Robert et Horace Walpole

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Robert et Horace Walpole
Revue des Deux Mondes, période initialetome 10 (p. 59-95).

LES


DEUX WALPOLE.




MEMOIRS OF THE REIGN OF GEORGE THE II, AND GEORGE THE III.
by Horace Walpole, now first published, from the original Mss., with notes by sir Denis Le Marchant, Bart.




De nouveaux mémoires d’Horace Walpole, publiés à Londres, doivent fixer l’attention, surtout si on les rapproche de quelques publications récentes qui ont trait à la même époque et qui renferment de curieux documens.

La vie d’Horace Walpole, vie oisive, que tout le monde connaît, ne mérite guère d’être rappelée. Il naquit en 1712, du mariage contracté entre un gentilhomme campagnard, membre du parlement, et la petite-fille d’un lord-maire nommé Shorter ; élevé à Éton pendant que son père montait péniblement les degrés de la vie politique, il fit son tour d’Europe comme tout bon gentilhomme anglais, et revint assister comme spectateur ironique et attentif, sans vouloir jamais s’y mêler activement, au drame de la chambre des communes. Cette attitude d’observation dura jusqu’à sa mort, survenue en 1787, et lui obit une existence calme et détestée. Personne n’a été plus décrié de son vivant, plus vivement attaqué par ses ennemis, plus mal défendu par ses amis : on ne pouvait souffrir son impertinence froide et son ricanement perpétuel. Envieux, inquiet et madré, s’il déplaisait par ses vices, il blessait surtout par des qualités accusatrices de ses contemporains, et dont le contraste les forçait de rougir : désintéressement, mépris des intrigues, horreur de la friponnerie industrielle et de la spéculation hasardeuse, bon goût dans la vie privée ; rien de hargneux ou d’inconvenant, rien d’exagéré ni de tendu. Il passait pour le plus coxcomb, le plus traître, le moins sûr dans son commerce, et il n’avait ni maîtresses, ni ambition, ni vénalité. Seulement il restait à l’écart, souriant amèrement de ce que l’on faisait autour de lui, et sans autre amusement social que le bonheur de les voir tous ridicules ; on ne pardonne guère cela. Ses manchettes sont bien empesées, son jabot du meilleur goût ; il salue et sourit. Le diable n’y perd rien. Avec sa frivolité apparente, Horace Walpole se fait haïr et redouter ; tout dépend de l’intention. Horace, au fond, était hostile à son temps, qui le lui rendait bien. Il n’a pas l’air d’y toucher ; il porte une lame bien cachée et fort douce, mais elle coupe.

Pendant qu’autour d’Horace la vie constitutionnelle de l’Angleterre se déroulait en fermentant sous l’empire des Fox, des Pitt et des Sheridan, il faisait exactement le contraire de tout ce qui l’environnait, et s’occupait de créer un musée original dans son petit château de Strawberry-Hill. Le gouvernement représentatif troublait les têtes, divisait les familles ; lui, pour ses menus-plaisirs, il essayait de faire renaître la vie féodale. M. du Sommerard n’a pas colligé les vieux tableaux et les vieux meubles avec plus d’amour et d’acharnement ; et comme il fallait loger d’une façon convenable ces curiosités gothiques, Horace Walpole n’épargna aucun soin, ne négligea aucune dépense pour mettre le domaine en harmonie avec les trésors vermoulus qu’il y déposait. Ce fut le bonheur et la fatigue de toutes ses journées et de toutes ses nuits ; on ne pouvait guère témoigner plus ouvertement à ses contemporains le mépris que l’on faisait d’eux. Son roman gothique, le Château d’Otrante, publié en regard de Paméla et de Tom Jones, ressemblait à une mystification ou à une insulte ; le principal personnage de cette œuvre était un vieux casque ! Il écrivit l’histoire des écrivains de qualité pour se moquer des whigs et du peuple, des lettres satiriques sans nombre sur le modèle de Mme de Sévigné, parce que cette idée ne venait à personne, et recueillit, sur les vivans et les morts, sur les contemporains et les ancêtres, toutes les anecdotes dont il put s’emparer.

Après avoir ainsi amusé sa vie, il fallut mourir ; les papiers testamentaires du collecteur renfermaient la note suivante : « On trouvera dans ma bibliothèque de Strawberry-Hill deux malles ou boîtes en ébénisterie, une grande marquée A et une petite marquée B. Je désire qu’aussitôt après ma mort, mes exécuteurs testamentaires lient fortement et cachètent avec de la cire la grande boîte marquée A, qui doit être remise aux mains de l’honorable Hugues Conway Seymour, et gardée par lui sans être ouverte ou décachetée jusqu’à l’époque où l’un des fils de lady Waldegrave, devenu lord Waldegrave, aura vingt-cinq ans ; alors seulement la boîte et tout ce qu’elle contient seront remis à ce dernier comme sa propriété. Je prie en outre l’honorable Hugues Conway Seymour de signer et de donner à lady Waldegrave, au moment où la boîte en question lui sera remise, la promesse de ne point ouvrir ou décacheter cette boîte, et de la remettre au représentant de la famille Waldegrave, lorsque ce dernier atteindra sa vingt-cinquième année. La clé de cette boîte est sur une des tablettes du cabinet vert, au château de Strawberry-Hill ; je désire qu’elle reste entre les mains de Laure, lady Waldegrave, jusqu’au moment où son fils deviendra propriétaire de la boîte. »

Dans la boite A se trouvait déposée toute l’histoire anglaise du XVIIIe siècle. Grace à ces précautions minutieusement caractéristiques, lord Holland, un des hommes de notre temps les plus dignes d’estime par leurs lumières et leurs qualités morales, est devenu, en 1822, l’éditeur de la première partie de ces mémoires posthumes, embrassant les dix dernières années du règne de George II[1].

La suite de ces mémoires vient de paraître[2], un peu tard assurément, mais la vérité de l’histoire n’arrive jamais trop tard. Il faut y joindre les Réminiscences du même Horace, ses délicieuses lettres, toutes semées de faits et de portraits, ses catalogues même avec la curieuse malignité de leurs notes, si l’on veut poursuivre dans son détail l’histoire secrète des règnes hanovriens, de ce que les Anglais appellent l’ère géorgienne (georgian era). Comment ces tristes rois se sont-ils maintenus avec tant de succès, au milieu de tant de mépris ? Quel a été le secret de leur force ? Quelles ont été la valeur et l’œuvre de leurs ministres et de leurs généraux, depuis Marlborough jusqu’au second Pitt ? Si toutes ces questions ne sont pas doctrinalement résolues par Horace, s’il n’a pas cette prétention systématique dont le propre est de séduire les esprits frivoles et de leur imposer une loi qui les contente, même avec le mensonge, on trouve éparses dans tout ce qu’il a écrit des lumières bien plus importantes, des données certaines et neuves sur les caractères, les faits, les mobiles, les ressorts cachés du règne des trois George.

Si l’on veut établir dans ces curieux et excellens débris un ordre que l’écrivain lui-même n’a jamais cherché, on verra se dresser sur le premier plan une figure toujours présente à notre Horace, alors même qu’il veut cacher sa préoccupation. Robert, le père d’Horace, le célèbre ou plutôt le fameux ministre, est comme l’ame des Réminiscences ; il reparaît souvent dans la correspondance et se retrouve jusque dans cette portion des mémoires où il est question de ses successeurs, sacrifiés sans exception à son ombre irritée. Telle est la clé qu’il faut tenir en feuilletant les dix ou onze volumes qui contiennent les piquantes indiscrétions d’Horace ; elle ouvre à la fois la politique anglaise du XVIIIe siècle et le vrai caractère de Robert Walpole, trop excusé par son fils, trop décrié de son vivant comme après sa mort.

C’est assurément une énigme intéressante que ce ministre d’état qui, de 1715 à 1742, dirigea l’Angleterre, fonda le crédit financier du pays, et laissa la plus détestable réputation du monde. Sur son compte, l’histoire s’accorde ; d’après le bruit public, c’était un coquin. Comment croire que le personnage qui guida cette difficile époque ait été si méprisable ? Le vice peut bien entrer pour quelque chose dans l’influence exercée sur les hommes, mais non pour tout. On ne les dirige point exclusivement parce que l’on est vicieux ; il faut encore être habile, ferme, courageux et même fidèle à ses amitiés ; il faut surtout donner prise à l’espérance, et ne pas la tromper toujours ; il faut grouper les égoïsmes, servir les intérêts, avoir enfin certaines parties de l’honnête homme, si on ne les a pas toutes. Comment donc penser que ce ministre qui gouverna un quart de siècle, qui régla le mouvement de transition si dangereux entre l’établissement nouveau de Guillaume III et la lutte avec l’Amérique, correspondit exactement avec le type bas et infâme que les contemporains nous ont légué ? Ce qui est certain, c’est qu’il a donné aux finances de son pays une excellente impulsion ; il a organisé la paix, il a préparé la guerre. Ce qui est clair aussi, c’est sa constante adhérence aux doctrines de Guillaume et de Marlborough. Dans une époque diffamée, où Alberoni représente l’Espagne, et Dubois la France, pourquoi donc cet homme parvint-il à être plus diffamé que tout le monde et à se soutenir plus long-temps que personne ?

J’aime à consulter sur ce problème son propre fils, ou plutôt celui qui se croyait son fils, Horace, qui n’avait pas avec le ministre le moindre trait de ressemblance, et qui, dans son amour pour Robert, avait atteint le plus haut degré d’enthousiasme dont son ame fût susceptible. Les contemporains ne pensaient pas que le fils appartînt au père ; ils expliquaient la délicatesse exquise d’Horace par la liaison intime de Carr, lord Hervey, et de lady Walpole ; ils retrouvaient chez Horace l’affectation, la manière, la coquetterie, l’efféminé, le faux, qui, chez les Hervey, étaient un héritage fidèlement transmis. Ils remarquaient le peu de soin et d’amour que le ministre avait montré à son fils pendant le cours de ses études. Plus tard, ils ne manquèrent pas d’observer combien le fils s’intéressait peu à la sale politique ; c’est ainsi qu’il la nommait[3].

Malgré tout cela, et peut-être à cause de la diversité tranchée des caractères et des humeurs, depuis le moment où Horace sortit d’Éton jusqu’à sa mort, il ne se passa guère de journées dont il ne mît de côté quelques minutes pour expliquer et justifier les actes de l’homme dont il portait le nom. Même en écrivant de la critique, des catalogues, des lettres confidentielles, des biographies, c’est toujours Robert qu’il a en vue ; cette nature rusée et belliqueuse de l’homme politique exerce comme une fascination sur l’homme du monde. Partout, chez lui de page en page, vous retrouvez le ministre Robert.

Quel était-il donc ce caractère devenu symbole de la corruption politique ? Un martyr ? comme le veut Horace, ou un infame ? comme tous les historiens le proclament. — Non, mais un laborieux et puissant ouvrier de la chose publique ; sans trop de scrupules quand il fallait réussir, bien moins avili qu’on ne l’a cru ; agissant et trafiquant dans le marché des choses politiques, comme il l’avait fait dans le domaine de son père ; ambitieux, non cruel ; ami des plaisirs violens qui le délassaient, non dépravé ; cordial et bonhomme à ses heures, ne s’émouvant de rien, marchant tranquillement au succès, sans estime pour les autres, sans trop de mépris non plus, s’attachant aux réalités, n’ayant de répulsion que pour la chimère, et qui se serait élevé très haut dans l’histoire, s’il avait eu le cœur plus haut placé.

Quiconque fait dégénérer un peuple ou abaisse une littérature commet une action criminelle ; Robert Walpole n’a fait ni l’un ni l’autre. Habile machiniste, les rouages qu’il devait mettre en jeu étaient souillés ; il en a usé, et les a laissés se nettoyer eux-mêmes ; s’il eût voulu agir autrement, il eût tout brisé. On l’a calomnié étrangement ; de son temps, on voulait l’assassiner. Comment aurait-il échappé à ces deux espèces de poignard ? ce n’est pas chose facile de gouverner après les révolutions. Guillaume III fut assassiné cinq fois. Les haines vaincues, les partis battus, les regrets avides, les souvenirs impuissans, ont quelque chose d’inexorable. Entre les jacobites dépossédés et les libéraux extrêmes, Robert, déchiré en mille pièces et soutenu par des rois médiocres, mais entêtés, régna vingt-cinq ans. Il fallait assurément, pour arriver là, du caractère et du courage.

