Robinson Crusoé (Saint-Hyacinthe)/Préface de Robinson Crusoé

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Traduction par Thémiseul de Saint-Hyacinthe.
Texte établi par Charles-Georges-Thomas Garnier (1p. 17-26).


PRÉFACE
DE
ROBINSON CRUSOË.


Selon la maxime très-véritable des philosophes, ce qui est le premier dans l’intention, est le dernier dans l’exécution. Conformément à ce principe, je me trouve obligé d’avouer au lecteur que ce présent ouvrage n’est pas proprement l’effet & la suite de mes deux premiers volumes ; mais que ces premiers volumes son plutôt l’effet de celui-ci : la raison en est claire ; la fable est toujours faite pour la morale, & non pas la morale pour la fable.

Il m’est revenu que la partie envieuse & mal intentionnée du public, a fait quelqu’objections contre mes premiers volumes, sous prétexte que ce n’est qu’une fiction, que les noms en sont empruntés, & que tout en est parfaitement romanesque. On soutient que les héros & le lieu sont inventés, & que jamais la vie d’un homme n’a été véritablement sujette aux révolutions que j’ai décrites ; en un mot, que le tout n’a été destiné qu’à duper le public.

Moi, Robinson Crusoé, me trouvant à présent, graces à Dieu, sain d’esprit & de mémoire, déclare que cette objection est aussi maligne par rapport au dessein, que fausse à l’égard du fait. Je proteste au public que mon histoire, quoiqu’allégorique, a pourtant une base réelle ; que c’est une belle représentation d’une vie sujette à des catastrophes sans exemple, & à une variété de révolutions qui n’a jamais eu de pareille, & que j’ai destiné ce tableau extraordinaire uniquement à l’utilité du genre-humain. J’ai déjà commencé à exécuter ce dessein dans mes premiers volumes ; & je me propose de continuer dans celui-ci à tirer de tous ces incidens, les usages les plus sérieux & les plus importans qu’il me sera possible. Je déclare encore qu’il y a actuellement un plein de vie & très-bien connu, dont les actions & les infortunes sont le véritable sujet de l’histoire que j’ai donnée au public, & auxquelles chaque partie de cette histoire fait allusion d’une manière très-naturelle : c’est la vérité toute pure, & je la signe de mon nom.

La fameuse histoire de don Quichotte, ouvrage que mille personnes lisent avec plaisir, contre une seule qui en pénetre le véritable sens, est une allégorie satyrique de la vie du duc de Medina Sidonia, personnage qui a été fort illustre en Espagne du tems que ce livre fut fait. Ceux qui connoissoient l’original, apperçurent sans peine la vivacité & la justesse des images employées par l’auteur.

Il en est de même de mon histoire ; & quand certain écrivain malicieux a prétendu répandre sa bile contre moi, en parlant du don quichotisme de Robinson Crusoé, il a fait voir évidemment qu’il ne savoit pas ce qu’il disoit. Il sera peut-être un peu surpris, quand je lui dirai que cette expression, qu’il a cru très-satyrique, est le meilleur éloge qu’il pouvoit faire de mon ouvrage.

Sans entrer ici dans un grand détail des vues de ce volume, il suffira de dire, que les heureuses conséquences que je m’y suis efforcé de tirer des particularités de mon histoire, dédommageront abondamment le lecteur de n’avoir pas trouvé dans l’histoire même l’explication de ce qu’il y a d’allégorique. Il peut être persuadé que, quand dans les remarques & dans les réflexions de ce volume je fais mention des jours que j’ai passés dans les déserts, & que je fais allusion à d’autres circonstances de mon histoire, ces circonstances, quoique placées dans un jour emprunté, ont un fondement véritable dans ce qui m’est arrivé réellement dans le cours de ma vie. Telle est la frayeur qui s’empara de mon imagination à la vue d’un vestige d’homme, la surprise où me jeta la vieille chèvre que je trouvai dans la grotte, les chimères qui m’agitèrent dans mon lit, qui me le firent quitter avec précipitation. Tel est encore le songe dans lequel je m’imaginait être arrêté par des archers, & condamné comme pirate par des officiers de mer, la manière dont je fus jeté à terre par une vague, le vaisseau dévoré par le feu au milieu de la mer, la description que j’ai faite de ce qui arrive à une personne qui meurt de faim ; l’histoire de mon valet Vendredi, & plusieurs autres particularités importantes de mon histoire, dont j’ai tiré des réflexions pieuses. Elles sont toutes fondées sur des faits réels. Il est certain que j’ai eu un perroquet que j’avois instruit à m’appeler par mon nom ; j’ai eu réellement un esclave sauvage qui devint chrétien, & qui étoit appelé Vendredi. Il m’a été enlevé par force, & il est mort entre les mains de ses ravisseurs ; ce que j’exprime en disant qu’il est mort dans un combat contre les Barbares. Tout cela est vrai à la lettre ; & si je voulois entrer dans certaines discussions, je pourrois le prouver par le témoignage de plusieurs honnêtes gens qui sont encore en vie. Toute la conduite de cet esclave, telle que je l’ai dépeinte, a une relation exacte avec les secours que mon fidêle Vendredi m’a donnés dans mes désastres réels, & dans ma solitude réelle.

