Rob Roy/32

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 9p. 387-399).


CHAPITRE XXXII.

L’AMBASSADE.


Qu’il soit rendu sain et sauf avant le coucher du soleil, ou, par la vengeance dont un cœur outragé est capable, et par le pouvoir de la satisfaire qui gît dans la force du crime, votre terre en souffrira.
Ancienne comédie.


Je ne sais comment il se fait qu’un acte isolé de violence et de cruauté affecte plus péniblement notre sensibilité que ceux que nous voyons exercer d’une manière plus générale. Ce jour-là plusieurs de mes braves compatriotes avaient péri sous mes yeux pendant le combat, et il m’avait semblé qu’ils accomplissaient le sort réservé à l’humanité ; mon cœur, quoique affecté d’un regret douloureux, n’était pas pénétré de cette inexprimable horreur avec laquelle je vis mettre à mort, de sang-froid, l’infortuné Morris. Je jetai les yeux sur mon compagnon, M. Jarvie, et je lus sur son visage l’expression des sentiments qui m’agitaient moi-même. Ne pouvant maîtriser son indignation, il laissa même échapper à demi-voix ces mots entrecoupés :

« Je proteste solennellement contre cette action… C’est un meurtre cruel, abominable… c’est un acte maudit, et qui attirera quelque jour la vengeance de Dieu.

— Vous ne craignez donc pas de le suivre ? » dit la virago en portant sur lui des regards qui semblaient un arrêt de mort, et tels que ceux du faucon qui va s’élancer sur sa proie.

« Cousine, répondit-il, aucun homme ne coupe avec plaisir le fil de sa vie avant qu’il ait été entièrement dévidé… J’ai beaucoup de choses à faire dans ce monde, si la mort m’épargne… des affaires publiques et privées, de magistrature et de commerce… Et puis il y a des êtres qui ont encore besoin de moi, comme cette pauvre Mattie, qui est orpheline… Elle est petite-cousine du laird de Limmerfield… Or, d’après toutes ces considérations, vous comprenez bien qu’un homme abandonnera tout ce qu’il a pour conserver la vie.

— Et si je vous mettais en liberté, dit l’impérieuse Hélène, quel nom donneriez-vous à la noyade de ce chien de Saxon ?

— Hem ! hem ! dit le bailli en s’éclaircissant la voix à plusieurs reprises, « j’en dirais là-dessus le moins possible : moins on parle, moins on s’expose à dire des sottises.

— Mais si vous étiez sommé de parler devant ce que vous nommez les cours de justice, demanda-t-elle encore, quelle serait votre réponse ? »

Le bailli jeta les yeux de côté et d’autre, comme quelqu’un qui médite une fugue ; puis, du ton d’un homme qui, ne voyant nul moyen d’effectuer sa retraite, se détermine à faire face au danger, il dit : « Je vois que vous voulez me mettre au pied du mur ; mais je vous dirai franchement, cousine, que j’ai déjà parlé d’après ma conscience, et quoique votre mari, que j’aurais bien voulu trouver ici, pour son intérêt autant que pour le mien, puisse vous certifier, comme cette brave créature de montagnard qu’on appelle Dougal, que Nicol Jarvie sait autant que personne fermer les yeux sur les fautes d’un ami, cependant j’ajouterai, cousine, que ma langue ne parlera jamais contre ma pensée ; et plutôt que de dire que ce pauvre malheureux a été légalement exécuté, je préférerais aller lui tenir compagnie… quoique je pense que vous seriez la première montagnarde qui eût condamné à un tel sort le cousin de son mari au quatrième degré. »

Il est probable que le ton de fermeté avec lequel le bailli prononça ces dernières paroles était plus capable de faire impression sur le cœur endurci de sa cousine que l’air suppliant qu’il avait pris d’abord ; de même que le verre cède à la pointe du diamant, quoiqu’il résiste à des corps moins durs. Elle ordonna qu’on nous plaçât tous deux devant elle.

« Votre nom, me dit-elle, n’est-il pas Osbaldistone ? Il m’a semblé que le chien saxon de la mort duquel vous venez d’être témoin vous a appelé ainsi ?

