Roberte de Bramafam

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Roberte de Bramafam
Revue des Deux Mondes3e période, tome 19 (p. 359-398).


ROBERTE DE BRAMAFAM

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I.

Le 2 septembre 1869, on célébrait un beau mariage à Sainte-Clotilde. Le marquis Loïc de Bramafam épousait une riche héritière, Mlle Roberte Marestreux.

Les Bramafam ne sont alliés à aucune des grandes familles : il est notoire en effet que leur noblesse ne remonte pas bien haut. Le premier des Bramafam s’appelait purement et simplement Antoine Jurançon, et remplissait en 1789 les fonctions d’intendant chez le vieux marquis de Sairmeuse. Lors de l’émigration de 92, le marquis refusa de se réfugier à Coblentz comme tant d’autres. Demeuré seul dans son château, au milieu des bruyères du Maine, M. de Sairmeuse, après avoir perdu successivement toute sa famille, vit passer les plus sanglantes journées de la Terreur sans que nul péril le menaçât. Très incrédule, railleur impitoyable, il lui restait de sa vie agitée un profond mépris des hommes. Il ne se cachait pas pour dire, entre haut et bas, que la révolution était un bonheur pour la noblesse française, et quand d’aventure quelqu’un s’étonnait de cette opinion un peu paradoxale, le marquis ajoutait avec un sourire : — Sans M. de Robespierre, nous aurions fini dans la boue, nous finissons dans le sang. Tout bénéfice !

Très attaché à son maître, imbu du respect des grands noms, Antoine Jurançon s’était présenté, un matin de 1793, chez le vieux marquis, pour lui demander son congé ; il comptait rejoindre l’armée vendéenne commandée par M. de Lescure. Le marquis avait haussé les épaules, aspiré une prise de tabac et accordé le congé en disant : — Va, mon garçon ; seulement retiens bien ceci : tu fais une sottise en partant ; tu feras une double sottise en ne revenant pas.

Par bonheur, Antoine Jurançon devait reparaître, et reparaître couvert de gloire. Une nuit, cerné avec son bataillon dans un bourg naturellement fortifié, il avait su organiser une défense admirable. L’armée républicaine tenta vainement pendant trois semaines de déloger son invincible ennemi. Dans le bourg, les hommes tombaient, les maisons s’écroulaient, la famine faisait ses ravages : Antoine Jurançon refusait de se rendre. Le siège de cette poignée d’hommes durait depuis vingt-cinq jours, quand le chef de la demi-brigade républicaine proposa une capitulation honorable. Il assurait aux chouans la vie sauve. Antoine répondit par cette simple parole : « Je bramerais la faim que je ne me rendrais pas ! »

Bien lui en prit ; le prince de Talmont, qui commandait en chef la cavalerie vendéenne, tomba une belle nuit sur la demi-brigade, la mit en déroute, et ramena en triomphe ce qui survivait des assiégés. Antoine y gagna, sans compter la gloire, l’amour d’une jeune fille de haute lignée qui ne craignit pas d’épouser ce paysan. Il est vrai qu’en faveur de ce mariage Louis XVIII, du fond de son exil, envoya au chouan des lettres de noblesse ; seulement le futur roi de France avait de l’esprit et de l’imagination : il craignit pour son protégé Jurançon ce nom de vignoble, et l’autorisa à s’appeler M. de Bramafam, en souvenir de son héroïque réponse. Bramer la faim, Bramafam : il y a des étymologies moins belles que celles- là. M. de Sairmeuse mourut sans héritier en 1817, léguant à l’intendant devenu gentilhomme son titre de marquis et sa fortune considérable.

— Et surtout, dit-il à Antoine à son lit de mort, je te défends de joindre mon nom de Sairmeuse à ton nom de Bramafam. Je ne te laisse que le titre. Je suis le dernier de ma race : tu es le premier de la tienne. Tu n’y gagnerais pas !

Loïc de Bramafam était le petit-fils du Vendéen ; son mariage avec une bourgeoise ne devait donc pas étonner beaucoup. La noblesse française a généralement des idées étroites : l’aristocratie anglaise est plus large, c’est le secret de sa force et de sa durée. Quand elle rencontre d’aventure un Henry Bulwer, elle s’empresse de l’adopter, change le roturier en gentilhomme, et en fait lord Lytton. En France, c’est le contraire. Bien peu avaient pardonné à Loïc la modestie de son origine : il n’était encore que la troisième génération, et on ne l’oubliait pas.

Si pourtant ce qu’on est convenu d’appeler le faubourg Saint-Germain s’était donné rendez-vous dans la nef de Sainte-Clotilde, le jour de ce mariage, c’est qu’un intérêt particulier s’attachait au jeune marquis. Agé de vingt-huit ans, riche d’un patrimoine que cette union allait doubler, joli garçon, intelligent, fin et généreux, Loïc faisait rêver plus d’une grande dame. La chronique prétendait même qu’il en avait éveillé plus d’une de ce rêve-là. Orphelin à vingt ans, il avait passé comme un tourbillon dans la vie parisienne ; les premières, représentations ne connaissaient pas de spectateur plus assidu, et souvent on l’y avait vu en mauvaise compagnie. Au physique, on eût pu tracer son portrait en une ligne : c’était un Henri III blond. On s’étonnait toujours de ne pas voir une fraise à son habit noir. Il avait eu deux ou trois duels dont il s’était tiré à son honneur, grâce à son tempérament propre à tous les exercices du corps.

Il est facile de concevoir qu’avec une vie de plaisirs si largement ouverte, Loïc n’avait pas de lui-même songé au mariage ; mais un autre s’était chargé d’y penser pour lui. Cet autre était le seul parent qui lui restât, son oncle maternel, le général du Halloy.

— Veux-tu te marier ? lui avait-il dit un beau matin. Ne te récrie pas. J’ai ce qu’il te faut. Rappelle-toi que ton pauvre père, en mourant, eut comme désir suprême que tu prisses femme de bonne heure, pour que son nom fût continué dignement.

Loïc vénérait la mémoire de son père ; le général usait donc du meilleur des argumens. D’ailleurs ce n’était pas l’habileté qui manquait à ce vieillard aimable, qui était en 1869 un des types les plus curieux du monde parisien. À vrai dire, il ressemblait plus à un don Juan vieilli qu’à un soldat. Petit, coquet, se haussant toujours sur la pointe des pieds pour paraître plus haut, à l’affût du plus mince scandale pour en rire à son aise, le général avait beaucoup d’esprit et d’entrain. Il aimait les jeunes gens « parce que, disait-il, il faut toujours fréquenter ceux de son âge. » Il n’avait eu qu’un chagrin dans sa vie : sa femme, longue et maigre créature qui se croyait poétique, et murmurait à chaque instant une phrase d’un de ses auteurs favoris. L’existence était pour elle un prétexte éternel à citations. Ce ménage original aurait excité la médisance, si le général n’eût fait un exemple sévère. Un soir, au cercle, entendant un de ses voisins railler ses soixante-cinq ans prétentieux et les airs langoureux de Mme du Halloy, il s’était avancé vers le moqueur et lui avait dit, sans se fâcher et d’un ton leste, non exempt de dignité :

— Monsieur, je reconnais que, ma femme et moi, nous sommes ridicules ; mais je n’aime pas qu’on en parle. — Le lendemain, il donnait au mauvais plaisant un coup d’épée qui le tuait net.

Loïc aimait beaucoup son oncle. Aussi répondit-il au général :

— Vous voulez me marier ? Soit. Après tout, ces plaisirs, toujours les mêmes, me lassent ; si j’attends trop, je tomberai mal.

— Comme moi ; mais sois tranquille : il n’y avait que ta tante sur la terre, et je l’ai épousée ! Je t’ai assuré que j’avais ton affaire, et ne m’en dédis pas. Il existe de par le monde une jeune fille modèle ; elle est orpheline et riche, elle a été élevée comme il convient par sa tante, que je connais un peu. Cela te va-t-il ?

La présentation se fit dans les premiers jours d’août. — Loïc trouva la nièce Roberte charmante, et la tante, Mme Henriette Prémontré, très distinguée. Riche, veuve de bonne heure, Mme Prémontré était encore belle à quarante-cinq ans ; mais on devinait au premier coup d’œil qu’elle avait dû être éprouvée par une dure souffrance. Un peu grande, elle plaisait par l’expression de ses yeux clairs et tristes qui regardaient bien en face. Le visage était à la fois pâle et animé : les cheveux, encore noirs, et à peine mêlés de quelques fils d’argent, couvraient un front large, marqué de deux ou trois rides profondes. D’un caractère égal, bonne, intelligente, Henriette recevait peu de monde. Très instruite, musicienne excellente, elle s’était chargée de l’éducation de sa nièce. En même temps elle lui donna une partie de ses goûts. Roberte ignorait ce que c’était qu’un bal, et préférait la compagnie de Mme Prémontré à celle des jeunes filles de son âge. Ainsi une tendresse sincère unissait ces deux femmes, et la nièce considérait sa tante à la fois comme une mère et comme une sœur aînée.

Les personnes admises dans l’intimité d’Henriette ne tarissaient pas en éloges sur son compte. Elle se livrait peu, restait silencieuse souvent, et il fallait qu’elle fût liée depuis longtemps avec quelqu’un pour causer à cœur ouvert. On était surpris alors de voir cette femme, d’aspect froid, s’animer soudainement, et en arriver à une sorte d’exaltation contenue.

Quand M. du Halloy lui eut présenté Loïc, elle dit à sa nièce : — Tu connais mes idées sur le mariage. M. de Bramafam te convient-il ? Oui… cela suffit.

Aussi jamais union ne fut-elle décidée plus rapidement ; un mois après la présentation, Paris apprit que le 2 septembre le marquis de Bramafam épouserait Mlle Roberte Marestreux dans l’église Sainte-Clotilde.

Nous savons qu’on ne se fit guère prier pour y venir en foule : il y avait Là quelques amis et beaucoup de curieux, c’est-à-dire beaucoup d’indifférens. Cette curiosité se comprenait : les femmes voulaient étudier celle qui les faisait abandonner, sinon oublier ; les hommes, pour lesquels Loïc était un type d’élégance, désiraient savoir si leur modèle avait bien choisi. Ce fut un grand désappointement ; Roberte Marestreux n’était ni laide ni jolie. De taille moyenne, un peu pâle de visage, elle n’avait de réellement remarquable que des yeux très-grands, légèrement à fleur de tête et d’une nuance sombre. La bouche, un peu forte, laissait voir des dents très blanches : les cheveux blond cendré étaient magnifiques ; mais en somme on ne trouvait rien en elle de ce qui fait les reines de la mode. Plus d’un avait dû passer à côté de cette jeune fille sans détourner la tête. Qu’il faut de temps souvent pour comprendre l’éloquence d’un regard ou le charme d’un sourire ! Qui sait si les plus jolies femmes ne sont pas les presque laides, celles à qui il faut un motif pour devenir charmantes ?

À côté de Roberte se tenait Mme Prémontré. À peine celle-ci détacha-t-elle les yeux une ou deux fois de son livre de messe pour jeter sur sa nièce un indéfinissable regard ; mais personne ne vit ce regard, et tout le monde remarqua l’attitude simple d’Henriette ; ce qui fit dire à Mme Norine Chandor, une Parisienne née en Hongrie :

— Cette jeune fille a quatre millions de dot et une tante un peu ennuyeuse : on peut bénir ce mariage sans crainte. Le marquis et la marquise de Bramafam auront une existence très-calme et beaucoup d’enfans !

On prétendait tout bas, il est vrai, que l’opinion de Mme Chandor était sujette à caution. Sa maison était une de celles où le jeune marquis allait le plus fréquemment, et l’on assurait que souvent aussi Norine avait témoigné le plaisir tout particulier qu’elle éprouvait à le recevoir.

La coutume s’est perdue des dîners plantureux et des bals interminables qui accompagnaient naguère les épousailles. Le soir même du mariage à l’église, Loïc et Roberte partaient pour le château de Lamargelle, dans la Côte-d’Or. C’était là que M. de Bramafam avait été élevé : il aimait fort cette propriété, et voulait y cacher les premiers temps de son bonheur. Ce bonheur ne devait pas être bien long, car, un mois après, Loïc écrivait à son ami Vivian Duvernay la lettre suivante :


« Château de Lamargelle, octobre 1869.

« Tu me demandes, mon cher Vivian, si je compte passer l’automne, et même l’hiver, perdu dans les délices de ma lune de miel. Rassure-toi, j’envoie par le même courrier quelques lettres d’invitation, et je compte que tu voudras bien prendre part aux chasses que j’organise. Mme de Bramafam et moi, nous espérons que tu te réuniras à ceux de mes amis que je prie de venir nous rejoindre.

« Comprends-tu ? Je le désire. Dans le doute, je m’explique. Ma femme est une très bonne créature, assez intelligente, une vraie compagne en un mot. Pendant vingt-quatre heures, j’avais rêvé ce que je m’imaginais être délicieux : un roman légal. La légalité est restée, mais le roman n’est pas venu. Dès le commencement de notre arrivée à Lamargelle, j’étais fixé. Il y a quinze ans que nous nous connaissons, mon cher Vivian. Une intimité de si longue date m’autorise à ne te rien cacher. Je m’ennuie, Mme de Bramafam s’ennuie, autour de nous tout le monde s’ennuie : je compte sur l’invasion de six Parisiens et de six Parisiennes pour jeter un peu d’entrain dans tout cet ennui-là. Tu sais l’homme que je suis : je crois qu’il serait difficile de rencontrer en ce monde deux natures plus dissemblables que la marquise de Bramafam et moi.