Entrons d’abord, avec Horace, dans cette vie de son père écrite par le périodique et lourd archidiacre Coxe, comme s’il eût fait la vie d’un saint. On verra tout à l’heure qu’il y a bien à rabattre de la légende, mais qu’il faut aussi beaucoup ajouter. Les grands évènemens sont connus et nous ne les retraçons pas ; on sait que le parlement, la bourgeoisie et l’aristocratie, réunis sous la bannière protestante, dominaient, au commencement du XVIIIe siècle, l’Angleterre, dont le catholique Jacques II s’était fait bannir. Personne n’ignore que le stathouder Guillaume III, après avoir victorieusement et tristement occupé ce trône épineux du calvinisme, le céda en mourant à la reine Anne, protestante comme lui. Les intrigues du prétendant Stuart, la division du parti whig et du parti tory, sont des faits connus de tout le monde. Ce fut dans ces circonstances que Robert, destiné à gouverner deux rois et vingt-cinq années, naquit dans un vieux manoir de campagne.

Il était, comme bien d’autres célébrités anglaises, Normand de race, et descendait en ligne directe d’un Reginald qui escorta le conquérant et vint s’établir à Walpole, dans le Lincolnshire. « On me l’a représenté, dit Horace, comme un garçon indolent qui détestait les livres et se faisait des amis au collége. » Lord Bolingbroke, son condisciple et son rival, recherchait au contraire toutes les distinctions à la fois et trouvait des ennemis ; vif, ardent, intelligent, d’une compréhension prompte et facile, d’une ambition qui marchait à découvert et ne prenait pas la peine de se voiler, il effrayait en séduisant. Ces deux hommes ne mentirent pas à leurs promesses. L’un eut plus de gloire, l’autre plus de succès ; Bolingbroke l’infatigable brilla comme homme du monde, écrivain, orateur, chef de secte, et donna le mouvement aux philosophes du XVIIIe siècle ; Walpole, souvent malade et se régénérant dans les rechutes successives d’une santé qui s’établissait par des crises, fit peu de progrès dans ses études classiques, n’y prit aucun goût, se renferma dés l’origine dans la pratique de la vie réelle, et ne renonça jamais à son profond et primitif dédain pour les livres, ceux qui les font et ceux qui les lisent.

Dans sa jeunesse, de singulières choses se passaient à Houghton ; c’était le nom du château des Walpole. Le père de Robert, bon gentilhomme, très noble, mais très rustique, seigneur campagnard dans la pleine acception du terme, s’occupait de ventes, d’achats de revaux, de maquignonages et de métairies, nullement de politique ; honnête d’ailleurs, buveur solide, chasseur diligent, et se croyant en paradis lorsque la grande salle du manoir voyait le fils et le père attablés vider les brocs d’ale, et diminuer les futailles de Xérès. Le fils était un beau grand garçon, de taille herculéenne, aux épaules larges carrées, la figure ouverte et spirituelle, l’œil doux et pénétrant, le nez retroussé, le front bombé, le sourire intelligent et candide, de cette candeur narquoise si commune dans les campagnes entre gens qui sont habitués à se deviner et à s’attraper ; d’ailleurs portant bien la tête ; suzerain à ne pas s’y méprendre, parlant haut, chantant fort, grossier comme un homme bien né qui redeviendra civil quand il lui plaira. Ces détails nous en apprennent bien plus que des phrases sonores sur l’homme qui fut nommé « le corrupteur » de l’Angleterre corrompue. — Le petit-fils nous raconte les bombances et les chevances de son père et de son grand-père sous les lambris noirs d’Houghton, tapissés de têtes de cerfs et de cors de chasse ; le petit Horace était présent dans un coin à ces amusantes scènes. « Encore un verre ! disait le grand-père à son fils Robert. Il ne sera pas dit que tu sois témoin de l’ivresse paternelle, et que tu restes de sang-froid. Tu boiras deux verres contre moi un seul. » Père et grand-père en guêtres de cuir, courant le renard par monts et par vaux, passaient trois jours sans rentrer au château, s’arrêtant chez leurs fermiers pour y boire, et revenaient de cette excursion, trempés jusqu’aux os, le père soutenant le grand-père, mouillés de pluie et plus mouillés de vin. Tout cela se passait après la révolution de 1688, sous Guillaume-le-Hollandais, quand l’Angleterre incertaine essayait de se rasseoir et de s’affermir.

De temps en temps, Robert, qui n’oublia jamais ces bons erremens, mettait la main aux affaires paternelles, stipulait un bail, achetait des terres, vendait une maison, concluait des marchés dans le manoir et à la taverne ; sa joyeuse humeur n’y perdait rien, ni son habileté non plut ; l’apprentissage se faisait, et il y resta fidèle ; bien fin dès-lors qui l’aurait attrapé. Au demeurant, il riait toujours et ne buvait guère moins ; c’était, à vingt-cinq ans, un gentilhomme fort estimé. Quand il fallut prendre un parti, la chose fut aisée ; il se classait de lui-même. Sa position était bien celle du williamite, partisan de la nouvelle dynastie. Le gentilhomme campagnard dont les aïeux n’avaient donné aucun gage aux Stuarts, et qui ne comptait pas de puritain dans sa famille, n’avait d’autre drapeau à suivre que celui des whigs et de Guillaume ; c’est ce que fit Robert quand son mariage et la mort de son père lui eurent permis de manifester une opinion. Jusque-là il s’était beaucoup mêlé de fermage, de chasse, d’agriculture, et d’amours champêtres assez inconstans. Une fois marié, il ne renonça pas à cette habitude, négligea sa femme, courut le monde, ne s’inquiéta pas d’honorer ses erreurs amoureuses par la fidélité ou la délicatesse des choix, permit à lady Walpole d’en faire autant, lui donna un amant de sa main, ou le lui laissa prendre, et, se sentant la conscience en paix de ce côté, ne s’occupa désormais que de ses voluptés faciles et de son ambition très énergique. Bolingbroke se conduisait de même, mais il fut cruellement accusé ; Walpole le whig mena sans encombre la vie la plus débordée, jusqu’au moment du moins où il devint ministre. Alors on ne lui pardonna rien.

Fils cadet et devenu maître, en 1700, par la mort de son frère aîné, de la fortune et du titre paternels, il entra au parlement et s’attacha à prouver deux choses, sa capacité pour les affaires et son attachement au whiggisme. Le vieux Marlborough, dans une de ses dépêches, dit « qu’il tournait la meule comme un chien, doggerdly. » Rien ne sert mieux le succès, même chez les sots, que cette doggedness, cette persévérance du chien de meute qui suit sa piste, et dont les Anglais ont si bien compris le pouvoir, qu’ils en ont fait un mot expressif. Walpole n’était pas un sot ; cependant il lui fallut cinq ans d’apprentissage sur les bancs de la chambre, dans les comités et dans les bureaux. Du talent d’orateur comme du talent d’écrire, il faisait peu de cas ; mais personne ne marchait plus fièrement et d’un pas plus régulier avec le bataillon whig, avec Marlborough, Stanhope et les autres ; personne n’était plus assidu, ne donnait plus résolument son vote et ne se trouvait plus hardiment planté sur la brèche. Ses amis le placèrent d’abord au conseil de l’amirauté, puis le firent secrétaire de la guerre ; il lui fallait quelque chose de plus. Il n’était pas très riche ; les alliances et les connections lui manquaient. Il combla ces vides par le grand moyen des hommes politiques qui veulent arriver il appela sur lui la persécution, — il l’obtint.

Le parti bourgeois et protestant auquel il appartenait de toute façon, par le caractère, la position et la fortune, le whiggisme, se trouvait maître, depuis 1688, des affaires et du trône. En 1710, l’établissement de Guillaume ayant acquis déjà quelque fixité, et la révolution semblant définitivement triomphante, il se fit en faveur de l’autorité et du torysme une révulsion à laquelle on pouvait s’attendre. Elle renversa les whigs, et, parmi leurs troupes les plus dévouées, le secrétaire de la guerre, Robert Walpole, ami et protégé de lord Marlborough. Un homme si dévoué et si assidu, qui marchait droit à la ruine de ses ennemis et au triomphe de ses amis, et qui ne s’arrêtait jamais aux phrases, avait trop de valeur intrinsèque pour être négligé ; il fallait compter avec lui, car il savait deux choses plus redoutables dans la vie politique que la vertu et l’éloquence : il savait haïr et agir. On vint donc à lui, et Harley, homme d’un esprit conciliant et élégant, lui proposa une place dans le cabinet nouveau. Il reçut mal ces avances. Les tories, qui avaient essayé de l’attirer, virent qu’il n’y avait plus qu’à le détruire. On sait de quelles armes disposent les partis. L’Angleterre, un peu moins civilisée que nous, en avait de barbares et de singulières : la tour, le pilori, l’exil, le déshonneur, étaient suspendus alors sur la tête d’un ministre qui tombait, et l’échafaud se dressait quelquefois, ce qui rendait le jeu plus vif. Une des machines les plus redoutables, et celle que dans les grandes occasions l’on mettait en réserve contre les hommes qui semblaient dangereux, c’était l’accusation de corruption et de péculat : une très bonne invention, parce qu’elle ne tue pas seulement, elle flétrit et empêche de revivre. Or, les secrétaires d’état, et surtout ceux de la guerre et de la marine, avaient et ont peut-être encore, parmi leurs émolumens, quelques perquisites tellement passés en coutume, bien que la loi ne les avouât pas, que c’était devenu affaire convenue et légalisée par l’usage. Les gens nommés à des places ne manquaient pas d’envoyer ces perquisites. Un ministre déplaisait-il ? ses adversaires avaient-ils le dessus ? on prouvait qu’il était un voleur, on l’accusait de concussion. Robert Walpole fut dans ce cas. Le ministère tory lui fit un bon procès, le soumit au blâme public, et l’envoya en prison à la Tour : il ne s’en étonna ni ne s’en fâcha, mais s’en réjouit au contraire ; on sait que l’audace, chez Walpole, était poussée jusqu’à l’insolence. Il avait compté sur cette apothéose, et il en usa magnifiquement. « Tous les jours, dit Horace Walpole, il y avait grand lever dans sa prison. Le duc de Marlborough et la duchesse, Godolphin, Sunderland, Pulteney, n’en sortaient pas ; on ne voyait que voitures armoriées et splendides équipages dans la cour de la vieille geôle. Robert y donnait à dîner tous les jours, et les poètes, qu’il dédaignait fort, lui envoyaient là leurs dédicaces. » Ce fut à cette occasion que l’acteur Estcourt, l’Arnal ou le Potier de ce temps-là, vint chanter sur le théâtre une ballade dont le refrain populaire était « Notre bijou est à la Tour, » et qui finissait par ces mots significatifs : « On a voulu l’acheter, notre bijou, et les lapidaires de l’état ont prétendu l’enchâsser à leur façon ; mais ils l’ont trouvé trop solide. Le temps viendra où il sortira de sa prison plus rayonnant que jamais, et où il luira sur ses ennemis et ses amis. » On montrait encore, en 1825, le nom de Robert gravé sur la muraille de ce cachot, qui n’était qu’un échelon vers le ministère. Au-dessous on lisait celui du jacobite lord Landsdowne, incarcéré en 1715 pour avoir intrigué en faveur du prétendant, et qui avait accompagné le nom de Walpole de ces vers fort spirituels :

Les gens que la fortune a créés tout exprès
Reçoivent de Dieu même un pouvoir fantastique ;
Ils tombent pour grandir, et leur force élastique,
Plus vive, rebondit de la chute au succès.