— Mon nom est Osbaldistone, répondis-je.

— Je suppose alors, continua-t-elle, que Rashleigh est votre nom de baptême ?

— Non. Mon nom de baptême est Francis.

— Mais vous connaissez Rashleigh Osbaldistone ; il est votre frère, si je ne me trompe, du moins votre proche parent, votre ami intime.

— Il est mon parent, mais non mon ami. Nous nous battions en duel, il y a peu de jours, quand nous fûmes séparés par votre mari. Son épée est encore teinte de mon sang, et la blessure qu’il m’a faite est à peine fermée. J’ai peu de motifs de le regarder comme un ami.

— Mais si vous êtes étranger à ses intrigues, vous pourriez aller trouver Garschattachin et son détachement sans aucune crainte d’être arrêté, et leur porter un message de la femme de Mac-Gregor.

— Je ne connais aux gentilshommes de la milice aucun motif raisonnable de me retenir, et je n’ai aucune raison pour craindre de tomber entre leurs mains. Je suis prêt à me charger de votre message si, en récompense, vous consentez à prendre sous votre protection mon ami et mon domestique qui resteront vos prisonniers. »

Je saisis cette occasion pour lui dire que je n’étais venu dans ce pays que sur l’invitation de son mari, qui m’avait promis son secours dans une affaire qui m’intéressait vivement, et que mon ami M. Jarvie m’avait accompagné dans le même but.

« Et je voudrais, moi, dit le bailli, que les bottes de M. Jarvie eussent été pleines d’eau bouillante quand il les a mises pour un pareil voyage. »

« Dans ce que ce jeune Saxon[1] vient de dire vous devez reconnaître votre père, dit Hélène Mac-Gregor en se tournant vers ses fils. Sage lorsque le bonnet de montagnard couvre sa tête et qu’il a le sabre à la main, jamais il n’échange le plaid contre un habit que pour s’enfoncer dans les misérables intrigues des habitants des basses terres, et devenir, malgré tout ce qu’il a souffert, leur agent, leur instrument, leur esclave.

— Ajoutez, madame, lui dis-je, leur bienfaiteur.

— Soit, dit-elle ; c’est le titre le plus léger de tous, puisqu’il n’a jamais semé de bienfaits que pour en recueillir la plus noire ingratitude… Mais en voilà assez sur ce sujet… Je vous ferai conduire aux avant-postes de l’ennemi ; demandez le commandant, et dites-lui de la part de moi, Hélène Mac-Gregor, que s’ils touchent à un cheveu de la tête de Mac-Gregor, et qu’ils ne le remettent pas en liberté sous douze heures, il n’y a pas une femme du comté de Lennox qui, d’ici à Noël, n’entonne le coronach[2] pour ceux qui lui sont chers ; il n’y a pas un fermier dont la grange ne soit en feu ou le troupeau pillé ; pas un laird, pas un propriétaire qui se couche le soir avec l’assurance de voir le lendemain la lumière du soleil. Et pour première exécution de mes menaces, dès que ce délai sera expiré, je leur enverrai ce bailli de Glasgow, ce capitaine saxon et le reste des prisonniers, chacun enveloppé dans un plaid, coupés en autant de morceaux qu’il y a de carreaux dans ce tartan[3]. »

Aussitôt qu’elle eut cessé de parler, le capitaine Thornton, qui était assez près pour l’entendre, ajouta avec le plus grand sang-froid : « Présentez à l’officier commandant mes compliments, les compliments du capitaine Thornton de la garde royale ; dites-lui qu’il fasse son devoir, et qu’il garde son prisonnier sans s’inquiéter de mon sort. Si j’ai été assez fou pour me laisser attirer dans une embuscade par ces sauvages artificieux, je serai assez sage pour mourir d’une manière qui ne déshonore pas ma profession… Je n’ai qu’un seul regret, ajouta-t-il, c’est de voir mes malheureux soldats entre des mains si barbares.