« J’ai cru d’abord être en face d’une énigme. Imagine-toi une femme froide par instinct et par volonté, ne connaissant rien, et ne voulant rien connaître, rebelle à tout ce qui la sortirait du milieu où elle a vécu, considérant la vie comme une table de Pythagore où tout est calculé à l’avance. Elle est ma femme, je suis son mari, c’est-à-dire qu’elle est faite pour diriger ma maison, surveiller mes gens, et moi pour mener prosaïquement une existence réglée minute par minute. Je savais bien que je faisais un mariage de convenance, mais je ne m’attendais pas à tant de convenance que cela ! D’ailleurs tu jugeras mieux par des faits. Tous les matins, elle est levée à sept heures : pendant que je dors dans mon appartement, elle a déjà quitté le sien. Quand je m’éveille, la marquise est allée à la messe, a inspecté ma maison, surveillé les jardiniers et donné tous les ordres. C’est-à-dire qu’à onze heures sa journée est finie, au moment où la mienne commence. À peine ai-je trouvé en elle une lueur d’émotion dans cette première intimité de deux jeunes époux qui se donnent l’un à l’autre. On dirait qu’elle joue un rôle étudié, ou qu’elle récite une leçon apprise à l’avance. En un mot, je n’ai pas épousé une femme, mais une statue, statue qui marche, mais ne court jamais, qui parle, mais ne cause pas.

« En y réfléchissant un peu, il m’a été facile de comprendre son caractère d’après l’éducation qu’elle a reçue. Roberte a été élevée par sa tante. Mme Henriette Prémontré, cette dame d’aspect triste que tu as pu voir à côté d’elle le jour de notre mariage. Mme Prémontré avait peu de relations, ne conduisait jamais sa nièce dans le monde, et il a fallu vraiment un caprice du hasard pour que deux êtres comme elle et moi, si peu faits pour se connaître, en arrivassent à s’épouser. Roberte a dû gagner à cette existence quasi de recluse sa froideur et sa sauvagerie. Une jeune plante ne courbe-t-elle pas sa tige au gré de celui qui la cultive ? Ce qui est indéniable, c’est la tendresse qu’elle éprouve pour sa seconde mère, qui me paraît avoir sur sa nièce une influence considérable.

« Une fois j’ai cru qu’elle allait s’émouvoir. Le ciel était clair : une vraie soirée de septembre. Elle avait manifesté le désir de se promener, et au lieu de donner l’ordre d’atteler, je lui proposai de sortir à pied : elle accepta. Tu sais qu’il y a à Lamargelle le plus admirable paysage qu’on puisse rêver. La route monte entre des buissons derrière lesquels s’étagent des bois épais. Est-ce parce que j’ai été élevé là ? mais ces lieux m’ont toujours paru d’une poésie exquise. Quand on arrive au sommet de la côte, on a devant soi un divin panorama. La colline s’abaisse brusquement, et descend presqu’à pic vers le ruisseau qui coule entre les saules : au-delà, formant l’autre pan du vallon, des champs qui vont mourir au bord d’une forêt. Ce tableau, éclairé par la lune, la frappa profondément. Je la vois encore, la tête couverte d’une mantille, émue et regardant. Ses yeux brillaient, son bras tremblait un peu contre le mien.

« — C’est beau, n’est-ce pas ? lui dis-je.

« Elle me répondit, d’une voix légèrement altérée :

« — Oui, c’est beau, bien beau…

« Mais cette émotion fut aussi rapide que la sensation qui l’avait fait naître. Roberte retira doucement son bras qui s’appuyait contre le mien, et, se plaignant de la fraîcheur, elle désira revenir au château. Tu comprends qu’après une ou deux épreuves du même genre je n’ai pas été plus loin. Mon oncle a voulu me marier : je suis marié. Grand bien me fasse ! J’ai une femme qui sera sûrement une honnête femme ; elle sera heureuse à sa manière comme je serai heureux à la mienne. Tout ira donc pour le mieux.

« Seulement tu ne t’étonneras pas que j’aie appelé mes amis à mon secours, et tenté de sortir du sépulcre où je suis. Viens vite : en attendant, je t’embrasse. À toi.

« Loïc de Bramafam. »


II.

En même temps que le marquis de Bramafam écrivait cette lettre, il invitait plusieurs personnes à venir passer le mois d’octobre au château de Lamargelle. De son côté, Roberte prévenait Mme Prémontré que l’intimité allait cesser. Ce fut celle-ci qui arriva la première. Roberte avait annoncé à son mari la visite de sa tante : Loïc se contenta d’approuver ; que lui importait ? N’aurait-il pas, lui aussi, ses hôtes au château ? Il la connaissait peu du reste, et il était loin de se douter du rôle considérable qu’Henriette jouait et jouerait dans sa vie. Mme de Bramafam fit atteler un matin, et partit seule pour la station de Blaizy-Bas, où descendent les voyageurs qui se rendent à Lamargelle.

Si son mari avait pu la voir pendant les trois heures que dura ce trajet, il n’eût pas reconnu celle qu’il appelait une statue. Enfoncée dans le coupé, Roberte songeait : l’air frais du matin venait fouetter son visage, et par instans, elle se penchait en dehors de la portière comme pour aspirer à longs traits la senteur pénétrante des bois mouillés. La route est constamment montueuse, et, de chaque côté du chemin, des forêts s’étendent à perte de vue. La Côte-d’Or est, parmi les départemens français pittoresques, celui où les sites agrestes abondent le plus. À chaque instant, le regard se heurte à une montagne toujours boisée : le torrent roulant une eau claire sur un lit de cailloux court parallèlement à la route, et c’est comme une double harmonie, celle qui vient de la plaine et celle qui vient de la montagne. Impressionnée par ce que Lamartine appelait le langage de la nature, Roberte semblait renaître ; son regard s’illuminait par instans, comme il s’était éclairé naguère quand Loïc avait conduit sa femme à travers champs.

Son visage reflétait l’impression de ce spectacle, lorsqu’à l’arrivée du train de Paris elle se trouva en face de sa tante. Mme Prémontré embrassa tendrement sa nièce, et quand elles eurent pris place toutes les deux dans le coupé :

— Regarde-moi, dit la voyageuse, en cherchant à lire d’avance sur le visage de sa nièce ce que celle-ci allait lui répondre…

— Tu as l’air heureux, murmura-t-elle.

— Je me sens plus gaie, répliqua Roberte ; j’étouffais dans ce grand château ! Cette matinée m’a fait du bien.

Il y eut un moment de silence entre les deux femmes. Mme Prémontré reprit en secouant la tête :

— Si tu m’as écoutée, si tu as suivi mes conseils, tu ne le regretteras jamais. N’oublie pas ce que je t’ai dit la veille de ton mariage. Je t’ai donnée à un homme que tu connaissais à peine, parce que je ne voulais pas de roman dans ta vie. Les romans coûtent trop cher !

Sa voix s’était légèrement altérée à ces dernières paroles. Elle reprit, changeant de ton :

— Comment ton mari se conduit-il avec toi ?

— Je vous l’ai écrit ; il est aimable, empressé, rien de plus.

— T’a-t-il fait quelque reproche ?

— Aucun ; j’ai bien senti pendant les premiers jours qu’il m’étudiait, et je me suis efforcée de me montrer à lui telle que je devais être, selon vous ; il a vite compris que je serais une honnête femme, une associée, pour me servir du mot que vous m’avez tant répété.

— Bien, ma chère enfant, tu n’as pas à douter de ma tendresse pour toi, n’est-ce pas ? Je t’ai aimée autant par égoïsme que par reconnaissance. Tu es d’abord venue mettre un devoir dans ma vie brisée ; plus tard tu y as mis une consolation, donc je t’ai dû autant que tu me dois peut-être. Je t’ai élevée comme il faut élever une femme aujourd’hui. J’ai éloigné de toi les futilités et les mièvreries à la mode. Tu n’aimais guère le monde ; bien t’en a pris, puisque j’eusse refusé de t’y conduire. Je t’ai inspiré la haine du mal et du frivole : c’est ce qui perd le plus vite une femme ; enfin j’ai eu soin de te choisir un mari qui t’était presque inconnu, afin que tu devinsses sa compagne sans t’être formé aucune idée préconçue pour ou contre lui.

— Ma tante…

— Laisse-moi finir. Tu n’étais qu’une jeune fille, il y a deux mois : aujourd’hui tu es une femme, et bien des paroles que tu ne pouvais comprendre quand je t’ai parlé si longuement, la veille de ton mariage, maintenant tu les comprendras. L’épouse, ma chère Roberte, doit être respectée par l’époux. Toute la vie du ménage est là. Tu aurais été très-malheureuse en inspirant une passion à ton mari. Une estime tendre suffit. La passion disparaît, l’estime reste, et avec elle la tendresse. Si tu ne t’étais pas en quelque sorte repliée sur toi même, si tu avais livré tous tes trésors de dévouement, d’amour à ton mari, il aurait vu en toi un jouet qu’on peut briser sans scrupule. Il n’a lu que la première page de ton cœur : tu es sauvée. Il voudra te posséder entièrement. Lorsque l’on a dévoré un livre d’un seul trait, on le ferme, et tout est dit.

Roberte écoutait sa tante avec une attention soutenue. L’impression fraîche, jeune, vivace, qu’elle avait emportée en elle le matin, luttait secrètement contre cette parole froide. Elle se serait tue, tant était grande sa confiance en sa mère adoptive, si celle-ci ne lui avait dit avec une certaine inquiétude :

— Pourquoi ne me réponds-tu rien ?

— Je me rappelle que vous m’avez tenu souvent ce langage, ma tante, murmura Roberte, comme si elle continuait une pensée, et je me demandais, pour la première fois, si vous ne pouviez pas vous tromper.

Mme Prémontré fit un brusque mouvement et prit les mains de Roberte dans les siennes, en la regardant bien en face.

— Parle, dit-elle.

— Votre dernier conseil a été celui-ci : « Il faut avant tout que ton mari te respecte ! Le respect, dans le mariage, passe avant l’amour. » Je vous ai obéi. J’ai été avec M. de Bramafam ce que vous m’aviez conseillé d’être. Eh bien ! faut-il vous l’avouer ? Ce n’a pas été sans de sourdes révoltes que j’ai difficilement vaincues ! Je le voyais à côté de moi, silencieux, me regardant, et j’avais envie de lui sauter au cou, de l’embrasser et de lui crier : « Tu ne me connais pas, je t’aime ; aime-moi ! » Un soir, il m’a menée sur la côte, près des bois, au milieu des champs… Je me suis sentie remuée par quelque chose d’ardent qui me prouvait que vous aviez tort. Je me disais que le respect était grand sans doute, mais que l’amour était divin, et qu’il était impossible que ces deux sentimens fussent ennemis ; puis vos paroles me revenaient à l’esprit, vous me les aviez répétées si souvent ! Et je me prenais à douter ; mais on ne détruit pas en un mois une influence de douze années. J’ai vingt ans, je ne suis plus une enfant, et j’ai assez de raison pour me dire que ma sensation ne peut l’emporter sur votre expérience. Pourtant ce matin j’ai eu comme une nouvelle révolte contre moi-même, contre vous. Si vous vous trompiez ? Si ce qui plaide en moi la cause de ma jeunesse avait raison ? Vous êtes ma meilleure amie, presque ma mère : si je suis en péril en repoussant vos conseils, sauvez-moi !

Mme Prémontré avait écouté sa nièce en conservant la même attitude, c’est-à-dire en la regardant fixement. Roberte lut sur son visage l’effroi que ces paroles lui inspiraient : elle se jeta dans ses bras en pleurant.

— Mon enfant, ma chère enfant ! murmura celle-ci en couvrant de baisers le front de la jeune femme, j’espérais bien que tu ne souffrirais pas aussi, toi !

Elle essuya les larmes qui coulaient sur ses joues :

— Écoute, reprit-elle, ce n’est pas ma tendresse seule qui m’autorisait à te pousser dans la voie où tu marches. C’est mon propre exemple. Il y a une chose que tu ignores ; j’ai été mariée à seize ans, à un homme que j’adorais. Dès les premières heures, je lui appartenais, entièrement, absolument. C’était un Dieu pour moi ; mon bonheur a duré deux ans ; deux ans de passion folle ! — J’étais une maîtresse pour lui, et j’étais toute fière quand on lançait des regards d’envie sur notre amour. Après ces deux ans, ce fut fini. Je le vis se refroidir brusquement… hélas ! Je sus bientôt qu’il me trahissait. J’ai voulu résister : je me suis brisée contre son oubli. Alors je me suis faite bassement sa complice, et j’ai tenté de le reconquérir par ce qui le séduisait chez les autres. Moi qui chérissais la vie calme, je me jetai dans le tourbillon. J’étais de toutes les fêtes, et la plus parée : les hommages venaient à moi, sans qu’il daignât même s’en apercevoir. Lorsque nous rentrions d’un bal ou d’un théâtre, il m’adressait un banal compliment, et c’était tout ; son cœur ne m’appartenait plus. Que de fois j’ai foulé aux pieds avec rage la parure que j’avais mise pour lui plaire ! Dix ans se passèrent ainsi…

Elle s’arrêta un instant. Le flot des souvenirs montait de son cœur à ses lèvres, et l’amertume de son langage s’en augmentait.