Les commettans de Robert n’eurent rien de plus pressé que de le réélire, pour faire pièce au ministère, et il ne tarda pas à devenir, malgré sa jeunesse, le second chef du parti whig. Lorsque la terrible duchesse de Marlborough vit mourir chez elle le ministre whig Godolphin, Robert, sorti de prison, était là, au chevet de son lit, et le ministre, qui connaissait bien la perfide et ambitieuse nature de cette femme et ses superstitions secrètes, se retourna vers elle pour lui dire : « Je vous préviens que, si vous ne portez pas ce jeune homme de toute votre force, je reviendrai de l’autre monde pour vous reprocher votre conduite. C’est l’espoir de notre parti ; ne l’oubliez jamais ! » - Et il mourut. Le vieux ministre avait raison.

Cela se passait en 1714, à la fin de Louis XIV, au moment où la cause protestante, soutenue par l’aristocratie anglaise, allait triompher de nouveau sur la tombe de la reine Anne. La résistance des théories absolues ne pouvait durer long-temps. Le génie de Bolingbroke et l’esprit de Swift avaient mal jugé. Dans le principe de liberté qu’ils combattaient étaient la force, la vie, l’avenir de l’Angleterre comme de l’Europe. On vit le courage des uns, l’éloquence ou l’intrigue des autres, s’anéantir dans la lutte engagée contre cet élément indestructible du développement social. Le désappointement du misanthrope Swift fut extrême, et, joint à d’autres fautes personnelles, ne contribua pas peu à le priver de sa raison ; car, malgré la finesse amère de son esprit, il avait fort mal vu les choses, quand il avait embrassé la doctrine mourante de l’autorité. Ce qui éleva Robert et le maintint au contraire, ce fut son adhésion ou plutôt son adhérence essentielle au principe de la liberté, au whiggisme, qui avait pour lui le succès et l’avenir. Vers le commencement de 1713, on trouve les noms de Swift et de Robert étrangement accolés dans une pièce de ver que ce précieux collecteur Horace nous a léguée :

De Somers à Walpole, en vain petits et grands
Ennemis du bon ordre et whigs de tous les rangs,
Aux branches du pouvoir s’accrochent tous ensemble,
Rien ne bouge, tout dort ; rien encore ne tremble,
Et Swift et les tories triomphent à la fois !…


Il avait tort ; tout bougea bientôt, et le whiggisme populaire resta maître de la place aussitôt que la reine Anne eut fermé les yeux.

Entre 1715 et 1780, après la reine Anne, on voit surgir et fleurir dans la plus glorieuse médiocrité cette branche hanovrienne des Georges qui eurent Robert Walpole pour ministre. Un des phénomènes étranges de l’histoire moderne, ils règnent comme des chiffres, et n’ont qu’une valeur de position. Leurs actions personnelles sont ridicules ou exécrables, et leurs sujets s’en accommodent très bien. Ils font de très petites choses dans leur palais, et la nation en accomplit de très grandes. Aussi toute cette histoire est-elle on ne peut plus difficile à débrouiller ; elle se compose de deux portions bien distinctes, d’un vaste mouvement et d’une basse intrigue. Le mouvement embrasse le globe et ébranle l’avenir, l’intrigue se borne à quelques individus vicieux ; comme ces vices, ces vénalités, ces corruptions, ces extravagances constituent les élémens même du mouvement général. Il est impossible de l’étudier et de le bien connaître sans pénétrer et sans comprendre les petitesses infimes de l’intrigue. Voilà l’utilité des mémoires et des lettres posthumes d’Horace ; avec lui, en sait par cœur toute cette époque ; on voit saillir les profils, ressortir les silhouettes, et toutes les menues coquineries de la vie humaine, se détacher avec une netteté effroyable. Nous dirons tout à l’heure quel est son but, si le lecteur ne l’a pas deviné déjà. Horace, en définitive, sera l’historien de son époque. S’il a condamné ses mémoires à une sorte d’exhumation palimpseste, qui correspond très curieusement à l’ambiguïté de son caractère, il avait ses raisons ; on les déroule peu à peu, comme les manuscrits d’Herculanum ; successivement vous voyez paraître un fragment de George II, un commencement de George III, une demi-justification de Robert, une accusation contre Chatham, une anecdote, un fait, une lettre ; un bras, une jambe, puis le corps tout entier. Walpole craint l’avenir, et ce pauvre homme, qui n’est que cendres, voudrait encore nous cacher sa pensée ; il ne livre que par lambeaux les observations qu’il fit de son vivant, tant il a peur des hommes. D’où lui vient cette peur ? De ce qu’il a connu les choses humaines de trop bonne heure. C’est le fils d’un ministre d’état.

Revenons à Robert et à ses maîtres, ou plutôt à ses commis royaux, George Ier et George II. Voyons un peu, grace à Horace, comment, pendant le tiers d’une vie bien remplie, il fit marcher sous sa baguette le roi, la cour, les pairs, les communes de l’Angleterre. George Ier, le chef de cette race insignifiante qui n’empêcha point l’Angleterre de devenir maîtresse des mers, était un Stuart allemand, petit-fils de la charmante Élisabeth, reine de Bohème et fille unique du pédant Jacques Ier. Il avait quelque chose de ces deux races ; mais, s’il était entêté comme Marie Stuart et violent comme elle, il n’avait pas cet esprit romanesque qui perdit Charles Ier, Jacques II et leur grand’ mère : il était passionné à sa manière, cruel même et abominable sous des apparences de bourgeoisie sans façon. Le peuple anglais, qui s’était trop avancé pour reculer, qui voulait le protestantisme et demandait à grands cris la ruine de la monarchie de Louis XIV, se contenta de lui. Le plus horrible monstre lui eût convenu, pourvu qu’il fût protestant et ennemi de la France. George Ier réunissait ces qualités ; c’était un monstre et un protestant.

Cet homme qui avait fait assassiner Conigsmark en guet-à-pens qui avait tenu en prison pendant vingt-cinq années sa femme Sophie de Zell, et qui manquait d’esprit, de loyauté, de dignité, de tact, de toutes les qualités du roi et même de celles du bourgeois, n’avait pour lui qu’un mérite : il était l’ennemi né du catholicisme, de la France et de Louis XIV ; il pouvait donc commander la ligue du Nord, qui avait été mise en mouvement par Guillaume. Entre lui et l’hérédité légitime, il y avait cinquante-sept personnes dont les droits primaient les siens, et, s’il eût été question de peser ces droits dans la balance de la moralité, aucun n’était plus indigne que lui de monter sur le trône. Les haines qu’il satisfaisait et les craintes qu’il rassurait l’accueillirent néanmoins fort bien. Il amenait avec lui un sérail de laideurs et d’antiquités, dont Horace Walpole fait à plusieurs reprises le tableau ; George était vicieux comme s’il avait eu de l’imagination, et borné comme s’il eût vécu dans la privation de tous les plaisirs. La vulgarité de son esprit n’était pas même rachetée par le sérieux de sa conduite. Ses rancunes égalaient ses colères, et ce roi d’un peuple grave se renfermait tous les soirs chez deux Allemandes, l’une très longue, l’autre énorme, toutes deux d’un âge avancé, toutes deux ses maîtresses la vieille duchesse de Kendal, qu’Horace Walpole appelle le Mât de Cocagne, et la comtesse de Darlington, qu’il a surnommée l’Éléphant. La populace de Londres entourait les voitures de ces beautés et les huait ; les pamphlets, les vers satiriques, les caricatures, inondaient la cour et la ville. Un pauvre imprimeur nommé Mist, ayant publié dans son journal « que l’Angleterre était ruinée par des laiderons, » en fut pour ses deux oreilles, que la chambre des communes prit la peine de faire tomber.

Il faut voir dans les mémoires d’Horace Walpole à quel point George Ier sentait sa force ; elle était dans sa nullité. Lorsqu’il apprit la mort de la reine Anne, sa cousine, à laquelle le parlement l’appelait à succéder comme chef de la seule branche protestante des Stuarts, un courtisan lui demanda comment il s’y prendrait pour gouverner ce peuple ingouvernable. « Je ne me donnerai pas la moindre peine, répondit-il, je laisserai faire mes ministres ; ils paieront pour moi, c’est leur affaire. » Il disait aussi : « Les tueurs de rois sont de mon côté ; je joue sur le velours. » Toute sa politique consista donc à se mettre bien avec les tueurs de rois, à laisser ses ministres faire, à repousser les tories, à s’abandonner aux whigs, à piller le trésor et à cultiver ses plaisirs personnels qui n’avaient rien de noble ou de distingué. On j’agitait beaucoup en France pour le prétendant, et surtout à Paris, où se réfugia Bolingbroke, qui ne tarda pas à se trouver le centre de toutes les conspirations contre George. Le régent aimait les femmes ; on lui dépêcha une maîtresse pour le convertir aux intérêts légitimistes, et la tentative de miss Olivia Trant n’est pas un des épisodes les moins curieux de ce temps-là. Elle fit de son mieux, perdit ses peines, et ne gagna que le très médiocre avantage d’être admise au nombre des sultanes du régent. Cependant le nord de l’Écosse remuait ; le catholicisme anglais ne se tenait pas pour battu, et l’atelier parisien continuait son travail. Il y a là-dessus de curieuses particularités dans les lettres de Bolingbroke et dans les Réminiscences d’Horace ; « ils étaient plus de deux cents hommes et femmes, petits et grands, qui tiraient chacun de son côté et conspiraient à qui mieux mieux. Pas un de nos secrets qui ne fût à l’instant même connu de lord Stair et de la cour de France. De subordination, d’ordre, de discipline, il n’en était pas question. Ceux qui savaient lire montraient des lettres, et ceux qui ne le savaient pas faisaient semblant. Point de plan arrêté, de but fixe, d’idée nette. Chacun allait et venait, entretenait des correspondances, se croyait un grand personnage, parlait bas à l’oreille du voisin, et ne doutait pas du succès. Il n’y avait pas une face irlandaise qui, dans son activité physionomique, ne portât la grimace du triomphe. Personne n’imaginait qu’une dynastie hanovrienne viendrait à bout de l’Angleterre et de tant d’intérêts combinés. »

Telles furent les circonstances qui escortèrent l’accession de Robert Walpole au pouvoir. En sa qualité de whig déterminé, de martyr politique et d’excellent debater, il fut nommé d’abord payeur-général, puis chancelier de l’échiquier et premier ministre (first lord of the treasury) : il touchait le terme de son ambition ; mais l’armée qui marchait sous ses ordres ne lui paraissait pas assez disciplinée, assez unie. Il savait combien de force on acquiert par la résistance, et que le grand défaut de l’espèce humaine, qui est la lâcheté, lui donne toujours du respect pour qui la brave. Aussi, dès l’année 1717, le voit-on remettre aux mains du roi les sceaux de grand-chancelier, et la scène que rapporte Horace Walpole, d’après une lettre autographe de son oncle, frère cadet de Robert, mérite tout-à-fait d’être rapportée.

« Au premier symptôme d’indiscipline, mon père remit entre les mains de George le bâton du commandement, comptant bien le reprendre lorsque sa troupe serait revenue au devoir. La scène fut violente et longue. Perdre Robert Walpole, c’était, pour le monarque, perdre le bouclier et la lance. On se fâcha ; les sceaux que le ministre s’obstinait à ne pas garder furent replacés « dans le chapeau de Walpole, » de la main même du monarque ; mais le réfractaire sortit du cabinet royal, le visage ardent, des larmes dans les yeux, et parfaitement hors de lui-même. » Il avait violemment arraché le droit de donner sa démission, le droit d’être maître.

Le roi l’envoya chercher le lendemain, le pria, le supplia, mais sans succès. Robert ne revenait guère sur un parti pris, et cet homme dont on a voulu seulement faire une espèce de serpent et d’Ulysse, avait autant de volonté que de ruse. Peu de jours auparavant, un jacobite qu’il avait reçu secrètement se leva tout à coup, et, mettant la main dans son gilet, lui dit : — « Je ne sais pas pourquoi je ne vous tue pas ? — Parce que je suis plus jeune et plus fort que vous, » lui répondit Walpole en se levant aussi. — Ils se rassirent et causèrent fort tranquillement.