— Chut ! chut ! dit le bailli ; êtes-vous las de vivre ?… Monsieur Osbaldistone, vous présenterez mes civilités à l’officier commandant, les civilités du bailli Nicol Jarvie, magistrat de Glasgow, comme l’était avant lui son père le diacre. Dites-lui qu’il y a ici d’honnêtes gens dans la peine et à qui il peut arriver pis encore, et que la meilleure chose qu’il puisse faire pour le bien général, c’est de laisser rentrer Rob dans ses montagnes, et de ne pas s’en occuper davantage… Il y a déjà eu assez de malheurs ; mais je crois qu’il ne faudra pas parler de celui du douanier. »

Chargé de ces commissions si opposées par les parties les plus intéressées au succès de mon ambassade, et après la recommandation répétée de l’épouse de Mac-Gregor de ne pas oublier un mot de ce qu’elle m’avait ordonné de dire, on me laissa enfin partir, et l’on permit même à André Fairservice de m’accompagner, pour se débarrasser, je crois, de l’importunité de ses prières. Cependant, de crainte que je ne me servisse de mon cheval pour échapper à mes guides, ou peut-être par le désir de conserver une prise de quelque valeur, ou m’annonça que je ferais la route à pied, escorté par Hamish Mac-Gregor et par deux de ses montagnards, tant pour me montrer le chemin que pour reconnaître la force et la position de l’ennemi.

Dougal avait été désigné pour ce service, mais il trouva moyen de s’en dispenser. Son but, comme nous l’apprîmes plus tard, était de veiller à la sûreté de M. Jarvie que, suivant ces principes de fidélité qu’on trouve parmi les sauvages, il regardait, comme ayant des droits à ses bons offices pour avoir été en quelque sorte son patron pendant qu’il était porte-clefs de la prison de Glasgow.

Après une heure de marche très-rapide, nous arrivâmes à une éminence couverte de broussailles qui dominait la vallée, et d’où nous découvrîmes le poste occupé par la milice. Comme ce détachement était principalement composé de cavalerie, il avait sagement évité de s’engager dans le défilé qui avait été si fatal au capitaine Thornton. La position qu’on avait choisie indiquait quelque connaissance militaire : c’était la pente d’une colline au centre de la petite vallée d’Aberfoïl, au milieu de laquelle serpente le Forth et près de la source de ce fleuve. Cette vallée est formée par deux chaînes de montagnes, en face desquelles s’élèvent des remparts de roches calcaires mêlées d’énormes masses rocailleuses et adossées à des sommets plus élevés. Ces chaînes de montagnes laissaient cependant assez de largeur à la vallée pour mettre la cavalerie à l’abri d’une surprise de la part des montagnards, et on avait eu soin de placer de tous côtés des sentinelles et des avant-postes à distance convenable du corps principal, pour qu’à la moindre alarme la troupe pût avoir le temps de monter à cheval et de se mettre sous les armes. À la vérité on ne croyait pas alors que les montagnards pussent attaquer la cavalerie en rase campagne, quoique des événements récents aient prouvé qu’ils pouvaient le faire avec succès[4]. À cette époque, les montagnards avaient encore une crainte superstitieuse de la cavalerie, l’aspect des chevaux étant beaucoup plus imposant et plus formidable que celui des petits schelties de leurs montagnes, et ces hommes grossiers étant dans la croyance qu’on les dressait à combattre avec les pieds et les dents.

Les chevaux attachés à des piquets, et paissant dans cette petite vallée ; les soldats qui formaient différents groupes, les uns assis, les autres debout, ou se promenant auprès de la rivière ; ces chaînes de rochers nus, mais pittoresques, qui bornent le paysage des deux côtés, formaient le premier plan d’un tableau imposant et pittoresque, tandis qu’à l’est l’œil apercevait le lac de Menteith ; et, quoique dans un horizon plus vague, le château de Stirling et les montagnes bleuâtres d’Ochill terminaient la perspective.