— Que te dirai-je ? Je compris un jour que ce serait folie de lutter encore. Qu’étais-je pour mon mari ? Une passion éteinte. Il m’avait aimée trop ardemment tout d’abord. Lui, continuait sa vie d’homme souriant et heureux. Aux premières paroles de jalousie qui m’échappèrent, il me répondit de façon à me témoigner combien il me trouvait ridicule. Une heure vint où l’adultère caché ne lui suffit plus. Il partit avec la première venue pour l’Angleterre : il y est mort. Quant à moi, j’étais veuve à trente ans, avec un cœur brisé, une existence détruite ! Voilà ce que j’ai souffert ! Je ne veux pas que tu souffres à ton tour. Je m’étais dit souvent que, si ma vie était à recommencer, je serais autre que j’avais été. J’ai fait pour toi ce que je ne pouvais plus faire pour moi-même ! Jadis je t’ai donné le conseil, aujourd’hui je te montre l’exemple, et maintenant que tu as vu l’abîme, décide !

Rien ne saurait peindre l’âpreté de ces paroles. Il y avait là autant d’inquiétude que de douleur. Roberte courbait le front :

— S’il en aimait jamais une autre que moi, pourtant ? murmura-t-elle, trop bas pour que sa tante pût l’entendre.

Les deux femmes restèrent muettes pendant le reste du voyage. Cette vie brisée, que Roberte voyait s-e dresser devant elle comme un épouvantail, la faisait tristement songer.

Loïc les attendait sur le perron du château : il conduisit Mme Prémontré à son appartement, et quand celle-ci se sépara de sa nièce elle avait reconquis sur ce jeune cœur toute son influence passée.


III.

Quelques jours plus tard, le château de Lamargelle était plein de vie et de mouvement. Les hôtes espérés animaient la solitude. Parmi eux se trouvaient M. et Mme du Halloy, Vivian Duvernay, l’ami intime de Loïc, et Mme Norine Chandor. Cette Hongroise avait bien le type de sa race : grande, élancée, d’une élégance suprême, elle ressemblait à s’y méprendre à Mme de Pompadour, telle qu’on peut la juger par les portraits du temps. Elle possédait à un haut degré ce charme de l’attitude qui est si séduisant. Nulle ne savait comme elle se camper fièrement au milieu d’un salon, la tête un peu rejetée en arrière, la lèvre humide, les yeux brillans ; elle lançait alors des regards de souveraine sur tous, et suivant son expression hardie « se faisait passer en revue. » Paris se donne de temps en temps de ces reines-là. Mme Chandor avait quelque part un mari conseiller d’état, qu’on voyait dans les grandes occasions. Ce mari venait passer une semaine à Paris, en ayant soin de prévenir sa femme un mois à l’avance : il regardait en souriant les adorateurs de Norine, et s’en retournait placidement à Vienne, après avoir dit deux mots, fait quatre visites et bu cent bouteilles de Champagne. On plaisantait un peu M. Chandor : à tort sans doute, car le monde n’avait jamais pu articuler une accusation bien précise contre la belle Norine ; il se contentait de soupçonner. Elle portait des toilettes extravagantes ?… Une reine du high life ne peut faire autrement. Elle était de toutes les fêtes ? C’est qu’elle avait beaucoup de relations et des plus brillantes. On citait d’ailleurs son salon comme l’un de ceux où l’on cause encore, et si elle avait trop d’adorateurs, ce ne pouvait être que la faute de la nature, qui lui donnait la beauté et la séduction. En tout cas, si Mme Chandor avait eu une ou plusieurs liaisons, elle les cachait bien, car nul ne pouvait, en accolant un nom d’homme au sien, faire naître un sourire sur toutes les lèvres. Telle était la femme que Loïc avait tenu à recevoir une des premières, désirant sans doute que Norine se chargeât de bien disposer le monde où elle régnait en faveur de Mme de Bramafam.

On comprend que le marquis voulait amuser ses hôtes. Il se plaisait tellement dans ce milieu parisien et gai, après le triste mois qu’il venait de passer ! Aussi, cinq ou six jours plus tard, était-il déjà question d’organiser un bal. Les châteaux des environs devaient fournir autant de danseurs et de danseuses qu’il serait nécessaire, et ce bal serait donné la veille du retour à Paris.

On partit un matin pour une grande chasse à courre. Mme Prémontré, qui traversait ces gaîtés silencieuse et calme, avait préféré demeurer au château ; et comme Roberte manifestait la même intention, elle lui dit :

— Tu as tort ; à ton âge on a besoin d’exercice : cela te fera du bien.

Dès huit heures du matin, les chasseurs se réunirent sur le perron. Un grand landau devait emmener Roberte et Mme du Halloy. Emprisonnée dans une amazone noire d’une coupe irréprochable, Norine caressait de la main un magnifique cheval qui piaffait d’impatience :

— La marquise nous abandonne donc ? demanda-t-elle à Loïc en voyant Roberte assise dans le landau.

— Elle ne sait pas monter à cheval, répliqua le jeune homme. Loïc prit dans sa main le petit pied de Mme Chandor, qui se hissa légèrement ; il sauta à cheval à son tour, et tous deux se placèrent en tête de la cavalcade.

A onze heures du matin, les chasseurs étaient réunis autour d’un très beau dix-cors, excepté Loïc et Norine, qu’on avait perdus de vue depuis une demi-heure.

— Bah ! dit le général, ils se sont égarés sans doute, et ils seront allés rejoindre ces dames.

En effet, Roberte et Mme du Halloy étaient restées dans la voiture pour faire une promenade aux sources de la Seine.

Loïc et Norine s’étaient égarés, le général avait raison. Au moment où les piqueurs sonnaient le forcé, tous les deux, abusés par l’écho du bois, avaient poussé leurs chevaux dans la direction opposée.

— Vite ! vite ! marquis, s’écria Norine quand elle entendit les trompes, ou nous serons en retard.

— Le sentier est trop étroit, madame, nous ne pourrons jamais y marcher côte à côte ; passez devant.

Mme Chandor donna un coup de cravache à son cheval, qui s’élança, suivi de près par celui de Loïc. Ils entrèrent au bout de dix minutes de galop dans une large clairière où aboutissaient plusieurs routes.

— Eh ! nous n’entendons plus rien ! dit Norine en arrêtant court son cheval.

— C’est vrai.

Elle se mit à rire :

— Vous me répondez : « C’est vrai, » et vous n’avez pas même cherché à entendre.

— J’aime mieux vous regarder.

— Vraiment ?

— Oui, vous êtes charmante ainsi, avec votre visage animé par la course. D’honneur, Walter Scott aurait fait une autre Diana Ver- non, s’il vous avait vue dans ce cadre roux de feuilles mortes !

Norine s’était dégantée : son mouchoir tomba sur la mousse. Aussitôt Loïc sauta à bas de son cheval, ramassa le mouchoir et le tendit à Mme Chandor.

— Voulez-vous descendre aussi et vous reposer un moment ? lui demanda-t-il.

— Volontiers. Il y a deux heures et demie que je galope : nous sommes au moins à une lieue de la chasse, et avant de fournir une nouvelle traite…

Elle se laissa glisser entre les bras du jeune homme, qui la déposa doucement à terre. Il la regardait toujours ; cela la fit rire encore.

— Vous êtes gaie, ce matin ! dit-il.

— Savez-vous à quoi je pensais, marquis ? reprit Norine en jetant la traîne de son amazone sur son bras.

— Non, en vérité.

— Je songeais que pendant six ans vous m’avez rencontrée dans le monde, vous êtes venu souvent chez moi, et vous ne vous mettez à me faire la cour… que lorsque vous êtes marié !

Loïc rougit.

— Votre femme est charmante, continua Norine en s’asseyant sur l’herbe : pourquoi donc êtes-vous si peu empressé avec elle ? Savez-vous qu’on pourrait croire…

— J’ignore ce qu’on pourrait croire, madame, répliqua Loïc un peu piqué ; Mme de Bramafam est la compagne que j’ai souhaitée, je l’aime et je suis aimé d’elle ; je ne demande rien de plus et me tiens pour satisfait de la grande somme de bonheur qui m’est départie.

Mme Chandor le regarda du coin de l’œil et fit un imperceptible mouvement d’épaules.

— Je puis vous raconter cela maintenant, dit-elle en effeuillant une violette. Quand la nouvelle de ce mariage a éclaté comme un coup de foudre dans notre monde médisant, quelques bonnes personnes sont venues me voir aussitôt avec des airs de compassion qui m’amusaient bien, allez… Vous comprenez, mon cher, que vous n’êtes pas dangereux à présent, un homme marié ne compte pas ; mais autrefois je ne serais pas restée seule avec vous au milieu des bois ; on m’aurait déchirée à belles dents !

— Tandis que maintenant…

— Oh ! maintenant…

Norine jeta dédaigneusement la violette par-dessus son épaule, pendant que Loïc se levait.

— Est-ce qu’elle aime le monde, votre femme ? reprit-elle.

— Je le crois..

— Vous devriez en être sûr. Après un mois de mariage, je vous certifie que je connaissais mieux mon mari que vous ne m’avez l’air de connaître votre femme. Après cela, l’amour est aveugle.

Loïc sentait une légère irritation le gagner :

— Dites-moi, chère madame, ai-je jamais rien fait qui pût vous blesser ?

— Jamais.

— Alors pourquoi vous moquez-vous de moi ? Vous savez qu’il y a certaines choses, dites par une femme, auxquelles un homme, si spirituel qu’il soit, ne trouve pourtant rien à répondre.

— Oh ! oh ! s’écria Norine en éclatant de rire, je ne reconnais plus mon marquis de Bramafam ! Vous, l’homme élégant, l’homme à la mode, vous vous avouez vaincu ? Tenez, mon cher, vous avez fait une folie. Mme de Bramafam est une femme charmante ; mais ce n’est pas elle que vous auriez dû épouser. Je l’ai étudiée depuis quelques jours… Elle n’est même pas la petite bourgeoise que je croyais. Je n’ai pas vu de flamme dans ses yeux ; elle passe à côté de vous, cette jeune épouse, sans que son regard soit chargé de cette tendresse de la lune de miel. Elle n’est qu’affectueuse, elle n’est pas tendre. Vous ne pouvez pas lui en vouloir : il y a des natures comme cela ! Vous aimez à monter à cheval : elle n’est pas écuyère ; vous aimez la valse : elle ne danse pas ; vous aimez la causerie : elle est silencieuse. Hier soir, au salon, — ne soyez pas trop vaniteux — vous et le général, vous avez été étourdissans d’esprit. Chacun de nous vous applaudissait. J’ai examiné la marquise : enfoncée dans son fauteuil au coin du feu, elle contemplait la flamme, et à peine a-t-elle répondu aux quelques paroles qu’on lui adressait. Sa tante était en face d’elle… On aurait dit, à les voir silencieuses et froides toutes les deux, qu’elles avaient le même âge !

Mme Chandor prononça son petit discours avec un art exquis. Ce qu’il y avait de perfidie dans son regard, dans son accent, ne peut se peindre. Elle était beaucoup trop fine pour n’avoir pas compris que Loïc était blessé de ses paroles ; mais elle éprouvait comme un âpre plaisir à l’irriter davantage. Ces méchancetés n’étaient peut-être que la petite vengeance d’une jalousie posthume ; mais Loïc n’avait pas le calme nécessaire pour que cette réflexion lui vînt immédiatement à l’esprit.

— J’ai le regret de vous apprendre, chère madame, reprit-il avec une froideur calculée, que vous vous trompez absolument. J’ignore si Mme de Bramafam, si ma femme est telle que vous me la peignez. Vous l’avez dit vous-même, l’amour est aveugle ! Ce que je sais par contre, c’est que j’ai voulu épouser une honnête femme et non une coquette. La marquise ne monte pas à cheval, soit : au moins ne la rencontrera-t-on pas au bois de Boulogne escortée de jeunes gens. Elle ne danse pas, c’est vrai : j’y gagnerai de ne pas la voir, sous prétexte de valse, s’abandonner pendant dix minutes aux bras d’un homme. Elle parle peu, j’en conviens : je serai certain que celle qui porte mon nom ne risquera jamais une parole malsonnante.

Dès les premiers mots de Loïc, Norine s’était levée, une légère pâleur couvrait son visage ; mais elle avait trop l’habitude du monde pour laisser rien voir de sa colère. Quand le marquis s’arrêta, elle souriait :

— Ce que vous dites là, mon cher ami, me comble de joie. J’avais si peur que vous ne fussiez pas heureux ! Et maintenant, si vous voulez, nous allons rejoindre nos chasseurs.

— Tu m’as blessé, pensa Loïc ; mais je t’ai rendu trait pour trait. S’il avait pu voir le regard fauve que Norine lui jeta lorsqu’il

l’aida à remonter à cheval, il aurait été effrayé. Ce regard-là contenait autant de haine que de passion. Ils arrivèrent à l’hallali un quart d’heure après que tout était terminé.

— Qu’êtez-vous donc devenus ? demanda le général ; on vous cherchait partout.

— Nous nous étions perdus, répliqua Loïc, en évitant de rencontrer les yeux de Vivian Duvernay. En effet, Vivian avait été son confident, et il craignait que son ami ne devinât ce qui venait de se passer ou se méprît sur le sens de ce tête-à-tête ; mais Vivian ne pouvait rien soupçonner. Pour lui, Loïc était un type d’honneur et de probité. Il savait que le marquis n’avait jamais été amoureux de Mme Chandor. Pourquoi une passion pour elle lui serait-elle venue si tard ?

