Rob Roy/25

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 9p. 300-308).


CHAPITRE XXV.

LE DUEL.


Tel le pasteur de la Thrace est placé en embuscade pour atteindre l’ours qu’il poursuit ; et lorsqu’il entend de loin sa marche dans le bois, au frémissement des feuilles et au frottement des branches qu’il écarte en passant : Voilà, pense-t-il, mon mortel ennemi, et c’est ici que l’un de nous deux doit périr.
Palamen et Arcite.


Suivant le conseil de M. Jarvie, je pris la route qui menait au collège, moins dans l’intention d’y chercher un objet d’intérêt ou de distraction, que pour mettre de l’ordre dans mes idées et réfléchir sur ma conduite future. Je parcourus cet antique édifice, allant d’une cour à une autre, et de là j’entrai dans le jardin qui sert de promenade. La solitude de cet endroit m’ayant plu (car c’était l’heure de la classe), j’y fis plusieurs tours, méditant sur la bizarrerie de ma destinée.

D’après les circonstances qui avaient marqué ma première entrevue avec Campbell, je ne pouvais douter que cet individu ne fût engagé dans quelque entreprise désespérée ; et la répugnance que M. Jarvie avait à parler de sa personne et de ses occupations, jointe au souvenir de la scène qui s’était passée dans la prison la nuit précédente, semblait confirmer ce soupçon. Cependant c’est à cet homme que Diana Vernon n’avait pas hésité à s’adresser en ma faveur, et la conduite du magistrat à son égard offrait un singulier mélange de blâme et de bienveillance, de pitié et de mépris ; il fallait donc qu’il y eût quelque chose d’extraordinaire dans la situation et dans le caractère de ce Campbell : mais, ce qui l’était plus encore, c’est l’influence que sa destinée semblait devoir exercer sur la mienne et le lien secret qui paraissait l’y unir. Je résolus, à la première occasion, de serrer de près M. Jarvie et d’en tirer le plus de détails possible sur ce mystérieux personnage, afin de me mettre en état de juger si je pouvais, sans nuire à ma réputation, entretenir avec lui les relations dans lesquelles il paraissait vouloir m’engager.

Tandis que ces réflexions occupaient mon esprit, j’aperçus au bout de l’allée dans laquelle je me promenais, trois personnes qui paraissaient engagées dans une conversation très-animée. Cette impression que nous éprouvons comme par instinct à l’approche de ceux que nous aimons ou que nous haïssons avec violence, me convainquit tout à coup, en voyant ces trois hommes, que l’individu qui tenait le milieu était Rashleigh Osbaldistone. Mon premier mouvement fut de l’aborder, mon second de le suivre jusqu’à ce qu’il fût seul, ou du moins de voir quels étaient ses compagnons. Ce groupe était encore assez éloigné de moi, et semblait occupé d’une conversation si intéressante que j’eus le temps de me glisser, sans être aperçu, de l’autre côté d’une petite haie qui ne masquait qu’imparfaitement l’allée où je me promenais.

C’était alors la mode, pour les jeunes gens et les élégants, de porter, le matin à la promenade, par-dessus leur habit, un manteau écarlate, souvent brodé ou galonné, quelquefois même de s’en couvrir une partie du visage. Grâce à cette mode que j’avais adoptée, et à la haie derrière laquelle je m’étais glissé, je passai près de mon cousin sans que ni lui ni ses compagnons me remarquassent autrement que comme un étranger. Je ne fus pas peu surpris de reconnaître dans l’un d’eux ce même Morris qui m’avait fait citer chez le juge Inglewood, et M. Mac-Vittie le négociant, dont le maintien roide et repoussant m’avait prévenu si défavorablement la veille.

Il n’était pas possible de se faire l’idée d’une réunion de plus mauvais augure pour mes affaires et celles de mon père. Je me rappelai la funeste accusation que Morris avait portée contre moi, accusation qu’il serait peut-être aussi facile de l’amener à renouveler qu’il l’avait été de la lui faire retirer en l’intimidant. Je songeai aux moyens funestes que possédait Mac-Vittie de nuire aux affaires de mon père, influence attestée par l’emprisonnement d’Owen ; et quelles ne devaient pas être mes craintes en voyant l’union de ces deux hommes avec celui dont les talents pour faire le mal n’étaient guère inférieurs à ceux de l’esprit infernal lui-même, et pour lequel ma répugnance s’élevait jusqu’à l’effroi !

