques des variables. Pour compléter les précédentes considérations de cette allocution, je vais ici tenter un instant d’exposer le côté abstrait de ces questions.

Certainement il n’est pas indifférent, dans la recherche et la découverte des lois mathématiques, d’attribuer ou non aux symboles avec lesquels on opère une signification déterminée ; en effet, la présentation concrète nous fournit la liaison des idées qui doit nous conduire en avant. À l’appui de ce dire, je n’aurais qu’à répéter ce que j’ai déjà dit sur le rapport intime de la Mathématique de Riemann et de la Physique mathématique. Mais, indépendamment de ceci, les résultats qui dérivent des recherches des Mathématiques pures sont bien au-dessus de tout ce genre de particularisations. C’est un schéma général logique, système dont le contenu particulier n’est pas indifférent, ce contenu pouvant être choisi de manières diverses. À ce point de vue, il n’y a donc rien d’étonnant à ce fait que plus tard (1864) Riemann, dans son Mémoire en réponse à une question mise au concours par l’Académie des Sciences de Paris, ait fait une application des principes du Mémoire sur les hypothèses de la Géométrie aux équations différentielles d’un problème relatif à la conduction thermique, problème, par conséquent, qui certes n’a rien à faire avec les hypothèses de la Géométrie. Et c’est dans le même sens que se rattachent au même sujet les recherches actuelles sur l’équivalence et la classification des questions les plus générales de la Mécanique. En effet, on peut, d’après Lagrange et Jacobi, représenter les équations différentielles de la Mécanique en les faisant dépendre d’une unique forme quadratique des différentielles des coordonnées.


J’arrive enfin au travail sur les séries trigonométriques, que j’ai intentionnellement réservé pour la fin, car ce Mémoire permet de faire ressortir un dernier caractère essentiel du portrait de Riemann. Dans mes rapides exposés précédents, j’ai pu toujours m’appuyer sur les présentations connues de la Physique ou de la Géométrie. Mais le génie profond et pénétrant de Riemann ne s’est pas contenté de faire l’emploi de l’intuition géométrique et physique. Il est allé plus loin et a abordé la critique de la Science même et des questions relatives à la nécessité des relations mathématiques dérivant des intuitions précitées.

Il s’agit, en un mot, des Principes de l’Analyse infinitésimale. Dans les travaux déjà analysés, Riemann n’a abordé qu’en passant, ou d’une façon détournée, les questions dont il s’agit maintenant. Il en est tout autrement dans ce travail sur les séries trigonométriques. Il ne traite malheureusement que quelques problèmes qui peuvent se résumer ainsi : une fonction peut-elle être discontinue en chaque point, et, pour des fonctions d’une nature si générale, y a-t-il des circonstances où l’on puisse encore parler d’une intégration ? Mais Riemann traite ce problème d’une façon tellement supérieure que les recherches des autres savants sur les principes mêmes de l’Analyse en ont reçu une impulsion extraordinaire. La tradition nous apprend que plus tard Riemann lui-même indiquait à ses élèves le point suivant qui s’y trouve comme étant le résultat le plus merveilleux de la critique moderne : l’existence de fonctions continues qui ne sont, en aucun point, susceptibles de différentiation. Certes, plus tard, on en a appris davantage sur ce genre de fonctions illogiques, suivant une expression longtemps usitée, par les travaux de Weierstrass, qui a contribué le plus à cette Théorie des fonctions réelles de variables réelles, comme l’on nomme ce domaine entier, développé principalement par lui sous la forme rigoureuse actuelle.

Pour moi, les développements de Riemann sur les séries trigonométriques doivent être regardés, quant aux principes fondamentaux, comme parfaitement d’accord avec les méthodes d’exposition de Weierstrass, qui, dans cette question, bannit complètement l’intuition géométrique et n’opère exclusivement que sur des définitions arithmétiques. Mais je ne puis m’imaginer que Riemann, dans son for intérieur, ait jamais pu regarder l’intuition géométrique, ainsi que le font certains représentants zélés des Mathématiques hypermodernes, comme quelque chose de contraire à l’esprit mathématique et devant conduire nécessairement à des conclusions erronées. Il a dû, au contraire, penser que, dans les difficultés qui se présentent ici, il est possible de trouver un terrain de conciliation.

Nous sommes précisément amenés ainsi à effleurer une question qui peut être d’importance capitale pour le développement de la Science pure actuelle.