Jusqu’en 1720, les partisans du prétendant continuèrent de s’agiter, vainement soutenus par les intrigues de Bolingbroke et la courageuse loyauté des clans écossais. Les femmes prirent une grande part à ces mouvemens et achevèrent de compromettre la cause des Stuarts, ou plutôt la ruinèrent. Elles entouraient Bolingbroke à Paris, et leur sérail tâchait de circonvenir le régent, homme trop habile pour se laisser duper, trop rompu aux voluptés pour leur rien céder de ses intérêts. « Elles me tourmentent toute la journée, disait le régent, et ne me laissent pas de repos la nuit. Faites dire à Bolingbroke qu’il n’emploie plus ces diplomates-là. » Bolingbroke, homme plus spirituel et plus ardent qu’il ne convient en de telles affaires, corrigea une faute par une faute, rompit violemment avec ces dames, et s’en fit des ennemies mortelles.

Cependant, aux communes d’Angleterre, Robert Walpole, qui n’était plus ministre, était devenu pour ses anciens collègues un adversaire dangereux ; il avait trouvé contre eux un mot, un de ces mots qui frappent à mort ; il les avait nommés le ministère allemand. Tantôt donnant la main aux jacobites, sans toutefois se compromettre avec eux, tantôt se plaçant sous la protection du prince de Galles et le raccommodant avec son père, recrutant des amis personnels, et usant surtout de ces services d’argent qui donnent tant d’autorité et permettent de dominer les positions, il eut le mérite de proposer de bons bills de finances, de donner l’idée de la caisse d’amortissement, et de s’opposer aux spéculations aléatoires et à l’agiotage ruineux, dont la fièvre dévorait l’Angleterre comme la France, et qui absorbaient tous les capitaux des deux pays. Ce qui est caractéristique, et ce que notre Horace dissimule de son mieux, c’est que Robert, tout en dénonçant et en foudroyant la déception publique, en profita sans scrupule. Quand la compagnie de la mer du Sud fonda ses actions chimériques, sur le modèle de nos actions du Mississipi, Robert prit la parole pour en signaler le danger et l’erreur, acheta pour cent mille écus de ces actions à 130, les revendit à 300, réalisa ce bénéfice énorme, et revint ensuite à la chambre triompher à la fois de ses prédictions réalisées et du bénéfice qu’il venait d’obtenir. Une partie des grands capitalistes étaient ruinés, le crédit était détruit, le commerce souffrait. On voulut alors châtier les ministres whigs qui avaient prêté la main aux agioteurs. « Il se fit, dit Horace, une phalange compacte de jacobites, de tories et de whigs, qui hurlaient à qui mieux mieux, et marchaient à la destruction du trône et peut-être du pays, si Robert Walpole ne s’était mis en travers. » Il offrit le seul remède possible, qui consistait à rendre force au crédit par un sacrifice, et à convoquer la banque et la compagnie des Indes orientales au secours des capitalistes et des actionnaires ; mais trop d’intérêts saignaient encore, trop de fraudes avaient été commises, et surtout trop de folles espérances s’étaient éveillées, pour que la vengeance bourgeoise n’eût pas son cours. Agioteurs subalternes, directeurs de la compagnie de la mer du Sud, ministres, secrétaires d’état, membres des communes, furent mis en cause, la plupart convaincus de deux crimes souvent alliés, de fraude et de duperie, et Sunderland, le premier ministre, à peine absous et devenu profondément odieux, se hâta d’abdiquer le pouvoir. Robert s’y attendait ; il avait prévu la chute de son ancien ami et de son adversaire, se garda bien de l’attaquer, le défendit avec une générosité prudente, et l’aida tranquillement à tomber.

Ces manèges, ces fraudes, ces intrigues, avaient occupé l’année 1720. Ce fut en 1721 que Walpole remplaça Sunderland, et que le pouvoir, si bien gagné par la résistance, le refus, la persévérance de Robert, lui arriva enfin. Maître du whiggisme, qu’il pétrissait et dont il disposait à son gré, premier ministre du trône protestant et de la bourgeoisie aristocratique, il commença son rôle, qui consista non pas à payer des consciences et à solder des vénalités, mais d’abord à calmer la terreur panique des capitalistes, ensuite à protéger le commerce, à rassurer les capitaux, à rallier des intérêts autour du parti whig. Le roi, qui ne savait, comme le dit un jour Shippen dans les communes, ni la langue ni la constitution de l’Angleterre, laissait agir Robert, qui le mena par ses craintes et ses intérêts. « Il ne parlait pas anglais, je ne parlais ni français ni allemand ; je remis mon latin à neuf comme je pus, disait Robert à son fils, et nous gouvernâmes l’Angleterre avec du latin de cuisine. »

Ce n’était pas là le plus difficile. Il s’agissait de gouverner une nation qui méprisait et exécrait son roi, et un roi qui abhorrait et méprisait son peuple. « George Ier, écrit le comte de Broglie au roi de France[4], ne reçoit ni Anglais ni Anglaises. Il déteste toute la nation, qui n’est pas en reste avec lui. Pas un des serviteurs qui approchent de sa personne n’est Anglais. Il regarde le pays comme une possession temporaire, dont il faut tirer parti tant qu’elle dure, mais non point comme un héritage appartenant à lui et à sa famille. Il ne veut pas se commettre le moins du monde avec son parlement, et abandonne à Walpole le soin de toutes ces choses. Il aime mieux que cette responsabilité tombe sur la tête du ministre que sur la sienne propre. » Quelques-unes des lettres contenues dans les derniers recueils de la vaste correspondance d’Horace Walpole représentent fort bien la bizarrerie de la situation. « Le roi, dit l’une d’elles, se grise de bière avec l’honorable Mât-de-Cocagne, pendant que Robert, à trois heures du matin, debout devant la chambre des communes, rejette les Stuarts à deux cents lieues. » Il lui fallait se démêler comme il pouvait, au milieu de cette cour vénale et allemande, où l’Éléphant et le Mât-de-Cocagne dominaient tour à tour, et où le roi ne valait pas mieux que ses subordonnés. Un comte Bernsdorf, un baron Bothemar, un Robethon, pillaient à qui mieux mieux, du consentement du roi lui-même. On jugera cette cour par une anecdote qu’Horace a insérée dans ses Réminiscences. « Pourquoi me demandez-vous votre congé ? disait George à un chef de cuisine qui voulait retourner dans son pays. — Sire, on vole trop ici. Dans votre électorat, nous étions si économes ! -Bah ! bah ! reprit George, c’est l’argent des Anglais ; je suis riche maintenant, et à même de suffire à ces dépenses. Vole comme les autres… Et, se reprenant avec de grands éclats de rire : Fais ta part bonne, va ! ne te gêne pas. »

On comprend qu’un ministre dont les premières armes se sont faites en tel lieu, n’ait pas pu garder, et surtout n’ait point semblé garder une pureté immaculée ; le renom de Socrate n’y eût pas résisté. Il s’en embarrassait assez peu, il faut en convenir. Il sentait que toute sa puissance serait dans l’obéissance de son parti, et il commença la double manœuvre qui lui réussit vingt ans de suite : flatter le roi et se faire obéir des siens.

En effet, l’athlète unique de cette royauté représentée par un si triste roi, c’était Robert Walpole, et personne ne s’y trompait. Il s’était voué corps et ame au succès du combat. On essaya plusieurs fois de l’assassiner. Un jour, Robert montait les marches de la chambre des communes ; la foule se pressa et se serra contre lui pour l’étouffer ; comme il résistait fort bien, grace à la corpulence musculeuse qui le distinguait, un des hommes de l’émeute voulut l’étrangler dans son manteau, dont les attaches cédèrent à la violence du mouvement et se brisèrent. Non-seulement il survécut à toutes ces épreuves et traversa cette terrible époque, mais il en régla les mouvemens, dirigea le gouvernail de la dynastie hanovrienne, rétablit le commerce, et donna la prépondérance à son parti. Si Robert Walpole n’était pas d’un extrême scrupule dans la vie privée, il avait la fidélité politique ; ses mœurs irrégulières ressemblaient fort à celles de Shaftsbury, de Bolingbroke et plus tard de Fox, mais je ne doute pas de sa conscience d’homme d’état ; je le crois complètement et naturellement whig, ainsi qu’il était naturel chez un seigneur campagnard qui ne devait rien aux rois précédens, et dont toute l’espérance se concentrait dans une intime association avec le régime nouveau. Ses rustiques habitudes le constituaient d’avance whig de la meilleure espèce. Voilà ce que comprenaient fort bien ses alliés et ses amis ; ils le portaient dans leur cœur et le couvaient de leur pensée, et lui les défendait avec constance, prévoyance et habileté contre leurs adversaires.

Ces derniers n’étaient point méprisables. De 1721 à 1727, il eut à déjouer ou à renverser le plus éloquent, le plus intrigant et le plus spirituel de ses contemporains : l’évêque Atterbury, qui conspirait ouvertement ; son rival Bolingbroke, de retour en Angleterre et qui voulait le supplanter, et le doyen Swift, qui ameuta l’Irlande contre le ministre. On ne se tire pas mieux d’un triple danger ; Robert ne tua personne. Il exila Atterbury, releva de la dégradation et du bannissement Bolingbroke, condamné à mort, qu’il exila du pouvoir en lui donnant la vie, et laissa Swift jouer l’O’Connell en pure perte. Atterbury alla en France écrire et parler contre Robert ; Bolingbroke passa dix années à déchirer son rival, et Swift expira en le maudissant. Robert, vainqueur, subit en riant les attaques de ces trois plumes enragées ; le Craftsman de Bolingbroke, le Drapier de Swift, les lettres particulières d’Atterbury, décidèrent de sa réputation définitive. Il les valait tous en moralité, ce qui est peu de chose, et les battait en fait de tactique, ce qui est beaucoup. L’unique imprudence de sa vie, fut de compter pour trop peu le redoutable talent d’écrire. Son règne se renfermait dans le présent ; il avait assez à faire de se démêler au milieu de tant d’intrigues et d’y régner. George Ier meurt en 1727. Un nouveau monarque ouvre à Walpole une nouvelle carrière. La merveille de sa conduite politique et le chef-d’œuvre de sa ruse, c’est qu’il resta premier ministre à la mort de George Ier. Il avait réussi auprès de ce dernier roi par la flatterie, auprès des communes par la captation, auprès des jacobites par la terreur. Il s’agissait de se maintenir sous George II, qui exécrait George Ier son père, et n’eut rien de plus pressé que de renverser ce qu’avait fait son prédécesseur. Tout le monde désertait Robert comme un homme qui va périr. « Vous voyez bien, disait-il à son secrétaire Coxe, la porte de mon hôtel : il n’y a pas une voiture aujourd’hui ; demain, la cour sera remplie d’équipages. » La prédiction s’accomplit.

Tout le détail de la comédie qui conserva le pouvoir à Robert dans ce moment de crise, et qui déjoua ses ennemis, se développe avec beaucoup de verve dans les documens nouveaux dont nous parlons. Comment rester en place ? George II s’était épris d’admiration pour un nommé Compton, la sottise et l’exactitude même ; ces qualités séduisaient le monarque, habitué à ne rien faire que par poids et mesure, et qui entrait chaque soir à neuf heures sonnantes chez sa maîtresse, dit Horace, « ni plus tôt ni plus tard, se promenant dans le corridor, la montre à la main, en attendant que le dernier coup de neuf heures eût sonné. » La reine Caroline, femme supérieure, fut l’instrument employé par le ministre ; Robert Walpole lui avait promis de faire porter par les communes sa liste civile à cent mille livres sterling, au lieu de cinquante. Il réussit ; la reine fut à lui, et comme le roi était à elle, Robert resta maître du royaume. L’intrigue du drame demandait au surplus toute l’habileté de ce Robert qui en était l’auteur et l’acteur. George II, dont son détestable père avait si bien dit : « Il est fougueux, mais il se bat bien, » valait un peu mieux que George Ier ; il avait de la bravoure militaire, un bon sens court, des manières brusques, dures et farouches, et des vices ridicules, entre autres une avarice burlesque, et ce qui le rejetait plus bas encore, c’est qu’il était un peu voleur. Il mit dans sa poche, au grand étonnement du conseil d’état assemblé, le testament de son père, et paya ainsi tous les legs que ce dernier avait jugé à propos de faire. Ce fut son unique solde de compte, à propos de quoi Frédéric-le-Grand lui écrivit « qu’il méritait les galères. » Une rencontre fut arrêtée à ce propos entre les deux monarques ; on eut grand’peine à empêcher cette scène comique, qui eût été l’une des meilleures du siècle.