Lorsqu’ils se furent éloignés de quelques pas, je me retournai, et les suivis sans être observé. Au bout de l’allée, ils se séparèrent ; Morris et Mac-Vittie quittèrent le jardin, où Rashleigh continua de se promener. Je me déterminai alors à l’aborder et à lui demander réparation du tort qu’il avait fait à mon père, quoique j’ignorasse encore de quelle manière je pourrais l’obtenir. Toutefois je m’abandonnai au hasard, et, jetant en arrière le manteau qui m’enveloppait, je traversai la haie et me présentai soudainement devant Rashleigh, qui paraissait absorbé dans une profonde rêverie.

Rashleigh n’était pas homme à se laisser surprendre ni intimider par aucun événement soudain ; cependant il tressaillit en me voyant paraître tout à coup devant lui, le visage enflammé par l’indignation qui m’animait.

« Je suis bien aise de vous rencontrer, monsieur, lui dis-je ; car j’allais entreprendre, pour vous chercher, un long voyage, qui eût probablement été inutile.

— Vous connaissez mal celui que vous cherchez, dit Rashleigh avec son flegme ordinaire. Mes amis me trouvent facilement ; mes ennemis plus facilement encore. Votre abord m’oblige à vous demander dans laquelle de ces deux classes je dois ranger M. Francis Osbaldistone.

— Dans celle de vos ennemis, monsieur, répondis-je, de vos ennemis mortels, à moins que vous ne rendiez immédiatement justice à mon père, à votre bienfaiteur, en restituant ce que vous lui avez enlevé.

— Et à qui, moi, membre de la maison de commerce de votre père, monsieur Osbaldistone, suis-je tenu de rendre compte de mes transactions dans des affaires qui, sous tous les rapports, sont devenues les miennes ? Sûrement ce ne peut être à un jeune homme dont le goût exquis en littérature lui rendrait ces discussions fatigantes et inintelligibles.

— Ce sarcasme, monsieur, n’est pas une réponse ; je ne vous quitterai pas que vous ne m’ayez donné pleine et entière satisfaction. Vous allez me suivre chez un magistrat.

— Je vous suis. » Il fit quelques pas comme pour m’accompagner ; puis s’arrêtant, il reprit : « Si j’étais disposé à faire ce que vous désirez, vous sentiriez bientôt qui de nous deux a le plus lieu de craindre la présence d’un magistrat ; mais je n’ai nul désir d’accélérer votre destin… Allez, jeune homme ; amusez-vous de vos fantaisies poétiques, et laissez les affaires de la vie réelle à ceux qui les entendent et savent les diriger. »

Son intention, je pense, était de m’irriter encore davantage, et il y réussit. « Monsieur Osbaldistone, ce ton de froide insolence ne vous réussira pas. Vous devriez savoir que le nom que nous portons tous deux ne sut jamais se soumettre à une insulte, et il n’en souffrira point dans ma personne.

— Vous me rappelez, s’écria-t-il en me lançant un regard féroce, qu’il a été outragé dans la mienne, et par qui. Croyez-vous que j’aie oublié cette soirée où vous m’insultâtes impunément. Cette insulte ne peut être lavée que dans le sang. Vous me rendrez compte de votre obstination à contrarier tous mes desseins, et de celle avec laquelle, dans ce moment même, vous cherchez à traverser des plans dont vous n’êtes capable ni de connaître ni d’apprécier l’importance ; oui, vous me devez un long et terrible compte, et le jour ne viendra que trop tôt pour vous.

— Quel que soit le lieu, le moment, vous me trouverez toujours prêt. Mais vous oubliez la plus grave de vos récriminations : j’ai eu le bonheur d’aider le bon sens et la vertu de miss Vernon à démêler vos infâmes complots, et à s’en préserver. »

Un feu sombre jaillit de ses yeux, comme s’il s’apprêtait à me dévorer. Cependant sa voix conserva la même expression de calme qu’il avait soutenue jusqu’à ce moment.