L’histoire de l’ours dans l’arbre, & du combat avec les loups dans des montagnes couvertes de neige, sont encore des faits véritables ; en un mot, les Aventures de Robinson Crusoé roulent sur une suite réelle d’une vie de vingt-huit années, passes dans les circonstances les plus tristes & les plus affreuses où aucun mortel se soit jamais trouvé. Pendant tout ce tems, ma vie a été sujette à des révolutions miraculeuses, à des orages continuels ; j’ai combattu réellement les Barbares & les Anthropophages de la plus mauvaise espèce, au milieu d’une variété d’incidens très-surprenante ; j’ai été nourri par des miracles qui surpassent celui des corbeaux qui portoient de la nourriture à un prophète ; j’ai souffert toutes sortes de violences & d’oppressions ; les reproches les plus injurieux, les mépris du genre humain, les attaques des démons. J’ai essuyé des châtimens propres à me corriger du côté de la terre ; j’ai été le jouet de vicissitudes sans nombre : je me suis vu dans un esclavage plus rude que celui qu’on peut essuyer chez les Turcs ; j’en suis échappé par une conduite aussi extraordinaire & aussi ménagée que celle que j’ai dépeinte dans mon histoire, en rapportant la manière dont je me dérobai des côtes de Salé dans une chaloupe, accompagné du petit Xuri : j’ai été sauvé au milieu de la mer dans la plus grande extrémité ; je me suis relevé de mes malheurs, & ensuite j’y ai été abîmé de nouveau à différentes reprises, & peut être plus souvent qu’aucun homme qui ait jamais existé ; j’ai fait des naufrages allégoriques sur terre & quelquefois même sur mer. Enfin il n’y a pas une seule particularité dans mon Histoire emblématique, qui ne réponde avec la dernière justesse & avec l’exactitude la plus scrupuleuse aux Aventures merveilleuses de Robinson Crusoé.

Conformément à ce que je viens d’établir, lorsque dans les réflexions suivantes je parle des tems & des circonstances de quelques actions que j’ai faites, ou de quelques incidents qui me sont arrivés pendant que j’ai vécu dans mon isle, le lecteur impartial doit avoir la bonté de suivre l’idée que je viens de lui donner. Il doit comprendre que je parle de cette partie de mon histoire réelle, à laquelle mon séjour dans l’isle fait allusion. Par exemple, dans la dernière partie de mon ouvrage, appelée la Vision, je commence ainsi : Lorsque j’étois souverain monarque de mon isle, j’avois une quantité de notions surprenantes de ma manière de voir des apparitions. Toutes les réflexions qui suivent là-dessus sont un tableau véritable de la situation où je me suis trouvée dans une retraite forcée, qui est représentée dans mon histoire allégorique, par une vie solitaire menée dans une isle. Rien n’est plus naturel que de représenter une vie solitaire d’une certaine espèce, par une vie solitaire menée d’une autre espèce ; & si une telle allégorie n’est pas permise, il ne doit jamais être permis d’exprimer des réalités par des emblêmes. Pour les portraits que j’ai tracé de mes frayeurs & de mes imaginations extravagantes, ce sont des représentations de ce qui m’est arrivé réellement, & il n’y a rien de changé dans mon histoire, excepté la liberté que j’ai prise de transporter la scène d’un lieu dans un autre.

Les observations que j’ai faites sur la vie solitaire, sont précisément de la même nature, & il suffira d’avertir une fois pour toutes, que tout ce qui, dans le présent volume, a du rapport aux volumes précédens, doit être pris dans ce sens. Je prie le lecteur de s’en souvenir à mesure qu’il avancera dans la lecture de cet ouvrage.

Il ne suffit pas qu’une allégorie soit juste ; elle doit être encore utile. J’ose dire que celle-ci l’est parfaitement, & qu’elle tend au grand but des emblêmes & des paraboles, l’avancement de la religion & des bonnes mœurs. On voit dans mon histoire une patience invincible, qui soutient le poids des plus affreuses misères ; une force d’esprit & un courage inébranlable dans les circonstances les plus propres à décourager une ame ferme ; ces vertus y sont recommandées comme les seules routes par lesquelles on puisse sortir d’un labyrinthe de catastrophes, & le succès que j’y donne à ces dispositions héroïques, sont très-capables d’affermir dans les malheurs, les esprits les plus indolens & les plus foibles.

Si je m’étois servi de la manière ordinaire d’écrire la vie d’un particulier ; si j’avois pris pour sujet celle d’un homme connu, dont les informations auroient été peut-être un sujet de triomphe pour quelques-uns de mes lecteurs, tout ce que j’aurois dit, bien loin de procurer au public quelque divertissement, auroit été à peine jugé digne d’attention, & mes instructions, semblables à cet égard à celles d’un plus grand maître, auroient été sans doute méprisées dans le pays de ma naissance. Les faits, pour être propres à frapper l’esprit, doivent être arrivés dans un pays éloigné, & à une personne qui ne soit pas familière à l’imagination. Les miracles mêmes du Sauveur du monde s’attirèrent le mépris de ceux qui faisoient réflexion que leur auteur étoit fils d’un charpentier, que sa famille étoit dans la pauvreté & dans la bassesse, & que ses frères & sœurs étoient confondus avec le petit peuple.

De cette réflexion même paroît naître une difficulté touchant la réussite de ce dernier volume. On peut douter que les instructions qu’il renferme soient propres à faire quelque impression, puisque la scène qui y a donné lieu, & qui étoit placée dans un si grand éloignement, est à présent rapprochée & dégagée de toutes les illusions qui ont tant contribué à la faire paroître agréable.

Quoique cette difficulté ne soit que trop bien fondée, je ne m’en inquiète guères ; je suis convaincu que si ce siècle opiniâtre ferme les oreilles aux réflexions tirées dans ce volume des faits qui sont rapportés dans les précédens, un âge viendra où le cœur humain sera plus souple & plus docile, où les préjugés des pères n’auront point de prise sur la raison des enfans, & où les préceptes que recommandent la religion & la vertu, trouveront des disciples reconnoissans. Il viendra un âge où les neveux se lèveront en jugement contre leurs ancêtres, & où une génération sera édifiée par les leçons qu’une autre génération aura regardées avec mépris.