Vivian Duvernay avait à peu près le même âge que Loïc. Pauvre, il s’était jeté à corps perdu dans l’étude Son nom, connu et estimé dans un petit groupe de savans, gagnait une certaine notoriété à des travaux de portée considérable. Brillant élève de l’école normale, il allait donner sa démission après huit ans de services universitaires, quand il fut nommé par le ministre professeur à la Faculté des Sciences de Paris. On aurait pu croire que cet esprit sérieux exerçait une influence sur le caractère mondain de Loïc ; c’était le contraire. Dans la vie comme au collège, l’influence était du côté de Loïc. Vivian n’avait jamais le courage de blâmer ce qu’il appelait des folies « regrettables. » C’était un mot qu’il répétait volontiers. Cet homme doux haïssait par-dessus tout les expressions violentes. À son arrivée au château, il s’était contenté de répondre à son ami, qui lui demandait ses réflexions sur la lettre que nous connaissons :

— Oui,… oui ;… j’ai lu cela avec peine. C’est regrettable, mon ami, très regrettable.

Au fond, il en souffrait, car il aimait tendrement le marquis.

— Je crois qu’il serait temps de rejoindre la marquise, dit le général, quand Loïc eut donné l’ordre de transporter le cerf au château. Eh ! mon gaillard, après un mois de mariage !..

Loïc eut un mouvement d’impatience, et Norine détourna la tête pour qu’il ne la vît pas sourire.

Mme du Halloy et Roberte avaient continué leur promenade en voiture pendant que les cavaliers couraient sous bois ; on devait se retrouver à un endroit convenu. Quand les chasseurs s’arrêtèrent auprès du landau, Mme du Halloy exprimait à la marquise l’émotion « que les sites enchanteurs du paysage faisait naître en elle. » Songeuse et attristée, Roberte n’écoutait guère les divagations poétiques de la vieille dame, et celle-ci s’avouait tout bas qu’elle n’avait jamais eu, un auditoire aussi complaisant et surtout aussi muet.

— Voulez-vous me donner une place à côté de vous, marquise ? demanda Norine. Je suis un peu fatiguée.

— Volontiers, madame, répondit Roberte, comme arrachée en sursaut à un rêve.

M. de Bramafam mit sa monture au petit galop sous prétexte d’escorter les dames. Il voulait seulement prendre de l’avance sur la cavalcade afin de réfléchir. Mme Chandor produisait sur lui une impression bizarre. Étaient-ils donc vrais, ces bruits répandus naguère sur la nature des sentimens que Norine, disait-on, éprouvait pour lui ? Loïc avait trop d’esprit pour être fat ; de plus il n’était pas de ces niais qui se font gloire de conquérir des cœurs. Depuis 1830, don Juan est malade, le ridicule l’a frappé. M. de Bramafam était bien de sa génération. Il voyait dans une bonne fortune le plaisir et non la vanité. Comment n’avait-il pas remarqué jadis l’étrange séduction de cette femme ? Ses yeux verts lançaient des flammes, et quelle élégance souveraine dans les mouvemens félins de cette belle créature ! Comme elle avait bien joué avec lui en raillant le manque de perfections mondaines de celle qui était la marquise de Bramafam ! Loïc avait fait son devoir en défendant Roberte, mais il était forcé de reconnaître l’habileté du dédain de Norine devant l’ironie cruelle de sa réponse.

— Qu’as-tu donc à rêver tout seul, marquis ? lui dit tout à coup son oncle en le rejoignant.

— Je ne rêvais pas.

— Après un mois et demi de mariage, tu en as le droit. Quand sera-t-on amoureux de sa femme, sinon pendant la lune de miel ? Moi-même, lorsque j’ai épousé ta tante,… mais passons. Je peux me vanter d’avoir mené à bonne fin une affaire difficile. Sans moi, tu serais encore garçon, et je te demande si tu en serais plus avancé. Oh ! je sais ce que tu peux me répondre : les charmes de la vie de jeune homme ! Charmes très séduisans, en effet, et c’est bien la peine d’en parler.

— Vous avez raison, mon oncle.

— N’est-ce pas ? Si j’ai les cheveux gris, je suis encore jeune, et je puis me flatter de connaître à fond la plus charmante moitié de l’humanité. — Loïc retint difficilement un sourire. C’était la grande prétention de M. du Halloy.

— Veux-tu que je te fasse ma théorie ? continua le général avec la fatuité naïve qui faisait le fond de son caractère. J’ai eu assez de succès, et dans tous les mondes, pour juger à merveille les femmes. Il y en a bien peu qui méritent d’inspirer une passion. Ainsi tiens, je te prends pour exemple ; tu as eu une réputation d’homme à bonnes fortunes : pas une de celles qui t’ont distingué n’était digne d’inspirer un amour violent, j’en jurerais !

Le marquis se gardait bien de répondre. Quand son oncle entamait ce chapitre-là, il fallait le laisser aller jusqu’au bout. Le général était intimement persuadé que lui seul avait rencontré des femmes dignes de faire naître une violente passion. Il répétait souvent :

— Lord Byron et moi, sommes dans ce siècle les seuls qui ayons réellement aimé !

— Note qu’il n’y a pas de ta faute, reprit-il. Les temps dégénèrent ; il y a dix ans, les femmes valaient mieux qu’aujourd’hui. Je cherche vainement, dans tout Paris, une héroïne de roman, et je n’en vois qu’une. Encore as-tu passé à côté d’elle sans la comprendre ! c’est Mme Chandor.

Loïc eût donné beaucoup pour que le gros des chasseurs les rejoignît. Cette conversation commençait à le gêner ; mais l’avance prise par leurs chevaux était considérable. M. du Halloy continua sur le même ton.

— Je te l’avoue, j’ai bien peur de m’enthousiasmer un peu plus qu’il ne faudrait pour elle. Quelle élégance, et quelle nature ! Lorsqu’elle me regarde avec ses yeux verts, je serais prêt à devenir son esclave ; puis, comme elle sait, d’un mot toujours net et clair, préciser sa pensée ! Dire qu’il y a un être au monde qui est le mari de cette sirène, et qu’il peut vivre loin d’elle !

On croirait souvent que le hasard se fait complice des passions mauvaises. Depuis que Mme Chandor préoccupait l’esprit de Loïc, il n’avait pas cessé un instant d’entendre parler d’elle. On apercevait au loin le château au milieu des arbres. Le marquis songea, non sans plaisir, qu’il allait pouvoir quitter son oncle ; mais il lui restait une dernière phrase à subir :

— Autrefois je ne t’aurais pas dit tout cela, mon neveu, acheva le général en riant : à présent tu n’es plus en danger, et je puis me déclarer ton rival !

Il le fit comme il le disait. M. du Halloy eut soin au déjeuner de se placer à côté de Norine, et il essaya de la taquiner sur son tête-à-tête avec M. de Bramafam.

— Faites attention, ma nièce, dit-il à Roberte en riant ; je vous dénonce votre mari !

Il se mit à raconter avec esprit comment le marquis et Mme Chandor s’étaient égarés sous bois. Tout le monde s’amusa de son récit, Loïc lui-même, car il n’aurait jamais pu soupçonner la froide statue qui était sa femme de s’émouvoir de ce qui n’était en somme qu’un hasard. Roberte avait assez de puissance sur elle-même pour ne rien laisser découvrir de ses sentimens ; mais elle se sentit mordue au cœur par une sourde jalousie. Explique qui pourra ces éternelles contradictions du cœur féminin : elle souffrit à la pensée qu’une autre avait pu tenir son mari captif pendant une heure. Deux ou trois fois, pendant que le général parlait, elle regarda sa tante. Mme Prémontré semblait ne pas entendre. Mme du Halloy l’accaparait en ce moment, pour lui expliquer comment Gœthe avait raconté sa propre histoire, à elle, en écrivant Werther, car la brave dame n’eût pas détesté le rôle des Charlottes un peu mûres. Après le déjeuner, on se réunit au salon. Livrée à elle-même, excitée par sa jalousie inconsciente, Roberte fut telle qu’elle n’avait jamais été. Elle haïssait en ce moment son mari et Mme Chandor. M. du Halloy parlait de don Juan, célébrant la gloire de ce conquérant de femmes, et Norine approuvait par de petits rires. Roberte se jeta bravement dans la mêlée.

— Ah ! je ne suis pas de votre avis, moi ! s’écria-t-elle. Don Juan me produit l’effet d’un fou, qui, ayant une grosse somme d’argent, achèterait mille statuettes de plâtre, au lieu d’acquérir d’un seul coup une statue de maître !

— Vraiment, ma nièce ? Eh ! eh ! vous connaissez peu la vie ! Roberte sentit qu’on la regardait. Sa timidité aurait pris le dessus peut-être, mais sa jalousie l’aiguillonnait :

— N’est-ce pas votre avis, madame ? continua-t-elle en regardant Mme Chandor. Que diriez-vous d’un homme qui préférerait le plaisir au bonheur ? Voilà don Juan ; Zerline et les autres ne font pas la monnaie d’Elvire !

— Il n’était pas de votre avis, marquise, répliqua Norine avec enjouement, et la meilleure preuve, c’est que don Juan est mort jeune, aimé, donc heureux !

— L’histoire se trompe, répliqua Roberte : don Juan n’a pas eu la fin qu’on raconte. La légende montre don Juan tué par le commandeur, parce qu’il faut bien un dénoûment au drame. J’en ai imaginé un autre plus vrai. Le commandeur arrive au souper ; la salle du festin est prête, les lumières étincellent, les fleurs embaument, les plus belles señoritas de Madrid ont voulu assister au châtiment du criminel, et sont là radieuses et parées. On se met à table, et le souper commence. Peu à peu, le sang glacé du commandeur se réchauffe, sa lèvre ébauche un sourire, et il pardonne à don Juan, en échange de la fête qu’il lui offre !

— Et après ?

— Après ? C’est ici que la moralité de mon dénoûment éclate. Don Juan ne meurt pas : ses crimes étant absous, il se hâte d’en commettre d’autres. Il fait de nouvelles victimes, triomphe dans de nouveaux duels ; d’Espagne il passe en France, de France il se rend en Italie, cela dure ainsi pendant de longues années. L’âge vient enfin, ses cheveux blanchissent, ses caisses se vident, car il a jeté son or à tous les vents de la folie, il est devenu vieux et laid ; les femmes le fuient, et l’amour s’écarte de lui en se moquant ; don Juan n’est plus don Juan, et il meurt à quatre-vingts ans, perclus de rhumatismes, pauvre, malheureux et abandonné !

Tout le monde applaudit ; seul Loïc ne dit rien. Il se contenta de regarder Roberte. Elle était belle vraiment, avec ses yeux brillans et son teint animé. Comme tout homme qui se sent rouler sur une pente fatale, il tenta de se raccrocher à la branche tendue. Aurait-il donc méconnu Roberte ?

Un peu avant le dîner, Norine proposa une promenade dans le parc : elle espérait que le marquis la suivrait ; mais celui-ci alla rejoindre sa femme, qui était remontée à son appartement. Roberte avait souffert pendant toute cette journée ; elle s’était sentie jalouse ! Blessée par les attentions de son mari pour Mme Chandor, elle avait voulu triompher à son tour. Dès qu’elle se trouva seule dans sa chambre, elle ne put retenir ses larmes. Elle aimait éperdûment Loïc, et sa jeunesse l’emportait enfin sur les conseils de l’expérience.

— S’il pouvait venir, pensa-t-elle, comme je lui sauterais au cou !

N’était-ce pas pour lui qu’elle s’était laissé aller à une improvisation brillante ? Elle entendit aussitôt le pas pressé de son mari qui montait l’escalier : « C’est lui », songea Roberte avec une profonde émotion.

— Est-ce que vous êtes souffrante, mon amie ? dit Loïc en entrant ; vous m’avez inquiété, et je suis venu.

Il parlait d’une voix douce, avec tendresse même. Si elle s’était jetée dans ses bras, ces deux êtres devenaient à jamais heureux ; mais elle se rappela soudain Mme Chandor. Un démon s’empara d’elle ; elle recula de deux pas et dit d’un ton amer :

— Nullement, mon cher Loïc, je ne vous remercie pas moins de votre sollicitude.

— Vous avez pleuré, Roberte ?

— Moi ? pourquoi aurais-je pleuré ? Est-ce que je ne suis pas heureuse ?

Elle ajouta, la rage dans le cœur : — Nos amis et Mme Chandor sont dans le parc. Voulez-vous m’excuser auprès d’eux ? J’irai les joindre dans un instant.

Le marquis comprit que sa femme le congédiait. Il s’inclina et sortit.

Roberte restait debout et tremblante au milieu de la chambre. Elle eut la conscience de ce qu’elle venait de faire ; éperdue, elle appela : « Loïc ! » mais celui-ci ne pouvait plus l’entendre. Elle se souvint alors du tableau sombre que sa tante lui avait fait des époux qui en viennent à se haïr pour s’être trop aimés, et elle murmura en pleurant : — Il me semble que je serais plus heureuse en étant malheureuse !

Cet incident eut pour résultat de rejeter Loïc dans son caprice. Pendant les deux jours qui suivirent, Mme Chandor surprit deux ou trois fois le regard du jeune homme qui la fixait avec une expression étrange. Elle était trop femme pour ne pas deviner que le marquis se laissait aller au sentiment qui l’attirait vers elle, et de son côté Loïc se sentait rapproché de Norine à mesure qu’il s’éloignait de Roberte. Si ce n’était pas de l’amour dans le sens élevé de ce mot, c’était une irritante curiosité qui le faisait constamment penser à cette femme. Quand vint ce fameux bal organisé tant à l’avance, il eut une fois de plus l’occasion de comparer Norine à Roberte. La marquise de Bramafam, sous prétexte qu’on était à la campagne, portait une robe montante, élégante, mais simple ; Norine au contraire triomphait par l’éclat même de sa splendide beauté. Les épaules nues, sans autre bijou qu’un énorme diamant tremblant dans ses cheveux sombres, elle était vraiment admirable ; il n’y eut qu’un cri lorsqu’elle parut, et, quoiqu’elle éclipsât toutes les femmes, elle fit plus de jalouses que d’envieuses.