« J’avais d’autres vues sur vous, jeune homme, des vues moins hasardeuses, plus conformes à mon caractère actuel et à ma première éducation. Mais je vois que vous cherchez le châtiment dû à votre folle insolence… Suivez-moi dans un lieu plus retiré, où nous soyons moins exposés à être interrompus. »

Je le suivis, l’œil fixé sur ses moindres mouvements, car je le croyais capable de tout. Nous arrivâmes à un enclos fort désert, planté dans le goût hollandais, avec des haies symétriquement taillées et quelques statues. Heureusement pour moi j’étais sur mes gardes, car l’épée de Rashleigh était sur ma poitrine avant que j’eusse pu jeter bas mon manteau et dégainer la mienne ; je ne sauvai ma vie qu’en sautant en arrière d’un pas ou deux. La différence des armes était à son avantage, car son épée était plus longue que la mienne, et à lame triangulaire, comme celles généralement en usage aujourd’hui, tandis que la mienne était ce qu’on appelle une lame saxonne, étroite, plate, et bien moins facile à manier que celle de mon ennemi. Sous les autres rapports la partie était à peu près égale, car si j’avais l’avantage de l’adresse et de l’agilité, Rashleigh avait plus de vigueur et de sang-froid. Il se battait pourtant avec furie plutôt qu’avec courage, avec ce dépit concentré et cette soif de sang qui, en se couvrant d’une apparente tranquillité, donne au crime un aspect plus hideux encore, car elle le montre comme le résultat d’une froide préméditation. Malgré son vif désir de sortir vainqueur de ce combat, il ne fut pas un seul instant hors de garde, et se tint constamment sur la défensive, tout en méditant les coups les plus mortels.

Je soutins d’abord le combat avec modération. Mes passions, quoique violentes, n’étaient pas haineuses, et les deux ou trois minutes qui s’étaient écoulées en marchant avec Rashleigh, m’avaient donné le temps de réfléchir qu’il était le neveu de mon père, le fils d’un oncle qui, à sa manière, m’avait témoigné de l’amitié, et que s’il tombait sous mes coups, cet événement ne pouvait causer que beaucoup de chagrin dans la famille. Ma première résolution avait donc été de désarmer mon antagoniste, manœuvre à laquelle, plein de confiance dans la supériorité de mon expérience et de mon adresse, je ne m’attendais pas à trouver beaucoup de difficultés. Mais je m’aperçus bientôt que j’avais affaire à forte partie, et deux ou trois passes dangereuses auxquelles j’eus de la peine à échapper m’avertirent de mettre plus de prudence dans ma manière de combattre. Par degrés je me sentis exaspérer par l’acharnement avec lequel Rashleigh semblait en vouloir à ma vie, et je lui rendis ses attaques avec une animosité presque égale à la sienne, de façon que l’issue du combat menaçait d’être tragique ; elle pensa bientôt l’être à mes dépens. Mon pied glissa en portant une botte à mon adversaire, et je ne pus me relever assez tôt pour être prêt à la riposte ; son épée, traversant ma veste, m’effleura seulement les côtes et ressortit par le dos de mon habit ; mais le coup avait été porté avec tant de force, que la garde me frappa la poitrine avec une violence qui me causa une vive douleur, et me fit croire que j’étais mortellement blessé. Altéré de vengeance, je saisis de la main gauche la poignée de son épée, et relevant la mienne j’allais la lui passer à travers du corps, quand un homme se jetant au milieu de nous, nous sépara de vive force, en s’écriant d’une voix haute et imposante : Quoi ! les fils de deux frères qui ont sucé le même lait, répandent ici leur sang comme s’ils étaient étrangers l’un à l’autre ! Par la tête de mon père, le premier qui portera un autre coup périra de ma main. »

Je levai des yeux étonnés ; c’était Campbell. Tout en parlant, il brandissait un sabre nu autour de sa tête, comme pour donner plus de force à sa médiation. Rashleigh et moi le regardions en silence. Alors Campbell, s’adressant à chacun de nous successivement : « Croyez-vous, monsieur Francis, dit-il, rétablir le crédit de votre père en coupant la gorge à votre cousin, ou en vous la faisant couper dans le parc du collège de Glasgow ?… Et vous, monsieur Rashleigh, croyez-vous que l’on voudra confier sa vie et sa fortune à quelqu’un qui, chargé d’une grande responsabilité et des plus puissants intérêts politiques, se prend de querelle comme un ivrogne ? Pourquoi me regarder de travers ? si vous êtes fâché de ce que je dis, vous n’ignorez pas que vous êtes le maître de renoncer à l’entreprise.

— Vous abusez de ma situation présente, répliqua Rashleigh, sans quoi vous n’auriez pas osé intervenir dans une affaire où mon honneur est intéressé.