Il jouait le Lovelace ; amoureux de sa femme, et cachant cet amour, il payait des maîtresses qu’il détestait, et tenait à certains vices de gentilhomme qui, fort inutiles à son bien-être, lui semblaient essentiels à son honneur. Caroline Wilhelmine, très distinguée par le bon sens, la beauté et le caractère, voyait sans crainte ces rivales que George II lui donnait pour sa considération seulement, et afin de ne pas tomber trop au-dessous de Louis XIV et du régent. L’épouse était belle et jolie, spirituelle et fière : les associées illégitimes n’avaient rien de tout cela ; mais, selon l’humeur du roi, le bon ton était satisfait : ce fut, par parenthèse, le type de Destouches dans son Philosophe marié, comédie absurde comme son modèle ; Destouches était notre envoyé près de cette cour. La reine Caroline, dont la santé était faible et le tempérament froid, s’arrangeait de cet état de choses, dominait à la fois sans en avoir l’air le mari et les sultanes, correspondait avec Leibnitz, recevait Newton, s’entretenait avec Clarke, envoyait une pension au poète Savage, se faisait adorer du peuple, et rachetait, par la décence aimable de sa cour personnelle, les brutalités prétentieuses de ce sergent aux gardes que l’Angleterre soutenait sur le trône des Tudors et des Stuarts. Élevée à la cour de Berlin, elle avait quelques-unes des qualités de Frédéric-le-Grand sans avoir ses vices. C’était elle qui disait à son mari : « La plus belle couronne du monde est celle qui a pour sujets Leibnitz en Hanovre et Newton en Angleterre. » Son portrait en pied, qui se trouve à Windsor, offre le vrai type de la beauté allemande : la taille élevée et d’un développement puissant, mais bien prise, le front haut, calme et rêveur, l’œil pensif et profond, le profil droit et noble, les lignes de la bouche délicates et les lèvres épaisses. Tout ce qui l’approchait l’aimait, surtout le roi, qui faisait de son mieux pour cacher sa faiblesse ; il y réussissait assez pour faire illusion à tous les courtisans. Quant à la reine, en face de ce mari peu digne d’elle, elle était l’humilité même, sachant bien que le roi ne lui pardonnerait pas l’infériorité où elle le rejetait, et qu’il lui était indispensable de dissimuler sa propre valeur. Tout ceci, qui semble subtil, apparaît clairement dans les souvenirs d’Horace Walpole et dans quelques fragmens de ses conversations avec son père, récemment publiées.

L’admirable, c’est que Robert avait seul la clé de la situation. Tous les finassiers de la cour se précipitaient aux pieds des sultanes ; on délaissait la reine ; on courait chez lady Yarmouth et chez mistriss Brett ; on ne se doutait pas que George ne se souciait guère de ces favorites, et que d’elles il n’y avait rien à obtenir ou à espérer. Le flot des ambitions allait ainsi frapper sur un écueil pour s’y briser en écume. Ce ne furent pas seulement les gens de la tourbe, mais les maîtres, qui s’y trompèrent ; Chesterfield y fut pris, ainsi que Gay le poète et Swift le misanthrope. L’un voulait un portefeuille, l’autre une pension, le troisième un évêché. Pendant que Robert Walpole allait tout seul passer chez la reine délaissée des soirées de causerie qui assuraient son crédit, les autres perdaient leur temps chez les maîtresses et rendaient leurs sollicitations à jamais inutiles. Cette journée des dupes dura sept années entières sans que personne s’en aperçût, si ce n’est la reine et Robert Walpole. Swift, vaincu de toutes parts, battu par le ministre et dupe de sa propre finesse, se renferma dans son doyenné, où la fureur le conduisit à l’idiotisme ; Gay écrivit l’opéra du Mendiant pour se venger, et Chesterfield usa de son droit de pairie pour attaquer le Hanovre, le trône et le ministère avec une virulence qui lui rapporta vingt mille livres sterling, comptés par Robert ; car Chesterfield savait l’histoire du testament mis dans la poche, et il menaçait de la dire tout haut.

Caroline était le caractère le plus noble, le plus élevé et le plus pur de cette époque ; elle ne se fût point rapprochée aussi intimement de l’homme avili dont Bolingbroke et Swift ont souillé le portrait ; et ce qu’il faut croire, c’est que Robert valait un peu mieux que ses rivaux mécontens ne l’ont prétendu. Bientôt cependant on joua un jeu plus serré. La reine et le ministre s’entendaient si bien, que toutes les volontés de l’une s’exécutaient par l’entremise de l’autre, et tous les obstacles que ce dernier rencontrait s’aplanissaient sous la main de la reine. Il faut voir cette situation clairement dans les Réminiscences d’Horace Walpole : « La reine entrait chez son mari, et, comme elle y apercevait sir Robert, elle faisait la révérence et se retirait humblement. Le roi la suppliait de rester ; elle prenait un siège, semblait ne faire aucune attention aux affaires qui se traitaient et s’occuper de toute autre chose. Quelquefois George II lui demandait son avis : — Je n’entends rien à la politique, — répondait-elle. Cette modestie ravissait le soldat George, qui ne craignait rien tant que d’être mené ; crainte commune à tous les faibles. Le roi insistait, et, sur certains signes convenus d’avance entre elle et mon père, elle parlait ou se taisait, s’avançait ou s’arrêtait, se tenait sur la réserve ou hasardait son opinion ; tout cela était si bien concerté, que ni le roi ni les assistans, quand par hasard il y en avait, ne devinèrent jamais la scène arrangée entre la reine et le ministre. Mon père jouait avec son chapeau, prenait son épée, tirait son mouchoir, plissait son jabot ; chacun des détails de cette télégraphie avait un sens précis. En général, les matières discutées par le roi et le ministre avaient été la veille même passées en revue et coulées à fond par la reine et sir Robert ; mais ce qui m’amuse infiniment, continue Horace, c’est la bonhomie des contemporains et des historiens, qui tous ont été dupes comme le roi. Ils ont imaginé que la reine ne se mêlait jamais des affaires de l’état ; elle menait l’Angleterre, de concert avec mon père. »

Robert Walpole, qui avait l’intuition du bon sens, et qui devinait les choses avec une sagacité vraiment prodigieuse et une sûreté d’à propos qui n’a jamais été dépassée, triompha sur toute la ligne de 1727 à 1737. Bolingbroke, vaincu par l’humiliation, se retira encore en France ; la majorité n’abandonna point sir Robert ; la caisse d’amortissement fut établie, toute guerre étrangère éludée, et le commerce prospéra. D’accord avec le pacifique cardinal Fleury, qui gouvernait la France, il maintint le repos de l’Europe, et cette paix, si favorable au développement industriel et maritime de l’Angleterre, était une duperie pour la France, qui endormait ainsi la décadence de sa monarchie.

Cet homme, qui gouvernait la reine et le roi, gouvernait aussi les communes. Ce n’était pas toujours par des ressorts bien purs ; il s’adressait d’abord à l’intérêt, ensuite à l’amour-propre. Son fils raconte sur ses moyens de succès et sa captation perpétuelle des hommes une foule de traits délicieux qui rempliraient un volume. Les consciences qu’on l’accusait de séduire venaient à lui pour être séduites ; devait-il les décourager ? C’est une question de moraliste qui a bien sa valeur, mais qui ne peut s’appliquer à ce praticien consommé dans l’art de conduire les partis. Il proposait un jour à Bubb Doddington, qui avait déjà fait six conversions d’un parti à l’autre, selon l’occasion et la nécessité ; d’en exécuter une septième, ne lui laissant pas ignorer qu’une place agréable récompenserait son dévouement. « - Ah ! s’écria lord Melcombe (Bubb Doddington), fi donc ! quelle horreur ! Vous m’avez toujours aimé et distingué ; je dînai chez votre frère avant-hier ; vous m’avez souri l’autre jour, je vous ai les obligations les plus grandes ; il est naturel, il est juste, il est nécessaire que je vous rende le service que vous réclamez : je le ferai par reconnaissance sans aucun intérêt. » Et il continua ainsi pendant une bonne demi-heure. Le patient Robert l’écoutait sans prononcer un mot. Il se contenta de le saluer en lui disant : « A la bonne heure ! nous nous comprenons. »

Ils se comprenaient, en effet, très bien ; mais on aurait tort de croire qu’il usât souvent de ces séductions grossières. Il démêlait les nécessités et les tendances des familles, détachait du prétendant tous ceux que l’ambition ou la fortune pouvait en détacher, satisfaisait les gens de cour par des places, et les gens de commerce par le calme des relations extérieures. En 1737, la reine, son alliée secrète, mourut, et ses dernières paroles furent adressées à Robert : « Je vous recommande le roi, lui dit-elle. » George II était trop faible pour se laisser protéger long-temps, et le système pacifique de Robert, ayant augmenté les forces du pays, lui donnait le désir et le besoin d’user de ces forces pour la conquête. De 1737 à 1742, le ministre ne fit que se défendre pied à pied contre une opposition dont la masse devenait chaque jour plus redoutable. Il résista autant qu’il le put, et ne tomba qu’au dernier moment ; encore fallut-il une combinaison inouie de tous ses adversaires pour le renverser ; il faut lire chez Horace la description du combat. « Ils amenèrent, dit-il, jusqu’à leurs blessés et leurs morts. Des voix agonisantes prononcèrent le vote fatal. On comptait parmi les votans un paralytique, deux sourds et un aveugle, sans compter les membres à béquilles, assez nombreux. On voyait la flanelle de sir William Gordon passer sous sa perruque, et son emplâtre à la nuque se révéler par divers signes. Il n’y avait pas un mois que sir Robert avait nommé son fils à une belle place. » On ne parvint, toutefois, à tuer son ministère que par degrés, la majorité s’en alla décroissant, et toujours la parole énergique de Robert, qui ne parlait pas en homme disert, mais qui s’adressait aux passions et aux intérêts avec une force et une netteté incisives, suspendait le moment fatal. A la fin de 1741, il avait compté des majorités de dix et de sept voix. Sa robuste constitution s’affaissait un peu sous la continuité de l’orage. « Il ne dort plus, dit Horace en 1742, autrefois ses rideaux n’étaient pas tirés qu’il ronflait comme un bienheureux. A peine à table, c’était le convive le plus gai, le plus brillant, le moins ministre du monde ; maintenant il reste en face de son assiette, l’œil fixe et ne disant rien. » Robert avait l’habitude du pouvoir, la soif de le garder, et le sentiment d’une nécessité causée par la durée même de son empire. Depuis long-temps ses précautions étaient prises, sa fortune achevée, et tout en donnant la stabilité à la dynastie hanovrienne, il s’était fait des amis parmi les jacobites et les tories.