Après avoir contemplé ce paysage avec un vif intérêt, le jeune Mac-Gregor me dit de me rendre à l’avant-poste, et de demander le commandant pour m’acquitter auprès de lui du message dont j’étais chargé. Il m’enjoignit avec un geste menaçant de ne lui dire ni quels avaient été mes guides, ni en quel lieu je m’étais séparé de mon escorte. Ayant reçu ces instructions, je descendis vers le poste militaire, suivi d’André, qui, n’ayant conservé du costume anglais que les culottes et les bas, sans chapeau, n’ayant aux pieds que des brogues ou espèces de sabots que Dougal lui avait donnés par pitié, et couvert d’un lambeau de plaid pour suppléer à tous ses autres vêtements, ressemblait à un montagnard échappé de Bedlam. Nous ne tardâmes pas à être aperçus d’une des vedettes, qui, galopant vers nous, me présenta sa carabine, et me commanda de m’arrêter : j’obéis, et quand le soldat fut près de moi, je le priai de me conduire devant l’officier commandant. Il me mena sur-le-champ dans un endroit où quelques officiers étaient assis en cercle sur le gazon ; parmi eux s’en trouvait un qui paraissait d’un rang supérieur. Il portait une cuirasse d’acier poli sur la quelle étaient gravés les emblèmes de l’ancien ordre écossais du Chardon. Je reconnus parmi ce groupe le major Galbraith, qui, avec quelques gentilshommes, les uns en uniforme, les autres en habits bourgeois, mais tous bien armés, semblaient recevoir les ordres de ce personnage distingué. Quelques domestiques en riche livrée, et qui, probablement, faisaient partie de sa maison, étaient à quelques pas.

Ayant salué ce seigneur avec le respect que son rang semblait exiger, je lui appris que je m’étais trouvé témoin involontaire de la défaite que les soldats du roi avaient éprouvée dans le défilé de Loch-Ard (car j’avais appris que c’était le nom de l’endroit où M. Thornton avait été fait prisonnier), et que les vainqueurs menaçaient de faire mourir ceux qui étaient tombés en leur pouvoir, et de ravager sans pitié les basses terres en général, si leur chef, qui avait été fait prisonnier le matin, ne leur était rendu sain et sauf. Le duc (car tel était le rang de celui auquel je parlais) m’écouta avec beaucoup de calme, et répondit qu’il aurait le plus grand regret d’exposer les malheureux prisonniers à la cruauté des barbares entre les mains desquels ils étaient tombés, mais que c’était une folie de supposer qu’il pourrait remettre en liberté l’instigateur de tous ces désordres, de tous ces outrages, et encourager ainsi sa troupe à l’impunité. « Vous pouvez retourner vers ceux qui vous envoient, ajouta-t-il, et leur dire que, bien certainement, demain à la pointe du jour je ferai exécuter ce Rob-Roy Campbell, qu’ils appellent Mac-Gregor, comme un proscrit pris les armes à la main, et qui a mille fois mérité la mort ; que je me montrerais indigne de mon rang et de la place que j’occupe, si j’agissais autrement ; que je saurai protéger le pays contre leurs insolentes menaces, et que s’ils touchent à un cheveu de la tête des infortunés qui sont en leur pouvoir, j’en tirerai une telle vengeance, que les pierres mêmes de leurs rochers en gémiront pendant plus d’un siècle. »

Je lui fis humblement quelques représentations sur le danger de l’honorable mission dont il me chargeait ; sur quoi il me répondit que je pouvais envoyer mon domestique.

« Le diable soit de moi ! » dit André sans égard pour la présence du duc, et sans attendre ma réponse ; « il faudrait que le diable fût dans mes jambes pour me faire faire un pas de ce côté. Est-ce qu’on croit que j’ai un autre cou dans ma poche pour remplacer le mien lorsqu’il aura été coupé par un des messieurs les montagnards, ou que je puisse plonger dans leur lac et revenir sur l’eau ? Non, non, chacun pour soi, et Dieu pour tous. Ces gens feront bien d’envoyer quelque autre messager ; ce n’est pas André qui se chargera de telles commissions. Rob-Roy ne s’est jamais approché de la paroisse de Dreep-Daily, il ne m’a jamais volé ni poire ni pépin. »