— Bah, bah ! je n’aurais pas osé ; et où est donc la présomption ? Vous pouvez être et vous êtes probablement le plus riche de nous deux, monsieur Osbaldistone… vous pouvez être aussi le plus savant, j’en conviens encore, mais vous n’êtes ni le plus brave ni le plus noble, et ce sera une nouvelle pour moi quand j’apprendrai que vous êtes le meilleur… Je n’aurais pas osé, dites-vous… Il y a en vérité bien de la témérité là-dedans ! Moi, qui vous parle, croyez-vous que je n’aie pas taillé autant de besogne qu’aucun de vous deux, sans songer seulement le soir à ce que j’avais fait le matin… sans m’inquiéter si j’aurais soif sur la montagne, non plus que sur la grande route ou dans cet endroit sablé, ce qui est à peu près la même chose ? »

Rashleigh avait repris son empire sur lui-même. « Mon cousin, dit-il, reconnaîtra qu’il a provoqué cette querelle ; je ne la cherchais pas. Je suis bien aise que nous ayons été interrompus avant que j’aie châtié sa témérité d’une manière plus sévère.

— Êtes-vous blessé ? » me demanda Campbell d’un air d’intérêt. « Ce n’est qu’une légère égratignure, dis-je, et mon digne cousin ne s’en serait pas vanté long-temps si vous ne fussiez survenu.

— Ma foi, cela est vrai, monsieur Rashleigh, dit Campbell, car il est probable que le fer allait faire connaissance avec votre sang lorsque j’ai arrêté le bras de M. Frank ; ainsi ne chantez pas victoire, et ne ressemblez pas à une truie qui sonne la trompette[1]. Mais venez faire un tour avec moi ; j’ai à vous apprendre des nouvelles qui vous calmeront, et votre colère se refroidira comme la soupe de Mac-Gibbon quand il la met à la fenêtre.

— Pardonnez-moi, monsieur, lui dis-je, vos intentions à mon égard m’ont semblé bienveillantes dans plus d’une occasion ; mais je ne consentirai pas à perdre de vue cet homme que je ne lui aie fait rendre les papiers de mon père, dont il s’est emparé par trahison, et avec eux les moyens de faire honneur à ses engagements.

— Vous êtes fou, jeune homme, dit Campbell ; laissez-nous partir. Voulez-vous avoir affaire à deux hommes maintenant ? Un seul vous suffisait, je crois.

— Vingt, s’il le faut, » répondis-je en mettant la main sur le collet de Rashleigh qui ne fit aucune résistance, mais qui dit avec un sourire insultant :

« Vous l’entendez, Mac-Gregor ; il se précipite au-devant de sa destinée, sera-ce ma faute s’il en est entraîné ? Les mandats sont expédiés en ce moment, et tout est prêt. »

Le montagnard était évidemment embarrassé ; il regarda devant, derrière et tout autour de lui, et dit : « Du diable si je donne jamais mon consentement à ce qu’il soit maltraité pour avoir défendu les intérêts de son père ! Que la malédiction de Dieu et la mienne retombent sur tous les magistrats, juges de paix, baillis, shérifs, officiers du shérif, constables, enfin sur tout ce bétail noir qui, depuis une centaine d’années, est la peste de la pauvre vieille Écosse. Le monde allait bien mieux quand chacun se chargeait de faire respecter ses droits, et que le pays n’était pas infesté de mandats, d’assignations et de toute cette maudite engeance. Mais je le répète, ma conscience ne me permet pas de voir ce pauvre jeune homme persécuté, et surtout de cette manière. J’aimerais mieux vous voir de nouveau aux prises, et vous battre comme de braves et honnêtes gens.

— Votre conscience, dites-vous, Mac-Gregor ? dit Rashleigh : vous oubliez donc combien il y a de temps que nous nous connaissons ?

— Oui, ma conscience, répéta Campbell ou Mac-Gregor, quel que fût son nom ; oui, monsieur Osbaldistone, il existe en moi quelque chose de pareil, et c’est peut-être en cela que j’ai l’avantage sur vous. Quant à notre ancienne connaissance, si vous me connaissez, monsieur Rashleigh, vous savez aussi quelles sont les circonstances qui m’ont fait ce que je suis ; et, quoi que vous en puissiez penser, je ne voudrais pas changer de sort avec le plus orgueilleux des persécuteurs qui m’ont réduit à n’avoir d’autre asile que les bruyères des montagnes. Vous, monsieur Rashleigh, je vous connais aussi ; mais pourquoi êtes-vous ce que vous êtes, c’est ce qui n’est connu que de vous, et ce que personne ne saura qu’au grand jour du jugement. Maintenant, monsieur Frank, lâchez-lui le collet, car il parle vrai quand il dit que vous avez plus à craindre d’un magistrat que lui-même. Oui, votre cause fût-elle droite comme le vol d’une flèche, il trouverait moyen de la faire aller de travers. Ainsi, comme je vous le disais, lâchez son collet. «