Un jour, sur la sollicitation de Shippen, chef du petit noyau jacobite de la chambre, il consentit à sauver la vie à un homme qui avait conspiré ; « mais, ajouta-t-il, c’est à condition que vous voterez pour moi, si jamais il est question de quelque bill qui me soit personnel. » Shippen le promit et tint sa parole. Grace à cette prudente manœuvre de vingt-cinq ans, nul ministre dans sa chute ne conserva plus d’amis personnels que cet homme, que l’histoire a traité avec tant de mépris. Il se retira dans son domaine de Houghton, où il mena exactement la même vie qu’il y avait menée dans sa jeunesse ; mais courir les champs et les bois n’était plus possible : il était vieux, et il s’ennuyait fort. L’étude et la lecture ne lui venaient point en aide ; il détestait l’une et l’autre. « Je voudrais bien, comme vous, aimer à lire, disait-il à son fils : mes heures me sembleraient moins pesantes ; mais, à mon vif regret, je n’y prends aucun plaisir. » Cet homme pratique, ce grand machiniste, n’avait plus sous la main les ressorts souvent immondes de la vie réelle. Tous les ans, pour exorciser l’ennui, il réunissait dans son domaine, à l’époque des chasses, le plus de foule possible, et faisait une dépense extraordinaire. « Trois ou quatre mille livres sterling y passaient, dit son fils. C’était un bruit à ne pas s’entendre, un désordre à ne pas se reconnaître, de vraies bacchanales. A vingt milles à la ronde, les puritains et les gens sévères quittaient la place. Quant à mon père, ses journées n’étaient plus qu’un long éclat de rire. Il n’admettait à ces orgies que de bons vivans dans toute la force du terme ; il en bannissait surtout les poètes et les gens de lettres, qu’il appelait les « frelons et les guêpes littéraires. »

Il soutenait que ces gens-là n’étaient bons à rien, et rappelait la nullité administrative d’Addisson, l’étourderie notoire de Steele, les insuccès diplomatiques de Prior. Un jour il nomma Congreve commissaire de l’octroi, mais en ajoutant : « Vous verrez qu’il n’entend rien aux affaires. » Il offrit cependant une pension à Pope ; qui la refusa, et vingt louis à Savage, qui les renvoya. Son unique protégé de cette classe fut le triste Young, qui lui jetait d’incroyables flatteries à la tête. Cependant il lisait Horace, auquel il trouvait du bon sens. Le succès de Robert Walpole fut tout entier dans cette qualité, le bon sens. Par elle, il triompha de Bolingbroke, se moqua des puritains, et dupa les jacobites. Personne mieux que Robert ne savait quand et comment il fallait agir, ce qu’il fallait faire, où l’on devait s’arrêter. Il comprit sa mission et son œuvre, qui étaient de réglementer, de pacifier, de coordonner, de grouper les partis, de recruter des alliés et de temporiser, pour que l’établissement de Guillaume eût le temps de s’asseoir. Ce n’était pas une œuvre généreuse ni grandiose ; telle quelle, il s’en chargea. Il n’eut crainte ni de l’éclat météorique du tory Bolingbroke, ni des menaces impraticables des calvinistes ; mais, plus tard, à l’aspect de ceux qui venaient contenter un besoin moral de la nation, enrichie et affermie, le besoin de gloire, il reconnut son dernier moment, se retira en murmurant, mais pour toujours, et n’engagea plus le combat.

Il est évident qu’il était parfaitement d’accord avec le centre de la nation, avec la bourgeoisie commerçante, l’aristocratie whig et le peuple industriel. Contre lui s’élevaient les passions extrêmes, l’intérêt et la générosité jacobites, l’utopie et l’idéal de la république calviniste, les deux points opposés et violens du monde anglais. Les indifférens, les flottans, les corrompus, comme il y en a tant lorsque les troubles des révolutions laissent leur écume sur le rivage, demandaient à être achetés ou ralliés ; Robert leur donna ce plaisir. Le commerce voulait du calme ; le flot des cinquante dernières années grondait encore d’une sourde colère, bien qu’il allât en s’affaissant. La moindre violence pouvait réveiller ce qui s’assoupissait, le moindre éclat déchirer de tristes voiles et révéler des plaies récentes. Robert fut le garde-malade vigilant de cette société meurtrie, saignante, flétrie et vigoureuse.

Le philosophe n’accepte pas comme parfaits ce caractère, ce personnage et cette époque ; on ne doit pas non plus les comparer aux personnages et aux caractères qui nous environnent. Il n’y a, Dieu merci, dans le moment et dans la France où j’écris, ni Robert Walpole, ni lady Masham ; nos ministres ne craignent guère de transférer leurs bureaux et leur portefeuille à la Conciergerie ou à la Force, et le bourreau ne coupe les oreilles de personne, comme cela faillit arriver à Burke dans sa jeunesse pour avoir écrit un pamphlet. Faisons de l’histoire pour elle-même, pour elle seule, non pour la satisfaction de nos rancunes ou pour nos débilités d’esprit.

Loin de donner Robert pour un homme pur, je le regarderai donc comme un homme de son temps, c’est-à-dire comme un personnage mêlé, impur, mais singulièrement caractéristique, d’une sagacité et d’une fermeté sans pareille. Les apologies même de son fils Horace le montrent sous cet aspect ; on le retrouve tel dans les papiers de lord Marlborough, qui viennent d’être publiés, dans sa vie écrite par Coxe, et dans les fragmens de sa correspondance avec Hill. Homme d’affaires, il est infatigable comme un avoué qui veut gagner sa cause. Il capte les juges, chicane sur les détails, prend mille précautions, s’entoure de mille ruses et en vient toujours à ses fins, je n’ose pas toujours dire à son honneur. En fait de whiggisme, d’audace et de tactique parlementaire, son maître était ce Churchill, premier lord Marlborough, dont nous Français avons fait un nom comique, pour effacer sans doute la trace lugubre et tragique de ses victoires. Ces trois hommes, Walpole, Chatham et Pitt, ont fait plus de mal à la France que vingt contagions et dix tremblemens de terre. Il est vrai qu’ils ont cherché de toute leur puissance la grandeur de leur pays, qui doit leur pardonner. Voici quelle a été la route suivie par ces quatre ouvriers politiques de l’agrandissement anglais pendant le XVIIIe siècle : Marlborough se chargea de la victoire armée sur l’étranger ; Walpole, de l’apaisement des partis intérieurs ; Chatham, des satisfactions à donner à l’orgueil national, et le second Pitt, réunissant tous ces élémens pour lutter contre l’Europe, a repoussé la révolution.

Le second de ces ouvriers, Robert Walpole, a dû être sacrifié par l’orgueil britannique ; il avait pris dans le travail une part utile à la grandeur qu’il servait. Hanovrien, whig et protestant, il défendait cette famille allemande qui n’avait pas les qualités douces et mâles de la patrie allemande, et qui, aux ridicules et aux prétentions du vice civilisé, joignait quelques traces de barbarie. Rien ne m’a semblé plus curieux que de suivre dans ses détails cette vie qui n’avait pas été bien faite, que Robert lui-même n’a jamais pensé à mettre en relief, et dont les documens se trouvent épars dans les œuvres et les lettres que son fils Horace laissa tomber de sa plume de gentilhomme.

Que l’on s’arrête un moment devant le portrait de Robert Walpole à Cambridge ; on comprendra bien son caractère et même sa vie politique. A voir cette figure de bonhomme madré, ce petit nez anti-héroïque, cet œil fin et riant, ces plis qui se prolongent à la commissure des paupières, ce double menton de gastronome, ces lèvres riantes et qui se relèvent des coins, et tout ce caractère de tête sans élévation, mais point commun ni faible, et cette tenue sans prétention comme sans timidité, l’on reconnaît sans peine le rustique et spirituel fils du seigneur-fermier de Houghton, celui que l’on appela le maquignon des consciences, et qui apparemment trouva de grandes facilités et un singulier succès dans son petit commerce, puisqu’il a tenu l’Angleterre dans ses mains pendant un quart de siècle. George Ier, George II, ne sont que des draperies ; le vrai pouvoir est dessous, et ce vrai pouvoir, c’est Walpole.

Ainsi se révèle enfin Robert Walpole, l’un des personnages qui m’ont le plus piqué dans la lecture de l’histoire. En général, sa prépondérance a été expliquée par la corruption ; mais ne corrompt pas qui veut : les exigences s’accroissent à mesure des prodigalités d’un ministre ; et comment les satisfaire ? Les trésors de Golconde n’y auraient pas suffi. D’ailleurs, n’était-ce pas l’époque de Swift, de Pope, de Gay, d’Addison ? L’espèce humaine n’est pas si misérable en vérité.

On voit maintenant pourquoi tous les écrits significatifs d’Horace Walpole, lettres, mémoires, matériaux pour l’histoire, n’ont paru qu’après sa mort, à de si longues distances, et comment s’explique sa résolution étrangement posthume. Excuser Robert Walpole, c’était accuser ses contemporains ; les familles de ces derniers ne l’auraient pas souffert ; la fameuse boîte conserva son dépôt intact pendant soixante années. Horace Walpole a donc masqué ses batteries. Au lieu de défendre Robert, il a exposé l’histoire contemporaine avant, pendant et après le ministère paternel, et il l’a exposée avec détail, dans la plus minutieuse et la plus stricte peinture. Alors même qu’il n’a pas l’air de vouloir toucher le but, il y vise. Le nom de Robert était devenu le type de l’infamie politique, le bouc émissaire, la risée odieuse. Et quels étaient en réalité ceux qui pensaient et parlaient ainsi ? Horace nous renseigne là-dessus, et nous prouve que ces braves gens ne valaient pas mieux ou valaient moins que son père.

Pour nous, qui sommes tout-à-fait des amis d’Horace, et qui estimons assez peu Robert, nous comprenons cependant ce dernier, non pas que la corruption et le vice politique nous plaisent le moins du monde, mais parce que, de tous les domaines, celui qui s’accommode le plus mal de l’absolu et de l’idéal, c’est la politique. M. de Robespierre nourrissait d’excellentes idées sur la vertu, qui n’ont fait aucun bien à notre pays, et le cardinal de Richelieu, qui avait ses petites peccadilles, sanglantes ou perfides, ainsi que le bon Henri IV, dont les péchés étaient plus véniels, ont contribué à la splendeur nationale. Ces doctrines n’empêchent pas Marc-Aurèle et Suger d’avoir été de très grands hommes. La politique, c’est le succès ; quand il s’accommode de la vertu, à la bonne heure ; il s’en passe quelquefois.

Poursuivons l’analyse de ces précieux documens, trop peu exploités. Nous avons achevé le dépouillement de cette portion des Réminiscences et des lettres qui s’arrête en 1742. Nous sommes parvenus au moment de la chute de Robert et au commencement des deux volumes publiés en 1828 par lord Holland. Robert tombe après avoir épuisé toute la somme de pouvoir qu’un ministre peut porter. Entre 1715 et 1742, le jacobitisme avait été battu et reculait découragé ; les institutions philanthropiques et économiques avaient prospéré ; le parti whig, que Walpole avait fait monter au pouvoir, s’était constitué définitivement. La Grande-Bretagne se trouvait placée à la tête de la ligue septentrionale, dont le mouvement tout entier suivait sa loi. Assurément on ne peut attribuer à Robert Walpole toute cette impulsion qui venait de plus haut et que Guillaume III avait activée ; mais l’honneur de l’avoir soutenue, protégée et propagée lui appartient.

A peine Robert Walpole s’est-il retiré dans son domaine pour y mourir, sous le titre de comte d’Orford, les espérances du torysme se relèvent, Bolingbroke revient intriguer à Londres, les jacobites reprennent des forces, et le jeune prétendant prépare son invasion. Horace fait remarquer avec grand soin que de 1717 à 1720, c’est-à-dire pendant la demi-retraite de son père, des exécutions sanglantes avaient frappé les tentatives jacobites, et que de 1742 à 1750, après la retraite définitive du ministre, les mêmes tentatives avaient appelé les mêmes vengeances. Ce ne fut qu’en 1756 que le premier Pitt (lord Chatham) parut sur la scène, non plus seulement comme l’adversaire violent de Robert et de ses successeurs, mais comme principal secrétaire d’état. Rien de plus amusant et de plus singulier que le portrait de cet homme d’état tracé par le fils de son ennemi. Horace non-seulement ne lui rend pas justice, mais le dépouille de tout mérite, même de l’éloquence, et abaisse autant qu’il le peut, en face de Robert, homme de la paix et des finances rétablies, Chatham l’homme de la guerre et de la gloire. Les circonstances avaient changé. Arrivé au pouvoir après Walpole, Chatham, homme d’état supérieur, mais bien plus rusé qu’on ne l’a dit, exploita l’orgueil britannique, que Walpole avait blessé en servant l’intérêt national. Aux yeux d’Horace, le grand Chatham n’est qu’un acteur habile, « maître dans tous les arts de la dissimulation, esclave de ses passions, et simulant même l’extravagance pour réussir. » Que Chatham ait joué la comédie, comme Napoléon, comme Louis XIV, comme Richelieu, comme Franklin, je n’en doute pas le moins du monde : monarchiques ou républicaines, les masses n’adoptent que ceux qui les dupent ; mais croire aveuglément aux imputations de Walpole contre Chatham, nous nous en garderions bien : il avait trop d’intérêt à la calomnie. Nous ne pouvons nous fier à lui ni quant aux vertus paternelles ni quant aux crimes imputés à l’adversaire politique de Robert.