Cette reine des bals parisiens fut d’une affabilité charmante avec tout le monde. Trois heures durant, elle accepta les invitations des plus indifférens. Vers deux heures du matin, une partie des châtelains des environs venait de partir, quand Loïc vint à son tour la prier de lui accorder une valse.

— Vous y avez mis le temps ! dit-elle avec un sourire.

— J’aurais craint d’être importun,… vous acceptiez tous les danseurs.

— Eh ! que m’importait, puisque ce n’était pas vous !

Elle prononça cette phrase avec une passion contenue qui fit tressaillir le jeune homme. Il saisit Norine dans ses bras et l’entraîna dans un rapide mouvement de valse. Il sentait contre lui ce corps souple et charmant, et il se disait que cette délicieuse créature venait de lui lancer un audacieux aveu. On pouvait les regarder ; il reconduisit Mme Chandor à son fauteuil et s’éloigna. Cinq minutes après, il la vit se diriger vers un boudoir attenant au petit salon et refuser le bras du général, qui lui offrait d’être son cavalier. Le salon était presque vide ; les invités encore présens venaient d’entrer dans la salle du souper. Loïc marcha lentement vers la porte du boudoir que Norine avait fermée derrière elle, et l’ouvrit. Mme Chandor était accoudée à la cheminée, le dos tourné, et ne pouvait le voir. Le tapis amortissait le bruit de ses pas : il s’avança vers elle, enivré. — Norine ! murmura-t-il.

Elle eut comme un mouvement d’effroi, et, fermant les yeux, elle laissa aller sa tête sur la poitrine du jeune homme ; mais ce ne fut qu’un instant : elle fit un bond en arrière, la mais étendue vers la porte. Roberte était là, défaillante, elle avait tout vu.

Ce drame intime ne dura que quelques minutes. Mme de Bramafam, surprise de ne pas voir son mari à son poste de maître de maison, était venue le chercher, et la fatalité lui avait tout fait découvrir.

Le premier, Loïc voulut sortir de cette situation pénible. Il fit quelques pas vers Roberte ; mais celle-ci recula et, agitant son bras avec violence comme pour arrêter son mari : — Oh ! laissez-moi ! laissez-moi ! dit-elle.

Qui donc a dit que la femme savait sourire en ayant le cœur désespéré ? Nul ne s’aperçut de l’angoisse qui torturait Mme de Bramafam. Elle resta maîtresse de maison jusqu’au dernier moment, et comme un de ses hôtes s’étonnait que Mme Chandor eût disparu, elle répondit avec un sourire que Norine, s’étant sentie fatiguée, avait dû se retirer.

Le marquis, très pâle, très troublé, dut remplir également ses devoirs d’hôte jusqu’au bout. Quant à Roberte, lorsque tous les étrangers eurent disparu, reconduits par Loïc, lorsque les habitans du château eurent regagné leurs appartemens et qu’elle fut demeurée seule dans le salon en face de sa tante, un changement effrayant se fit sur son visage. Mme Prémontré devina aussitôt qu’il venait de se produire un grave événement :

— Roberte, mon enfant, s’écria-t-elle, en courant à sa nièce, que se passe-t-il ? Qu’as-tu donc ?

La jeune femme se dégagea des bras de sa tante : — Écoutez-moi, dit-elle d’une voix saccadée, vous m’avez donné des conseils, je les ai suivis ; vous m’avez assuré que je serais heureuse en vous croyant, je vous ai crue : eh bien…

— Ton mari !…

— Je l’ai surpris dans les bras de Mme Chandor !…

— Oh ! ma pauvre enfant !…

— Tout n’est donc que mensonge ! s’écria Roberte. Vous m’avez dit que je devais conquérir le respect de mon mari sous peine de malheur ; vous m’avez dit qu’en me livrant tout entière, je lasserais sa tendresse. Où donc est la vérité ? où donc est le bonheur ? Il y a deux mois que je suis mariée, et il me délaisse ! Non-seulement je n’ai pas pu gagner son amour, mais encore je n’ai pas su conquérir son respect, puisque c’est dans ma maison qu’il a… Oh ! je n’aurais jamais cru que ce fût chose possible ! Pourquoi m’avez-vous donné ce mari ? Je ne l’avais jamais vu, j’ignorais qu’il existât ; j’aurais pu épouser un homme qui m’eût comprise, et ne pas perdre ainsi au bout de deux mois le bonheur de toute ma vie !

Mme Prémontré écoutait le cœur déchiré cette explosion de désespoir. Son premier sentiment fut un remords ; si c’était elle qui par ses conseils avait empêché le bonheur de sa nièce ? Mais elle se raidit contre cette pensée. Le seul coupable, c’était le mari adultère, c’était Loïc.

— Roberte, ma fille bien aimée, je t’en supplie, calme-toi ! dit-elle à travers ses larmes, qui coulaient malgré elle.

— Ne me demandez pas un calme impossible ; ah ! que vos conseils étaient justes, ma tante, et comme vous aviez bien su prévoir les hontes et les amertumes qui m’attendaient I Si je ne vous avais pas écoutée, je me serais abandonnée à la tendresse menteuse de cet homme, et celui qui est capable de me trahir au bout de deux mois m’eût aussi bien trahie au bout de deux ans. Je comprends toutes vos souffrances maintenant. Vous avez passé par ces épreuves, et je me demande encore si vous n’étiez pas plus à plaindre que moi. Rien ne doit être plus affreux que de se rappeler le bonheur disparu dans les jours de douleur : moi du moins je n’ai pas de joies envolées dont je puisse me souvenir, et je n’ai pas à pleurer un paradis perdu 1

En voulant absoudre sa tante, Roberte la condamnait : Mme Prémontré avait été trahie, elle aussi ; mais enfin elle avait été aimée tandis que Roberte subissait la trahison sans avoir eu l’amour. Elle ne put rien ajouter : Loïc revenait.

— Monsieur, dit la marquise, quand elle l’aperçut, je vous rends votre liberté et je reprends la mienne ; je suis veuve. Demain nos hôtes quittent ce château ; jusque-là, nul ne devinera rien. Quand ils se seront éloignés, je partirai avec ma tante, j’irai loin de vous, et vous serez délivré de moi.

— Roberte, par pitié…

— Je ne suis plus votre femme. A vous de faire en sorte que le monde ne soupçonne pas la vérité, si vous tenez à son opinion. Faites un voyage de plusieurs années, enfin inventez ce qu’il vous plaira : ce que je veux, c’est qu’il n’y ait plus rien de commun entre nous.

— Roberte, ma fille, tu l’aimes, tu pardonneras, s’écria Mme Prémontré, je t’en supplie, ne me condamne pas au désespoir de te voir malheureuse !

— Je ne serai pas malheureuse, puisque je vivrai avec vous, ma tante. Ne me dites plus rien, ma volonté est inflexible. M. de Bramafam ne m’aime pas, puisqu’il en aime une autre. Je n’entreprendrai pas une lutte qui me révolte. Cette femme est entrée dans ma maison pour me voler mon mari ; elle l’a pris : qu’elle le garde !

L’âpre résolution que la marquise mit dans ces paroles fit comprendre à Loïc et à Mme Prémontré qu’une résistance était inutile. Tout se passa comme Mme de Bramafam l’avait décidé. Le lendemain, après le départ des hôtes du château, Roberte monta en voiture avec sa tante, afin d’aller s’enfermer avec elle dans la solitude qui pouvait seule lui donner le calme et l’oubli.


IV.

À trois kilomètres de Pornic, la baie de Bourgneuf fait une échancrure assez large dans le roc. Là s’élèvent des cabanes de pêcheurs et des habitations particulières appartenant la plupart à des négocians de Nantes qui viennent y passer la saison d’été ; ce hameau s’appelle la Birochère. À l’époque de son veuvage, Mme Prémontré avait acheté une de ces villas, et peu à peu cette propriété était devenue sa résidence favorite. Elle y demeurait de longs mois, comme si elle eût trouvé dans l’infini de l’Océan un point de comparaison avec l’infini de sa douleur.

Accrochée à la falaise, la villa des Bruyères domine la mer, qui se brise au bas. Pour y arriver, il faut gravir un petit sentier creusé dans le roc ; derrière, le jardin anglais rejoint la route par une avenue de bruyères et de romarins. Quand Henriette s’était résolue à s’enfermer là quelques mois d’hiver, elle avait ajouté à sa demeure tout le confort nécessaire. Le salon au rez-de-chaussée s’ouvrait sur une terrasse par une sorte de galerie vitrée donnant sur une serre chaude. C’était là le séjour habituel de Mme Prémontré ; que de fois elle était restée de longues heures dans ce salon avec Roberte devenue jeune fille ! La marquise se retrouvait donc dans un milieu aimé et connu. Elle reprit son existence d’autrefois aux côtés de sa tante, triste, et silencieuse ; Roberte se laissait vivre, ne prononçant pas le nom de son mari, comme si elle l’eût réellement oublié.

Mme Prémontré assistait avec désespoir au spectacle de cette douleur muette : peu à peu la pensée qui avait effleuré son esprit à Lamargelle y revint obstinément. Si elle s’était trompée ? si en forçant Roberte à étouffer son amour elle avait empêché celui de Loïc de naître ? On ne renonce pas aisément à des idées longuement caressées ; mais Henriette s’efforçait en vain de lutter contre elle-même, la vérité se faisait jour : elle n’était pas de celles qui refusent de reconnaître leur erreur, et elle ne pouvait pas cependant, elle ne voulait pas s’avouer qu’elle était la première cause du malheur de sa nièce.

Le marquis écrivit trois fois à sa femme, trois fois Roberte renvoya les lettres sans les lire. Elle apprit indirectement par Vivian Duvernay que le marquis, après avoir annoncé que Roberte désirait passer l’hiver en Italie, était parti pour Naples. L’abîme se creusait donc, plus profond tous les jours, entre ces deux êtres si bien faits pour se comprendre et pour s’aimer.

Un soir, Mme Prémontré avait voulu parler de Loïc.

— Je vous en prie, ma tante, lui dit froidement Roberte, que ce nom ne soit jamais prononcé entre nous.

Afin de distraire l’esprit de sa nièce, Mme Prémontré reprit bientôt ses habitudes d’autrefois. On l’adorait dans ce hameau de la Birochère et dans les paroisses environnantes. De tout temps, elle s’était fait un bonheur et un devoir de visiter les malades et les pauvres : ceux qui souffraient trouvaient en elle un secours qui ne se faisait jamais attendre. Il y a des infortunes égoïstes se renfermant en elles-mêmes et prenant l’humanité en haine farouche. Les grandes âmes blessées se plaisent à la charité : c’est leur généreuse revanche contre la destinée qui les frappe. Henriette était de celles-là. Que de fois elle était partie dès l’aube, emportant des médicamens, de l’argent et du pain ! Elle voulait recommencer avec Roberte ces étapes de dévoûment et de bonté.

Chaque semaine, les deux femmes montaient dans un coupé et s’en allaient à Pornic, à Bourgneuf, à Beauvoir, pour ne revenir que dans le milieu de la journée. D’ailleurs elles ne se quittaient jamais. Si Roberte n’avait pas été insensible aux choses extérieures, elle aurait remarqué un changement dans la façon d’être de sa tante. La tendresse de Mme Prémontré s’augmentait d’une sorte de prévenance craintive, car plus le temps marchait, plus Mme Prémontré se confirmait dans cette idée qu’ayant fait le mal, elle devait le réparer ; mais il ne fallait rien brusquer, procéder doucement et éviter la moindre allusion au but poursuivi. Le hasard se chargea d’amener l’occasion que cherchait Henriette. Les journaux qui arrivaient à la villa restaient toujours sous bande, non dépliés. Un matin, Roberte prit distraitement la feuille qu’on venait d’apporter, et jeta les yeux sur la première page :

— Tu es donc bien curieuse d’apprendre les nouvelles ? lui demanda Mme Prémontré en souriant.

Elle vit au même instant sa nièce pâlir, et tomber assise la tête entre ses mains :

— Grand Dieu ! qu’as-tu ?

Comme Roberte ne répondait pas, Henriette saisit le journal, et le parcourut rapidement des yeux. Elle ne tarda pas à tout comprendre. A la deuxième colonne, sous le titre Correspondances étrangères, était imprimée cette ligne : « L’empereur d’Autriche a reçu hier en audience privée le marquis Loïc de Bramafam. »

— Tu l’aimes toujours ? s’écria Henriette.

Roberte se dressa brusquement.

— Non, dit-elle avec violence, je ne l’aime plus ! Je le hais. Il m’a si profondément humiliée ! que lui avais-je fait ? Il m’a prise à mon calme bonheur déjeune fille pour me jeter dans mes sourdes angoisses de jeune femme. C’est la colère et non l’amour qui m’a troublée tout à l’heure. Savez-vous pourquoi il est à Vienne ? C’est que sa maîtresse habite Vienne ! Si elle était Anglaise, il serait à Londres maintenant ! Après m’avoir trompée, il se promène à travers l’Europe avec cette femme !

— Après deux mois ! murmura Mme Prémontré, comme si elle s’était parlé à elle-même.