Après avoir, non sans peine, fait taire mon domestique, je représentai vivement au duc le danger certain auquel étaient exposés le capitaine Thornton et M. Jarvie, et le suppliai de modifier de telle sorte les termes du message dont il me faisait porteur, qu’il pût leur sauver la vie. Je l’assurai qu’aucun péril ne m’effraierait, si je pouvais leur être de quelque utilité ; mais que, d’après ce que j’avais vu et entendu, je ne pouvais douter qu’ils ne fussent tous immédiatement massacrés au moment où les montagnards apprendraient que leur chef aurait été mis à mort.

Leduc parut très affecté. « C’est une circonstance très-douloureuse, dit-il, et dont je suis profondément affligé ; mais j’ai un devoir plus impérieux à remplir envers le pays. Il faut que Rob-Roy périsse ! »

Ce ne fut pas sans émotion que j’entendis prononcer cette sentence de mort contre Campbell, qui m’avait déjà rendu et voulait encore me rendre un important service. Je ne fus pas le seul qui éprouvât cette impression, car la plupart de ceux qui entouraient le duc se hasardèrent à lui parler en sa faveur. Il vaudrait mieux, disaient-ils, l’envoyer au château de Stirling, et l’y retenir étroitement prisonnier, comme gage de la dispersion et de la soumission de sa troupe. Il serait déplorable d’exposer le pays à être pillé, ce qu’il serait très-difficile d’empêcher maintenant que les longues nuits approchaient, puisqu’il était impossible de garder tous les passages, et que les montagnards ne manqueraient pas de choisir ceux qui resteraient sans défense. Ce serait, ajoutaient-ils, une chose terrible que de laisser les infortunés prisonniers exposés à la mort qui les attendait, et on ne pouvait douter que les montagnards ne les massacrassent dans les premiers transports de leur vengeance.

Garschaltachin alla encore plus loin, se fiant, dit-il, dans l’honneur du noble personnage auquel il s’adressait, quoiqu’il connût les raisons particulières de son ressentiment contre leur prisonnier. « Quoique voisin assez dangereux des basses terres, et surtout de Sa Grâce, et quoiqu’il ait porté le métier de pillard plus loin qu’aucun homme de son temps, Rob-Roy ne manque pas de bon sens, et on peut trouver moyen de lui faire entendre raison. Au contraire, sa femme et ses fils sont des démons incarnés qui ne connaissent ni la crainte ni la pitié, et qui, à la tête de ses vilains, seront une peste plus terrible pour le pays que Rob ne l’a jamais été lui-même.

— Bon, bon, dit le duc, c’est précisément le bon sens et la ruse de cet homme qui l’ont soutenu si long-temps. Un brigand montagnard ordinaire aurait été réduit en moins de semaines qu’il n’a vécu d’années dans l’impunité. Sans lui, sa bande ne peut être long-temps à craindre. Son existence est terminée : c’est une guêpe sans tête, dont l’aiguillon piquera peut-être encore une fois, mais qui va bientôt retourner dans le néant. »

Garschatlachin ne se laissa pas si facilement réduire au silence. « On ne peut supposer, milord duc, dit-il, que j’aie aucune partialité pour Rob, pas plus que lui pour moi, puisqu’il a deux fois vidé mes étables, sans parler des ravages commis chez mes tenanciers ; cependant…

— Cependant, Garschattachin, » dit le duc avec un sourire qui avait une expression particulière, « je vois que vous croyez cette liberté excusable dans l’ami d’un ami, car on suppose généralement que Rob n’est pas l’ennemi des amis que le major Galbraith peut avoir de l’autre côté de la mer.

— Si cela est, milord, » dit Garschattachin du même ton de plaisanterie, « ce n’est pas ce que j’ai entendu dire de pire sur son compte ; mais je voudrais que nous eussions quelques nouvelles des clans que nous attendons depuis si long-temps. Je gagerais qu’ils nous tiendront parole à la manière des montagnards. Je ne les ai jamais connus plus favorablement… Les loups ne se mangent pas entre eux[5].