George III, qui monta sur le trône en 1760, fut frappé, dès l’année 1765, d’une première atteinte de fièvre cérébrale, soigneusement dissimulée, et qui, après avoir reparu à diverses époques, devint en 1788 une aliénation constatée, et en 1810 éteignit complètement sa raison. C’était un roi honnête et borné, frugal et simple, à qui la situation particulière de sa santé laissa peu de liberté d’action. Aussi les intrigues ministérielles et les mouvemens secrets des communes redoublèrent-ils d’activité sous cette royauté nominale. Horace n’a pas perdu la trace d’une seule de ces agitations. Ses mémoires et ses lettres contiennent, sous une forme plus épigrammatique et plus minutieuse encore que pour les règnes de George Ier et de George II l’explication définitive de celui de George III.

Le dernier de ces trois monarques, sans élégance et sans grandeur, intéresse peu l’esprit ; il y a de la probité dans son entêtement, de l’économie dans sa taquinerie, de la fermeté dans ses vues étroites. Ce règne renferme toutefois les conquêtes de Clive, les provinces canadiennes arrachées à la France, l’Amérique septentrionale détachée de l’Angleterre, les fougues du terrible Junius et les ébats du Thersite Wilkes, sans compter les essais de la machine à vapeur et du mull-jenny, ce qui est plus notable encore. Horace Walpole nous fait assister à tout cela ; il met en relief les petits détails des personnages ; quelque peu importans qu’ils aient été, vous les retrouvez vivans, comme chez Saint-Simon ; l’histoire politique, féconde en caractères et en intrigues d’ordre secondaire, reparaît chez lui avec toute sa variété microscopique.

N’avez-vous pas été taquiné souvent de trouver dans l’histoire des assemblées délibérantes tant de noms qui ont fait leur petit bruit et qui ne sont plus rien ? La nature même, la valeur, l’intensité de ce bruit, ont disparu ; c’est un bruit expiré, voilà tout. Entre 1815 et 1830, chez nous-mêmes, que de renommées de ce genre ! et qu’en reste-t-il ? Des noms, moins que rien. Le charme attaché aux écrits posthumes d’Horace Walpole, c’est de réveiller brillamment ces noms et d’en faire des hommes. Le colonel Barré, Shelburne, Bubb Doddington, les héros de Junius, les auditeurs de Burke, reparaissent. Celui-ci était médiocre, mais il connaissait les précédens de la chambre ; celui-là était vénal, mais il avait la voix forte et imposait silence aux ouragans des communes ; ce troisième passait pour ridicule, mais le ridicule l’avait bronzé, et il allait toujours devant lui, le front haut. A la bonne heure ! les choses s’expliquent, les caractères se découpent ; nous voyons comment se fait l’histoire, de quels élémens la vie représentative se compose et se complique. Sans ces curieux documens, nous ne saurions guère ce que c’était alors qu’une séance de la chambre des communes : Horace nous l’apprend. On venait de déclarer le démagogue Wilkes indigne de siéger à la chambre, comme flétri pour avoir publié un livre obscène. Voici la séance du lendemain.

« Le 24 novembre 1763, Wilkes fit remettre à la chambre une protestation écrite contre les mesures prises à son égard, et promit sur l’honneur de venir occuper sa place. Grenville demanda l’ordre du jour. Rigby dit que Wilkes ne s’en serait pas avisé, s’il avait su ce qui s’était passé la veille à la chambre. Hussey, avoué de la reine, homme sans tache, sans ambition, sans avidité, aimable dans la vie privée et d’une éloquence pathétique, prit la parole en faveur des privilèges de la chambre. York, avocat habile et subtil, se trouvant fort embarrassé, entre le mécontentement que lui inspirait la cour et le besoin de la servir, se rejeta sur les distinctions légales et sur les chicanes de procédures, qui lui valurent des applaudissemens unanimes. Pitt déclama deux autres heures sur l’audace des serviteurs de la couronne et le mépris qu’ils faisaient du parlement ; à force de déclamer, il s’échauffa tant qu’il se trouva mal. Le plus ancien membre de la chambre, sir John Rushout, avait été jadis poursuivi et accusé de parjure en matière électorale par ses ennemis politiques, qui voulaient se défaire de lui. C’était un gentilhomme campagnard fort colère, qui avait été acquitté et qui méritait de l’être. Son ancien ennemi Norton eut la mauvaise pensée de rappeler cette vieille affaire, et sir John en prit occasion de raconter toute l’histoire, qui faisait peu d’honneur à l’avoué Norton. Il finit par ces mots : « j’en appelle, pour la vérité des faits, à cet honnête gentilhomme, et je lui demande pardon si je ne l’appelle pas par son nom. » Il se fit une grande huée qui força l’avoué de se rasseoir en rougissant.

« Ce n’était encore que l’intermède, et tout ce tapage était décent et calme auprès de ce qui suivit. Rigby se mit à attaquer furieusement le frère de James Grenville, Temple, qu’il accusa, démagogue de la pairie, de se montrer au balcon des tavernes, afin d’exciter le peuple, faisant de son cordon bleu un signe de ralliement pour l’émeute. Alors Grenville se leva et défendit son frère dans le même style, vomissant un torrent d’invectives avec des gestes furieux et une facilité de langage qui surprenait tout le monde ; car on savait que, dans les cas ordinaires, cet instigateur de Wilkes avait à peine deux paroles de suite à prononcer. Il rappela à Rigby sa rapacité et son ignorance, s’étonnant qu’on eût pu confier à un homme aussi profondément ignare la maîtrise des rôles d’Irlande, et le montrant dans sa fuite honteuse, lorsque la populace irlandaise le poursuivait comme déprédateur. La scène était curieuse. Comme le banc sur lequel était assis Grenville dominait celui de Rigby, et que les gestes menaçans de l’orateur paraissaient écraser son adversaire, Rigby baissait les épaules et la tête pour échapper aux démonstrations d’une éloquence effrénée. Le président s’interposa le plus tard qu’il put, et Rigby, se levant, répondit avec beaucoup de sang-froid « que la maîtrise des rôles étant une sinécure, un ignorant tel que lui pouvait très bien remplir cet office. »

C’est surtout le ridicule qui n’échappe jamais à Horace Walpole. Voyez comme il peint de délicieuses couleurs l’homme aux variations constitutionnelles, Bubb Doddington ou lord Melcombe, dont on vient de réimprimer les mémoires. Lord Melcombe, singulier personnage, est le fils naturel, mais trop naturel, du gouvernement constitutionnel et représentatif. Sa singularité consiste à n’avoir pas plus aperçu les vices de son temps que Brantôme ne voyait les vices du sien, d’avoir été parfaitement bas avec orgueil, vénal en sûreté de conscience, et d’avoir inscrit jour par jour ses turpitudes comme des trophées. On croit voir, en lisant Horace, ce gros homme tout joufflu aux trois mentons superposés, aux quarante habits, roses, rouges, violets, pistache et vert-pomme, vendant des places, achetant des votes, retenant sa commission sur chaque marché conclu, se pavanant et se prélassant dans son trafic et dans son velours, écrivant tous les soirs le résultat de son commerce électoral et le transmettant à la postérité, ne varietur. C’était lui qui employait ses vieux habits de brocard à faire des tapis de pied, « si bien, dit Horace, que je reconnus à leur forme et à leurs boutons les poches de six habits de cour au bas de son lit de parade, qui était de damas jaune, surmonté de plumes d’autruche, teintes en vert. » C’était encore lui qui avait fait bâtir au premier étage une galerie à colonnes si lourdes, que la galerie descendit un jour au rez-de-chaussée. Il y a foule de ces personnages dans les livres d’Horace, entre autres le colonel Barré, l’enfant perdu de la chambre basse, celui qui se chargeait des exécutions périlleuses et des propositions extravagantes, sans compter Townshend et Saville, et tous les célèbres du temps. Bizarre vérité, combien rapidement se flétrissent les renommées politiques ! Marquis de Rockingham, ducs de Newcastle, lords Butes, lords Shelburne, et tant d’autres, qui de leur temps occupaient toute la renommée et envahissaient tous les esprits, on les retrouve chez Horace Walpole sous forme de momies, enveloppés de leurs vieilles intrigues comme de bandelettes fanées, qui exhalent, à mesure qu’on les déroule, une saveur de tombeau. Quelques maîtres-esprits, comme Chatham et Burke, lèvent leurs fronts vivans au milieu de ces ombres. C’est qu’ils ont pensé à l’avenir, et malgré leurs fautes (quel homme d’état n’en commet pas ?), ils ont eu le caractère du génie et le génie du caractère.

Horace Walpole est injuste pour ces deux hommes ; comme ils éclipsent son idole Robert, et que l’un par la volonté, la suite et la fierté, l’autre par le développement éloquent de ses théories philosophiques, s’élèvent à des hauteurs que Robert n’atteindra jamais dans l’histoire, Horace fait de son mieux pour les dénigrer et les rabaisser tous les deux. « Un nouvel orateur apparut, dit-il ; c’était Burke, Irlandais, d’une famille catholique, et marié à une personne de cette communion. Quelques ouvrages, entre autres un Essai sur le Sublime et le Beau, l’avaient fait connaître ; mais son peu de fortune l’avait déprimé, et son revenu le plus clair lui venait des libraires. Lord Rockingham, devenu premier ministre, fit de Burke son secrétaire, et bientôt l’adversaire de Rockingham, Charles Grenville, l’orateur aux discours sans fin, se trouva harcelé de la manière la plus vive, soumis à la plus ingénieuse critique, et réfuté de main de maître. Burke écrivait avec la même facilité que Grenville parlait ; de son imagination tombaient à torrens métaphores, allusions, images, idées brillamment exprimées et cependant correctes. Cette imagination vivante cueillait partout des fleurs ; elle en eût emprunté dans l’occasion aux métamorphoses d’Ovide. Il avait de l’esprit, apprêté sans doute, mais toujours prêt ; du jugement, moins souvent ; comme il voulait briller sans cesse et cherchait peu la concision, il paraissait n’avoir d’autre but que d’être applaudi. Son instruction était immense ; mais l’amour-propre en avait la clé. Quelle que pût être son ambition réelle ; il semblait moins s’embarrasser du résultat des votes que chercher la gloire d’avoir bien parlé. Cette sorte d’éloquence le contentait et faisait plaisir à son parti ; la chambre finit par se fatiguer de cette série de dissertations. Burke était entré trop tard dans la vie publique, et il avait trop d’estime de lui-même pour s’amuser à étudier des hommes dont la capacité lui semblait inférieure à la sienne : aussi joua-t-il un rôle peu important dans la politique réelle ; c’est ce qui arrive en général à ceux qui ont exercé long-temps une profession ou vécu de la vie du cabinet. Ils croient ou pouvoir juger des hommes par les livres, ou les mener aussi aisément qu’ils les avaient précédemment dirigés par la flatterie. Tout parvenu doit être plus modeste qu’avant sa grandeur ; on tolère moins aisément l’insolence d’un inférieur qui s’est élevé que celle de l’homme qui a gardé sa position première. »

Cela est injuste et inacceptable et sent son gentilhomme dégoûté. Un plus aimable portrait est celui du résurrecteur de la vie chevaleresque en 1783. Vers la fin du XVIIIe siècle, on vit un jeune lord détruire son château, le reconstruire, lui donner des créneaux, des tourelles, des machicoulis, fortifier ses tours à la façon du XIIe siècle, et armer sa valetaille exactement comme les archers du roi Jean étaient armés. Il ne se contenta pas de cet essai bizarre. Il formula le plan d’une association féodale, qu’il fit imprimer et distribuer parmi ses pairs. L’Angleterre, selon lui, marchait à la ruine en s’éloignant du régime féodal, et sa grandeur politique dépendait de son retour intégral vers les institutions du moyen-âge. Il se nommait le duc d’Egmont, et le ministre était sur le point de lui accorder la permission de fonder un petit royaume féodal dans l’île Saint-Jean, quand le général Conway entra dans la salle du conseil, prit sur la table le plan que l’enthousiaste avait soumis à l’inattention du ministre, et fit ressortir le ridicule dont allait se couvrir le gouvernement.