Elle ajouta, en prenant la main de sa nièce :

— Réponds-moi franchement, ma chère fille. M. de Bramafam est-il un homme perfide, méchant, capable d’une lâcheté calculée ou d’un mensonge révoltant ? C’est un être bon, mais passionné, gâté peut-être par des succès de tout genre. Pourquoi t’aurait-il épousée, s’il n’avait été résolu à remplir ses devoirs ? Tu étais riche ? Il l’est aussi. Pour bien des gens de son monde, son mariage était une mésalliance, il n’a donc pas fait un calcul en t’épousant. Que s’est-il passé ? pourquoi si peu de temps après votre union en aimait-il une autre ?

— Je me le suis souvent demandé, dit Roberte à voix basse, et je ne me suis rien répondu.

Mme Prémontré eut peine à retenir un mouvement de joie. Elle n’aurait pas espéré que Roberte consentît de sitôt à traiter un pareil sujet.

— Ma chère fille, reprit-elle, ne me suis-je pas trompée dans les conseils que je t’ai donnés ? Parce que la destinée s’était montrée dure à mon égard, j’ai cru qu’il en serait inévitablement de même pour toi. On ne raisonne pas avec les sentimens. Je m’étais dit souvent : — Ah ! si mon existence était à refaire ! — Aussi quand l’heure est venue, c’est ma vie que j’ai voulu recommencer avec la tienne. J’avais tort.

— Ce n’est pas vous qu’il faut accuser.

— C’est moi. Si tu ne m’avais pas écoutée, tu aurais été heureuse. Ton mari ne te connaît pas ! Quand je suis arrivée à Lamargelle, tu l’aimais éperdûment. Je me souviens des doutes qui naissaient en toi et que j’ai détruits !

— C’est vrai, dit Roberte en baissant la voix. J’ai été vous chercher à la gare par une belle matinée, je ne sais quelles bouffées de jeunesse m’étaient montées à la tête, j’aurais voulu me trouver en face de… lui, et ne lui rien cacher. Je vous ai tout avoué ; mais une douleur poignante se peignit sur vos traits. Vous me crûtes perdue ; j’ai dans le souvenir tout ce que vous m’avez dit.

— C’est un crime que j’ai commis là : je n’avais pas le droit d’étouffer ton amour ! C’est un sentiment sacré que nul ne doit éteindre. J’ai souffert, n’est-ce pas ? Mon avenir a été brisé par une trahison, j’ai passé bien des jours dans une amère solitude : pourtant je suis moins à plaindre que toi, car j’ai vécu ! Tu peux m’envier, toi qui n’as pas été aimée, et je préfère mes tourmens qui n’avaient plus l’espérance, à ton abandon qui n’a pas le souvenir !

Roberte demeurait stupéfaite. C’était sa tante qui parlait ainsi ! Elle ne la reconnaissait plus. L’âpreté de cet aveu faisait frissonner la marquise ; elle courba le front et ne répondit rien.

— Par mes funestes conseils, continua Henriette, tu t’es montrée une compagne froide et ennuyée, et ton mari n’a pas connu la créature bonne, aimante et dévouée que tu es. La voix mystérieuse qui t’appelait, c’était la voix de ton bonheur ; c’est par ma faute que tu ne l’as pas écoutée ; aussi, je m’accuse, Roberte, je m’accuse, et te demande pardon.

— Moi, vous pardonner ! dit-elle en se jetant dans les bras de sa tante.

Un mois se passa encore, puis un autre mois ; Mme Prémontré sentait que le but se rapprochait. Il y avait moins d’amertume dans les paroles de la marquise, car celle-ci commençait à s’avouer que sa tante avait peut-être eu raison de s’accuser.

Pendant le mois de janvier Mme Prémontré remarqua que Roberte était plus souvent pensive qu’auparavant, mais elle ne voulait rien brusquer. Elle attendait encore avant de reparler de M. de Bramafam ; depuis quatre mois, le marquis et la marquise vivaient séparés l’un de l’autre.

Dans les premiers jours de février 1870, les vents devinrent tels que Mme Prémontré et Roberte durent renoncer à leurs promenades habituelles ; les bourrasques de neige et de pluie se succédaient sans interruption. L’existence eût été impossible pour ces deux femmes, si elles n’avaient eu leurs causeries qui tenaient lieu de toutes distractions ; puis comment s’ennuyer en face de la mer, ce spectacle toujours le même et toujours changeant ?

— Je me rappelle qu’en 1853, dit un soir Mme Prémontré, ces tempêtes ont duré quinze jours de suite.

— Et vous êtes restée quinze jours de suite sans sortir ?

— Cela t’étonne ? J’avais mes livres, mon piano, et je faisais revivre mes souvenirs les uns après les autres.

— Pourquoi tentiez-vous de vous rappeler toujours le passé, vous qui avez souffert ?

Henriette jeta un regard profond sur sa nièce :

— Quand tu auras mon âge, ma fille, dit-elle avec intention, tu comprendras qu’il est des souffrances bien aimées. À travers mes années d’amertume brillaient quelques jours de joie. Le souvenir délicieux des uns aide si bien à oublier le souvenir pénible des autres ! Regarde le ciel sombre par une nuit d’orage ; de gros nuages courent, noirs comme de l’encre : c’est triste, n’est-ce pas ? Ne te décourage point et regarde toujours, tu finiras bien par découvrir, cachée dans les plis de la nue, une petite étoile toute pâle qui te sourira de loin.

— Ah ! murmura Roberte, je peux regarder mon ciel sombre, moi, je n’y découvrirai pas même une étoile !

Mme Prémontré tressaillit. Quel reproche sa nièce venait de lui faire ! Cependant, à mesure que le temps marchait, elle préparait l’exécution d’un plan qui devait être décisif ; mais pour qu’il réussît, elle avait besoin, de l’aide de Vivian Duvernay. Elle pensait que le savant, esprit supérieur, âme élevée, serait heureux d’aider à l’œuvre de réconciliation. Elle lui écrivit afin de savoir où se trouvait M. de Bramafam, et si un rapprochement devenait possible. Il fallait surtout connaître l’opinion du marquis sur Roberte.

Pour que celle-ci ne soupçonnât rien, Henriette porta la lettre à Pornic, en cachette. Quelques jours après, la réponse arriva. Elle contenait plus que n’espérait Mme Prémontré. Vivian commençait par lui dire combien il était touché de cette démarche spontanée ; ensuite il lui promettait le secret vis-à-vis de M. de Bramafam, car il fallait que Loïc et Roberte fussent rapprochés l’un de l’autre sans même s’en douter. En ce moment, le marquis habitait Nice. Personne autour de lui n’ignorait sa liaison avec Mme Chandor. Comme leur tenue était de la plus stricte convenance, on feignait de ne rien savoir. M. de Bramafam écrivait souvent à son ami, sans jamais prononcer le nom de Roberte. À cette lettre, Vivian en joignit une autre, celle qu’il avait reçue jadis de Loïc, un mois après le mariage. Le savant croyait, non sans raison, que ces quelques pages apprendraient à Mme Prémontré, mieux qu’il ne le pourrait faire, la véritable cause de la séparation. Cette lettre du marquis, si confidentielle, si franche, acheva de convaincre Henriette que l’auteur du mal c’était, après elle, non l’époux qui avait trahi, mais l’épouse qu’on avait abandonnée. C’était pénible à dire : qui sait pourtant si la marquise après avoir lu, elle aussi, n’en viendrait pas à cette étrange conclusion ?

Mme Prémontré savait quel travail lent se faisait dans le cœur de sa nièce. Celle-ci était entrée à la Birochère en proie à un sentiment fait de haine et de colère : la haine et la colère n’existaient plus, et depuis leur grande explication, Roberte avait parlé à sa tante de Loïc avec une sorte d’émotion contenue. La dernière épreuve restait à tenter : il fallait obtenir de la marquise qu’elle se reconnût comme la cause de son propre malheur.

Le premier dimanche d’avril fut, cette année-là, d’une exceptionnelle beauté. La nature entière renaissait avec le printemps. Pourquoi ce jeune cœur ne subirait-il pas l’influence du renouveau ? Pour la première fois depuis cinq mois qu’elles habitaient la villa, on avait laissé ouvertes les fenêtres de la terrasse ; il venait du large une brise fraîche imprégnée de senteurs marines. Le soleil inondait le salon, des pousses vertes montraient leur tige frêle dans le jardin ; lorsque le printemps est sur la terre, il est bien près de fleurir dans les âmes. On voyait courir sur la plage, entre les rochers, les pêcheuses de varech et de coquillages, jambes nues, chantonnant, pleines de gaîté et de force, une vie intense circulait partout ; c’était enfin une de ces journées où l’on est heureux de vivre, et qui font voir l’avenir sous les riantes couleurs de l’espoir.

Roberte, accoudée à la fenêtre, suivait des yeux les barques sous voiles glissant sur les vagues comme des goélands. Quand Henriette entra, elle se retourna et lui sauta au cou :

— Comme tu es gaie ! dit Mme Prémontré, en voyant le visage presque rayonnant de sa nièce.

— J’ai bien mes vingt ans, ce matin, répondit Roberte en souriant, je suis toute joyeuse.

— J’ai quelque chose à te montrer, continua Henriette négligemment : c’est une lettre que j’ai reçue et qui te concerne ; tiens, lis.

Elle lui tendit la lettre que Vivian Duvernay lui avait envoyée. Roberte jeta d’abord un regard distrait sur le papier, mais quand elle reconnut l’écriture de son mari, elle s’appuya sur le dossier de son fauteuil pour ne pas tomber. Henriette ne la perdait pas des yeux, et une immense pitié la prenait.

— Lis, mon enfant, répéta-t-elle doucement.

Roberte déplia la lettre avec lenteur et commença. À mesure qu’elle lisait, sa pâleur augmentait : quand elle eut fini, elle laissa glisser le papier à terre, et avec une indicible tristesse : — Si j’avais voulu, murmura-t-elle, il aurait pu m’aimer. Mon tort a été de ne pas me montrer à lui telle que j’étais.

— Alors… tu lui pardonnes ?

— Je l’excuse, ce n’est pas la même chose. J’ai été coupable : soit, mais il ne m’en a pas moins trahie. Si M. de Bramafam venait ici, j’oublierais sa faute avec joie : je ne peux pas aller à lui. Des leçons que vous m’avez données, il en est une qui doit me rester, au moins : le respect de moi-même.

À partir de ce jour, ce fut fini. Roberte était vaincue. Mme Prémontré devinait qu’il n’y avait plus à combattre que l’orgueil légitime de la jeune femme.

Les mois d’avril et de mai s’écoulèrent ainsi. Le caractère de la marquise se ressentait de ce changement. La gaîté reparaissait en elle, et elle n’avait plus de ces rêveries cruelles qui avivaient son tourment. Ne recevant plus de nouvelles, Mme Prémontré écrivit encore à Vivian ; celui-ci répondit courrier par courrier, que Loïc était parti depuis un mois pour un grand voyage dans le Caucase.

— Encore attendre ! se dit-elle.

Henriette ne se doutait pas que cette absence du marquis serait un bonheur, car il ne suffisait pas de ramener Roberte, il fallait encore que M. de Bramafam fût disposé à une réconciliation. Sa liaison avec Mme Chandor pouvait tout empêcher. Un homme ne rompt pas aisément ces chaînes, d’autant plus fortes que nul ne les a imposées. Et s’il aimait sa maîtresse ? On ne joue pas avec un amour ardent et passionné. Le marquis répondrait peut-être : « On m’a éloigné, on m’a rendu ma liberté, je ne veux pas la perdre. » Roberte n’avait-elle pas dit elle-même : Cette femme m’a pris mon mari, qu’elle le garde !…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quand la marquise apprit que la guerre venait d’être déclarée, sa première pensée fut pour son mari.

— Ne crains rien, répondit Henriette en lui montrant la lettre de Vivian Duvernay. Si Loïc était de retour, son ami m’aurait avertie. A quoi un savant peut-il servir dans une ville assiégée ? Il a dû quitter Paris, et rien ne l’eût empêché de nous écrire.

L’invasion durait depuis cinq mois. Il y avait juste un an que Roberte et sa tante étaient arrivées à la Birochère. L’hiver reparut sans qu’aucune nouvelle de M. de Bramafam parvînt à sa femme. Ce ne fut que dans les premiers jours du mois de novembre 1870 que Roberte apprit tout. Elle entra un matin chez sa tante, très agitée, en tenant un journal à la main ; il contenait la liste des troupes composant l’armée de la Loire : parmi elles se trouvait le régiment des mobiles de la Côte-d’Or, ayant au nombre de ses chefs de bataillon le marquis de Bramafam.

— Ah ! j’étais bien sûre qu’il ne serait pas resté loin de France en un temps pareil ! dit-elle. Les Bramafam ont toujours rempli leur devoir.

— Que comptes-tu faire ?

— Aller le rejoindre.

— Tu as raison, ma chère fille, et je t’accompagnerai.

Elle voyait son mari en danger ; cela suffisait pour qu’elle oubliât tout. Elles partirent le jour même. De la Birochère à Nantes, elles firent le trajet en voiture. À Nantes, un encombrement de troupes dans la gare les retarda de deux jours ; enfin elles purent gagner Tours. Ceux qui ont vu la capitale de la Touraine à cette époque funeste se rappellent sans doute les démarches sans nombre qu’il fallait faire pour obtenir un renseignement, si petit qu’il lut. Heureusement elles rencontrèrent là un ami de la famille qui leur aplanit toutes les difficultés. La marquise apprit que le régiment des mobiles de la Côte-d’Or campait devant Orléans avec le gros de l’armée du général Chanzy. Elles allaient se mettre de nouveau en route quand la fatalité les atteignit encore ; Mme Prémontré tomba malade.