— Il n’y a pas lieu de s’inquiéter, dit le duc ; ces messieurs sont des hommes d’honneur, et je dois supposer qu’ils seront fidèles au rendez-vous. Envoyez deux cavaliers en avant pour voir s’ils arrivent. Nous ne pouvons sans eux risquer l’attaque du défilé où le capitaine Thornton s’est laissé prendre, et qui, à ma connaissance, pourrait être défendu par dix fantassins contre un régiment de la meilleure cavalerie de toute l’Europe. En attendant, faites distribuer des vivres à la troupe. »

Je profitai de ce dernier ordre, qui m’était d’autant plus agréable et d’autant plus nécessaire que je n’avais rien pris depuis le repas que nous avions fait à la hâte à Aberfoïl. Les vedettes qu’on avait dépêchées revinrent sans nouvelles des auxiliaires attendus, et le coucher du soleil approchait, quand un montagnard, appartenant à l’un des dans sur la coopération desquels on comptait, arriva : il remit au duc, de l’air le plus respectueux, une lettre dont il était porteur,

« Je parierais une barrique de claret, dit Garschattachin, que ce message est pour nous prévenir que ces maudits montagnards, que nous sommes venus chercher ici avec tant de peines et de tourments, abandonnent notre cause, et nous laissent nous tirer d’affaire comme nous pourrons.

— Ce n’est que trop vrai, messieurs, » dit le duc rougissant d’indignation après avoir parcouru la lettre, qui était écrite sur un mauvais chiffon de papier, mais adressée avec toutes les formes possibles de cérémonial : À très-haut et puissant seigneur le duc de… « Nos alliés, messieurs, ont fait séparément leur paix avec l’ennemi.

— C’est le sort de toutes les alliances, dit Garschattachin ; les Hollandais nous en auraient fait autant si nous ne les avions prévenus à Utrecht.

— Vous plaisantez, monsieur, dit le duc d’un ton qui prouvait qu’il goûtait peu cette plaisanterie ; « cependant l’affaire qui nous occupe ici semble prendre une tournure fort sérieuse… Je ne crois pas qu’aucun de ces messieurs soit d’avis de pénétrer plus avant dans le pays, privés comme nous le sommes de l’appui des montagnards et de l’infanterie d’Inversaid ? »

Tout le monde tomba d’accord que cette tentative serait une véritable folie.

« Il ne serait guère plus sage, reprit le duc, de rester exposé dans ce lieu à une attaque de nuit ; je propose donc que nous nous retirions sur le château de Duchray et sur celui de Gartartan : nous y ferons bonne garde jusqu’au matin. Mais, avant de nous séparer, je veux interroger Rob-Roy en votre présence, pour vous convaincre par vos yeux et vos oreilles du danger qu’il y aurait à lui rendre une liberté dont il ne se servirait que pour commettre de nouveaux ravages. »

Le duc donna ses ordres pour que le prisonnier fût amené devant lui. Rob-Roy arriva, les bras liés jusqu’au coude, et maintenus le long de son corps au moyen d’une sangle de cheval : il marchait entre deux sous-officiers et sous l’escorte de six soldats, la baïonnette au bout du fusil.

Je ne l’avais jamais vu dans le costume de son pays, qui faisait ressortir d’une manière frappante ce que son physique offrait de remarquable. Une forêt de cheveux roux, que le chapeau et la perruque qu’il portait dans les basses terres avaient en quelque sorte cachée, s’échappait de son bonnet de montagnard, et justifiait le surnom de Roy ou le Rouge, par lequel il était généralement connu dans les basses terres, et qui n’y est pas encore oublié. On en reconnaissait toute la justesse en jetant les yeux sur la partie de ses membres que le costume montagnard laissait à nu : ses cuisses, ses jambes, et surtout ses genoux, étaient couverts d’un poil rouge, court et épais, ce qui, joint à leur extrême force et à la vigueur de leurs muscles, les faisait ressembler aux membres des taureaux rouges qu’on trouve dans les montagnes. L’effet produit par son changement de costume, et la connaissance que j’avais acquise de son véritable caractère, qui me paraissait déjà formidable, lui donnèrent à mes yeux, en ce moment, quelque chose de si extraordinaire, de si farouche, que je le reconnus à peine.