Il accompagna ces paroles d’un effort si soudain et si vigoureux, qu’il débarrassa Rashleigh, et, malgré ma résistance, il me saisit les bras avec la force d’Hercule, en s’écriant : « Profitez du moment, monsieur Rashleigh ; montrez qu’une bonne paire de jambes vaut deux paires de bras : ce ne sera pas la première fois que cela vous sera arrivé.

— Cousin, dit Rashleigh, vous pouvez remercier monsieur si je vous quitte avant de vous avoir entièrement payé ma dette ; mais si je pars, ce n’est qu’avec l’espoir que nous nous retrouverons bientôt sans qu’il y ait possibilité d’interruption. »

Il ramassa son épée, l’essuya, la remit dans le fourreau, et se perdit bientôt parmi les arbres.

Le montagnard, moitié par force, moitié par conviction, m’empêcha de le suivre, car j’avoue que je commençais à croire que cela ne me servirait pas à grand’chose. Voyant alors qu’il n’était plus nécessaire de me serrer si fortement et que je paraissais disposé à rester tranquille :

« Par le pain qui me nourrit, me dit-il, je n’ai jamais vu de tête si opiniâtre ! Je crois vraiment qu’il n’y a pas d’homme auquel je n’eusse tordu le cou s’il m’avait causé la moitié autant de peine pour le retenir. Que vouliez-vous faire ? c’était suivre le loup dans son antre. Je vous dis qu’il a tendu ses filets autour de vous. Il a retrouvé le collecteur Morris et lui a fait renouveler toute sa vieille histoire : n’espérez pas ici de moi le secours que vous en avez eu chez le juge Inglewood. Il n’est pas bon pour ma santé de m’approcher de trop près de ces diables de baillis. Allons, retournez chez vous comme un bon garçon, occupez-vous de vos affaires, et laissez les autres s’occuper des leurs. Évitez la présence de Rashleigh, de Morris, et de cet autre animal Mac-Vittie. Songez au clachan d’Aberfoïl, et, foi de gentilhomme, je le répète, je ne souffrirai pas qu’on vous fasse aucun tort. Mais tenez-vous tranquille jusqu’à ce que nous nous revoyions. Il faut que je trouve le moyen de faire sortir Rashleigh de la ville avant qu’il vous joue quelque mauvais tour, car c’est un démon plein de détours et de malice. Adieu, n’oubliez pas le clachan d’Aberfoïl. «

Il partit, et me laissa méditer sur les singuliers événements qui venaient de m’arriver. Mon premier soin fut de rajuster mes vêtements et de remettre mon manteau, que j’arrangeai de manière à cacher le sang qui coulait de mon côté droit. J’avais à peine fini, que les classes du collège étant terminées, la plupart des écoliers se répandirent dans les jardins. Je me dirigeai vers la demeure de M. Jarvie, car l’heure du dîner approchait. Ayant trouvé sur ma route une boutique de peu d’apparence, dont l’enseigne annonçait qu’elle était tenue par Cristophe Nelson, chirurgien et apothicaire, j’y entrai, et demandai à un petit garçon qui pilait quelque drogue dans un mortier, de me procurer une audience de ce savant pharmacopole. Il ouvrit la porte de l’arrière-boutique, où je trouvai un vieillard fort vif, qui secoua la tête d’un air d’incrédulité lorsque je lui dis qu’en faisant une partie d’escrime le bouton du fleuret de mon antagoniste s’était cassé et m’avait fait au côté une forte égratignure. En faisant son pansement, il observa que le fleuret qui m’avait blessé n’avait jamais eu de bouton. « « Ah, jeunes gens ! jeunes gens ! ajouta-t-il. Mais nous autres chirurgiens, nous sommes une race discrète. Et puis, sans l’effervescence et l’impureté du sang, que deviendraient les deux facultés savantes ? »

Il me congédia avec cette réflexion morale, et je ne ressentis que fort peu de douleur et de gêne de cette égratignure.



  1. Expression proverbiale qui rappelle la fable de l’Âne et de la Flûte : voyez Florian.