— Je ne veux pas que tu manques à ton devoir par ma faute, dit-elle à sa nièce. Je ne t’ai rendue que trop malheureuse déjà ! Tu n’as rien à craindre pour moi ; je suis ici dans une maison amie où aucun soin ne me manquera. — Et comme la marquise se défendait : — Je t’en supplie, ajouta sa tante, ne me donne pas le désespoir de me trouver toujours entre le bonheur et toi.

De Tours à Orléans, le voyage était facile : des trains de chemin de fer couraient sans cesse sur la ligne apportant des renforts et des vivres à l’armée. Le froid sévissait, des rafales de vent et de neige s’abattaient tous les jours, comme si nous devions épuiser toutes les souffrances dans cette année maudite. La marquise, partie de Tours le matin à neuf heures, ne fut à Orléans qu’un peu avant minuit, le 30 novembre. Quelles dures pensées l’avaient torturée pendant ce pénible trajet ! quelles longues heures d’angoisses ! Elle se représentait son mari blessé, tué même, et gisant sur le sol. Le canon qui tonnait au loin la faisait frissonner.

Un homme de peine de la gare se chargea de la valise, et, marchant devant Roberte, la conduisit dans un des hôtels d’Orléans les plus rapprochés. Minuit sonnait ; mais la ville entière s’agitait, et il sortait de la vieille cité ce murmure sourd qui ressemble au bourdonnement d’une énorme ruche d’abeilles. Roberte ne s’endormit qu’au matin d’un sommeil pénible et lourd, traversé par des rêves affreux ; quand elle ouvrit les yeux, il faisait jour, une lueur pâle éclairait la chambre dénudée et triste.

— Comme il est tard ! songea-t-elle.

Une heure après, elle avait acheté à grand’peine une vieille berline et deux chevaux. Un paysan réfugié lui demanda cent francs pour la conduire, elle lui en promit le double, si elle entrait avant la nuit close dans le village de Saint-Péravy, où était établi le quartier-général du commandant en chef. Vingt-trois kilomètres séparent Saint-Péravy d’Orléans ; c’est un petit bourg appartenant au canton de Palay.

Les chevaux, excités par le bruit lointain du canon, marchaient rapidement : ils firent ainsi à peu près trois lieues par heure. La route était pleine de traînards ; de temps en temps on voyait un convoi d’ambulance qui gagnait le quartier-général. Vers quatre heures du soir, les sinistres cacolets portant les blessés parurent, et l’on eut quelques nouvelles. Un combat terrible s’était livré à Villepion, près de Patay, et nos pertes avaient été grandes. Le cœur serré, tremblante d’effroi, Roberte n’osait interroger personne ; quand on pressent un malheur, il semble que c’est l’éviter que de ne point l’apprendre. Le canon devenait plus violent, les crépitements sinistres de la fusillade arrivaient jusqu’à la jeune femme. Quelle journée ! Elle contemplait la campagne sombre ; dans le fond, à gauche, de vives lueurs apparaissaient soudainement : une ferme ou une maison incendiée brûlait. A mesure qu’elle approchait de Saint-Péravy, la marquise de Bramafam voyait s’accroître les traces lugubres de la guerre ; des fusils brisés, des caissons défoncés, des affûts abandonnés gisaient au milieu de la neige ; de temps en temps, un officier d’état-major passait au grand galop, disant : « Tout va bien ! » ou « Tout va mal ! » et disparaissait au tournant de la route. À deux kilomètres de Saint-Péravy, qu’on distinguait déjà à travers la brume, la vieille berline fut obligée de s’arrêter ; une colonne d’infanterie défilait, revenant de Villepion. Depuis une heure, les chevaux étaient forcés de marcher au pas, tant l’encombrement avait augmenté. Roberte n’eut pas le courage de patienter encore : elle descendit de voiture, ordonna à son cocher de l’attendre, et se mit à courir vers le village, dans la boue et la neige ; la pauvre femme était défaillante, tant d’angoisses et de fatigues l’écrasaient ! Le découragement allait s’emparer d’elle, lorsque, en regardant le groupe des officiers qui marchait en tête de la colonne d’infanterie, elle reconnut, dans le commandant de la division, le général du Halloy.

C’était bien l’oncle de son mari, le galantin prétentieux frisant le ridicule ; mais comme elle le trouva changé ! Ce vieillard, qui jadis se teignait les cheveux, emprisonnait son corps dans un corset et s’habillait à la façon des jeunes gens, paraissait vraiment beau, bien campé sur son cheval maigre, souillé de boue et de sang ; un manteau troué enveloppait sa petite taille ; le visage animé, éclairé par des yeux ardens, gardait les marques de nobles fatigues : il s’était bravement battu à Villepion ce jour-là. Son état-major, aux vêtemens déchirés, attestait que le général n’avait pas fui le péril.

M. du Halloy, apercevant une femme jeune et élégante à pied dans cette neige, arrêta court son cheval : les instincts de galanterie reprenaient le dessus pour un instant. Il allait parler, quand Roberte faisant un pas vers lui, lui dit d’une voix mourante : — Mon oncle…

— Vous, marquise ?

Malgré sa fatigue, il mit pied à terre, et reçut la jeune femme dans ses bras.

— Où est-il ? murmura Roberte.

Le visage de M. du Halloy exprima un étonnement prodigieux. Il dit avec son sourire d’autrefois : — Il paraît que celle des deux qui n’avait rien à se rappeler est la seule qui se soit souvenue. Vous cherchez Loïc ? Ne vous épouvantez pas, il est blessé…

— Blessé !

— Est-ce que je sourirais, si c’était mortel ? Attendez un moment. Un ordre à donner, et je suis à vous.

M. du Halloy causa quelques minutes à voix basse avec l’un des officiers de son état-major ; puis prenant le bras de Roberte, il l’entraîna par un chemin de traverse du côté des ambulances.

— Bramafam s’est bien conduit ! dit le vieillard avec un intime sentiment d’orgueil. Il était de ma division. Je devais enlever le château de Villepion. Loïc, vers le milieu de l’affaire, à midi, a reçu une balle au défaut de l’épaule, il n’en mourra pas encore cette fois-ci ! Seulement, puisque ce n’est pas l’autre qui est venue, puisque c’est vous, ma nièce, vous allez me faire le plaisir de l’emmener ailleurs. Nous allons reculer cette nuit sans doute sur Mer ou Beaugency, il ne faut pas que Loïc soit fait prisonnier.

Roberte reprenait déjà courage. De tout ce que son oncle disait, elle n’avait entendu que deux choses : son mari n’était pas mortellement atteint, et il fallait qu’elle le fît sortir de ces ambulances encombrées. Une phrase l’avait remplie de joie : Mme Chandor n’était pas là. La maîtresse chérie reculait devant le devoir accompli par l’épouse délaissée ! Un chirurgien-major s’empressa de conduire son chef au lit où était couché Loïc. Roberte le regarda et tomba à genoux en jetant un cri. C’était bien lui en effet, mais pâle et presque moribond ! Le marquis dormait, et la vie semblait l’avoir abandonné ; des linges sanglans entouraient l’épaule gauche ; sa main brûlait.

— Bonne blessure, grommela le chirurgien. J’ai extrait la balle. On peut le transporter, avec des soins. Ne vous inquiétez pas, madame, il aura quelques jours de délire, une semaine peut-être, si vous le faites voyager, mais ce ne sera pas dangereux. Je vais vous donner une ordonnance, et le général s’occupera de vous procurer une voiture ; le reste vous regarde. Seulement hâtez-vous, car les ambulances déménageront cette nuit.

— Je reviens, dit tout bas M. du Halloy à sa nièce.

— Roberte était toujours à genoux, seule au chevet du blessé. Il lui sembla que Loïc s’éveillait ; elle voyait à peine le visage de son mari à la faible lueur d’un quinquet fumeux, accroché au bois de la barraque. Loïc essaya de remuer ; mais il jeta aussitôt un cri de douleur, ses yeux s’ouvrirent et il aperçut la jeune femme agenouillée près de lui.

— Norine ! dit-il.

Roberte recula brusquement. Quel nom il lui donnait !

— Merci, Norine, balbutia le blessé.

Ce fut tout. Il était retombé déjà dans son engourdissement fébrile. Quand M. du Halloy reparut, au bout d’une demi-heure, il retrouva sa nièce à genoux, comme il l’avait laissée ; seulement le visage de Roberte était inondé de larmes.

— Trop de pleurs, dit-il d’un ton fâché, c’est inutile et affaiblissant ! Je vous ramène tout ce qu’il faut, ou du moins tout ce que j’ai rencontré, une charrette avec trois bons chevaux de labour, car votre voiture s’est envolée. Votre cocher avait reçu son argent, il est parti avec l’attelage et le carrosse : tout bénéfice !

On transporta Loïc dans la charrette, au fond de laquelle un matelas était étendu. On l’enveloppa de couvertures, et, comme la marquise allait monter près de lui, M. du Halloy la retint par le bras.

— Ce brave homme, ajouta-t-il en montrant un paysan trapu et solide, connaît bien son chemin et va vous conduire. Vous marcherez toute la nuit, de façon à arriver demain vers midi à la Ferté-Imbault, près de Bourges ; là, vous serez à l’abri. Montez.

M. du Halloy jeta une chaude capote militaire sur les épaules de sa nièce, et, entourant ses jambes d’une couverture, il reprit avec une sorte de gaîté triste : — On peut aller comme cela jusqu’au bout du monde ! Embrassez-moi, ma nièce, et bon voyage !

Roberte l’aperçut encore quelques minutes après le départ, debout dans la neige ; elle agita doucement sa main en guise d’adieu, puis elle demeura seule, dans la nuit, sur cette charrette, à côté de son cher blessé que le vent glacial n’atteignait pas. Les chevaux marchèrent toute la nuit sans s’arrêter. Au matin, vers Sauvigny, Roberte ne sentait plus le froid, tant l’engourdissement de son corps était grand. Pas une plainte pourtant ne sortit de ses lèvres ; elle pensait et priait, uniquement attentive aux mouvemens de Loïc. Trois ou quatre fois il eut soif ; Roberte soulevait alors la tête du blessé sur ses genoux et le faisait boire comme un enfant.

Un peu avant onze heures, le paysan lui montra le gros bourg de la Ferté-Imbault dans la vallée de l’Indre. C’était la fin du voyage, car l’invasion ne devait pas s’avancer jusque-là. Ce fut dans la petite ville à qui offrirait sa demeure au marquis de Bramafam. Le médecin de la Ferté confirma les paroles du chirurgien-major. La blessure n’était pas dangereuse ; elle exigeait seulement beaucoup de repos.

Quand Roberte se fut installée avec son mari dans une maison de la ville, elle commença seulement à s’apercevoir qu’elle n’avait pas encore subi la plus pénible de ses épreuves. Elle avait enduré la fatigue, le froid, les privations de toute sorte pour amener son mari sain et sauf hors de la portée de l’ennemi : tout cela n’était rien à côté de la souffrance morale qui l’attendait. Toujours en proie au délire, Loïc savait pourtant qu’une femme le soignait avec un admirable dévoûment ; mais pour lui, cette femme c’était Mlle Chandor. Il regardait Roberte, mais ne la voyait pas. Lorsqu’il l’appelait, il disait : « Norine ! » Souvent il tenait la main de sa femme serrée dans la sienne, et alors, d’une voix faible, lui demandait pardon d’avoir cru qu’elle était capable de l’abandonner. Quelle torture pour la malheureuse Roberte ! Il n’y avait pas une pensée pour elle dans les paroles de son mari ; tout s’adressait à la maîtresse. A travers les discours incohérens de Loïc, elle comprit pourtant que la Hongroise, épouvantée sans doute par l’invasion, avait refusé de rentrer en France.

Ainsi Mme Chandor, après lui avoir volé son mari, la dépouillait encore du mérite de son sacrifice ! Elle souffrit pendant huit jours plus qu’elle ne croyait pouvoir souffrir, et, comme ceux pour qui l’on pleure vous deviennent d’autant plus chers qu’ils vous coûtent davantage, la jeune femme ressentit bientôt pour Loïc le plus violent de tous les amours : celui qui est fait de larmes et de terreurs. Une pensée ne la quittait pas : son mari ne l’aimait plus ! Norine seule régnait dans ce cœur que Roberte n’avait pas su conquérir.

Le soir du huitième jour, la marquise prenait quelques instans de repos dans une pièce voisine, quand le médecin, entrant dans la chambre de M. de Bramafam, le vit éveillé, très faible, mais lucide.

— Il paraît que mon malade va mieux ? s’écria-t-il.

— Je sors d’un rêve, murmura Loïc. Où suis-je ? Où est l’armée ?

— Vous êtes ici à la Ferté-Imbault, près de Bourges, commandant : quant à l’armée, trente lieues vous en séparent.

— Trente lieues ? Qui m’a transporté ici ?

— Votre femme.

— Ma femme !

— Oui, parbleu ! La marquise de Bramafam elle-même. C’est un vrai roman. Vous lui aviez conseillé, non sans raison, de s’éloigner du théâtre de la guerre ; mais il paraît que la marquise n’a pas été de cet avis-là. Elle a appris par un journal où vous étiez, m’a-t-elle dit, et elle est partie avec sa tante pour vous rejoindre. Sans elle, vous seriez mort ; maintenant il n’y a plus de danger.

Loïc ne répondit rien. Il avait peur que sa voix ne trahît sa profonde émotion. Le médecin acheva le pansement. Il déclara que la cicatrice se fermerait promptement.