Malgré ses liens, il portait la tête haute ; son regard était assuré, et son maintien avait une sorte de dignité. Il salua le duc, fit un signe de tête à Garschattachin et aux autres, et témoigna quelque surprise de me voir parmi eux.

« Il y a long-temps que nous ne nous sommes vus, monsieur Campbell, dit le duc.

— Il est vrai, milord, et j’aurais désiré, » dit-il en jetant les yeux sur les liens qui retenaient ses bras, « j’aurais désiré que c’eût été dans une occasion où je fusse plus en état de présenter à Votre Grâce les hommages qui lui sont dus… Mais il faut espérer que ce temps viendra.

— Vous ne devez compter que sur le temps présent, monsieur Campbell ; car les heures qui vous restent pour mettre ordre à vos affaires dans ce monde s’écoulent rapidement. Je ne parle pas ainsi pour insulter à votre malheur, mais vous devez sentir vous-même que votre carrière tire à sa fin. Je ne nie pas que dans plusieurs circonstances vous n’ayez fait moins de mal que certains chefs de caterans, et que vous n’ayez quelquefois donné des preuves de talent, et même de dispositions qui faisaient concevoir de meilleures espérances. Mais depuis si long-temps vous êtes la terreur et le fléau d’un pays paisible ; vous avez soutenu et étendu votre autorité usurpée par des actes de violence si fréquents, que… En un mot, vous savez que vous avez mérité la mort, et il faut vous y préparer.

— Milord, je pourrais sans injustice attribuer tous mes malheurs à Votre Grâce ; je ne dirai cependant pas que vous en ayez été vous-même personnellement l’auteur volontaire. Si je l’avais cru, milord, je n’entendrais pas aujourd’hui Votre Grâce prononcer contre moi une sentence de mort : trois fois vous vous êtes trouvé à portée de mon fusil quand vous ne songiez qu’à chasser le cerf, et on sait que je manque rarement mon but. Quant à ceux qui, abusant de la confiance de Votre Grâce, l’ont rendue l’ennemie d’un homme jadis l’un des plus paisibles habitants de ce pays, et qui se sont servis de votre nom pour compléter ma ruine et me réduire au désespoir, j’en ai déjà tiré vengeance ; et, malgré les menaces de Votre Grâce, j’espère vivre assez pour en tirer une plus complète encore.

— Je sais, » dit le duc en s’échauffant, « que vous êtes un brigand audacieux et déterminé, fidèle à son serment quand il jure de faire le mal ; mais j’aurai soin d’y pourvoir. Vous n’avez d’autres ennemis que vos propres crimes.

— Si je m’étais appelé Grahame au lieu de Campbell, » dit Mac-Gregor avec une indomptable intrépidité, » vous en parleriez beaucoup moins.

— Vous ferez bien, monsieur, de prévenir votre femme, vos enfants et votre bande de bien prendre garde à la manière dont ils traiteront les personnes qui sont tombées entre leurs mains… Je leur rendrai au centuple, à eux, à leurs parents, à leurs alliés, le plus léger mal qu’ils se permettraient de faire aux fidèles sujets de Sa Majesté.

— Milord, mes ennemis eux-mêmes ne peuvent m’accuser d’être un homme sanguinaire. Si j’étais à la tête de mes gens, je saurais me faire obéir de quatre ou cinq cents montagnards armés, aussi facilement que Votre Grâce elle-même donne ses ordres à ces huit ou dix laquais ; mais si Votre Grâce est déterminée à retrancher la tête de la famille, il s’ensuivra du désordre parmi les membres. Cependant, quoi qu’il puisse arriver, il y a parmi eux un honnête homme de mes parents auquel je ne veux pas qu’il arrive de mal… Y a-t-il quelqu’un ici qui veuille rendre un service à Mac-Gregor ?… Il le lui rendra un jour, quoiqu’il ait en ce moment les mains liées. »

Le montagnard qui avait apporté la lettre au duc s’avança en disant : « Je ferai ce que vous désirez, Mac-Gregor, et je retournerai pour cela dans les montagnes, s’il le faut. »

Il s’approcha du prisonnier, qui le chargea pour sa femme d’un message verbal que je n’entendis pas, parce qu’il était donné en gaélique, mais qui avait probablement rapport à la sûreté de M. Jarvie.