La malice, on le voit, ne manque pas plus à ce volume qu’aux volumes précédens ; pour les condamner, il faudrait condamner l’histoire. Les honnêtes gens se trouvent fort bien de la sagacité de Walpole. Il y a, tout au commencement du règne de George III, un délicieux portrait du président Onslow, l’idéal du président de la chambre des communes, attaché aux formes qui conservent le fond, ami de l’ordre, scrupuleux observateur des coutumes parlementaires, vigilante sentinelle du règlement ; la frivolité si souvent reprochée à notre Horace ne l’empêchait pas de comprendre toute l’utilité d’un tel personnage. C’est surtout dans la narration fine de l’anecdote qu’il excelle : il n’y a rien de plus touchant que son récit des tristes amours de Sophie de Zell, femme de George Ier, et dont l’amant, le comte de Conigsmark, fut assassiné et enterré sous le lit même de la princesse, pendant que Sophie était conduite dans une forteresse où elle resta vingt-cinq ans prisonnière. J’en veux un peu aux romanciers de notre époque, dont le commerce avec l’histoire réelle a été fatal à cette dernière, sans rapporter grand bénéfice au roman proprement dit. On a brouillé tous les faits, obscurci tous les caractères et soulevé des doutes sur tous les points historiques. L’Allemagne, l’Angleterre, et je crois aussi la France, ont travaillé, par exemple, à qui mieux mieux sur la vie si intéressante de la femme de George Ier. La vérité, telle qu’Horace Walpole la rapporte est plus pathétique que toutes les fictions du monde.

Horace Walpole avait une des meilleures originalités de style, l’originalité simple. Il n’essayait point de jeter sur le mot la couleur qui manquait à son esprit ; sa phrase jaillissait nue et fine, souple et aiguë, comme son idée. Que de théories n’a-t-on pas faites sur le style ! Il n’y en a qu’une bonne, avoir le style de sa pensée, celui qui répond à l’intimité de l’être qui écrit. Les lettres de Walpole, vives, prestes, faites sous l’impression du moment, sont la plus délicieuse lecture du monde. Ses mémoires historiques n’ont pas moins de valeur, malgré la simplicité ou plutôt à cause de la simplicité et de la facilité du ton. C’est une plume qui ne brille que par le tranchant, comme une bonne lame, et qui vous dissèque et vous découpe merveilleusement l’époque entière. Vous avez toutes les minuties d’une société, non pas comme chez Dangeau et Pepys, sans discernement et sans choix, mais en connaissance de cause, avec un jugement et un tact très délicat, et une sévérité qui n’est que l’exercice d’une sagacité naïve.

On ne peut confondre sa plume avec celle d’aucun autre. Qu’ils sont tristes ces styles qui se ressemblent ! Ils passent devant nous comme des ombres, qui toutes ont la même couleur, car elles n’en ont pas. Du temps d’Horace Walpole, cette analogie du moule, cette formule universelle, ce convenu de l’expression, existaient déjà, et rien n’est plus commun dans les pays populaires ; on a peur d’offenser les autres en se montrant original ; le dernier degré du lieu-commun règne aux États-Unis, et il me paraît que nous approchons de ce grand modèle. Presque tout le monde aujourd’hui écrit de même encre, comme si toutes les ames et tous les esprits étaient au même niveau, comme si la partie officielle du Moniteur était le beau type du style. A la bonne heure ! Horace Walpole, n’étant pas de son siècle, a l’avantage de ne pas imiter la phrase étirée de Mallet, Hawkesworth, Thomson et même Chesterfield. Il n’est pas fleuri à outrance, comme Burke ; il ne danse pas la sarabande des idées, comme Sterne. Non, c’est son style ; il est clair, rapide, limpide.

J’ai assez nettement indiqué les mérites et les lacunes de ces mémoires ; les vues d’ensemble ne s’y trouvent pas, et la moralité n’en est pas assez élevée ni assez sévère ; le souvenir de Robert Walpole inspire à son fils un dénigrement universel dont il faut repousser l’influence. Horace se révolte contre les infamies et les puérilités du temps où il vit, sans se rendre un compte assez juste de ce que le mouvement général a de grandiose. Il ne se souvient pas qu’il y a plusieurs manières d’envisager la politique : ou transformer les hommes et les diriger vers un idéal de vertu, ce que le législateur de Sparte et la plupart des directeurs de monastères ont essayé, ou les accepter tels que Dieu les a faits, et de cet amas de vices, de crimes, de fautes, de folies, forcer la grandeur et le pouvoir d’un peuple de jaillir spontanément. Après l’échafaud de Charles Ier et les bassesses de Charles II, il s’était accumulé dans la nation anglaise un résidu énorme de cruautés et de perfidies ; le dégoût avait suivi l’orgie ; comme le principe énergique subsistait, la nation marchait à la grandeur à travers ses propres vices.

C’est là l’histoire bizarre des parlemens anglais, entre 1682 et 1790, sous Guillaume III, si tumultueux, si inquiets, si misérablement lâches, des parlemens corrompus de la reine Anne et des Georges. Il était naturel qu’un esprit délicat eût peu de goût pour ces petitesses et ces turpitudes : on n’aime guère à plonger des mains blanches dans l’huile dont les machines sont enduites, dans la suie et la poussière de l’atelier ; ainsi cependant vont les choses humaines. Que les délicats et les exquis vivent à l’ombre de leurs draperies et sous le feuillage harmonieux de leurs bocages.

De fort bonne heure, Horace avait été trempé dans cette cuve qu’il avait trouvée indigne de sa grace et de son élégance raffinée. Il portait le nom de Robert Walpole, un des grands meneurs de cette époque. Tout retentissait de l’infamie de Robert, et Horace, son fils, s’étonna de reconnaître que ceux qui médisaient du ministre ne valaient guère mieux que lui ; alors il se mit à faire ses mémoires, dont le dernier volume vient de paraître, l’histoire secrète de son temps. Il faudrait bien se garder, en le lisant, de saisir au vol quelques rapprochemens factices, et d’instituer, comme on l’a voulu trop souvent, une comparaison soutenue et constante avec la France moderne ; les élémens de notre société et ceux de la société anglaise sont différens, ou plutôt contraires ; quiconque voudra placer l’une en regard de l’autre se trompera profondément. Nous n’avons pas de tories et nous n’avons pas de whigs ; nous ne sommes pas divisés en deux grands partis du pouvoir et de la liberté. L’aristocratie ne s’est point répartie à peu près également entre ces deux zones, dont l’une penche vers l’autorité, l’autre vers l’indépendance. Nos nuances sont bien autrement dangereuses, quoique plus fines et plus délicates ; nous avons l’avenir et le passé, voilà nos partis : le passé qui se maintient, l’avenir qui se fait jour, et le présent qui oscille entre les deux, c’est-à-dire que nous n’avons point de partis, à proprement parler.

C’était bien autre chose sous Guillaume, sous la reine Anne et sous les trois Georges. Il y avait un torysme et un whiggisme, tous deux fort prononcés. Bolingbroke réclamait la centralisation énergique du pouvoir ; Harley tendait vers le même but, un peu moins vivement que lui. Godolphin, au contraire, et Marlborough voulaient beaucoup moins d’autorité pour le trône et un accès facile donné aux puritains, aux calvinistes ambitieux et aux gens de talent. Les premiers, en définitive, n’étaient pas trop hostiles aux Stuarts ; les seconds ne juraient que par Guillaume et le nouvel établissement. Les premiers étaient assez indifférens en matière de dogme et auraient volontiers fait un peu de place aux catholiques ; les autres se renfermaient dans le protestantisme populaire et avaient ainsi prise sur les masses. On voit d’un coup d’œil pourquoi le parti whig a été sans cesse en grandissant et le parti tory en diminuant. Le premier portait en lui un fonds national qui le faisait fructifier et fleurir.

Les mémoires de Walpole, malgré leurs partialités, resteront le document le plus précieux pour l’histoire de cette époque. Bien des pages sont minutieuses ou insignifiantes ; mais après avoir secoué la petite poussière brillante des anecdotes, on peut toucher de féconds résultats. On reconnaît par exemple que le sentiment national, de 1700 à 1780, en Angleterre, c’est la ligue du Nord, à la tête de laquelle se met la Grande-Bretagne ; on sacrifie tout à cela. Pourvu que l’on se venge de Louis XIV et du Midi, on est content ; cette vengeance s’achète par tous les vices et toutes les folies. George Ier se couvre de mépris ; George II, quoique brave, se montre fort ridicule. George III, meilleur que les deux autres, ne se détache par aucune supériorité brillante. Ces princes n’ont pas même le mérite d’être Anglais ; leur parlement et leur peuple ne tiennent en rien à eux. On exècre le premier, on rit du second, le troisième est toléré. Cependant les affaires marchent, tout prospère, tandis que Louis XV avec tant d’esprit, Louis XVI avec tant de vertus, aboutissent, vous savez où. Quelle singularité !

Qui l’a expliquée ? Personne jusqu’ici ; feuilletez avec soin les dépêches de Marlborough, le général de Guillaume, et les mémoires secrets de Walpole, vous verrez que la famille des Georges et les débats parlementaires sont bien peu de chose dans tout cela. Il s’agit du mouvement total de l’Europe, du Nord qui s’élève et du Midi qui s’abaisse. Les rois de la dynastie hanovrienne ont beau faire des fautes, des sottises, même des crimes, ils sont protestans et septentrionaux ; ils servent de couronnement et d’ornement visible à la machine constitutionnelle, et cela suffit ; ils dépendent de l’Angleterre, qui d’un seul coup d’épaule peut les renvoyer à leur électorat. Plus la France les méprise et les dédaigne, plus l’Angleterre les garde avec soin. Elle voit sa sûreté dans cette situation ; tout ce qu’elle craint, c’est un rapprochement de la France et du trône anglais. Cette ascension septentrionale était si réelle, si profonde, si vive, que la France révolutionnaire et républicaine n’a pas pu se réconcilier avec l’Angleterre constitutionnelle ; celle-ci a vu dans la république nouveau-née, non une amie, mais une ennemie devenue plus redoutable. C’est le secret de toute la situation et de la guerre qui a divisé l’Europe pendant vingt-cinq ans.

Telles sont les grandes masses qu’Horace Walpole n’a pas indiquées, qui résultent de l’histoire secrète et microscopique dont il a donné les détails trop épigrammatiques de temps à autre, mais si piquans. « La postérité que j’amuserai, dit Horace dans une de ses lettres à Horace Mann, me condamnera tout en satisfaisant sa curiosité. » Pas du tout ; c’est peut-être la meilleure action de sa vie. On lui sait gré d’avoir laissé des révélations neuves sur la partie la plus inconnue et la plus secrète des annales britanniques, les règnes de ces souverains nuls qui ont présidé à de magnifiques destinées, George Ier, George II et George III. Ne proscrivez pas l’histoire secrète, ne flétrissez pas cet honnête sentiment qui met en verve la plume de Saint-Simon et le stylet de Tacite. Pendant une nuit d’été, quand Néron tuait sa mère, Tacite écrivait. Plus tard, Bysance admirait sur le théâtre public l’actrice nue qui devait être son impératrice, et qui gagna le trône à la révélation de ses dons naturels ; tout le monde se taisait, même les évêques, et Procope, tapi sous ses rideaux, écrivait. Dans un temps et un pays plus calmes et plus aimables, une maison de campagne ignorée cachait Saint-Simon, lorsque, pendant les dernières années de Louis XIV et sous la régence, il livrait à l’avenir le monarque et ses ministres, la ville et la cour, et traçait mille portraits burinés avec du feu. Accuser de tels peintres, c’est vouloir que la violence et la ruse, si aisément maîtresses du présent, étendent leur pouvoir sur l’avenir. Bénissez donc cette intervention de la sagacité honnête, afin que Chamillard ne passe pas définitivement pour un bon ministre, et Tartufe pour un honnête homme.


PHILARÈTE CHASLES.

  1. Memoirs of the last ten years, etc. London, in-4o, 1828.
  2. Memoirs of the reign of George the III, 1845.
  3. Dirty politics. Letters to H. Mann, 1738.
  4. Juillet 1721.