Dès le début de leurs études, ceux qui cultivent notre Science apprennent chaque jour davantage à connaître les relations compliquées et délicates dont l’Analyse moderne a révélé la possibilité. Ceci est certainement une bonne chose, mais qui a pour conséquence possible et digne de réflexion que les jeunes mathématiciens n’aient trop de tendance à craindre de formuler des théorèmes déterminés et manquent de cette fraîcheur dans les idées sans laquelle, même en la Science, on ne peut contribuer au progrès. Et, d’autre part, le plus grand nombre de ceux qui s’occupent d’applications croit pouvoir se soustraire à la considération de toutes les difficiles recherches que nous venons d’indiquer. Ils se séparent ainsi de la Science rigoureuse et tendent à développer, pour leur usage personnel, une espèce de mathématique particulière qui, comme un rejeton, sort de terre et grandit en enlevant la force au vieil arbre.

Il faut unir toutes nos forces pour triompher de ce danger de scission. Qu’il me soit permis de préciser, à l’aide de deux articles de foi, la position que je prends à cet égard.

Je crois d’abord que les imperfections, que l’on reproche du côté mathématique à l’intuition géométrique, ne sont que temporaires, et que l’on peut développer l’intuition de telle sorte qu’à son aide on arrive à saisir les considérations abstraites des analystes, au moins dans leur tendance.

Je crois ensuite qu’au moyen d’un tel développement de l’intuition exercée, la possibilité d’appliquer notre Science aux circonstances du monde extérieur ne changera jamais profondément, pourvu qu’on soit toujours bien résolu à considérer ces applications, en général, comme une sorte d’interpolation représentant les relations avec une exactitude qui suffit au but pratique envisagé, mais ne jouissant que d’une exactitude limitée.

Je termine par ces remarques l’adresse que vous avez bien voulu écouter si patiemment. Vous avez pu reconnaître que, dans les Sciences mathématiques, il n’y a pas un instant d’arrêt, et que l’activité y est aussi incessante que dans les Sciences naturelles. Et ceci est une loi générale. Nombreux, certes, sont les travailleurs au développement de la Science, mais c’est à un bien petit nombre d’éminents chercheurs qu’elle doit ses impulsions nouvelles et fécondes. La période d’activité et d’influence de ces grands hommes n’est pas limitée aux seuls instants de leur court passage sur la terre ; leur travail continue, car chaque jour on saisit davantage leurs profondes pensées. Indubitablement il en est ainsi de Riemann.

Puissé-je avoir réussi aujourd’hui à vous faire regarder cette allocution, non comme le tableau d’une époque déjà écoulée, inspiré par un sentiment de pieuse admiration pour le maître, mais bien plutôt comme un rapport sur les questions vitales qui déterminent le caractère de la Science mathématique moderne.


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  1. Versammlung deutscher Naturforscher und Aerzte.
  2. Dans cette présentation je fais abstraction de Gauss qui ici, comme dans d’autres domaines, a anticipé sur son époque par de fécondes découvertes, mais n’en a publié alors quoi que ce soit. Il est très remarquable de trouver chez Gauss des principes de la théorie des fonctions qui sont complètement orientés dans la direction des méthodes inventées plus tard par Riemann, ainsi qu’une transmission d’idées par l’entremise d’une chaîne invisible, s’étendant de l’ancien au moderne inventeur.— (F. Klein).
  3. Ueber Riemann’s Theorie der algebraischen Functionen und ihrer Intégrale, par F. Klein ; Leipzig, Teubner, 1882. — Une traduction anglaise par Miss F. Hardcastle a été récemment publiée par Mac Millan et Cie ; Londres. — Comparer aussi : Elliptische Modulfunctionen, t. I, p. 492 et suiv., Klein-Fricke ; ainsi que le Cours lithographié de M. Klein, Riemannscke Flächen. — (L. L.).
  4. Voir Picard, Traité d’Analyse, t. I, II, III, parus ; 1893-1894-1895. — Appell et Goursat, Théorie des fonctions algébriques et de leurs intégrales, avec Préface de M. Hermite ; 1894. Paris, Gauthier-Villars et fils. — (F. Klein).
  5. Par principe j’entends ici, contrairement par conséquent à une manière de s’exprimer très répandue, l’enchaînement, la marche du raisonnement, et non les résultats qu’on en déduit. À cette occasion, j’attire l’attention sur un Mémoire de W. Thomson (Lord Kelvin), publié en 1847 dans le Journal de Mathématiques de Liouville, t. XII, et qui a été trop peu étudié par les géomètres allemands. Le principe en question y est énoncé en grande généralité. — (F. Klein).