« Voyez-vous l’impudence de ce drôle ! dit le duc : il se fie à son caractère d’envoyé… Sa conduite est le pendant de celle de ses chefs, qui nous ont invités à faire cause commune contre ces brigands, et qui nous ont abandonnés dès que les Mac-Gregor ont consenti à leur rendre le territoire de Balquidder qu’ils se disputaient.


Nulle vérité sous les plaids,
Sous le tartan nulle foi véritable :
Comme un caméléon, le sauvage highlandais
Prend toutes les couleurs, est toujours variable.


— Votre aïeul n’eût jamais parlé ainsi, milord, répondit le major Galbraith ; et, sauf votre respect, Votre Grâce n’aurait pas occasion de le faire si vous consentiez avant tout à rendre justice à ceux qui y ont des droits les premiers[6] ; que chacun rentre dans ses biens, que chaque tête porte le bonnet qui lui appartient, et le comté de Lennox verra renaître la tranquillité, aussi bien que le reste du pays.

— Paix, Galbraith ! paix ! il est dangereux pour vous de tenir un pareil langage à personne, et surtout à moi ; mais vous vous croyez apparemment un personnage privilégié. Dirigez votre détachement vers Gartartan. J’escorterai moi-même le prisonnier à Duchray, et demain je vous enverrai des ordres : vous voudrez bien n’accorder de permission d’absence à aucun homme de la troupe.

— Toujours des ordres et des contr’ordres, » murmura Garschattachin entre ses dents ; « mais patience, patience ! on pourra bien quelque jour jouer à : Changez de place, le roi revient[7]. »

Les deux troupes de cavalerie se formèrent alors, et se préparèrent à évacuer le poste, afin de profiter d’un reste de jour pour se rendre à leurs quartiers. Je reçus un ordre plutôt qu’une invitation de suivre la troupe, et je m’aperçus que, quoique je ne fusse pas prisonnier, on paraissait me regarder avec un œil de soupçon. À la vérité, on était alors environné de dangers : le pays était divisé entre les jacobites et les hanovriens ; des querelles continuelles et des jalousies existaient entre les montagnards et les habitants des basses terres ; enfin, un grand nombre de causes inexplicables de haine divisaient les familles les plus marquantes de l’Écosse. Toutes ces causes répandaient dans les esprits une méfiance si générale, que l’étranger isolé et sans protection ne pouvait manquer de se trouver exposé au soupçon, et de rencontrer quelque aventure désagréable dans le cours de ses voyages. Je me soumis à mon sort de la meilleure grâce que je pus, me consolant par l’espérance que je pourrais peut-être obtenir du prisonnier quelques renseignements sur Rashleigh et ses intrigues. Je me dois la justice d’ajouter que mes vues n’étaient pas purement personnelles, et que je prenais trop d’intérêt au sort de ma singulière connaissance pour ne pas désirer lui rendre tous les services que sa malheureuse position me permettrait de lui donner.



  1. Sassenach, Saxon. Les Écossais des hautes terres désignent encore les Anglais par cette dénomination. a. m.
  2. Chant de mort. a. m.
  3. Étoffe quadrillée dont les Écossais font leurs plaids. a. m.
  4. Allusion aux affaires de Prestonpans et de Falkirk en 1745. a. m.
  5. It’s ill drawing boots upon trews, dit le texte ; ce qui signifie : « Il est difficile de mettre des bottes avec des pantalons bas. a. m.
  6. At the wellhead, jusqu’à la source. a. m.
  7. Refrain d’une chanson jacobite. a. m.