— Une bonne nuit de sommeil, et demain vous aurez de l’appétit, je vous en réponds. Ah !.. j’y pense. Empêchez qu’on n’éveille Mme de Bramafam ; elle vous a soigné avec tant d’assiduité, elle a passé tant de nuits au chevet de votre lit, qu’elle est brisée ; il lui faut du repos.

Quand Loïc fut seul, il se demanda si réellement le délire l’avait quitté, s’il avait bien entendu. Quoi ! c’était Roberte qui faisait preuve d’un si admirable dévoûment ! Où était Norine ? Pourquoi n’était-ce pas elle qui le sauvait ! Ainsi l’épouse trahie témoignait plus de tendresse que la maîtresse adorée ! Il se rappela les premiers temps de son mariage, alors qu’il eût été heureux de chérir Roberte. Pourquoi n’avait-elle pas voulu ? Fallait-il croire qu’elle fût changée ? Non. C’était impossible. Il ne pouvait pas supposer que la compagne froide et réservée qu’il connaissait devînt susceptible de passion. Alors, pourquoi était-elle venue ? Lui qui ignorait les secrets du cœur de Roberte, il s’imagina que la jeune femme avait agi poussée uniquement par le sentiment de son devoir. Certes, le devoir accompli en de telles circonstances empruntait aux dangers courus une réelle grandeur ; mais enfin ce n’était pas de l’amour ! Loïc songeait à tout cela ; une immense tristesse l’envahissait lentement. Norine, dont il se croyait aimé, l’abandonnait, et il retrouvait auprès de lui Roberte, qui ne l’aimait pas. Il sentit un grand vide dans son cœur. Qu’allait-il faire désormais ? Quelles relations pourraient exister entre Mme de Bramafam et lui ? Comme l’homme, quelque élevé qu’il soit, cède toujours, ne serait-ce qu’un instant, à de perfides pensées, il se demanda si Roberte n’avait pas voulu l’obliger à lui rendre la place qui lui était due.

Mais il eut vite raison de ce mauvais mouvement, en se rappelant les paroles du médecin. Comment témoignerait-il jamais assez de reconnaissance à celle qui se souvenait qu’elle était l’épouse, à cette même heure périlleuse où Norine oubliait qu’elle était la maîtresse ? Il se rendait compte que dans son délire il avait dû appeler Mme Chandor, et Roberte avait eu le courage de répondre ! Quand il entendit la porte s’ouvrir, il fut pris d’un violent trouble. La marquise entra. Loïc regarda ce visage pâli, qui racontait tout ce qu’elle avait dû souffrir, et comme elle s’approchait du lit, il lui saisit la main.

— Merci, Roberte, dit-il doucement, presque tendrement.

Il la reconnaissait donc ! Roberte, très émue, ne répondit rien. Lui n’ajouta pas une parole d’excuse. Il sentait que, prononcée dans un pareil moment, c’eût été dire à la marquise : — Je me suis mal conduit, je vous ai abandonnée, je vous paie votre dévoûment ! — Pendant le reste de cette soirée, aucun mot ne fut échangé, entre les deux époux, qui eût trait à leur séparation. Il semblait que le passé n’existait point. Quand elle le quitta pour se retirer dans sa chambre, le marquis prit encore la main de sa femme et la baisa en répétant : — Merci, Roberte. — Mais avec quel accent, plein de reconnaissance et de vénération à la fois !

Le médecin lui avait dit : — Il vous faut une bonne nuit de sommeil. — Ah ! il ne dormit guère ! Le regret lui venait de n’avoir pas su se faire aimer d’une pareille femme. Il se jugeait petit à côté de tant de grandeur. Le lendemain ramena la situation pénible de la veille. De nouveau il ne fit aucune allusion au passé ; mais comme tout en lui trahissait le remords ! sa façon de parler, de regarder, même les attentions respectueuses qu’il eut pour son ange gardien. Le médecin avait permis qu’il restât assis dans un fauteuil, au coin de la fenêtre ; Roberte travaillait près de lui. Il l’examina encore, voulant l’étudier, la deviner ; devant ce visage triste et comme résigné il se découragea. Non, elle ne l’aimait pas ! Il avait laissé passer l’heure où cette froide statue aurait pu s’animer.

Malgré lui il pensait à Norine. Quand on a aimé une femme pendant un an, l’oubli ne se fait pas si vite ; mais son regard se reportait bien vite sur Mme de Bramafam. Il lui semblait qu’il ne l’avait jamais vue. Ses yeux doux et brillans, son élégance, le charme exquis qui se dégageait d’elle, tout cela était nouveau pour lui. Les jours suivans, les mêmes rapports continuèrent entre eux : Loïc se sentait de plus en plus séduit. Qui sait même si la froideur de Roberte n’aidait pas à l’entraîner vers elle ? Personne n’aurait pu prédire ce qu’il adviendrait de ce rapprochement momentané, si un événement imprévu n’avait tout à coup changé la face des choses.

Un matin on apporta une lettre à Roberte, pendant qu’elle était auprès de son mari. Elle venait du général.


« Alerte, ma chère enfant, écrivait-il, voici l’ennemi. Devinez de qui j’ai reçu la visite au quartier-général. De Mme Chandor ! Cette Hongroise prudente se sera dit que, le péril étant passé, il lui serait peut-être particulièrement agréable de revoir son amant, Savez-vous ce que j’ai fait ? Je lui ai répondu : « M. de Bramafam est à la Ferté-Imbault, près de Bourges ! » Bien entendu, je lui ai caché votre présence. Si la paix est faite entre votre mari et vous, il vous resterait toujours une arrière-pensée. Quand Loïc aura vu Mme Chandor avec indifférence, ce sera fini. En tout cas, ma chère, débrouillez-vous ! Seulement acceptez le conseil un peu brutal d’un vieux soldat. Mme Chandor va vous tomber sur les bras presque aussitôt que ma lettre : mettez-la poliment à la porte, comme il convient. Embrassez Loïc ; moi, je me prosterne à vos pieds. »

« Général du Halloy. »

« P. S. — Votre tante va bien. Elle m’écrit tous les jours des volumes, seize pages compactes : je n’ai jamais eu de chance ! »


Loïc vit sa femme pâlir en lisant la lettre. Roberte la mit dans sa poche d’un air indifférent. Il n’osa pas lui demander de quoi il s’agissait. Le soir, elle se retira de meilleure heure que de coutume. Il alla doucement écouter à la porte de sa chambre : elle pleurait. Que contenait donc cette lettre qu’elle avait reçue ? Le lendemain matin, Roberte appela la fille qui les servait.

— Il viendra aujourd’hui ou demain une visite pour monsieur le marquis, dit-elle. Le médecin ne veut pas qu’il se fatigue. C’est moi que vous préviendrez.

Elle ne se trompait pas. Mme Chandor parut dans l’après-midi ; selon la consigne reçue, la femme de chambre vint avertir Roberte qu’on la demandait. Loïc, qui l’observait depuis le matin, la vit de nouveau pâlir comme au reçu de la lettre. Roberte pria son mari de l’excuser, et, calme en apparence, elle se dirigea vers le salon où l’on avait dû introduire sa rivale. C’était bien Norine, toujours belle et gracieuse. Au bruit des pas, elle voulut s’élancer ; à la vue de la marquise elle resta immobile, stupéfiée.

— C’est mon mari que vous voulez voir, n’est-ce pas ? dit Roberte d’une voix saccadée.

— Madame…

— Vous ne le verrez pas ! Vous n’auriez pas osé venir, si vous aviez su me rencontrer. Il est donc inutile que vous prolongiez votre séjour ici. M. de Bramafam ignore votre arrivée : il l’ignorera toujours.

— En effet, madame, si j’avais su que vous étiez ici, je me serais contentée d’écrire à M. de Bramafam. Cependant, puisque je suis entrée dans cette maison, vous voudrez permettre que j’instruise de ma présence la personne à qui ma visite s’adresse ; nous ne sommes des enfans ni les uns ni les autres : vous devez comprendre qu’il me sera facile de voir M. de Bramafam tôt ou tard. Ainsi donc…

Roberte se tenait devant la porte de la chambre. — Vous ne passerez pas ! dit-elle. J’ai reconquis mon mari : j’entends bien ne pas le perdre une seconde fois ! Où étiez-vous pendant qu’il gisait, blessé, sur un lit d’hôpital ? Où étiez-vous pendant qu’il agonisait ? Qui de nous a le droit d’être auprès de lui, celle qui l’a sauvé, ou celle qui l’abandonna ?

— Celle qu’il aime ! Vous l’avez reconquis, dites-vous ? Pourtant vous ne voulez pas que je le voie, et vous me le cachez, parce que vous avez peur !

— Certes, oui, j’ai peur ! Croyez-vous que je ne connaisse pas votre pouvoir ? Pendant qu’il se mourait, il n’a pas eu un seul souvenir pour moi ; sa voix vous appelait, ses yeux vous cherchaient ! quand je l’ai emporté dans mes bras, à travers la nuit, à travers la neige, c’est toujours vous qu’il invoquait, qu’il bénissait ! C’est vous qu’il a embrassée sur mon front, quand les forces lui sont revenues ! Une autre serait partie ; moi, je suis restée ! Aujourd’hui vous voulez vous mettre encore entre le bonheur et moi ? Cela ne sera pas ! Je l’ai sauvé, je le garde. Vous l’aimez encore ? Soit, mais moi aussi, je l’aime !

Roberte était superbe de colère et de passion. Sa voix vibrante, son œil plein d’éclairs, témoignaient de son indomptable volonté. Mais Norine n’était pas femme à reculer. Elle aussi était partagée entre la colère et la passion.

— Ah ! vous espérez l’emporter sur moi ? dit-elle. Je suis chez vous : c’est vrai. Vous m’en chassez : c’est votre droit. Mais supposez-vous que je ne le reverrai jamais ? Vous l’avez avoué vous-même, c’est moi qu’il appelait dans son délire. Je n’aurai qu’à faire un signe, et il viendra, et vous ne le garderez pas plus maintenant qu’autrefois !

— Non, car je saurai me faire aimer de lui !

— Il vous a quittée, vous, sa femme !

— Parce que vous me l’avez volé, vous, sa maîtresse !

— Sa maîtresse ? oui, parez-vous de ce titre d’épouse ! La maîtresse connaît souvent des transports de passion que la compagne légitime ignorera toujours. Vous n’effacerez pas de sa vie l’année de bonheur qu’il tient de moi : et il n’hésitera pas, allez, s’il lui faut choisir entre nous !

Roberte courba le front ; Norine disait vrai. Son amour, à elle, n’avait pas de souvenirs !

— En effet, dit-elle, pendant que des larmes coulaient de ses yeux, je n’ai pas à lui rappeler des heures de passion comme vous. J’étais une enfant quand il m’a épousée, je ne savais rien de la vie ; aujourd’hui, je veux recommencer une existence nouvelle. Vous l’avez abandonné, vous. Cela a dû lui montrer le peu de fond de ces passions malsaines, qui ne résistent pas au danger. Ce que j’ai fait pour lui ne me vaudrait que sa reconnaissance, dont je ne veux pas : la tendresse qu’il m’inspire me vaudra peut-être son amour, que j’ambitionne. Et si, après avoir mesuré votre conduite et la mienne, sachant que je suis autre que je n’étais, et apprenant que je l’aime, il pouvait hésiter encore… Oh ! alors je le mépriserais assez pour vous céder la place, et je ne daignerais même pas le retenir un instant. Jusque-là, je resterai maîtresse chez moi. Vous voyez donc que vous pouvez vous retirer. Il ne me convient pas qu’une explication entre vous ait lieu sous mon toit ; mais je vous jure que dans un quart d’heure il sera libre de vous rejoindre si cela lui plaît !

Mme Chandor regarda Roberte une minute, bien en face ; elle haussa légèrement les épaules en souriant, comme si elle se fût sentie assez forte pour ne rien craindre.

— Adieu, dit-elle ; je demeure là, tenez, dans ce vilain hôtel. Mais croyez-moi, ne lui racontez rien. Ce sera plus prudent… Quant à moi, j’attendrai !

Roberte ne releva pas l’insolence, peu lui importait. Elle salua Norine, qui lui fit une ironique inclinaison de tête, se regarda dans la glace, et sortit, toujours souriant.

La marquise réfléchit une seconde ; puis elle rentra dans la chambre. Loïc était debout, la tête cachée entre ses mains.

— Monsieur, dit-elle, il faut que vous sachiez…

Elle ne put achever ; Loïc relevait son visage, baigné de larmes.

— Assez, Roberte, j’ai tout entendu. Me pardonnerez-vous jamais l’indignité de ma conduite ? Vous ignorez quelles pensées s’agitent en moi depuis quelques jours. Si j’avais su que vous m’aimiez ! Mais je n’osais pas espérer une telle joie ! Ah ! ce n’est point la reconnaissance qui me fait parler… Vous vous accusiez presque tout à l’heure ! Qui est le coupable, sinon moi, moi qui n’ai pas su comprendre ce qu’il y avait en vous de charmant et d’élevé ? Quoi ! je vous ai fait l’affront le plus cruel que puisse endurer une femme, je vous ai blessée dans votre cœur, dans votre dignité, et vous voulez bien oublier tout cela, et m’aimer encore ? Ce ne sera pas au moins sans que je m’agenouille devant vous, Roberte, pour vous demander pardon.

Non, il ne mentait pas. Roberte le retint comme il allait s’agenouiller en effet, et, fermant les yeux, se laissa glisser entre ses bras.

— Oh ! ma femme, comme je t’aime ! dit-il,


Albert Delpit.